Avec Le Vol de l’histoire [2006, édition française 2010], Jack Goody poursuit son attaque résolue contre un ensemble précis de représentations occidentales du passé et du présent. Le problème de ces représentations est qu’elles assimilent toujours une période historique particulière, au sens empirique d’un laps de temps déterminé, à une catégorie historique servant de paradigme. Ce n’est là à vrai dire que la marque de fabrique de tous les évolutionnismes pour lesquels l’histoire est « cassée » selon des ères, phases ou toutes autres périodisations absolues. Une part de cette critique faite par Goody est importante et proche de nos propres travaux. De fait, beaucoup de ce qui est considéré comme neuf en histoire apparaît finalement comme un mirage. Le capitalisme, la démocratie, la modernité ne sont nullement des inventions du 18e siècle et ces phénomènes ont été présents, sous une forme ou une autre, depuis plusieurs milliers d’années. Mais son livre est plus qu’une déconstruction de ces catégories. Il constitue une illustration de la critique plus générale de l’ethnocentrisme occidental et de ses effets, tant sur l’histoire que sur les identités propres à l’Ouest comme aux autres parties du monde. L’idée du caractère unique de l’Occident, quel qu’en puisse être le sens historique, est ici rejetée et les arguments particulièrement substantiels, contrairement à beaucoup de critiques post-coloniales vulgarisées de la soi-disant supériorité occidentale. Cependant, dans la mesure où il n’adopte aucune analyse systémique de l’ordre social, Goody glisse tendanciellement vers un examen au cas par cas de ces représentations particulières dans le but de les discréditer. Les enjeux deviennent alors de savoir si l’Europe peut faire valoir le phénomène X, Y ou Z comme son invention propre, que ce soit la démocratie, le capitalisme, la propriété privée ou l’amour… Ou bien si ces derniers ne sont que de simples répliques ou des importations en provenance de l’Orient (ce que Goody suggère) ou de quelque autre endroit du monde. Cela fait longtemps maintenant que cet auteur s’est engagé dans une démonstration de l’importance de l’Orient dans l’histoire occidentale et cet ouvrage peut être compris comme un pas réussi de plus dans cette entreprise plus large [Goody, 1990, 1996, 2003, 2004].
Bien sûr, cette sorte de critique n’est pas nouvelle, étant partie intégrante d’une attaque de longue haleine contre l’ethnocentrisme occidental. Elle trouve un parallèle dans l’œuvre d’Edward Saïd et dans l’essentiel de la littérature post-coloniale, travaux qui récusent toute spécificité occidentale à l’exception du fait impérialiste. Dès lors, si Shakespeare est bien africain, c’est-à-dire si la Grèce a tiré sa civilisation de l’Égypte et cette dernière de l’Afrique, nous sommes confrontés à une inversion particulièrement intéressante de l’idéologie occidentale qui dominait jusqu’alors. Pour le dire en termes simples, trop sans doute, nous sommes peut-être en train de passer de l’orientalisme à l’occidentalisme, c’est-à-dire à une critique culturelle généralisée de tout ce qui est associé à l’Occident. Ce qu’il y a de vrai dans cette critique, c’est évidemment que l’Occident n’est pas unique dans la mesure où tout est déjà arrivé autrefois et dans d’autres parties du monde. En ce sens, la grande différence entre l’œuvre de Goody et les études post-coloniales, c’est que la perspective de la première est plus historique que géographique. Elle ne constitue pas une publicité pour l’Autre mais une discussion de l’historicité longue de tout ce qui a été considéré comme relevant de la discontinuité du monde moderne. Et il serait possible d’aller plus loin dans ce débat… Pour constater, par exemple, que les unités de production mésopotamiennes de la fin du troisième millénaire et du deuxième n’étaient pas de simples ateliers, comme semble l’accepter Goody, mais relevaient du fonctionnement d’usines géantes avec des centaines, parfois des milliers de travailleurs. Une économie capitaliste existait véritablement dans le Moyen-Orient antique. Diakonoff [1972] et Gelb [1969] ont sans doute été parmi les premiers chercheurs à défendre l’idée, aujourd’hui acceptée, que la propriété privée était bien réelle dans l’antiquité mésopotamienne. Mais ce genre de fait a été traité comme relevant de la culture ou de la diffusion de cette dernière car il n’existait pas d’approche systémique de ces phénomènes. Et c’est pourquoi nous trouvons, dans toutes ces critiques, à la fois indignation morale à l’encontre des chercheurs occidentaux et pléthore de batailles relatives aux origines de tel ou tel phénomène culturel.
