Le romantisme, la première mondialisation culturelle

Non seulement le romantisme n’est pas mort – c’est évident pour le sentimentalisme chic et glamour qu’il sert à désigner dans le langage international du marketing –, mais il n’est pas exagéré de considérer que ce très vaste phénomène de civilisation, qui, à partir de la fin du 18e siècle, se propage progressivement depuis la Grande-Bretagne et l’Allemagne à travers toute l’Europe et au-delà, est le premier avatar de notre actuelle mondialisation.

Une sorte d’internationale de la culture

Sans doute, à de multiples reprises avant le romantisme, un même modèle culturel avait pu être imposé, de façon hégémonique et impérialiste, à un vaste ensemble de territoires ou d’États : qu’on songe par exemple, dès l’Antiquité, à l’extraordinaire force d’homogénéisation de la domination romaine. Cette fois selon la logique du cosmopolitisme, l’Europe des Lumières avait aussi vu se constituer, au sein d’élites sociales restreintes, une sorte d’internationale de la culture où, par-delà les frontières, le sentiment de connivence intellectuelle et artistique éprouvé par une minorité de happy few l’emportait sur l’appartenance nationale. Mais la mondialisation est tout autre chose : elle implique d’une part la diffusion de modèles sociaux par le jeu des échanges transnationaux plutôt que par l’effet direct et exclusif de la domination politique, d’autre part une adhésion collective et massifiée à ces modèles.

Le premier, le romantisme remplit ces deux conditions. Encore faut-il s’entendre sur le mot. Le romantisme ne représente pas seulement le rêve utopique d’harmonieuse synthèse entre la raison et la sensibilité, entre soi et le monde, entre le spirituel et le matériel – ou encore, pour revenir au cliché actuel, entre l’esprit et le corps, dans le domaine amoureux. Il implique aussi que cette volonté d’harmonie, qui gouverne en effet à notre insu la plupart de nos représentations les plus banales, se matérialise aussi dans les destinées des peuples, en sorte que les individus qui composent les sociétés accèdent à une forme de bonheur commun.

C’est précisément cette dimension sociale et populaire du romantisme qui explique son aptitude à la mondialisation : paradoxalement, la globalisation culturelle a eu besoin que le sentiment national ait pris au préalable la place du principe dynastique et ait donné aux peuples la conscience de leur force collective. C’est encore la nature politique du romantisme qui permet de comprendre que la France a été au cœur de ce processus global, même si, on l’a vu, l’initiative était venue de ses voisins anglais et allemands. La Révolution française fut en effet la fulgurante concrétisation, aussi fascinante qu’effrayante, de ce mythe politique du romantisme, placé à l’horizon de toutes les révolutions du 19e siècle – en France, en Europe puis à travers toute l’Amérique latine, qui fut un immense et perpétuel laboratoire d’expérimentation démocratique, pétri de la culture romantique française et infiniment supérieur à la caricature qu’en a diffusée l’imagerie cinématographique. Romantiques encore la doctrine laïque de la 3e République, la révolution russe avec ses répliques mondiales et tiers-mondistes ainsi que, comme autant d’excroissances déviantes et malignes, tous les totalitarismes et les dictatures du 20e siècle.

Une exigence d’harmonie universelle

Le fait romantique est donc multiforme, et touche à tous les aspects de la vie. Il y eut l’art et la littérature, bien sûr : mais ils ne seraient rien, malgré leur popularité mondiale d’hier et d’aujourd’hui, sans tout le reste qui leur donne sens. Le romantisme est d’abord, philosophiquement, une certaine attitude face à la vie et au réel, fondée sur l’exigence d’harmonie universelle, dont on retrouve aussi bien la trace dans l’idéalisme mystique des sectes modernes, dans l’humanisme sentimental qui est l’impératif catégorique de nos politiques modernes, dans le discours écologique qui tend à devenir notre nouvelle philosophie de l’Histoire. Le romantisme est encore, politiquement, la source vive de l’esprit démocratique, même si la confluence de la culture anglo-saxonne en a sensiblement infléchi le cours. Et puis il y a le romantisme du cœur, une certaine conception du sentiment et de l’amour, qui grâce au cinéma et à la télévision s’étend au monde entier, et dont on aurait tort de se moquer trop vite, parce que cette considération de l’intime est peut-être l’un des faits les plus significatifs de nos cultures modernes. Rien de plus fort ni de plus vivant, à cet égard, que le romantisme populaire : avant-hier celui du mélodrame ou des romans-feuilletons de Dumas, hier celui du grand cinéma populaire (de Joinville-le-Pont, de Cinecittà ou d’Hollywood), aujourd’hui celui de toutes les fictions – en images, en mots ou en sons –, que débondent les médias de tous les pays.

