La mondialisation impériale des monothéismes

On a relevé depuis longtemps, au moins depuis le philosophe existentialiste chrétien Karl Jaspers [1949], la coïncidence de l’apparition, vers la moitié du premier millénaire avant notre ère, de plusieurs grandes religions monothéistes ou dites « du Salut », ou encore « universalistes », ou au moins de nouvelles « sagesses ». On considère en effet que le judaïsme, dont est issu le christianisme (et qui tous deux déboucheront plus tard sur l’islam), est élaboré pour une grande part pendant la captivité des élites juives à Babylone au 6e siècle avant notre ère ; que le mazdéisme (qui a pu influencer le judaïsme pendant cette même captivité) éclot sans doute vers le 9e siècle mais prend son essor à la même époque ; que le prince Gautama fondateur du bouddhisme aurait en principe vécu entre 624 et 544 ; Mahâvîra fondateur du jaïnisme indien entre 599 et 527 ; Confucius entre 551 et 479, lui-même sensiblement contemporain de Lao Tseu mais aussi de Parménide et des débuts de la philosophie et de la science grecques.

Yves Lambert, dans sa stimulante synthèse posthume sur La Naissance des religions [2007], relève et argumente cette coïncidence, et rappelle aussi les contacts directs, historiques, culturels, commerciaux, voire militaires, qui ont mis en rapport ces différentes civilisations, notamment avec les conquêtes d’Alexandre ; il reprend partiellement la thèse de Jaspers, dite du « tournant axial universaliste » des religions du Salut. À côté de ce point de vue essentiellement historique, l’historienne des religions, et ancienne religieuse, Karen Armstrong [2009], a vu récemment dans cette coïncidence l’essor d’une nouvelle attitude au monde, soucieuse d’« éradiquer l’égoïsme » et de « promouvoir la spiritualité » –, une interprétation sans doute un peu irénique et insuffisamment fondée, et comme concluait Jean-François Dortier dans son compte-rendu de l’ouvrage en 2009 : « C’est peut-être une belle histoire, mais ce n’est pas vraiment de l’histoire. »

Du néolithique au polythéisme

Si l’on repart de l’hypothèse générale de Lambert, quant à une correspondance, certes complexe et sans liens simples de causes à effets, entre les formes sociales et les constructions religieuses, on peut vérifier à l’aide des données archéologiques que les sociétés agricoles néolithiques peu différenciées ne témoignent que d’activités religieuses centrées sur des cultes agraires domestiques, avec une prédominance des représentations féminines et un intérêt pour les ancêtres, ce que confirment les données ethnographiques sur des sociétés comparables (Dogons).

Lorsqu’apparaissent progressivement des sociétés inégalitaires et hiérarchisées, avec des chefferies puis des cités et des royaumes, les représentations féminines s’estompent au profit, comme en Europe à partir du 4e millénaire, de nouvelles images, hommes en armes, soleil, roue, cheval, char de guerre, barque, etc. Le spectaculaire disque d’or et de bronze trouvé récemment à Nebra, dans le nord de l’Allemagne, illustre ces thèmes, comme la maquette en bronze et or du char de Trundholm au Danemark, ou encore les gravures rupestres de Scandinavie (comme celles de Tanum en Suède) ou des vallées alpines (comme celles de la vallée des Merveilles dans le Mercantour, ou du Valcamonica en Italie), ou enfin les stèles en pierre de la Méditerranée occidentale. Au Proche-Orient, les premiers textes des premières villes, et leurs images, montrent un panthéon divin très hiérarchisé, sur le modèle des sociétés sous-jacentes ; c’est le polythéisme que nous trouvons ensuite dans les sociétés bien documentées de la Grèce et de Rome. Entre chefferies et royaumes, il n’y a ainsi qu’une différence de degré aussi bien dans l’organisation sociale que dans l’organisation religieuse, avec un clergé de plus en plus important et spécialisé, mais il n’y a pas de différence de nature.

Chefferies et États ou cités-États archaïques, en proie à des guerres constantes, se détruisent, se réduisent en esclavage et s’annexent les uns les autres, mais prétendent rarement imposer leur religion aux vaincus, même s’ils en détruisent les temples. Les victoires d’une armée sont en même temps celle de ses dieux ; elles ne prouvent pas que les dieux vaincus n’existent pas. Ou bien, comme le pense Jules César dans La Guerre des Gaules, en ce qui pourrait être une forme de pensée transitionnelle, ce sont les mêmes dieux qui sont partout adorés, mais sous des noms et avec des rituels différents.

La voie impériale

Tout autre est la vision politique qui apparaît peu à peu dans plusieurs régions de l’Eurasie au cours du premier millénaire avant notre ère : celle d’empire, voire d’empire universel. Un empire n’est pas seulement un (très) grand royaume ; il contient l’idée d’une conquête indéfinie, d’une vocation universelle. Il est frappant qu’à peu près au même moment, après l’épisode éphémère d’Alexandre, se forment l’Empire romain, l’Empire parthe (issu de l’Empire perse) et, à l’autre bout de l’Eurasie, l’Empire chinois des Hans, tandis qu’en Inde l’Empire kouchan succède à l’Empire maurya. Ces empires, contrairement aux royaumes ordinaires, ne se contentent pas d’agresser leurs voisins ou de leur résister. Ils prétendent les absorber dans une fuite en avant sans fin et les organiser en une entité unique fortement structurée et sous la domination d’un seul homme, l’empereur, lui-même divinisé ou à tout le moins représentant et mandataire du divin. Serait-ce un hasard si l’essor des empires coïncide avec celle des monothéismes et des « sagesses » universalistes, quelles que soient leurs formes ?

Dans un premier temps, l’Empire romain respecte le foisonnement des religions locales, se contentant d’imposer à tous les peuples dominés le culte de l’empereur divinisé. Mais bientôt se répand une nouvelle religion monothéiste, le christianisme, issu du succès d’une hérésie juive. D’abord combattu au 2e siècle, il est adopté par l’habile empereur Constantin dès 313, et imposé moins de 70 ans plus tard par Théodose, le dernier à régner sur tout l’empire, comme unique religion impériale, avec toutes les persécutions afférentes contre tous les autres cultes. L’idée d’un dieu (mâle) unique conforte et exprime celle d’un souverain unique à vocation universel. Elle va de pair, comme pour tous les autres monothéismes, avec le prosélytisme et l’intolérance. Les structures politiques de l’Antiquité romaine tardive s’appuient fortement sur la hiérarchie ecclésiastique, qui se perpétue sans encombre dans les nouvelles sociétés du Moyen Âge. Ces dernières se revendiquent d’ailleurs comme descendantes de l’Empire, Charlemagne se faisant représenter en empereur romain, sans parler plus tard de l’explicite Saint Empire romain-germanique et de la célèbre devise des Habsbourg AEIOU, Austriae Est Imperare Orbi Universo (ou en allemand : « Alles Erdreich ist Österreich untertan » : « L’empire du monde revient à l’Autriche »).

Ainsi une religion messianique où un prophète prédisait l’avènement imminent d’un monde meilleur devient en à peine deux siècles l’instrument même de la domination impériale de ce monde-ci. Ou pour reprendre, mais en l’étendant au bras séculier, la célèbre phrase du théologien excommunié et professeur au Collège de France Albert Loisy (1902) : « Le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue. » Serait-ce juste une ruse de l’histoire ?

L’idée d’un empire universel soutenue par le monothéisme fut une idée nouvelle, qui s’est faite lentement jour au cours du premier millénaire avant notre ère. On peut en voir les prodromes avec la réforme avortée, mais mal connue, d’Akhenaton en Égypte au 14e siècle avant notre ère, à l’un des moments où l’Empire égyptien connaissait sa plus grande extension. Sigmund Freud et d’autres y ont vu un premier monothéisme qui aurait pu influencer le judaïsme, une question qui reste controversée. Cette idée impériale suppose un nouveau rapport entre les individus et avec l’espace, tout comme la révolution néolithique supposait, sans qu’on puisse isoler causes et effets, un nouveau regard sur l’environnement et le monde naturel, un passage de l’immersion dans la nature à la volonté de la contrôler. Avec l’empire universel, on s’éloigne un peu plus des structures sociales et mentales des communautés villageoises originelles et de leurs solidarités autonomes. Certains insistent, comme Karen Armstrong, sur le nouveau statut de la personne que supposent ces nouvelles « sagesses ». Mais en réalité, avec ce déliement des solidarités communautaires traditionnelles, les sociétés humaines s’avançaient sans le savoir vers l’actuelle globalisation du monde, où les groupes et les « communautés de citoyens » semblent faire lentement mais irrémédiablement place à une multitude uniforme d’individus isolés, travailleurs et consommateurs, comme l’annonçait Karl Marx dès 1848.

Les États et les esprits

Bien sûr il faut nuancer. Les monothéismes véhiculent des morceaux des polythéismes antérieurs, ils admettent des divinités inférieures (les saints, la Vierge, les démons, les djinns, etc.), ils continuent certains cultes domestiques et certaines pratiques « païennes » (cultes des reliques, interdits alimentaires, mutilations rituelles, etc). Yves Lambert voit notamment au sein du judaïsme ces vestiges d’un état antérieur. Si l’on se déplace vers l’extrême Est, on observe comment la « sagesse » bouddhiste coexiste, comme au Japon, avec des pratiques rituelles polythéistes et très pragmatiques. Et il en va de même de l’Inde, de la Chine et des autres territoires bouddhistes, où l’on retrouverait aussi la contradiction relevée par Loisy entre une « théologie de la libération » et des systèmes politiques oppressifs se réclamant de la même pensée. De fait, les États officiellement bouddhistes n’ont pas moins, jadis comme maintenant encore, pratiqué la violence sur leurs sujets et sur leurs voisins que les États officiellement chrétiens ou musulmans. On objectera que les religions orientales ne sont pas des monothéismes au sens strict ; elles relèvent du moins de la nouvelle sagesse axiale.