La critique que fait Goody à propos de Wallerstein constitue, en ce sens, un exemple intéressant. Ses arguments contre Wallerstein portent sur les présupposés a-historiques et presque évolutionnistes de ce dernier concernant l’essor occidental [1974, 2004, 2006] et nous serons d’accord là-dessus. Cependant, il faut noter que bien des historiens, et même l’inimitable A.G. Frank, ont émis des jugements très critiques à propos de cette rupture historique arbitraire qui situe l’origine du système-monde capitaliste au 15e siècle. Frank dit explicitement qu’il manque à Wallerstein une perspective historique de long terme, une approche articulant l’essor de l’Occident au déclin de l’Orient (ce qu’a fait plus concrètement Abu-Lughod [1989]), une vision de l’Occident comme ayant autrefois constitué une périphérie de l’Orient, laquelle lui fournissait des matières premières et des esclaves. Ces phénomènes sont aujourd’hui bien documentés, en tout cas pour la période précédant l’expansion européenne. Mais l’approche systémique que je défends ne verrait pas ces réalités comme relevant de la culture et de sa diffusion, ne les analyserait pas en termes de qui était le premier et le plus original… Au contraire, nous comprenons ces phénomènes comme relevant de processus très anciens d’ascension hégémonique puis de déclin. Critiquer Wallerstein pour son manque de perspective de long terme est donc intéressant, mais il existerait aussi d’autres débats que Goody n’aborde pas. Il ne s’attarde pas davantage sur l’analyse fondamentale de la dynamique des systèmes-monde réalisée par Wallerstein, peut-être parce qu’il est moins intéressé par cet aspect des choses. Pourtant, il me semble que Wallerstein a ici, comme toutes les analyses en termes de système global, beaucoup plus à offrir que Goody ne le croit. Ainsi Braudel [1979, 1985], autre fondateur de l’analyse systémique globale, était-il plus ouvert aux processus historiques de très longue durée et Maurice Lombard, qui fut son collègue, nous a donné un récit historique intéressant et fort de l’inversion des relations hégémoniques entre Moyen-Orient et Méditerranée, transfert qu’il analysait comme relevant de processus cycliques plus larges d’expansion et de contraction. Au fond, la critique argumentée de Goody contre les historiens raisonnant en termes de système-monde, Wallerstein au premier rang, consiste à repérer les obstacles eurocentriques qui tendent à couper l’Occident du reste du monde. Je suis en accord total avec lui là-dessus et j’ai présenté des arguments similaires depuis les années 1970 [Ekholm et Friedman, 1979]. Le capitalisme, sous une forme ou une autre, a été bien présent ici et là depuis l’âge du Bronze et il existe certainement une forte continuité des formes d’accumulation rencontrées depuis cette époque. Frank a formulé exactement la même affirmation dans plusieurs articles et ouvrages [Frank, 1998 ; Frank et Gills, 1993 ; Denemark et alii, 2000] et a représenté, dans le cadre des discussions au sein de plusieurs groupes sur les systèmes-monde historiques, une approche qui plaide pour l’existence d’un seul système-monde pour les cinq derniers millénaires. Il serait intéressant de voir comment Goody pourrait se situer dans ce type de débat. À l’évidence, une des implications de son argumentation serait que l’affirmation d’une continuité de long terme aboutit à discréditer le besoin du concept de capitalisme :
« La discussion de l’œuvre de Braudel nous amène donc à nous demander si nous avons vraiment besoin du concept de capitalisme, lequel semble toujours pousser l’analyse dans une direction eurocentrique » [Goody, 2006, p. 211].
Il suggère donc d’utiliser ce terme pour rendre compte, plus généralement, « d’une activité mercantile généralisée et des phénomènes qui l’accompagnent » [idem]. Mais Frank et d’autres [Ekholm et Friedman, 1979] ont défendu l’idée qu’il était important de maintenir la notion de capitalisme, avec sa logique spécifique, même s’il existe des sous-catégories ou des variantes (parfois très fortes) à l’intérieur de celle-ci. Tous les capitalismes se fondent sur le fait de transformer une richesse commerciale (qu’elle soit privée ou publique) en plus de richesse encore, et ce par à peu près tous les moyens possibles, avec cependant, parmi ceux-ci, une prédominance des transactions marchandes. En ce sens, les capitalismes industriel et financier ne constitueraient pas deux « espèces » à part, mais bien d’autres aspects ou variantes d’un seul et même système. Notre position sur la question du capitalisme sera donc à l’opposé de celle de Goody : c’est bien en assumant que le capitalisme est aussi vieux que les plus grandes civilisations que nous pouvons l’extirper de son contexte occidental habituel…
Goody critique aussi Elias et son « processus de civilisation » fondé sur le « désir de se distinguer » comme relevant d’un biais eurocentrique. Il existe certainement des biais dans le travail de la plupart des historiens qui sont situés au centre d’un ordre hégémonique, quel qu’il soit, et vivent ainsi au sein de son cadre de catégories. Mais il ne faudrait pas pour autant noyer dans cette critique les contributions analytiques les plus fondamentales de ces auteurs. Si bien que la critique d’Elias et de Wallerstein, pour importante qu’elle soit du point de vue de la géohistoire, passe à côté des mécanismes importants que ces auteurs ont analysés et qui sont pertinents pour une relativisation historique du type défendu par Goody. Et si nous abandonnons leurs contributions théoriques, nous n’avons plus alors devant nous qu’un « concours relatif aux origines » : qui a inventé quoi, qui fut le premier ? Dans une telle perspective, commerce, capital, structures symboliques et stratégies deviennent des éléments séparés que rien ne peut plus relier. Notre propre recherche nous a conduits à une compréhension bien différente de ces problèmes, même si la critique de tout « centrisme » y est aussi nécessairement présente.