Le romantisme, vu de la façon la plus générale et détachée de ses diverses réalisations historiques, du 18e siècle à nos jours, n’est finalement rien d’autre qu’un mode de vie global, qui concerne tous les aspects de l’existence : la manière de croire, de s’engager, d’aimer, de se distraire, d’imaginer, d’agir… Il n’a pas touché de façon égale tous les peuples ni toutes les classes, mais il n’empêche qu’il est devenu une sorte de norme, si partagée et intériorisée qu’on a fini par la naturaliser, et surtout un langage universel dont on fait dépendre le dialogue entre les cultures : d’où les malentendus et les incompréhensions à l’égard de tous ceux qui sont restés, par choix ou du fait des circonstances historiques, à l’extérieur de ce romantisme globalisé.

Bien sûr, la mondialisation d’aujourd’hui a bien d’autres spécificités, qui expliquent sa nouveauté radicale : géopolitiques, économiques, démographiques, technologiques, etc. Mais il suffit d’écouter la rumeur idéologique qui, comme une musique de fond charmeuse, accompagne ces mutations inouïes pour reconnaître bien vite tous les stéréotypes d’hier (sociaux, éthiques, culturels, psychologiques) et pour soupçonner que, même sous une forme profondément dégradée et, selon le mot de Baudelaire, « dépolitiquée », nous ne soyons pas sortis de la bonne vieille mondialisation romantique du 19e siècle.

Romantisme et révolution médiatique

La clé de la mondialisation culturelle est l’existence d’un système médiatique, assez performant pour donner le sentiment de la simultanéité et l’illusion de l’ubiquité. Pour le romantisme du 19e siècle, la nouveauté et la grande chance fut l’émergence et le triomphe du premier média moderne : le journal, fait à la fois pour informer et divertir. La naissance de cette presse, dynamisée par l’émulation des deux grands modèles concurrents (l’anglais et le français), est le grand événement de l’époque. De la Russie tsariste jusqu’à l’Amérique du Sud, les journaux sont les acteurs enthousiastes de la révolution romantique qui fut donc, d’abord, un extraordinaire phénomène de mode mondial – et le premier de tous. Grâce à eux, Byron, parti combattre aux côtés des Grecs révoltés contre les Turcs, devient à la manière d’un Malraux une vedette internationale, et il faut penser aux stars du cinéma ou du sport pour se représenter l’exceptionnelle célébrité d’un Lamartine, d’un Balzac, d’un Dumas ou d’un Hugo.

À partir du romantisme, la culture va donc vivre au rythme des modes médiatiques (musicales, littéraires, picturales, vestimentaires, touristiques…), diffusées dans ce que le monde compte de pays peu ou prou occidentalisés, et cette constante médiatisation bénéficie d’abord à la ville romantique par excellence, Paris, ville de l’élégance et des plaisirs, du spectacle et des révolutions, centre mythique et fantasmé de l’univers romantique.

Enfin, si le romantisme est à ce point international, c’est qu’avec lui commence une autre révolution culturelle, dont on n’a pas fini de mesurer l’importance : celle de l’image. Il ne s’agit pas encore de cinéma, de télévision, ni même de photographie. Mais, grâce aux nouvelles technologies de la gravure qu’inaugure l’édition romantique, les imprimés sont les canaux par où se déverse un flot croissant d’illustrations qui font du livre ou du journal une vitrine où chacun, où qu’il soit, peut profiter, comme tous ses contemporains, du spectacle du monde, ou rêver en images colorées aux mêmes histoires inventées. Dans ce théâtre globalisé de la culture médiatique, le programme ne cessera bien sûr de changer ; mais le rideau ne se baissera plus désormais.

NB : cet article a été publié la première fois sur le site Web www.scienceshumaines.com en 2008 dans un dossier intitulé « L’histoire globale ».

Big History et histoire environnementale : à quelle échelle étudier l’histoire ?

« À quelle échelle doit-on étudier l’histoire ? La création d’une revue intitulée Journal of World History implique évidemment une réponse radicale : l’échelle géographique nécessaire est celle de l’espace mondial. Je voudrais défendre ici une approche aussi radicale en ce qui concerne l’échelle temporelle : l’échelle des temps à laquelle nous devons étudier l’histoire est celle de l’ensemble du temps. Dit autrement, les historiens devraient se préparer à étudier l’histoire à différentes échelles temporelles, l’une d’elles étant celle de l’univers – une échelle qui s’étend donc sur 10 à 20 milliards d’années. »

C’est par ce paragraphe de l’historien David Christian, extrait de son article « The Case for “Big History” » [CHRISTIAN, 1991], que s’ouvre l’un des textes fondateurs de ce qu’on appelle dans le monde universitaire anglo-saxon la « Big History ». L’expression n’a pas encore trouvé de traduction française satisfaisante. On utilise big history, ou « histoire environnementale »… Mais ce dernier sens n’est pas identique, et implique déjà une interprétation – et une restriction – du programme de recherche proposé par Christian.