Si les religions universalistes n’ont cessé de gagner du terrain depuis deux millénaires et demi, il n’en a cependant pas été de même pour les empires universels. Il y a bien une tendance globale des sociétés humaines vers des entités politiques de taille croissante, depuis les premières cités, construites par agglomération et synœcisme de villages antérieurs, qui à leur tour se fédèrent (Étrusques, Grecs) ou se conquièrent (Romains, Mésopotamie), puis évoluent en royaumes, et finalement en empires – à condition de donner de donner à l’« empire » une définition un peu stricte. Cette tendance globale même, au-delà de la croissance démographique qui l’accompagne, tient à des causes multiples, dont la volonté de puissance sans doute. La naissance des empires elle-même a fait l’objet d’un débat récent dans ce blog entre Jean-François Dortier https://blogs.histoireglobale.com/?p=67 et Philippe Beaujard https://blogs.histoireglobale.com/?p=97 autour des thèses de Peter Turchin. Cependant l’aboutissement ultime de cette tendance à l’accroissement, l’empire, reste fragile. Celui de Rome n’a duré que quatre siècles à peine même si Byzance survécut un millénaire de plus mais en constant rétrécissement, l’histoire de la Chine est faite d’une alternance d’unifications et d’éclatements, le Japon est régulièrement tenté par le repli, l’unité politique initiale de l’Islam n’a eu qu’un temps, tout comme l’Empire ottoman, etc. Les puissances européennes, s’annulant l’une l’autre sur leur propre continent, partirent fonder au nom de Dieu et du roi, avec soldats et missionnaires indissociablement, de vastes empires coloniaux au détriment du reste de la planète, mais qui bientôt s’effritèrent. Les quatre empires européens multinationaux (ottoman, autrichien, allemand et russe) se dissolvent après le premier conflit mondial dont leur instabilité était la cause ; seul survécut le quatrième, sous la forme de l’URSS puis de l’actuelle fédération. Et pourtant l’aspiration à l’Empire, de Bonaparte à Hitler ou Hirohito, sans parler de l’Union européenne en devenir, ne cesse de renaître ici ou là.

Comme leur nom l’indique, les religions du Salut promettent le salut, c’est-à-dire l’espoir d’un avenir meilleur, mais plus tard et dans l’au-delà, alors que les polythéismes antérieurs étaient plus attachés au bonheur pratique immédiat de ce monde-ci et se faisaient de l’au-delà une image assez triste et terne, bien décrite par les poètes grecs et romains. Il est difficile de ne pas mettre en rapport le contrôle plus strict sur les esprits que supposent empires universels et religions universalistes, leur prosélytisme et leur intolérance, avec ces promesses lointaines, qui ont pour premier effet concret de maintenir la soumission des sujets et la cohésion des systèmes politiques.

Tout n’est pas si simple, car il y a eu aussi dans le début de chacune des nouvelles sagesses une part de subversion. C’est que ces sociétés sont déjà suffisamment complexes pour porter leurs contradictions. Les systèmes religieux sont à la fois la garantie de l’ordre social établi et un recours pour les individus. L’accès direct et sans intermédiaire à la divinité, malgré l’encadrement des clergés, offre une possibilité de libération. C’est la voie ouverte à des formes moins ritualisées et plus personnelles du rapport au divin, qui mèneront des siècles plus tard aussi bien au désenchantement du monde, qu’à tous les bricolages néoreligieux contemporains, où chacun peut se confectionner en kit sa propre religiosité. Mais ceci est déjà une autre histoire.

JASPERS Karl [1949], Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. München & Zürich ; traduction française : Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954.

ARMSTRONG Karen [2009], La Naissance de la sagesse (900-200 avant Jésus-Christ). Bouddha, Confucius, Socrate et les prophètes juifs, Paris, Seuil ; traduit de l’anglais par Marie-Pascale d’Iribarne-Jaâwane, The Great Transformation : The world in the time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Atlantic Books, London, 2006.

DORTIER Jean-François [2009], « Bouddha, Confucius, Socrate et les autres » ; compte-rendu de Armstrong [2009], Sciences Humaines, n° 203, avril 2009, http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=23481 ; voir aussi DORTIER J.-F., compte-rendu de Lambert [2007], Sciences Humaines, n° 192, avril 2008, « La grande histoire des religions », http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=22121

LAMBERT Yves [2007], La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Paris, Armand Colin.

LOISY Alfred [1902]. L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et fils.

TURCHIN Peter [2009], « A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, pp.191-217, http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf

DORTIER J.-F. [2010]. « Comment naissent les empires ». Blog Histoire Globale : https://blogs.histoireglobale.com/?p=67

BEAUJARD Philippe [2010], « Comment naissent les empires (suite) », blog Histoire globale : https://blogs.histoireglobale.com/?p=97

EISENSTADT Shmuel N. [1986], The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, New York University Press.

Un monde sans guerre ni paix

Tout va très bien… Tel est le message aujourd’hui délivré par les statistiques en matière de guerre. Pour la première fois depuis les débuts de l’histoire, il n’y a aujourd’hui aucun conflit armé entre États sur la planète.

Mais ne mesurer que le nombre de guerres régulières, n’est-ce pas se tromper de thermomètre ? On escamote alors les multiples guerres civiles d’Asie et d’Afrique, telle celle qui ravage le Congo-Kinshasa depuis trois décennies (4 millions de morts). On oublie le Darfour soudanais en proie à la sauvagerie des miliciens janjawid, les « bourbiers » irakien et afghan, la « guerre à la terreur » livrée par l’armée pakistanaise aux talibans… L’Heidelberg Institute, dans son baromètre des conflits 2009, mentionne ainsi quelque 7 guerres importantes en cours, faisant intervenir des troupes régulières contre des mouvements armés, et plus de 300 conflits secondaires.

Si on estime qu’au cours des trois derniers siècles, l’humanité a subi environ 500 guerres, le 20e siècle a été le plus meurtrier, comptabilisant 90 % des morts de cette période. À un premier demi-siècle qui a atteint des sommets apocalyptiques lors des deux conflits mondiaux ont succédé quatre décennies d’équilibre de la terreur. La guerre froide a vu s’opposer deux superpuissances capables d’anéantir le monde dans un cataclysme nucléaire, se livrant une guerre de position par vassaux interposés : Viêtnam, Afghanistan… Puis l’URSS a implosé, laissant un monde fragmenté et indécis.

À l’aube des années 1990, les États-Unis s’affirment comme hégémoniques. La chute du mur de Berlin a pour conséquence de lâcher la bride à la globalisation, en germe depuis le début des années 1980. Après 1989, la diffusion parallèle de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire semble coïncider avec une diffusion de la violence dans de multiples points du globe.

Libéralisme et démocratie, un cocktail explosif

Une première explication est élaborée par la juriste états-unienne Amy Chua. Dans Le Monde en feu [2003], elle démonte le processus qui amène l’exportation du modèle libéral-démocrate à attiser les braises de la haine ethnique. Les dividendes de l’explosion inégalée du commerce international sont tombés pour l’essentiel dans les poches de groupes déterminés. Chinois des diasporas d’Asie du Sud-Est, fermiers blancs du Zimbabwe ou Libanais d’Afrique de l’Ouest, ces communautés ont pu s’enrichir en dominant les économies locales. Mais si les politiques libérales favorisent la concentration des richesses entre les mains de groupes minoritaires, la démocratie – le suffrage populaire – amène au pouvoir des politiciens portés par la majorité. Choix cornélien : ces élites doivent-elles trahir leur peuple et s’allier avec des minorités riches et détestées ; ou caresser le nationalisme ethnique dans le sens du poil ? La seconde option mène au populisme qui pousse à décharger sa vindicte sur l’étranger, cette petite communauté fortunée que l’on va alors attaquer, spolier, expulser… Le pogrome, la dépossession et l’exil, tel a été par exemple le sort de la communauté libanaise du Sierra Leone dans les années 1990.

La peur des petits nombres

En 2006, Arjun Appadurai prolonge cette analyse dans Géographie de la colère [2006]. Le titre original de son essai donne le ton : Fear of Small Numbers. La peur des petits nombres, des minorités, voilà le sésame qui permet à l’auteur, après Chua, de mettre en lumière la face obscure de la globalisation – violence, exclusion, montée des inégalités – pour donner sens au chaos quotidiennement restitué par nos journaux télévisés.

Ces deux dernières décennies, constate Appadurai, l’économie mondiale s’est transformée, et « des universalismes comme la liberté, le marché, la démocratie ou les droits de l’homme (…) sont entrés en concurrence ». Ce processus, note-t-il, est simultané à l’apparition du phénomène de « la violence intraétatique, opposée à la violence interétatique ». Les États sont désormais confrontés à des acteurs souvent transfrontaliers, tels les talibans, qui leur disputent le monopole de la violence sur leur propre territoire. Mieux, en toute logique libérale, ces mêmes États font appel à des mercenaires pour maintenir l’ordre, « privatisent » leur monopole de la violence. En 2008, près de la moitié des troupes occidentales déployées en Irak étaient ainsi constituées de salariés de sociétés privées de sécurité.

En pleine croissance, la circulation globale d’armes et de drogues fait voler en éclats le cadre d’un monde jusqu’ici défini par ses frontières. Pour peu que des sociétés paramilitaires assistées par les services de renseignements états-uniens libèrent la Colombie de l’emprise des barons de la drogue, ce sont les narcotrafiquants mexicains qui prennent le relais. Ils défient leur État dans de véritables batailles rangées, qui font de certaines parties du Mexique, aux frontières du mur que s’emploient à ériger les États-Unis, des zones entières de non-droit. Que le phénomène s’aggrave, et le Mexique rejoindra la cohorte des États « faillis » qui, tels la Somalie, le Yémen ou l’Afghanistan, ont perdu le contrôle de leur territoire national face à des groupes insurrectionnels.