Les tendances à plus d’individualisme, à une gouvernance démocratique ou encore à la séparation de la religion et de l’État sont liées à l’essor commercial de cités-États, durant des périodes particulières qui sont elles-mêmes dépendantes du positionnement de ces cités dans l’espace global propre à leur contexte historique particulier. Si bien que la question de savoir si ces tendances sont nées en Europe n’est vraiment pas pertinente dans cette approche. Par contre, la question de la nature des mécanismes en jeu est absolument cruciale, pourquoi tel phénomène survient encore et encore, et non qui l’a créé… Ceci implique que toute domination est toujours de relativement courte durée et que de nouvelles puissances viennent remplacer les anciennes. Et qu’en accompagnement de l’émergence de ces hégémonies, des processus de civilisation, des catégorisations hiérarchisantes apparaissent pour caractériser l’espace environnant. Si bien que nous sommes d’accord avec Goody quand il critique l’absolutisation de la position eurocentrique, mais nous insistons aussi sur la nature systémique d’un phénomène qu’il ne s’agit pas de considérer comme une erreur intellectuelle ou un problème spécifiquement occidental. Et il serait tout à fait incongru d’affirmer que le biais propre à la puissance hégémonique constitue une erreur spécifiquement occidentale, tant l’histoire mondiale recèle de représentations biaisées de l’Autre en tout point semblables. La logique propre à l’argument anti-eurocentrique, dans notre approche, doit donc être généralisée et reconfigurée afin de pouvoir s’appliquer à tous les ordres hégémoniques semblables. Cette démarche constituerait un usage plus cohérent du type de critique qu’offre Goody.
L’image qui se dégage ainsi de cette discussion est que, non seulement l’histoire se répète, mais encore elle se répète en d’autres parties du monde et au cours d’ères différentes. Bien sûr, les thèmes communs à tant de civilisations ne sont pas apparus sur un mode identique mais comme des variations liées à des trajectoires historiques particulières. C’est pourquoi je rejoins d’emblée Jack Goody sur cette position fondamentale et approuve sa prudence afin de ne pas tomber dans les positions nettement plus occidentalistes que charrie facilement la critique de l’eurocentrisme. De fait, notre propre anthropologie « systémique globale » a commencé par une position critique de ce type [Ekholm, 1976 et 1980 ; Ekholm et Friedman, 1980], plus précisément par un questionnement des hypothèses de l’idéologie évolutionniste en anthropologie, lesquelles s’apparentent à une excroissance des classifications coloniales du monde. Ces catégorisations évolutionnistes et fonctionnalistes du monde étaient fondées sur une transformation de registres spatiaux en registres temporels : ce qui était constaté comme « présent ailleurs » devenait quelque chose qui avait aussi été « arriéré autrefois ». Cette transformation impliquait une réorganisation temporelle des catégories propres à la domination impériale. Les tribus et chefferies traditionnelles, les sociétés primitives étaient comprises comme des stades antérieurs du monde de la civilisation moderne et leur contemporanéité était bien la preuve qu’il s’agissait là de résidus d’ères antérieures. De cette façon, le monde était déjà construit en des termes précis avant que le chercheur de terrain occidental arrive. Mais, nous avons déjà insisté là-dessus, de telles classifications n’étaient pas des erreurs occidentales mais des structures de la domination impériale et relèvent des typologies que les ordres impériaux génèrent en tout temps. Si bien qu’on devrait ajouter à la critique faite par Goody que le « vol occidental de l’histoire » est aussi une représentation erronée dans la mesure où il est précisément vu comme exclusivement occidental. Toutes les civilisations impériales – et toutes les civilisations sont impériales – participent de réécritures similaires du passé et du présent. Cet argument affaiblit l’affirmation post-coloniale selon laquelle la faute en revient à l’Ouest et à lui seul. Au contraire, la faute est beaucoup plus générale et même une caractéristique universelle de toute loi impériale.
Ce texte est la première partie d’un article intitulé « Occidentalism and the Categories of Hegemonic Rule » et paru initialement dans la revue « Theory, Culture and Society » (vol. 26 – 7,8 – 2009). Traduction de Philippe Norel. La seconde partie de ce texte paraîtra la semaine prochaine.
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Fort interessant ! Cet article fait vraiment prendre du recul par rapport notre propre ethnocentrisme et nous fait appréhender l’Histoire mondiale d’une maniere totalement differente et surement plus proche de l’objectivité.
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