Une grande histoire universelle

Selon la définition la plus consensuelle, la big history étudie l’histoire à une très grande échelle, du Big Bang à aujourd’hui. Elle est clairement proche de formes d’histoire comme l’histoire globale, la world history ou encore du concept classique d’histoire. Mais la big history dépasse les objectifs de ces autres approches en proposant un regard jusqu’au passé quasi inimaginable des origines de l’univers – ce que le paléoanthropologue et historien des sciences Stephen Jay Gould a proposé d’appeler « les temps profonds » [GOULD, 1987]. Les premiers enseignements universitaires de la big history datent de la fin des années 1980 (John Mears à la Southern Methodist University, Dallas, États-Unis ; Christian à l’université Macquarie, Australie). Le premier ouvrage important est celui de Fred Spier en 1996 : The Structure of Big History. From the Big Bang until today. On trouve aujourd’hui des chaires de big history aussi bien aux États-Unis (comme à la San Diego State University) qu’en Europe, par exemple à l’université d’Amsterdam (voir la présentation de la chaire « Big History » de l’université d’Amsterdam : www.iis-communities.nl/portal/site/bighistory).

Dans l’introduction de Maps of Time, un des livres de référence de la big history [CHRISTIAN, 2004], l’auteur défend ainsi ces nouvelles approches : « Essayer d’embrasser d’un regard le passé est pour moi comme le fait d’utiliser une mappemonde. Aucun géographe n’enseignerait sa discipline uniquement à l’aide d’un plan des rues d’une ville. Or aujourd’hui la plupart des historiens enseignent le passé de nations particulières ou de civilisations agraires sans même s’interroger sur le sens général du passé. Quel est donc l’équivalent temporel d’une mappemonde ? Peut-on créer un atlas des temps qui résume le passé à toutes les échelles ? » La structure même de son livre apporte une réponse à sa question. La partie I s’intitule « The inanimate universe », la partie II « Life on Earth », la partie III « Early human history: Many worlds », la partie IV « The Holocene: Few worlds » et la partie V « The Modern Era: One world ». L’ouvrage se termine par une dernière partie qui n’est pas anecdotique : « Perspectives on the future ».

Si en France le terme de big history est peu utilisé, cela ne signifie pas pour autant que des approches à très grandes échelles temporelles n’existent pas. On peut rattacher quelques auteurs à ce courant…, même s’il n’est pas sûr qu’eux-mêmes soient d’accord avec une telle étiquette. Ce pourrait être le cas du géographe Gabriel Wackermann avec son ouvrage Géographie des civilisations (Ellipses, 2008) et de Michel Serres dans certains textes comme L’Incandescent (Le Pommier, 2001), où le philosophe propose une sorte de mise en correspondance des différents temps de l’univers : « Alors que l’homme apparut voici sept millions d’années, le vivant voici quatre milliards et l’Univers treize, nos “humanités” peuvent-elles se restreindre à une histoire de quelques millénaires à peine ? » Deux auteurs se rattachent plus explicitement à une big history à la française : l’historien Henri-Jean Martin et le sociologue et historien Jean Baechler. Le premier, dans Aux sources de la civilisation européenne (Albin Michel, 2008), résume ce que l’ensemble des sciences humaines peut aujourd’hui dire de l’évolution humaine (dans le cadre géographique de l’Europe). Le second, dans Esquisse d’une histoire universelle (Fayard, 2002), découpe le temps humain en grandes phases – en commençant aux origines d’Homo sapiens – et tente d’y déceler les logiques qui permettent de comprendre l’apparition des grandes nouveautés dans l’histoire (le capitalisme, les empires, les civilisations matérielles chinoises et européennes par exemple…).

Évolution programmée ou non programmée ?

La big history peut-elle éviter le piège d’un regard « programmé » et téléologique d’un sens du temps ? Peut-on analyser l’histoire à une telle échelle, s’interroger sur le sens des évolutions sur d’aussi longues durées sans basculer dans la question du sens de ces évolutions (et non plus seulement de leur ordre et de leur interprétation rationnelle) ? En France, cette réflexion et ce piège sont bien connus du fait de la grande figure intellectuelle de Pierre Teilhard de Chardin (1). Jésuite et paléontologue français (1881-1955), codécouvreur du sinanthrope (2) en Chine à la fin des années 1920, intellectuel engagé pour faire évoluer l’Église sur la question de l’intégration de Charles Darwin à la pensée religieuse – intégration qui pour lui ne posait aucun problème –, il affirme dans l’ensemble de son œuvre, et plus particulièrement dans Le Phénomène humain (1941) l’unité spirituelle du monde. Selon lui, depuis sa création, l’univers est placé sur une flèche du temps qui le mène à son accomplissement (que Teilhard de Chardin appelle le « point Oméga »).