Quand la violence échappe au politique

En 2007, l’anthropologue René Girard – connu pour avoir théorisé que toute communauté humaine peut expulser sa violence hors du groupe en la canalisant sur un « bouc émissaire » – publie Achever Clausewitz [2007]. Au 19e siècle, le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz estimait que la guerre devait être subordonnée au politique, ce qui permettait de différer la montée aux extrêmes. À en croire Girard, les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un tel emballement que la violence a échappé à l’emprise du politique. En projetant leur armée en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), les États-Unis semblent jouer sur plusieurs plans : la défense d’intérêts économiques (contrôle du pétrole) ou géopolitiques (pacifier le monde islamique en y exportant la démocratie par la force…). Ils agissent surtout, selon Girard, dans une claire intention punitive. Avions sans pilote, bombes intelligentes, systèmes de géolocalisation… Une seule issue pour les adversaires de l’Amérique : surenchérir dans l’horreur. Parmi d’autres, la vidéo de la décapitation du journaliste états-unien Daniel Pearl en témoigne. « Le terrorisme, c’est du théâtre », selon la formule de l’expert militaire états-uniens Brian M. Jenkins. Et la frontière entre guerre juste/guerre injuste se brouille encore quand des soldats américains mettent en images les humiliations infligées à des détenus irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb.

Le virus jihadiste se propage via Internet

Le terrorisme et son alter ego l’islamisme seraient-ils des ennemis utiles à la mesure de l’Occident ? Depuis 1979 et le triomphe de Rouhollah Khomeiny en Iran, l’islamisme radical s’est progressivement imposé comme un substitut au communisme révolutionnaire. Il promet à ses adeptes, après une lutte apocalyptique, l’accès à une ère millénariste de justice. Le politologue Ali Laïdi estime, dans Retour de flamme [2006], que le succès de l’islamisme s’explique par sa capacité à fédérer les rancœurs des musulmans estimant que leurs coreligionnaires sont ciblés par une violence mondialement orchestrée. Le monde islamique, dominé par des régimes dictatoriaux, ravagé par des conflits perçus comme autant de guerres de religion (Tchétchénie, Palestine…), est sensible à un discours victimaire. La mouvance islamiste s’adresse aux exclus de la mondialisation. Elle leur promet des lendemains qui chantent. Bien que tenue en échec, comme l’ont observé les politistes Olivier Roy et Gilles Kepel (à l’exception de l’Iran depuis 1979, et de la période qui vit les talibans contrôler l’Afghanistan de 1994 à 2001, aucun État musulman n’est tombé dans l’escarcelle islamiste), elle se montre efficace en termes de mobilisation. Le virus jihadiste se propage maintenant via Internet. Prêches d’imams, forums de recrutement, coordination à distance de cellules terroristes… Depuis le début des années 1990, le jihâd, autrefois obligatoirement circonscrit à une zone géographique précise et subordonné au contrôle d’une autorité religieuse, a été mondialisé, déterritorialisé et privatisé. Il suffit d’un leader charismatique, au besoin appuyé par une éminence grise se parant du titre de théologien, pour le proclamer. Et Laïdi de rappeler que l’Occident n’est pas la cible privilégiée du terrorisme islamique : 90 % de ses victimes tombent en Irak ou au Pakistan.

Les statistiques délivrent toujours leur message apaisant. En termes de violences étatiques, la décennie 2001-2010 a bien été la moins meurtrière depuis 1840. « L’ensemble des conflits ont fait nettement moins d’un million de morts entre 2001 et 2010. C’est une baisse significative par rapport aux décennies précédentes, dont on oublie souvent la brutalité. Entre 1950 et 2000, les bilans décennaux approchaient, voire dépassaient les 2 millions de morts (…). Pour discerner un niveau de violence aussi bas qu’aujourd’hui, il faut remonter aux années 1815-1840 », rappelle l’historien André Larané. Pour mieux discerner les processus en cours, qui combinent dilution et diffusion simultanées de la violence à l’échelle du monde, il est urgent que les sciences humaines se dotent d’un véritable corpus de global studies.

CHUA Amy [2003], World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, Doubleday ed. ; trad. fr. [2007], Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Seuil.

APPADURAI Arjun [2006], Fear of small numbers: An essay on the geography of anger, Public Planet Books ; trad. fr. [2007, rééd. 2009], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot.

GIRARD René [2007], Achever Clausewitz, Carnets Nord.

LAÏDI Ali [2006], Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme, Calmann-Lévy.

Note : cet article est une reprise du texte publié dans le mensuel Sciences Humaines, n° 222, « Numéro spécial anniversaire : 20 ans d’idées. Le basculement », janvier 2011, pp. 84-87, en kiosques de la mi-décembre 2010 à la mi-février 2011.

Des mondialisations froides ?

On connaît la distinction classique introduite par Claude Lévi-Strauss entre les « sociétés froides » et les « sociétés chaudes », cette mesure de température indiquant leur plus ou moins grande vitesse de transformation historique. Plutôt que d’une dichotomie, il s’agit plutôt de deux extrêmes, entre lesquelles viendrait se classer l’ensemble des sociétés humaines. La mondialisation ou globalisation que nous connaissons actuellement dégage assurément une très grande chaleur, puisqu’elle s’est mise en place et se poursuit en quelques décennies, même si elle a été préparée par les siècles précédents, lesquels ont donc été un peu moins « chauds ». C’est surtout à partir des sociétés européennes de la Renaissance, en interaction avec celles de l’Asie, de l’Afrique comme de l’Amérique, que l’on commence à parler d’histoire globale ou de « world history ». Néanmoins on convient que l’Empire romain, contemporain et en interaction avec celui, comparable, des Parthes et, dans une moindre mesure, de celui des Han en Chine, permet aussi une approche globale. Mais si l’on remonte encore dans le temps ?

En prenant cette fois l’histoire humaine à rebours, à partir des premières formes humaines biologiquement distinctes des autres primates, il y a quelque huit millions d’années, la très lente dispersion des humains à partir du berceau africain (qui reste aujourd’hui le seul identifié comme tel) constitue un phénomène global, unitaire et homogène à l’échelle de tout l’Ancien Monde. Simplement, son échelle n’est plus de l’ordre des décennies, mais des millions d’années et cette globalisation nous apparaît comme dans un extrême ralenti. On pourrait même reculer d’un cran supplémentaire puisque les récits sur l’hominisation prennent aussi en compte ce que nous dit l’éthologie des primates, en particulier des chimpanzés et des bonobos, sur leurs comportements sociaux et ce qu’on peut en inférer quant aux sociétés des plus anciens hominidés.

Puis, lorsque l’homme anatomiquement moderne (ou Homo sapiens) émerge, à nouveau en Afrique et il y a environ 100 000 ans, sa diffusion mais aussi son très probable mélange (ce qu’on appelle le « modèle multirégional ») avec les descendants des migrations précédentes (dont l’Homme de Neandertal en Europe et au Proche-Orient) est aussi une histoire globale mais plus rapide, puisqu’elle n’est plus que de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’années. Elle met néanmoins en correspondance, de proche en proche et par brassages et éliminations en permanentes interactions, l’ensemble des humains de la planète, Amériques cette fois comprises, à très peu d’exceptions près. Ces brassages se doublent d’adaptations physiologiques aux différents environnements naturels ce qui, conjointement avec les processus endogamiques, rend compte des différences d’aspect physique observables à l’échelle de l’humanité toute entière. On observe en particulier des différences du nord au sud, sur les différents continents, dans le taux de mélanine de la peau, adaptations en particulier aux effets du rayonnement solaire. En ce sens il y a aussi une histoire globale de la physiologie humaine sur le long terme, de même qu’il y aura plus tard des pandémies globales (dont le sida n’est que l’une des plus récentes) et d’autres pathologies actuelles, comme la croissance mondiale de l’obésité et des cancers.

L’invention de la domestication d’animaux et de plantes, au néolithique, est un nouveau phénomène global, plus rapide encore puisqu’il se déroule cette fois en quelques millénaires seulement. Elle est cependant originale, car homogène dans le temps mais hétérogène dans l’espace. Plusieurs foyers discontinus d’invention de l’agriculture et de l’élevage peuvent être en effet identifiés, comme au Proche-Orient, au Mexique, dans les Andes, le bassin du fleuve Jaune et celui du Yang-Tse-Kiang, la Nouvelle-Guinée et sous doute le nord de l’Afrique. Ils concernent à chaque fois des espèces animales et végétales différentes et n’ont à l’origine pas de liens les uns avec les autres. En revanche, à quelques millénaires près, ils sont concomitants et coïncident avec cette fenêtre de temps où pour la première fois l’homme moderne vit dans un climat plus favorable, celui de l’actuel interglaciaire, qui remonte à une douzaine de milliers d’années.

Cette contemporanéité globale est très intéressante, car s’y entremêlent aptitudes cognitives, conditions environnementales naturelles et enfin choix culturels, sachant qu’il n’y a pas actuellement de consensus quant aux raisons de l’apparition du néolithique, si ce n’est qu’il n’y a certainement pas eu de cause unique. La néolithisation illustre aussi un trait de l’approche globale, qui conduit « à rechercher plus des relations de sens et des logiques d’action que des relations de causalité », selon les termes d’Olivier Pétré-Grenouilleau dans son récent texte programmatique. Ensuite ces foyers vont s’étendre (du Proche-Orient vers l’Europe et l’Afrique du Nord, ou de la Chine vers l’Asie du Sud-Est) puis interagir, soit à date ancienne, l’Inde semblant subir à la fois des influences du Proche-Orient et de la Chine, soit à date récente, avec la « découverte » des Amériques.

Les effets à moyen et long termes du néolithique sont bien connus, puisque cette transformation économique a été qualifiée de « révolution » : croissance incontrôlable de la démographie, nouvelles maladies (notamment au contact prolongé des animaux domestiques), changements nutritionnels (nourriture plus molle et plus sucrée), effets sur l’environnement (érosions, ravinements, déboisements, diminution de la biodiversité, etc), augmentation des violences intra- et intercommunautaires, émergences de hiérarchies sociales de plus en plus fortes, concentrations humaines exponentielles, apparition de la ville et de l’État, etc. Les transformations alimentaires tout comme la sédentarité vont provoquer également de nouvelles transformations physiologiques chez les humains, qui se poursuivent encore, voire s’accélèrent. Les transformations techniques, sociales et économiques induites par le néolithique ont conduit directement au monde global actuel.

Ce rappel des trajectoires successives du paléolithique et du néolithique (soit plus de 99 % de la durée totale de l’histoire humaine) est-il pertinent par rapport au débat sur l’histoire globale ? On pourrait considérer que l’évocation de ces grandes périodes chronologiques bien connues, identifiées depuis près d’un siècle et demi, n’apporte pas grand-chose de plus. Toutefois ce recul temporel permet de poser la question de la vitesse des interactions globales, vitesse qui va peu à peu, bien qu’infiniment lentement au regard de la période actuelle, s’accélérer comme on vient de le voir. Il met aussi en évidence les différentes formes d’interactions qui peuvent être observées, y compris les effets de convergence sans interaction directe, comme pour l’émergence des diverses sociétés néolithiques, ou encore des interactions de proche en proche sur des milliers de kilomètres et des milliers d’années. On voit aussi que sur une très longue échelle de temps, les questions génétiques et physiologiques peuvent également être abordées.

Ce sont quelques-unes des pistes de réflexion qu’apporte une préhistoire globale des sociétés « froides ».

Les historiens français et les mondialisations

Vous avez dit « mondialisations » ?

Rendre compte de la manière dont les historiens français ont, depuis 1995, abordé la question des mondialisations n’est guère aisé. D’une part car le champ est extrêmement vaste, recoupant la quasi-totalité des entrées thématiques possibles (histoire culturelle, économique, sociale, politique, militaire…). D’autre part car il est relativement récent en ce qui concerne son émergence publique, et demeure assez largement indéfini et marginal, lorsqu’il n’est pas contesté. Comment, néanmoins, tenter d’établir ce bilan ? Peut-être, tout d’abord, en tentant de définir ce que l’on peut entendre par « mondialisations », au pluriel. Un pluriel pouvant laisser entendre deux choses, pas forcément contradictoires : la première est qu’il y aurait eu dans le passé plusieurs phases ou phénomènes de mondialisation. Et la seconde que des mondialisations diverses seraient aujourd’hui, en cours. Dans les deux cas, cela revient à prendre quelque distance par rapport au terme de globalisation, usité dans le monde anglophone (globalization). Lequel renvoie souvent, de fait, à l’idée d’un processus relativement récent (qu’on le fasse remonter au tournant du 15e siècle, à celui de la fin du 19e siècle, ou bien aux trente dernières années), caractérisé d’un point de vue principalement économique, et considéré comme plus ou moins inéluctable. Parler de mondialisations au pluriel ouvre donc le spectre des possibles, tout en permettant de prendre la distance nécessaire à l’analyse.

Le phénomène de mondialisation correspond en effet, à mon sens, à un processus d’interconnections extrêmement ancien, avec des phases d’intensité et de nature variées, plus ou moins enchevêtrées, et façonnées par de multiples facteurs (économiques, mais aussi militaires, épidémiologiques, migratoires ou encore politiques et culturels). Un processus apparu avec la progressive occupation de la planète par les premiers hominidés et ayant eu affaire à des forces contraires. Dans l’affaire, la présente globalisation économique ne constitue donc que la dernière en date de ces phases et phénomènes divers de mondialisation. Ajoutons (c’est une évidence, mais rappelons la pour ne pas tomber dans une vision téléologique, voire messianique), que ces courants de convection mondialisés ne sauraient à eux seuls résumer l’histoire d’une humanité ayant longtemps (et continuant encore en partie de le faire) vécu en des ensembles éclatés et plus ou moins isolés. Il en résulte que l’histoire des mondialisations dépasse le champ de la seule globalisation, mais qu’elle est beaucoup plus limitée dans ses dimensions que les histoires du monde et de la terre dans l’univers, respectivement qualifiées de world et de big history dans le monde anglo-saxon.

S’agissant de recenser les travaux relatifs aux mondialisations ainsi définies, trois types d’études peuvent être distingués. Le premier concerne les recherches pouvant contribuer à éclairer l’histoire des mondialisations sans forcément avoir été conçus pour cela. Un travail sur la propagation de la peste noire dans l’Europe médiévale (ou une partie du continent), pourra ainsi servir à un historien comparatiste désireux de comprendre la place des épidémies dans les mondialisations. Le deuxième type de travaux correspond à ceux tentant clairement d’aborder les mondialisations, soit dans leur globalité, soit en s’intéressant à certains de leurs aspects. Il y a, enfin, des travaux portant moins sur les mondialisations comme phénomènes historiques que sur les enjeux, idéologiques, méthodologiques ou encore heuristiques, soulevés par l’objet mondialisations.

Du premier type, je ne dirai ici pratiquement rien. Pour d’évidentes raisons, à la fois pratiques (lister l’ensemble des travaux pouvant indirectement éclairer tel ou tel aspect des mondialisations est quasiment impossible étant donné l’énormité de la production potentiellement concernée) et méthodologiques (l’ensemble susceptible d’être ainsi reconstitué ne pouvant être que complètement hétéroclite). Que le chercheur s’intéressant aux mondialisations puisse faire son miel de travaux extrêmement variés, réalisés en fonction d’autres objectifs, est une chose. Les inclure dans une analyse du regard porté par les historiens français sur les mondialisations en est une autre. La question de ce que l’on appellera ici les travaux ou « sources secondaires » de l’histoire des mondialisations étant évacuée, restent deux approches : celle relative aux enjeux, et celle portant véritablement sur l’histoire des « mondialisations ».

L’enjeu mondialisations, ou les dessous d’un débat historiographique

Une prise en compte scientifique tardive…

La France a longtemps, on le sait, été à l’une des pointes de la réflexion en matière d’histoire universelle, mondiale ou de l’humanité (1). Avec, dès 1900, la fondation de la fameuse Revue de synthèse historique par Henri Berr, avec de grandes collections d’histoire générale (comme l’« Histoire générale des civilisations » éditée aux Presses universitaires de France, ou bien l’« Histoire économique et sociale du monde » dirigée par Pierre Léon), avec ces études consacrées à des aires culturelles non occidentales (notamment chez un Denys Lombard (2)) et, bien sûr, avec tous ces travaux ayant conduit à renouveler l’histoire du passage entre le système monde méditerranéen, le monde atlantique et le monde tout court ; travaux qui furent principalement l’œuvre d’historiens modernistes, comme – dans l’ordre alphabétique – Fernand Braudel, Pierre Chaunu ou encore François Mauro. Sans oublier le rôle des historiens français, comme Charles Morazé, dans la tentative, initiée par l’Unesco, d’écrire une histoire de l’humanité, laquelle conduisit au lancement, en 1953, des Cahiers d’histoire mondiale (devenus trois revues différentes, en français, anglais et espagnol, en 1972).

Ces études souvent pionnières et cette avance véritable n’empêchent pas un constat un peu paradoxal. À savoir le fait que l’histoire du monde et celle des mondialisations apparaissent aujourd’hui, en France même, comme le résultat de recherches relativement récentes et surtout anglo-saxonnes. Plusieurs raisons permettent de l’expliquer : 1) la longue période de quarantaine ayant suivi le retrait puis la disparition de Braudel ; 2) un retour de balancier assez classique (tenant autant à la dynamique des rapports d’influence au sein de la corporation historienne qu’à de véritables débats de fond) ayant conduit, au sein de l’école des Annales, à la vogue d’une microstoria dont elle ne sait toujours pas vraiment, non pas se défaire (car la micostoria est évidemment utile, nécessaire et complémentaire à d’autres types d’approches), du moins s’extraire en partie pour oser prendre d’autres pistes en considération ; 3) les réticences classiques d’un monde universitaire fonctionnant toujours sur une stricte compartimentation entre les quatre grandes périodes de l’histoire, les thématiques et les disciplines  ; 4) le déclin très sensible, voire le discrédit de domaines qui, jusque-là, avaient largement favorisé une approche plus large de l’histoire du monde (comme l’histoire économique et sociale ou celle de la colonisation, laquelle est aujourd’hui, nous le verrons, en phase de renouveau), au profit d’une histoire culturelle et sociale s’attachant plus aux discours et aux pratiques qu’aux objets et à leurs évolutions.

Ainsi, peu à peu, les chantiers ouverts par de nombreux grands historiens français ont été laissés en jachère (3). C’est uniquement très récemment que l’histoire des mondialisations a retrouvé une certaine visibilité sur la scène française. Moins du fait des historiens français eux-mêmes, il faut le dire, que de l’influence exercée par toute une série de phénomènes en relations avec l’évolution de notre société. Je veux parler de la crise et plus encore des effets sociaux de la présente phase de mondialisation économique (4), ainsi que de polémiques franco-centrées, comme celles sur l’esclavage, la colonisation et la décolonisation, sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre ici. Ainsi, la question des mondialisations est redevenue d’actualité. D’où un regain d’intérêt pour leur histoire et, finalement, l’émergence publique de ces recherches que nous avions abandonnées mais qui, depuis les années 1930, s’étaient diversifiées ailleurs, notamment dans le monde anglo-saxon (5). Soudainement, nous découvrions en France (ou feignions de découvrir) l’existence de ce que j’ai nommé par ailleurs la « galaxie histoire monde » (6).

Preuve en sont les différents numéros spéciaux, dossiers de revues ou (plus rarement) ouvrages collectifs, souvent d’excellente facture, mais plus destinés à un public éclairé qu’au monde des véritables spécialistes (7). On notera aussi la traduction rapide et/ou la publication remarquée d’analyses anglo-saxonnes consacrées au sujet (8), ainsi que le succès d’ouvrages (français ou non) d’autant plus diffusés qu’ils conduisent à poser de vastes questions, destinées à un large public, comme ceux, quasiment tous traduits, de Jared Diamond (9). Cet écho public grandissant de questions relatives soit à l’histoire proprement dite des mondialisations, soit à celle de l’histoire du monde, a finalement conduit un petit milieu d’historiens à débattre des enjeux soulevés par cette vogue apparemment nouvelle, à la radio, dans la presse, ainsi qu’au détour de quelques articles dans des revues spécialisées. On peut donc dire que c’est sous l’effet de facteurs très largement externes au monde de la recherche française que l’histoire des mondialisations est revenue sur le devant de la scène, poussant dès lors des historiens à entrer dans le débat. Ils le firent essentiellement de manière théorique.