La prudence s’impose donc aux partisans de la big history. Il s’agit de décrire et d’analyser les processus de longue durée sans pour autant basculer dans l’affirmation d’une évolution programmée. On peut rattacher à leurs réflexions les derniers textes du sociologue allemand Norbert Elias, et particulièrement La Société des individus (1987) sur les liens entre complexification sociale et fabrication de l’espace social mondial : « À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe, assurant la survie humaine et qui réunit un petit nombre d’individus, à une forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe réunissant un plus grand nombre d’individus, la position des individus par rapport à l’unité sociale qu’ils constituent ensemble – pour l’exprimer plus brièvement : le rapport entre individu et société – se modifie de façon caractéristique (…) : la portée de l’identification augmente. Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identification entre les êtres sont déjà nettement sensibles. » C’est bien comme cela que la big history analyse les évolutions sociales planétaires sur la longue durée : elle met en évidence les processus non programmés qui déclenchent le mouvement généralisé de décloisonnement des sociétés et d’unification sociale mondiale qu’on appelle « mondialisation ».

Vers une géohistoire environnementale

C’est du côté de la géohistoire environnementale que se trouve peut-être aujourd’hui l’apport le plus intéressant de la big history. Dans The Human Web [2003], les historiens John R. et William H. McNeill proposent ainsi de voir l’histoire mondiale « à vol d’oiseau », orientant toutes ces approches novatrices vers une sorte de big history à taille humaine (où l’on n’est pas loin de la notion de longue durée comme exposée par Fernand Braudel). After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC) de l’archéologue Steven Mithen [2003] et 1491: New Revelations of the Americas before Colombus du journaliste Charles C. Mann [2005] sont deux des ouvrages qui vont le plus clairement dans cette direction.

– 20 000 a été la date du dernier sommet du dernier âge glaciaire. Et depuis cette date, l’humanité est entrée dans le jeu planétaire comme jamais aucun être vivant ne l’avait fait avant elle. C’est cette histoire de la « civilisation » (le dernier chapitre s’intitule : « Epilogue: The blessings of civilisations ») que Mithen suit sur 15 000 ans dans des perspectives proches de celles de Jared Diamond dans Guns, Germs and Steel [1997] – et d’ailleurs avec les mêmes ambiguïtés.

L’apport récent le plus significatif à une forme de big history qui tirerait du côté d’une géohistoire environnementale sur la longue durée est celui de Mann. Si une bonne part du livre est consacrée de façon assez classique à une réhabilitation des sociétés précolombiennes, le cœur de l’ouvrage n’est pas là. Dans trois longs chapitres consacrés à l’Amazonie (les chapitres 8, 9 et 10 : « Made in America », « Amazonie » et « Jungle artificielle, Mann argumente en faveur d’une vision qui ferait de l’Amazonie une forêt artificielle. « Comme les alentours de Cahokia (dans l’actuel Illinois) et le cœur de l’Empire maya, l’immense forêt amazonienne est un artefact culturel, un objet construit (…). De plus en plus de chercheurs en sont venus à penser que le bassin de l’Amazone portait lui aussi l’empreinte de ses premiers occupants. S’écartant du cliché de la jungle inextricable et éternelle, les scientifiques interprètent l’actuelle configuration de la forêt comme la résultante des interactions entre l’environnement et les populations humaines (…). Aux dires de Peter Stahl, anthropologue à l’université de New York, une foule de chercheurs pensent que ce que “la mythologie écologiste se plaît à considérer comme un univers primitif, pur et intouché, est en réalité le résultat plurimillénaire d’une gestion humaine”. D’après [Clark] Erickson, archéologue à l’université de Pennsylvanie, la notion d’“environnement construit” s’applique à la plupart des paysages néotropicaux, sinon à tous. »

Lorsque les sociétés indiennes prennent possession de ce qui est aujourd’hui le bassin de l’Amazone, le retrait des glaces est encore récent. C’est la savane qui occupe l’essentiel de cet espace. Au fur et à mesure du changement climatique, les sociétés amazoniennes – relativement denses à cette période – vont être capables de choisir, de sélectionner et de croiser les plantes et les arbres qui correspondent à leur vision du monde. Pour cela, pas besoin de haute technologie. Juste de temps. Comme le dit le géographe Roger Brunet dans un texte célèbre [2001] : « Tous les jours, les individus et les sociétés humaines créent de l’espace, se servent de l’espace, laissent des traces dans l’espace. (…) Ils magnifient et vénèrent des lieux, ils en maudissent d’autres. Ils salissent, et parfois nettoient. Ce ne sont pas les grands travaux qui font nécessairement les actions les plus fortes. Le pas le plus léger, s’il est répété, fait un indélébile sentier » C’est ainsi que l’action des Indiens en Amazonie peut être vue comme une sorte d’horticulture de basse intensité.

Et Mann de conclure : « S’il y a un enseignement à retirer de tout cela, c’est que notre compréhension des premiers occupants du continent ne doit pas nous inciter à ressusciter les paysages d’autrefois, mais à modeler un environnement qui convienne à notre futur. » Si la big history nous aide à comprendre que l’environnement est une construction sociale et que la nature peut être vue dans ce cas comme un projet politique, elle a clairement atteint un des objectifs majeurs des sciences sociales : penser efficacement le monde et permettre l’action politique.

Notes

(1) Voir ARNOULT Jacques [2005], Teilhard de Chardin, Perrin ; et le compte rendu dans EspacesTemps.net, « Teilhard de Chardin. Portrait d’une idole oubliée », octobre 2005, www.espacestemps.net/document1601.html

(2) Le sinanthrope vécut voici entre – 1 million et – 300 000 ans en Asie. Il forme un rameau d’Homo erectus, hominidé antérieur à l’Homme moderne.

CHRISTIAN David [automne 1991], « The Case for “Big History” », Journal of World History, vol. 2, n° 2, disponible sur www.fss.uu.nl/wetfil/96-97/big.htm ; si Big History s’écrit avec des majuscules dans les textes anglo-saxons, nous avons ici retenu la typographie française big history avec des minuscules.

GOULD Stephen Jay [1987, trad. 1990], Aux racines du temps. À la recherche du temps profond, Grasset.

CHRISTIAN David [2004], Maps of Time: An introduction to Big History, University of California Press.

MCNEILL John R. et William H. [2003], The Human Web: A bird’s eye view of World History, Norton and Co.

MITHEN Steven [2003, rééd. 2006], After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC), Weidenfeld & Nicolson, rééd. Harvard University Press.

MANN Charles C. [2005, trad. 2007], trad. par Marina Boraso, 1491. Nouvelles révélations sur l’Amérique avant Christophe Colomb, Albin Michel. Voir Nicolas Journet, « Les Amériques d’avant Colomb ont une longue histoire » sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=15471

DIAMOND Jared [1997, trad. 2000, rééd. 2007], trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, rééd. coll. « Folio ». Fiche de lecture sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=1445

BRUNET Roger [2001], Le Déchiffrement du monde. Théorie et pratique de la géographie, Belin.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.

L’Histoire globale, un nouveau programme de recherche ?

Il existe aujourd’hui un ensemble de recherches qui, de par les problématiques et les thématiques auxquelles elles se réfèrent, de par les principaux courants théoriques qui les animent, et de par les travaux précurseurs dont elles s’inspirent, peuvent être regroupées au sein d’un seul et même programme de recherche international : l’Histoire globale.

Ce programme est d’abord fondamentalement transdisciplinaire, du fait notamment de reprendre à son compte une série de problèmes dont l’horizon de résolution fut constitutif des sciences sociales, avant que celles-ci ne s’institutionnalisent en disciplines universitaires distinctes à la fin du XIXe siècle. L’Histoire globale s’élabore ainsi aujourd’hui sur la base et à la croisée des différentes sciences sociales, dont les apports spécifiques sont intégrés à partir d’une littérature secondaire commune. Autrement dit, il existe une économie, une sociologie, une géographie, une archéologie, une science politique, une anthropologie, et bien entendu une histoire, alimentant au confluent de leurs recherches le grand fleuve de l’Histoire globale. Pour filer la métaphore fluviale, ces différentes disciplines en amont nourrissent en données et en concepts les problématiques propres à l’Histoire globale, tandis qu’en aval les lectures de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des théories constitutif de ses analyses et de son dépassement du compartimentage des sciences sociales en domaines thématiques, en aires culturelles, en corpus académiques et en méthodologies d’enquête étrangers les uns aux autres.

Ce programme se focalise donc sur l’objet d’étude propre aux sciences sociales (les pratiques humaines et les sphères d’activités sociales). Il cherche à décrire, comprendre et expliquer celles-ci du point de vue de leur raison d’être ; autrement dit, il s’interroge sur les raisons pour lesquelles telle pratique humaine ou telles activités sociales sont plutôt que de ne pas être, se passent ainsi plutôt que de toute autre façon, et se transforment de cette manière plutôt qu’une autre, au vu notamment des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Néanmoins, cette problématique fondamentale est formulée en Histoire globale sous couvert de trois types d’analyses spécifiques.