… ayant surtout conduit à des débats théoriques

Pourquoi ? La première hypothèse est que, puisque rares sont ceux ayant réellement consacré leurs travaux à l’histoire des mondialisations, l’entrée par l’historiographie et le débat théorique était peut-être la plus facile, même si parler théoriquement d’objets sur lesquels on n’a pas eu vraiment l’occasion de travailler peut paraître à certains égards surprenant. Quoi qu’il en soit, il y aurait eu là une sorte de solution de facilité, de stratégie d’évitement. La seconde hypothèse est que cet évitement n’est pas seulement mécanique et en quelque sorte imposé, mais au contraire volontaire et assumé. Ce qui revient à dire que, pour la majorité du petit nombre (guère plus d’une dizaine) d’historiens français ayant pris part au débat,  l’histoire concrète et à écrire des mondialisations compte moins que la question des enjeux soulevés par l’objet mondialisations. Des enjeux qui par ailleurs intéressent apparemment d’autant plus qu’ils dépassent cet objet. Comme si le débat sur les mondialisations ne constituait qu’un moyen de d’aborder d’autres questions et parfois, tout simplement, de se positionner par rapport à des modes et à des stratégies de carrière ne recoupant que d’assez loin de véritables clivages intellectuels.

L’analyse des quelques articles – souvent historiographiques – ayant alimenté les débats (10) montre en effet qu’ils font surtout ressurgir d’anciennes lignes de faille au sein de la corporation historienne. L’ensemble s’organise autour d’une série d’oppositions s’emboîtant les unes dans les autres, à la manière des poupées russes. Avec, au final, des approches de l’objet mondialisations perçues comme légitimes ou non en fonction de la manière plus générale dont on se positionne dans le paysage académique et institutionnel français.

À quelques exceptions près (parmi lesquelles je me placerais, ne me situant dans aucun des « camps » ainsi désignés), le petit noyau d’historiens commentant l’objet mondialisations se caractérise par la critique (voire le rejet) d’une histoire surtout économique, préoccupée de flux de marchandises et de capitaux, d’innovations technologiques, mais aussi de hiérarchies et de « niveaux » de développement. Vilipendées sont également les approches dites globales ou synthétiques. La possibilité d’écrire des histoires mondialisées étant parfois même carrément refusée, du fait de la multiplicité des sources et des langues qu’il faudrait maîtriser – ce qui revient à dire, in fine, qu’il ne saurait y avoir d’histoire fondée en partie sur l’utilisation de sources secondaires. À cette histoire perçue comme ringarde, non fondée d’un point de vue méthodologique, et que l’on suspecte de servir à la légitimation de l’ordre capitaliste en phase de globalisation, s’oppose une histoire au contraire fortement valorisée. Centrée sur la notion – il est vrai marchande – d’échange, elle se distingue par une approche plus culturelle. Il est là aussi question de flux, mais plus de flux humains que de marchandises. À la notion de « niveaux » de développement se substituent celles de transferts techniques et culturels, de réseaux de sociabilité ou encore de migrations. Le paradigme dominant est celui du métissage. L’idée étant que le monde d’aujourd’hui n’est pas uniquement façonné par des forces économiques (ce qui est une évidence), mais qu’il est aussi une construction commune, redevable au jeu des acteurs et à celui de leurs représentations du monde. C’est le domaine de l’histoire dite « connectée » et de l’histoire appelée « transnationale », toutes deux largement articulées autour d’approches de type microhistoriques. Selon certains de leurs défenseurs cela ne serait qu’ainsi, par la connexion d’éléments relevant de la microstoria, que le global pourrait être abordé. Avec, en sus, la critique, influencée par le courant postcolonial, d’une histoire « dominante » décrite comme étant principalement occidentalocentrée.

À ce niveau de l’analyse, on peut dire que le débat sur l’objet mondialisations n’est le plus souvent qu’un masque, un artifice ou un moyen de poursuivre autrement de vieilles luttes (passage du tiers-mondisme au postcolonial) et de vieilles querelles, entre histoire économique et histoire culturelle, macro et micro. Avec ce tour de force consistant à faire croire que seuls des microhistoriens (qui, jusqu’à une date très récente, s’étaient opposés à toute histoire un peu plus vaste), seraient à même de redresser le défi (que personne ne conteste désormais) de l’écriture d’une histoire plus générale de l’humanité (11).

De quelques avancées

Ce constat ne doit pas pour autant conduire à un pessimisme excessif. Car si certaines zones d’ombre persistent, de vraies forces et avancées peuvent être notées.

Une visibilité faible…

Du côté des faiblesses, on notera que, à la différence de ce qui se passe dans le monde anglo-saxon et dans d’autres pays européens, le paysage institutionnel français demeure encore rétif au champ de l’histoire des mondialisations. Il n’y a pas, à l’université, de laboratoires, groupes de recherches ou cursus dédiés à cette étude. À Sciences Po, le départ de Marc Flandreau a pour l’instant sonné le glas d’un possible rapprochement entre histoire et économie. Et il semble peu probable que l’on continue, après le mien, à nourrir ce qui aurait pu y devenir une formation spécifique consacrée à l’histoire monde. L’EHESS demeure assez largement réfractaire à ce qui n’est pas « connecté », « transnational » et micro. Dans le monde francophone, c’est de fait en Suisse, à Genève et à Lausanne (avec Marc Flandreau, Bouda Etemad, Thomas David ou Pierre-François Souyri) que la greffe histoire du monde/histoire des mondialisations paraît aujourd’hui être la plus proche de prendre. En France, il n’y a pas de rubriques régulières, et encore moins de revues consacrées à l’histoire des mondialisations, et pas vraiment d’histoire mondiales écrites par des historiens français. La seule vraie initiative en la matière vient d’un éditeur s’adressant à un grand public éclairé, à savoir les éditions Sciences Humaines, avec un site web en construction. La visibilité de la recherche française en la matière demeure donc extrêmement faible.

… mais la mise en avant de la nécessité de mieux définir les concepts…

D’un autre côté, même relativement ignorées dans le monde anglo-saxon, certaines évolutions sont prometteuses. La première est que la nécessité d’une définition semble désormais faire l’objet d’un certain consensus. Que l’on soit adepte du micro ou du macro, ou que l’on reconnaisse que tous les deux ont légitimement leur mot à dire, que l’on soit postcolonial ou non, on se rend bien compte de la nécessité de définir précisément le champ d’exercice de tous ces concepts plus ou moins exotiques qui fleurissent, qu’il s’agisse de world, de global, de connected ou encore de big history. Tout en étant assez critique à l’encontre de certaines postures, je suis ainsi tout à fait d’accord avec Philippe Minard lorsqu’il écrit que l’histoire globale serait en fait plus une méthode d’approche qu’un champ d’étude historique (12). Même en partie détourné, le débat sur l’objet mondialisations a donc eu cet effet positif de mettre en avant la nécessité de définir les composantes de la galaxie histoire monde ; problème essentiel quelque peu délaissé dans le monde des études anglo-saxonnes où les qualificatifs de global et de world sont souvent interchangeables, et où, parfois, tout ce qui est un peu international tend à être rattaché à la world history.

… et de multiples mais dispersées avancées

Second motif de satisfaction, même éclatée, la recherche française est loin d’être absente. Les historiens, il est vrai, n’ont pas vraiment investi l’étude de la dernière et présente phase des mondialisations, à l’exception de deux types de travaux. Les premiers sont relatifs à une histoire du temps tellement présent et écrite tellement rapidement qu’ils renvoient plus au discours journalistique que scientifique. Les seconds, parfois de grande qualité – je pense notamment à ceux de Pierre Grosser (13) – sont rares, et relativement isolés. Il en va de même d’analyses de chercheurs empruntant indéniablement à l’histoire même s’ils ne s’en réclament pas toujours, comme Jean-François Bayart (14), Zaki Laïdi et Marc Flandreau (15). La mondialisation économique et les réactions qu’elle suscite (16) ne demeurent pas étrangères à la recherche française. Simplement, assez largement investies par les économistes, les juristes (notamment Mireille Delmas-Marty et Emmanuelle Jouannet), les politistes spécialistes des relations internationales (ainsi que les historiens des grands conflits mondiaux) (17), les géographes (18), ainsi que, à un degré moindre, par les sociologues, les philosophes (19), elles demeurent relativement boudées par les historiens. D’une part parce que l’histoire économique, bancaire et financière contemporaine est peu fréquentée par les historiens français (20) et, d’autre part, comme on l’a vu, parce qu’elle est souvent perçue (à tort) comme  un phénomène d’importation, sans compter le fait que s’intéresser aux mutations du monde de l’entreprise apparaît encore très largement suspect, comme le signe d’une inféodation à un ordre capitaliste décrié.

Les phases plus anciennes de la mondialisation ont, par contre, parfois suscité un vrai intérêt chez certains historiens français. Notamment ses épisodes « modernes » (15e-19e siècle). On retrouve là une tradition qui remonte à la première école des Annales et qui est représentée de plusieurs manières. Une première, illustrée par les travaux d’un Serge Gruzinski (21), correspond (avec le récent ouvrage dirigé par Patrick Boucheron (22) ainsi que les recherches d’un Romain Bertrand (23)) à cette microapproche « croisée » (24) et « connectée » des métissages présentée plus haut. Une autre, inspirée par le concept braudélien de système-monde, a poussé Philippe Beaujard à s’intéresser aux mondes de l’océan Indien (25) ; démarche non exempte de rapprochements avec l’œuvre du géohistorien Christian Grataloup (26) et le beau travail de Xavier de Planhol sur la mondialisation des boissons (27). Une autre, encore, se réclame de cette histoire globale par items prônée par Paul Veyne (28), à savoir celle d’objets historiques traqués dans leur entièreté, depuis leurs origines jusqu’à leur fin, et donc à travers le temps, mais aussi à travers l’espace. Ce que, par exemple, j’ai tenté de faire avec l’histoire globale des traites négrières (29). N’oublions pas également cette autre tradition française, celle de vastes fresques empruntant à la sociologie historique ou à la philosophie de l’histoire et qui, ainsi, s’insèrent parfaitement dans une histoire du monde et des mondialisations en cours de réécriture, comme ceux de Marc Ferro (30) ou de Jean Baechler (31). Enfin, avant la vogue de l’histoire de l’environnement, Emmanuel Le Roy Ladurie avait su populariser celle du climat (32).