Tout d’abord une analyse du changement social lié à l’accumulation à grande échelle du capital technique, financier et humain, c’est-à-dire intégrant la question de la genèse et du développement de l’État, de l’industrie, de l’économie de marché, du progrès scientifique et donc du capitalisme. Il faut dire que, des travaux précurseurs de Smith, Marx, Weber, Sombart et Polanyi aux débats fondateurs entre les modernistes (Meyer et Rostovtseff) et les primitivistes (Bücher et Finley), ce questionnement a été au cœur de l’élaboration et de l’essor des sciences sociales.

Cette problématique est ensuite indissociable d’une critique de l’eurocentrisme et d’une remise en cause radicale des perspectives ethnocentriques. Pour l’essentiel, cela consiste à s’écarter du grand récit téléologique envisageant les trajectoires historiques des différentes sociétés humaines indépendamment des échanges qui ont orienté leur développement pluriséculaire. Il est aujourd’hui inconcevable, à la suite des mises au point de Jack Goody et de James Blaut, d’envisager le parcours des sociétés occidentales au prisme du miracle grec de l’Antiquité, reporté grâce à l’effondrement de l’Empire romain et à l’avènement du féodalisme européen, aux temps de la Renaissance italienne et de l’Époque moderne, en prélude aux révolutions industrielles et à l’avènement de la démocratie libérale et de l’économie de marché. De même qu’il serait erroné de n’envisager le parcours des sociétés non occidentales qu’en réaction aux faits et gestes des Européens.

Cette problématique se déploie enfin à travers l’analyse des jeux d’échelles associés à l’intégration ou l’autonomisation des sphères d’activités sociales. L’école des Annales, de même que la World History, ont beaucoup fait pour mettre au premier plan ce souci d’articuler différents niveaux géographiques d’interaction (local, national, régional, global) à de multiples temporalités (temps structurel, conjoncturel et événementiel). Cela se traduit d’abord par la prise en compte de l’effet structurant des réseaux d’échanges, en fonction de leurs flux caractéristiques (biens, services, capitaux, connaissances, images et savoir-faire, populations, violences politiques et négociations diplomatiques), d’après leur morphologie (étendue, configuration hiérarchique ou rhizomique), et selon les formes d’interactions instituées entre les partenaires d’échange. Il est prêté ainsi une attention particulière à la fréquence et l’intensité de ces interactions, à leur caractère direct ou indirect (médiatisé, répercuté à distance) et à leur logique interne (réciprocité, redistribution, commercialisation, prédation, protection, transmission, etc.). Cela par ailleurs se traduit par la prise en compte de l’impact primordial de l’évolution des technologies de pouvoir, de production, de transport et de communication sur la nature de ces échanges. Et cela se traduit enfin par l’attention portée à l’expansion ou la contraction de ces réseaux d’échanges entre localités, régions et continents, que ce soit au niveau des circuits matrimoniaux, des réseaux migratoires, des chaînes de marchandises, des routes commerciales, des sphères de circulation des capitaux et richesses, des transferts de technologies, des conflits armés, ou bien encore des aires de diffusion des langues, des connaissances scientifiques, des traditions religieuses, des imaginaires politiques et des styles artistiques.

L’étude des processus de globalisation est donc au cœur du programme de recherche de l’Histoire globale. Cette expansion géographique des échanges et des flux est indissociable des formes d’acculturation, de métissage et de cosmopolitisme qui en résultent. Néanmoins, cette « accélération de l’histoire » et ce « désenclavement » des localités sont très anciens et attestés au moins depuis l’âge du Bronze (IIIe millénaire avant J.-C.), voire depuis la révolution néolithique (entre le Xe et IXe millénaire avant J.-C.). De plus, non seulement les processus de globalisation se sont caractérisés par leur discontinuité et leur cyclicité (les réseaux d’échange se contractant lors de certaines périodes historiques), mais de surcroît, ces processus ont été corrélés à différents types de changement social (étatisation, marchandisation des facteurs de production, etc.), selon la nature des ensembles de sociétés ainsi connectés. Le premier problème central pour l’Histoire globale est par conséquent de caractériser les modalités distinctes de cette synergie (expansion des échanges / transformation évolutive des sociétés), telle qu’elle s’est manifestée sporadiquement en Amérique, en Océanie et dans l’hémisphère afro-eurasiatique depuis la révolution néolithique et l’âge du Bronze. Autrement dit, d’entreprendre une étude comparative des différentes formes de mondialisation régionale, intercontinentale et planétaire dans l’histoire de l’humanité.

Si l’existence et l’oscillation pluriséculaire des réseaux d’échanges ont eu des effets structurants sur l’ensemble des sociétés et des cultures ainsi connectées, ces dernières ont pu aussi se développer et se singulariser à partir de dynamiques propres, tenant autant d’un travail de réappropriation situé, que de circonstances historiques et de spécificités écologiques et politiques liées à l’enracinement territorial des populations et aux formes de transmission intergénérationnelle au sein de celles-ci. Le second problème central pour l’Histoire globale est donc de savoir à quelle échelle d’interaction et de temporalité il est nécessaire de se référer, mais aussi dans quelle mesure il est possible de relativiser l’impact de ces échanges entre et au sein même de ces sociétés et cultures, pour élaborer une connaissance savante des sphères d’activités sociales étudiées : quelles « unités échangistes » privilégier, quelles techniques d’investigation et de traitement des données alors déployer ?

Ces deux problèmes centraux sont traités et âprement discutés par les principaux courants théoriques, procurant à l’Histoire globale sa vision globalisante et le champ de ses controverses. Ces grands pôles de réflexions théoriques ont été constitués dans le sillage respectif des principales figures fondatrices des sciences sociales ; à savoir, Adam Smith pour les sources classiques, Karl Marx pour les références marxistes, Carl Menger pour les positions néoclassiques et Gustav Von Schmoller pour les perspectives historicistes. L’Histoire globale, loin d’échapper à la querelle des méthodes (Methodenstreit) s’enracine bien au contraire dans les débats suscités à la fin du XIXe siècle entre l’école autrichienne et l’école historique allemande.

Néo-institutionnalistes, les successeurs de Menger soit élaborent une Histoire globale sur la base de la théorie des jeux et des coûts de transaction, soit assimilent mondialisation et phénomènes historiques de convergence des prix de biens et de facteurs, pour conclure à l’absence de toute globalité avant le XIXe siècle. Prenant appui sur les idées de Smith et de Malthus, les seconds comparent les conséquences historiques des dynamiques smithiennes centrées sur la spécialisation régionale et l’extension géographique concomitante des marchés. L’objectif est alors de saisir comment l’émergence et l’encouragement d’innovations institutionnelles et technologiques majeures sont susceptibles de contrecarrer les limites malthusiennes possibles de ces dynamiques, liées au non-renouvellement des terres arables provoqué par la déforestation, l’érosion des sols et l’obtention problématique des cinq nécessités de la vie (progéniture, nourriture, fibres, combustibles, matériaux de construction). Les héritiers de Marx trouvent dans l’analyse système-monde, fondée par Wallerstein, l’occasion d’analyser la structuration des rapports entre localités et régions selon le modèle centre/semi-périphérie/périphérie/marges, à partir notamment des transferts de surplus (obligations sociales, extraction coercitive, échange commercial inégal) opérés entre les différentes élites dirigeantes et entrepreneuriales des sociétés ainsi interconnectées. Enfin, les descendants de Schmoller s’inscrivent dans la continuité du diffusionnisme et du culturalisme allemand et américain, prégnants dans l’anthropologie interprétative et les études postcoloniales contemporaines, pour étudier les flux culturels et les situations de contact et d’acculturation croisée, propices au travail et à la créolisation de l’imagination humaine.

L’Histoire globale en tant que programme de recherche international émerge donc à l’horizon unifié des sciences sociales et tient paradoxalement son unité de la particularité de ses analyses, de la diversité de ses méthodologies d’enquête, de la disparité de ses thèmes problématiques et de l’incompatibilité de ses concepts.

Trois nuages

Un volcan islandais vient d’infliger à l’Europe occidentale un exercice pratique d’antimondialisation. Le blocage des transports aériens qui en résulta ne pouvant pas être longtemps traité selon la rhétorique ordinaire des « usagers pris en otage », faute de responsables connus, il fallait bien pour les commentateurs inventer autre chose. On disserta donc sur la fragilité de nos sociétés modernes, menacées par les excès du principe de précaution et vulnérables au fameux « effet papillon » ; certains se risquèrent même à méditer sur la « leçon de lenteur » donnée par le nuage, prônant une sorte de décroissance dans la connexion simultanée des espaces mondiaux.