Enfin, plusieurs champs, séparés, se sont ouverts ou s’ouvrent à l’histoire des mondialisations. Du côté des premiers, on notera l’école d’histoire des techniques et de l’entreprise impulsée à Paris-4 par François Caron puis développée par des historiens comme Dominique Barjot (33). Une mention particulière doit être délivrée au Girea qui, à partir de Besançon (avec notamment aujourd’hui Antonio Gonzales et Jacques Annequin), a réussi, depuis plus d’une trentaine d’années, à rassembler plusieurs centaines de chercheurs européens, essentiellement des antiquistes (mais aussi des médiévistes et des modernistes) autour de la question des formes de dépendance, du travail, des réseaux commerciaux et de l’esclavage, évidemment liée aux mondialisations passées (34). Rappelons, à ce sujet, que l’espace des mondialisations évolue évidemment avec le temps, et que la Méditerranée (avec ses excroissances africaines et proche-orientales) pouvait, à l’époque des Grecs et des Romains de l’Antiquité, constituer un véritable espace-monde. Un livre comme celui d’Alain Bresson entre donc ici pleinement dans notre propos (35), de même que les travaux de certains protohistoriens (36). Ajoutons qu’un champ ancien, celui de l’histoire de la colonisation, est en passe d’être renouvelé avec des travaux plus clairement orientés vers une direction comparatiste, à travers le temps et l’espace, et donc mondialisés (37). L’histoire du sport (38) et celle des organisations internationales s’ouvrent aussi aux mondialisations. Il en va de même d’un domaine isolé en France, mais d’un très grand intérêt, celui de l’anthropologie sociale des sociétés préhistoriques et historiques modernes (39).

Au total, et pour conclure, le rapport des historiens français à l’histoire des mondialisations est relativement ambigu. En partie poussés par la conjoncture à débattre de l’enjeu « mondialisations », les historiens français l’ont surtout abordé afin de poursuivre de vieilles querelles. D’un autre côté, en quête de formes institutionnelles, et manquant de visibilité à l’extérieur, la recherche française sait progresser concrètement, en marge de débats en partie détournés. Particulièrement féconde dans certains secteurs, elle gagnerait beaucoup à dépasser ses lignes de fracture internes.

Article initialement publié dans SIRINELLI Jean-François, CAUCHY Pascal, GAUVARD Claude (dir.), Les Historiens français à l’œuvre. 1995-2010, Puf, 2010, et reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

(1) Sur cette question des diverses approches possibles d’une histoire-monde, voir notre « La galaxie histoire-monde », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 41-52.

(2) LOMBARD Denys [1990], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, Paris, EHESS.

(3) Alors qu’ils demeuraient parfois ouverts à l’extérieur. Citons, par exemple, dans la lignée d’un Fernand Braudel, les travaux d’Immanuel Wallerstein, aux États-Unis.

(4) L’énorme succès public du livre de FORRESTER Viviane [1996], L’Horreur économique (Paris, Fayard), a très vite montré l’importance de l’impact exercé, sur l’opinion française, par les effets de la crise attribuée à la mondialisation économique. Cependant, contribuant à attirer son attention, la crise économique a aussi eu pour conséquence de brouiller les choses, du fait de l’amalgame désormais classique, pour l’opinion, entre histoire de la ou des mondialisations (telles que nous les avons définies en introduction) et les tribulations de la présente globalisation économique.

(5) POMIAN Krzysztof, « World history : histoire mondiale, histoire universelle », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 14-40.

(6) Voir notre article « La galaxie histoire-monde », op. cit.

(7) Parmi d’autres, mais principalement : LÉVY Jacques, « Six moments de l’invention du monde », Les grands dossiers des Sciences Humaines, juillet-août 2008 ; « L’autre histoire du monde », Sciences Humaines, n° 185, août-septembre 2007 ; TESTOT Laurent (dir.) [2008], Histoire globale. Un autre regard sur le monde (Auxerre, éditions Sciences Humaines ; « Écrire l’histoire du monde », Le Débat, mars-avril 2009.

(8) BAYLY Christopher [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, éditions de l’Atelier ; Jack Goody [2006], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, dont la traduction en français doit paraître en octobre 2010 : Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard.

(9) Citons BOIA Lucian [2008], L’Occident. Une interprétation historique, Paris, Les Belles Lettres (paru initialement en français) ; DIAMOND Jared [2006], Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard ; COSANDEY David [2007], Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion (paru en français).

(10) « Une histoire à l’échelle globale » (Annales H.S.S., 2001-1) n’est qu’un court dossier destiné, en partant très vite de Braudel, de questionner le monde asiatique sous l’angle de l’histoire connectée. Chloé Maurel (« La world/global history. Questions et débats », Vingtième Siècle, 2009-4, pp. 153-166), qui ne semble avoir qu’une connaissance approximative du sujet, oppose de manière totalement caricaturale les présupposés « idéologiques » et le caractère « peu rigoureux » de l’histoire globale aux avantages apparemment exceptionnels de l’histoire connectée des transferts culturels et des subaltern studies. Tout aussi orienté, un autre dossier, coordonné par Caroline Douki et Philippe Minard (« Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007) tend à souligner que seul un retour à la microstoria pourrait permettre un changement d’échelle.

(11) Or que valent des trajectoires singulières si l’on ne dispose pas du tableau d’ensemble dans lequel les insérer, afin de mesurer leur véritable degré de représentativité ? D’un autre côté, la microstoria permet, entre autres avantages, d’incarner plus sûrement la réalité historique. Macro et micro sont donc tout à fait nécessaires et complémentaires (c’est particulièrement clair en matière d’histoire urbaine – voir les travaux du regretté Bernard Lepetit et notamment Les Villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988). Il en va de même en matière de prosopographie, où la mise en série d’itinéraires individuels permet de reconstituer un portrait de groupe – SIRINELLI Jean-François [1988], Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard – voire d’arriver à un modèle, comme dans notre thèse, consacrée à la genèse et à l’évolution des familles du milieu négrier nantais du 17e siècle à 1914 – L’Argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement, Paris, Aubier, 1996, réédition 2009). Voilà qui n’est guère compris dans certains bureaux du boulevard Raspail où l’on pense – comme on a pu l’entendre lors de la présentation orale de ce texte – que les jeux d’échelles (entendons ceux de la microstoria – mais quels jeux lorsque l’on passe d’un micro à un autre micro ?) feraient à eux seuls l’originalité de l’« École » historique française, comme si celle-ci était totalement incluse dans les limites dudit boulevard.

(12) À mon sens, l’histoire globale ne concerne pas uniquement la mondialisation. Se caractérisant plus par un type d’approche que par l’étude d’objets particuliers, elle peut concerner également le local, voire la biographie, même si elle est évidemment opératoire pour des thématiques, des espaces et/ou des temporalités assez vastes. Elle consiste à favoriser les liens, à jouer véritablement (et non pas de manière incantatoire) sur les échelles, à étudier un phénomène dans toutes ses dimensions (depuis ses origines jusqu’à son dénouement), à mettre l’accent sur la comparaison, à appréhender la complexité en sondant la valeur heuristique de l’analyse systémique, à sortir des cadres thématiques, géographiques, culturels et temporels classiques, à préférer une posture plus « compréhensive » (à la Weber) qu’« explicative ». Sur cette question, voir nos « La question de la globalité et de la complexité en histoire. Quelques réflexions » (in WIEVIORKA Michel (dir.) [2007], Les Sciences sociales en mutations, Auxerre, éditions Sciences humaines, pp. 529-547) et « Il faut décentrer l’histoire » (Sciences Humaines, août 2007, pp. 38-40). « Is a Global History Possible? » est également le thème d’un atelier que l’on m’a demandé de mettre en place pour le Congrès mondial des sciences historiques (Amsterdam, 2010).

(13) GROSSER Pierre [2009], 1989. L’année ou le monde a basculé, Paris, Perrin.

(14) BAYART Jean-François [2004], Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard. Travaillant sur l’État et le capitalisme, Bayart met en avant l’importance des facteurs internes (L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 ; La Greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996 ; La Réinvention du capitalisme, Paris, Karthala, 1994).

(15) FLANDREAU Marc et ZUMER Frédéric [2004], Les Origines de la mondialisation financière, 1880-1913, Paris, Publications de l’OCDE ; NOREL Philippe [2004], L’Invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil ; LAÏDI Zaki [2006], La Grande Perturbation, Paris, Flammarion.

(16) FOUGIER Eddy [2004], Altermondialisme. Le nouveau mouvement d’émancipation ?, Paris, Lignes de repère.

(17) COUTAU-BÉGARIE Hervé [2008], 2030. La fin de la mondialisation ?, Perpignan, Tempora. On notera quelques numéros spéciaux de revues (« Les Mondialisations », Relations internationales, n° 122-123, 2005-2006 ; « Mafias, banques, paradis fiscaux : la mondialisation du crime », L’Économie politique, 3e trimestre 2002 ; « Les coulisses de la mondialisation : économie informelle transnationale et construction internationale des normes », Cahiers de la sécurité intérieure, 2003, n° 52), ainsi que l’école dite aujourd’hui transnationaliste des relations internationales, autour de Marie-Claude Smouts, de Bertrand Badie et de l’un de ses anciens élèves, Ariel Colonomos. Voir également CHALIAND Gérard [2005], Guerres et Civilisations, Paris, Odile Jacob.

(18) CARROUÉ Laurent [2007], Géographie de la mondialisation, Paris, Armand Colin ; ARRAULT Jean-Baptiste [2008], Penser à l’échelle du monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du 19e siècle / entre-deux-guerres), Lille, Atelier de reproduction des thèses. Il faut surtout noter l’impulsion donnée par Roger Brunet et son groupe, à l’origine de la publication (Paris, Belin, 1990-1996) d’une énorme Géographie universelle en dix volumes. Il faut dire que, à la différence de l’histoire, les programmes scolaires ont, en géographie, assez vite avalisé le tournant avec, en 1989, le choix de « La connaissance de l’espace mondial » comme thématique centrale. Thème aussitôt décliné selon une optique systémique, dans un manuel de classe terminale des éditions Magnard, dirigé par Michel Hagnerelle et intitulé « Le système-monde en question ».