Comme souvent en pareil cas, l’hébétude et le désœuvrement font naître un appétit d’histoire : on s’empressa donc de chercher des précédents. L’éruption du Laki le 8 juin 1783 faisait naturellement le candidat le plus sérieux à la concordance des temps. Bien plus catastrophique pour l’Islande que le réveil actuel de l’Eyjafjöll (les historiens estiment qu’un cinquième de la population a péri des suites de la famine qu’entraîna la destruction du cheptel), l’émission de dioxyde de souffre eut d’importantes répercussions climatiques en Europe [1]. Le nuage émis par le volcan dispersant le rayonnement solaire dans l’atmosphère, les différents pays européens connurent une baisse très sensible de leurs températures, et des dérèglements climatiques en cascade. Ceux-ci furent observés à travers toute l’Europe, et les témoignages abondent sur les craintes sociales qu’ils inspiraient et les réponses politiques qu’ils suscitaient. Dès le 17 juin, soit neuf jours seulement après l’éruption du Laki, un naturaliste de Montpellier du nom de Mourgue de Montredon établissait le lien entre le volcan islandais et les perturbations atmosphériques. Depuis Lisbonne jusqu’à Saint-Pétersbourg, les correspondances savantes sur les conséquences de ces étranges nuées éprouvaient l’unité de la République des lettres, ainsi que la certitude de l’existence du monde.

Car celle-ci n’est pas une donnée, mais une construction historique que la global history doit saisir comme objet. Telle est peut-être la leçon d’un troisième nuage, plus ancien et plus opaque. Il recouvrit la Terre entière, suite à une éruption cataclysmique d’un volcan océanien, durant les années 1452-1453, faisant écran au rayonnement solaire et provoquant d’après les spécialistes actuels une baisse des températures moyennes de 0,7 à 1° centigrades [2]. Au Caire comme à Londres, à Moscou et à Pékin, les effets de cet inquiétant brouillard furent observés et décrits – l’intensité de cette inscription documentaire soulignant d’ailleurs les principales lignes de force des grands bassins d’historicité du monde. On les observa, mais on ne put les expliquer : ils étaient les conséquences d’un épisode qui se déroula dans l’un des creux du monde, au milieu de l’archipel de Vanuatu dont l’île de Kuwae fut détruite par le cataclysme. Les anthropologues croient pouvoir retrouver la trace de cette Atlantide des antipodes dans la transmission orale des récits mythiques de fondation du monde dans les sociétés archipélagiques océaniennes ; et si l’on peut aujourd’hui considérer l’éruption du volcan de Kuwae comme la scène originelle d’un scénario mondial, c’est uniquement par l’effet rétrospectif d’une recherche récente elle-même mondialisée qui, connectant des informations dispersées et des disciplines distantes, reconstruit ses propres causalités.

Le paradoxe étant que l’un des seuls épisodes de portée mondiale qu’a connu le XVe siècle, qui peut par ailleurs être efficacement décrit comme un premier moment d’invention du monde, eut lieu dans l’un des rares endroits de la planète qui demeuraient à l’écart de la connexion des temps et des savoirs du monde. Voici pourquoi cet événement qui n’en est pas un ouvre L’histoire du monde au XVe siècle récemment paru [3]. Car il emblématise, de manière évidemment paradoxale, les aspirations et les difficultés de l’histoire globale, considérée moins comme une méthode que comme une exigence, et davantage comme une désorientation du point de vue que comme une délimitation disciplinaire.

L’histoire des contemporanéités est peut-être son objet véritable. Le nuage de 1452 s’étendait sur des mondes qui n’étaient pas encore contemporains. Celui de 2010 s’est tout de suite cherché un précédent dans l’éruption du Laki en 1783 car s’y inventait là notre conception du monde, comme communauté de destin et de danger, et notre idéal d’une histoire mondialisée. Celle-ci ne peut-être évidemment qu’émancipatrice. Certains journalistes échauffés par l’enthousiasme n’ont-ils pas été jusqu’à affirmer, dans un émouvant revival de l’histoire labroussienne la plus radicale, que le volcan islandais avait déclenché la révolution française ? On peut rêver – et l’Islande contemporaine, terre de polars et de world music, est là pour cela, depuis le Moyen Âge et ses sagas, au moins. Mais est-on si certain aujourd’hui de vivre en contemporanéité un destin commun de citoyens du monde lorsque les avions sont cloués au sol ?


[1] Voir sur ce point les travaux d’Emmanuel Garnier rapportés dans Libération, 23 avril 2010, p. 34-35.

[2] Andrew Hoffmann, « Looking to Epi : further consequences of the Kuwae eruption, central Vanuatu, AD 1452 », Indo-Pacific Prehistory Bulletin, 26, 2006, p. 62-71, téléchargeable ici : http://ejournal.anu.edu.au/index.php/bippa/article/viewFile/9/8).

[3] Patrick Boucheron (dir.), Julien Loiseau, Pierre Monnet, Yann Potin (coord.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009. Voir aussi sur ce sujet Patrick Boucheron, « Kuwae ou la naissance du monde », L’Histoire, 347, novembre 2009, p. 8-15.