(19) BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Ève [2007], Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard ; GAUCHET Marcel [2007], L’Avènement de la démocratie, Paris, Gallimard ; ABÉLÈS Marc [2008], Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot.

(20) Guillaume Daudin et Béatrice Dédinger, au Centre d’histoire de Sciences Po, poursuivent néanmoins une grande enquête initialement lancée par Marc Flandreau, en vue de la constitution d’une banque de données sur le commerce international depuis les années 1830, laquelle viendra avantageusement compléter celles (établies sur un mode différent) de chercheurs anglo-saxons.

(21) GRUZINSKI Serge [2004], Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière.

(22) BOUCHERON Patrick (dir.) [2009], Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard (œuvre collective d’une soixantaine d’auteurs). Sur ce tournant, voir aussi CROUZET Denis [2006], Christophe Colomb, héraut de l’apocalypse, Paris, Payot. L’histoire des relations sud/sud, dans l’Atlantique, autour du commerce négrier (17e-19e siècles), est depuis plusieurs années revisitée par Luis Felipe de Alencastro.

(23) BERTRAND Romain [2005], État colonial, noblesse et nationalisme à Java : la tradition parfaite, Paris, Karthala.

(24) WERNER Michael et ZIMMERMANN Bénédicte (dir.) [2004], De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil.

(25) BEAUJARD Philippe, « The Indian Ocean in Eurasian and African World-Systems Before the Sixteenth Century », Journal of World History, 2005, n° 4, p.p 411-465. Voir aussi l’ouvrage collectif qu’il a dirigé avec Laurent Berger et Philippe Norel, intitulé Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

(26) GRATALOUP Christian [2009], L’Invention des continents. Comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse ; [2007], Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin ; avec BEAUD Michel et DOLFUSS Olivier [1999], Mondialisatio. Les mots et les choses, Paris, Karthala ; [1996], Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Paris, La Documentation française.

(27) PLANHOL Xavier de [1995], L’Eau de neige : le tiède et le frais. Histoire et géographie des boissons fraîches, Paris, Fayard.

(28) Dans Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil [1971, 1996], pp. 374-382, Veyne associe cette histoire par items à l’analyse comparée. Voie que l’histoire des religions a depuis longtemps emprunté avec succès, comme nous le rappelle, dans ce même volume, le bel article de Dominique Iogna-Prat.

(29) PÉTRÉ-GRENOUILLEAU Olivier [2004], Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard,rééd. coll. « Folio » 2006. Parmi d’autres travaux d’histoire comparée intéressant les mondialisations : « Processes of exiting the slave systems: A typology », in DAL LOGO Enrico et KATSARI Constantina (éd.) [2008], Slave Systems: Ancient and Modern, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 233-264 ; [2010], Dictionnaire des esclavages, Paris, Larousse.

(30) Notamment son dernier : FERRO Marc [2008], Le Ressentiment dans l’histoire, Paris, Odile Jacob.

(31) BAECHLER Jean [2002], Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard. Notons aussi le colloque sur « Les philosophies de l’histoire » organisé en 2008, à Cerisy, par Alexandre Escudier et Laurent Martin.

(32) LE ROY LADURIE Emmanuel [2007], Abrégé d’histoire du climat. Du Moyen Âge à nos jours. Entretiens avec Anouchka Vasak, Paris, Fayard.

(33) Voir le dossier qu’il a dirigé, consacré à la globalisation (Entreprise et Histoire, 2003, n° 1).

(34) La démarche initiée par le Girea était d’ailleurs doublement globalisante : en reliant les recherches d’une Europe initialement divisée de part et d’autre du rideau de fer, et en pensant l’esclavage comme un « fait social » ne pouvant être appréhendé hors de l’étude des autres formes de dépendance et d’autres sciences sociales, comme l’anthropologie et la sociologie.

(35) BRESSON Alain [2007-2008], L’Économie de la Grèce des cités (fin 4e s. av. J.-C., 1er s. ap. J.-C.), 2 vol., Paris, Armand Colin. Les antiquistes oscillent aujourd’hui entre plusieurs directions. L’une, illustrée principalement en France par Bresson, consiste à penser à l’échelle de vastes ensembles géohistoriques. Une autre (pas vraiment représentée en France), toute aussi marginale, tend, à partir de macrofacteurs, à promouvoir l’élaboration de modèles susceptibles de permettre une analyse inductive ouvrant à la comparaison. Enfin, dominante, une dernière approche consiste à étudier des phénomènes beaucoup plus réduits dans l’espace et le temps. Les médiévistes ne semblent pas s’intéresser davantage à notre sujet, hormis la question du tournant du 15e siècle, avec les « Grandes Découvertes ». Parmi les thèses soutenues ces dernières années, seule celle de Gil Bartholeyns s’attaque à un espace géographique et temporel relativement ample (Naissance d’une culture des apparences. Le vêtement en Occident, 12e-14e siècles, Paris, 2008).

(36) Préhistoriens et protohistoriens travaillent notamment à la modélisation des échanges (par types de produits et associations de types), en particulier dans les espaces orientaux et méditerranéens. Côté français, voir BRUN Patrice (Paris-1), « La place du Jura franco-suisse dans l’économie-monde au premier âge du fer. Essai de modélisation », in KAENEL Gilbert et CURDY Philippe (dir.) [1992], L’Âge du fer dans le Jura, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, pp. 163-180.

(37) HURLET Frédéric (dir.) [2008], Les Empires. Antiquité et Moyen Âge : analyse comparée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes ; FRÉMEAUX Jacques [2002], Les Empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Paris, Maisonneuve et Larose ; JOLY Vincent [2009], Guerres d’Afrique : 130 ans de guerres coloniales, l’expérience française, Rennes, Presses universitaires de Rennes ; DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes.

(38) CLASTRES Patrick et MÉADEL Cécile (dir.) [2008], La Fabrique des sports, Paris, Nouveau Monde Éditions.

(39) Mouvement représenté en France par Alain Testart. Son Les Morts d’accompagnement (Paris, Errance, 2004) est une passionnante enquête sur un phénomène qui concerna de larges parties de l’humanité. Voir aussi son « L’histoire globale peut-elle ignorer les Nambikwara ? », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 109-118, et Eléments de classification des sociétés, Paris, Errance, 2005.

Repenser la mondialisation – entretien avec Saskia Sassen

On a tort de croire que la mondialisation se nourrit de l’affaiblissement de l’État. S’il est vrai que le pouvoir législatif perd du terrain – et avec lui la démocratie –, l’exécutif se porte à merveille, consacrant sa puissance à la construction du nouvel âge global.

Votre livre porte sur le processus contemporain de mondialisation. Vous avez pourtant décidé de commencer votre enquête par le Moyen Age et l’émergence de l’Etat. Que nous permet de comprendre ce détour ?

Mon point de départ est le suivant : les notions telles que le global ou le national nous permettent-elles de comprendre la transformation fondamentale à laquelle nous assistons aujourd’hui ? Ma réponse est non. Ce que ne voient pas suffisamment les recherches contemporaines, c’est que le changement actuel se développe à l’intérieur des structures organisationnelles, politiques et sociales les plus complexes et les plus réussies que nous ayons construites. Autrement dit, le changement se produit à l’intérieur même du national. Comparé à ce dernier, le global est dans son enfance.

Je suis retournée à l’époque médiévale pour deux raisons fondamentales. La première a trait à la difficulté que nous avons à prendre la mesure du changement – a fortiori lorsqu’il s’agit d’un changement radical – au moment même où on le vit. Le détour par l’histoire, et par des périodes clés comme peuvent l’être en l’Europe le Moyen Age ou le XIXe siècle, permet de déplacer le regard. L’observateur a devant lui des réalités accomplies : il peut y observer rétrospectivement comment certaines dynamiques émergentes vont jusqu’à leur terme, alors que d’autres avortent.

En second lieu, le passé importe parce que la nouveauté du présent ne sort pas d’un chapeau, pas plus qu’elle n’est le produit d’un changement radical de destruction créative. Il existe de fortes continuités entre une période et une autre. On peut repérer à chaque époque des productions collectives (des « capabilités » selon ma terminologie) qui, tout en étant le produit d’une période, jouent un rôle crucial dans la période suivante. La souveraineté de droit divin du Moyen Age implique une relation très abstraite d’autorité entre le roi et le peuple – ce n’est pas simplement le pouvoir du roi. Cette capabilité émerge au Moyen Age, mais joue un rôle crucial par la suite dans la formation des Etats séculaires, y compris les Etats postérieurs à la Révolution française.

Deux positions s’affrontent dans l’analyse de la mondialisation. Pour les uns il s’agit d’un phénomène radicalement nouveau alors que d’autres considèrent que les processus en cours présentent peu de différence avec des épisodes antérieurs : on parle d’une « première mondialisation » au XIXe siècle, voire d’une « mondialisation ibérique » au XVIe siècle. En quoi votre analyse diffère-t-elle de ces deux approches ?

Je ne crois pas que l’histoire se répète. Nous ne pouvons comprendre le processus de changement actuel sans prendre en compte le rôle dominant de l’Etat national depuis la Première Guerre mondiale, puis l’émergence d’un système interétatique dans l’après-guerre. Mon analyse se situe entre deux pôles : je souligne, d’un côté, le caractère générique des capabilités, leur permanence d’une période à l’autre et, de l’autre, le caractère inédit du moment présent. On a beaucoup dit que le système monétaire de Bretton-Woods (1946-1971) était la première étape de la mondialisation contemporaine. Je suis en désaccord avec cette analyse. Je dirais plutôt que Bretton-Woods a généré des capabilités (le FMI ou la Banque mondiale, par exemple) qui se révèlent cruciales à l’âge global contemporain. Mais Bretton-Woods était encore un système interétatique qui avait pour objectif de renforcer l’indépendance des Etats nationaux.

Ce que l’on observe, au contraire, de nos jours, c’est un réagencement de certaines composantes de l’Etat national, qui prennent un sens nouveau dans une logique organisationnelle qui n’est plus nationale, mais globale.

Par exemple, le principe de la primauté du droit (rule of law) a historiquement joué un rôle fondamental pour la nationalisation du pouvoir politique et l’obligation de respect mutuel entre les Etats souverains. Aujourd’hui, ce principe joue un rôle dans la mondialisation économique, qui repose sur une intense production de règles auxquelles sont censés se plier firmes et gouvernements. Une capabilité centrale des Etats nationaux entre ainsi dans une nouvelle logique organisationnelle.

Autre exemple de réagencement du national : il y a quelques années, le Centre pour les droits constitutionnels, une ONG basée à Washington, a intenté un procès à des firmes multinationales américaines et de plusieurs pays de l’Union européenne, en raison de violation des droits salariaux perpétrés dans des sites de production situés en Asie. Le point intéressant, c’est que cette plainte a été déposée, non pas auprès d’une cour internationale, mais d’un tribunal national situé à Washington, et ce en utilisant l’Alien Tort Claims Act, l’une des procédures les plus anciennes du droit américain. Cela veut dire que les citoyens peuvent faire de la politique globale à partir des institutions de l’Etat national. On assiste donc, non pas à la disparition de l’Etat-nation, mais au détachement de petits bouts de droit ou d’autorité qui lui étaient associés et à leur réagencement dans des logiques globales.

Cela correspond à ce que vous appelez un processus de dénationalisation…

Oui. Cela signifie littéralement que certaines composantes qui ont été historiquement, non seulement construites, mais aussi narrées et représentées comme nationales, commencent à s’inscrire dans une autre logique organisationnelle. Certaines composantes des ministères des Finances ou de la Banque centrale semblent encore au service d’une politique nationale, mais mettent en œuvre en réalité des politiques dénationalisantes : elles favorisent l’émergence et la régulation de marchés globaux, que ce soit pour les marchandises ou pour le capital. Ainsi, l’accent mis sur la lutte contre l’inflation (aux dépens d’une politique de plein emploi) a joué un rôle décisif dans la formation d’un marché mondial du capital. A la faveur du « consensus de Washington », un accord passé entre le secrétaire du Trésor américain et le FMI, ces orientations de politique économique se sont répandues à travers le monde, les programmes d’ajustement structurels du FMI et les accords du G8 jouant en la matière le rôle de propagateurs.

Ce processus de dénationalisation va de pair avec une transformation interne de l’Etat. Une partie des fonctions exécutives de l’Etat (de l’administration publique) s’aligne sur des projets entrepreneuriaux globaux. Pendant ce temps, le législatif perd une bonne partie de ses prérogatives pour se voir de plus en plus cantonné à des questions domestiques. Quand, aux Etats-Unis, l’exécutif demande au Congrès de voter le Fast-Track (procédure qui confère au gouvernement la faculté de négocier des accords commerciaux, ne revenant de¬vant les parlementaires que pour leur soumettre le texte final, sans possibilité d’amendements, NDLR), le pouvoir législatif perd du terrain. Il en est de même lorsque, avec la déréglementation de certains secteurs économiques (énergie, télécommunications, etc.), le législatif perd certaines de ses prérogatives de contrôle, au profit d’agences de régulation semi-privées. Jusque-là, cela ne concernait que les questions économiques. L’administration Bush a étendu le processus au domaine politique et aux droits des citoyens, en faisant voter, avec le « Patriot Act », des mesures d’exception qui soustraient la lutte antiterroriste aux dispositions prévues par le Code pénal.

Ce processus de dénationalisation ne s’inverse-t-il pas dans certains cas ? On parle par exemple d’un retour de l’Etat dans l’industrie énergétique, parti¬culièrement en Amérique latine. Alors que certaines composantes du secteur énergétique (l’exploration par exemple) ont été intégrées aux marchés globaux (c’est-à-dire ouverts à l’investissement privé), Evo Morales, le président de la Bolivie, renationalise le gaz…

Je ne pense pas que nous puissions interpréter les politiques de Hugo Chavez, Evo Moralez ou le projet de Ulanta Umara (le candidat nationaliste battu aux récentes élections péruviennes) comme un retour au nationalisme. Encore une fois, l’histoire ne se répète pas. Dans le cas de E. Morales ou de U. Umara, mais aussi partiellement avec H. Chavez, le lien avec les populations indiennes est crucial. Nous som¬mes ici en présence de quelque chose de neuf. Le nationalisme de naguère était un projet d’inspiration européenne. Ici, nous assistons à l’émergence d’un nouvel acteur politique, le mouvement indien. Je dirais par ailleurs que la nationalisation des infrastructures gazières, plus qu’un retour du nationalis¬me, est un retour du politique. En outre, dans le cas de H. Chavez, on assiste à l’émergence d’un nouvel internationalisme, alternatif au système interétatique dominé par les Etats-Unis et l’Union européenne.

Lorsque l’Argentine a annoncé son incapacité à honorer sa dette, refusant les recommandations du FMI, ou bien lorsque H. Chavez prête de l’argent à la Bolivie pour qu’elle annule sa dette vis-à-vis du FMI, cela constitue une crise grave pour cette institution. Le FMI est en train de perdre son influence (18 pays ont déjà annulé leur dette et ils seront bientôt 21). Pourquoi parler d’un retour de l’Etat ? Ce que l’on observe plutôt, c’est l’émergence de nouvelles capabilités qui seront mises à profit demain pour créer de nouvelles histoires.

Ceci nous permet d’aborder la contribution de populations sans-droits, de groupes informels à la création de nouvelles capabilités, question à laquelle vous attachez beaucoup d’importance…

Je m’intéresse particulièrement à une population, celle des immigrés, car elle met en évidence le fait que la citoyenneté est un contrat incomplet entre l’Etat et ses citoyens. Incomplet parce que la dimension formelle de la citoyenneté (les droits qui lui sont associés) ne suffit pas à la définir. C’est ce que rend manifeste le large éventail des statuts des immigrés : ceux qui sont autorisés mais non reconnus (dotés de titres de séjour mais souffrant de discrimination) ; ceux qui sont non autorisés, mais reconnus (le sans-papiers intégré à une communauté)… Bref, l’image est toujours très complexe.

Les débats sur le postnationalisme, le transnationalisme et l’identité sont très importants. Mais ils incitent à prendre également en compte les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur du national. Lorsque des immigrés maintiennent une activité politique transnationale, en lien avec leur pays d’origine, ou lorsqu’ils arrivent à obtenir plusieurs nationalités, cela peut se comprendre comme une dénationalisation de la citoyenneté et de l’appartenance. Cela ne signifie pas du tout que les immigrés rejettent les droits associés à la citoyenneté, mais plutôt que celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus vaste que sa composante formelle.

Lorsque le président du Mexique se joint officiellement à des sans-papiers mexicains aux Etats-Unis, il ne crée ni plus ni moins qu’une nouvelle juridiction, informelle. Quand des centaines de milliers de sans-papiers latino-américains sortent dans les rues de Los Angeles et de Chicago pour revendiquer des droits, comme cela a eu lieu en mai 2006, quel¬que chose est en train de se passer. Ce qu’ils revendiquent, c’est d’être des « porteurs de droits », autrement dit de jouir de droits reconnus indépendamment de leur nationalité et du pays où ils se trouvent. La citoyenneté reste l’instrument le plus puissant pour obtenir des droits, ce qui explique que de telles luttes demeurent inscrites à l’intérieur du national. Mais elles ont pour effet de dénationaliser la citoyenneté – plus que de la rendre trans- ou postnationale.

Votre analyse de la dénationalisation semble également s’appliquer à l’Union européenne…

Nous assistons à un changement d’échelle. Certaines fonctions de l’Etat national ont été transférées au niveau de la ville. Comme l’a bien montré Neil Brenner (1), les politiques nationales (keynesiennes, d’unité territoriale) deviennent des politiques ciblées vers certaines agglomérations (la Silicon Valley ou les villes globales comme New York). Mais il y a aussi des transferts de fonctions à d’autres niveaux. C’est le cas de l’Union européenne (UE). Cette expérience m’intéresse beaucoup, parce que les dynamiques centrifuges de dénationalisation y opèrent en direction d’un espace qui demeure centripète : il est doté d’institutions supranationales fortes. Ce n’est pas le super-Etat dont rêvaient certains pro¬européens, mais une capacité administrative nouvelle faite d’une multiplicité de niveaux. Cela déstabilise l’Etat national, mais au profit d’une nouvelle entité publique.

Le succès de l’UE tient à une multiplicité d’agencements très spécifiques et suffisamment robustes. Un des aspects les plus importants est la diversité qui prévaut à l’intérieur de l’UE. Aux Etats-Unis, la diversité est bien plus sédimentée : il y a certes beaucoup d’immigrés, mais ils ont une place précise au sein de la hiérarchie sociale, et elle n’est pas en haut de la pyramide. Dans l’UE, la diversité se constitue aussi par la présence de pays autonomes, dotés de leurs propres hiérarchies sociales, religieuses, ethniques. Cela suppose un intense travail d’innovation administrative et politique si l’on veut préserver l’unité de l’Union. Pour cette raison, l’inclusion de la Turquie me semble un véritable défi, un encouragement à innover encore plus. Cela obligerait notamment l’UE à utiliser la loi pour affronter un choc cultu¬rel auquel les Etats-Unis répondent par la force. Même si la loi n’est pas toujours juste, même si elle contribue parfois à reproduire les inégalités, elle incite toujours à la négociation. C’est là un moyen plus civilisé que l’action militaire.

NOTES

(1) N. Brenner, New State Spaces: Urban governance and the rescaling of statehood, Oxford University Press, 2004.

Propos recueillis et traduits par Xavier de la Vega

Saskia Sassen est professeure de sociologie à l’université de Chicago et à la London School of Economics. Ses recherches sur la mondialisation ont fait date, particulièrement celles qu’elle a consacrées à la ville globale (La Ville globale. New York, Londres, Tôkyô, Descartes & Cie, 1996). Avec Territory, Autority, Rights: From medieval to global assemblages (Princeton University Press, 2006), elle propose un nouvel appareil analytique pour penser la mondialisation