On connaît la distinction classique introduite par Claude Lévi-Strauss entre les « sociétés froides » et les « sociétés chaudes », cette mesure de température indiquant leur plus ou moins grande vitesse de transformation historique. Plutôt que d’une dichotomie, il s’agit plutôt de deux extrêmes, entre lesquelles viendrait se classer l’ensemble des sociétés humaines. La mondialisation ou globalisation que nous connaissons actuellement dégage assurément une très grande chaleur, puisqu’elle s’est mise en place et se poursuit en quelques décennies, même si elle a été préparée par les siècles précédents, lesquels ont donc été un peu moins « chauds ». C’est surtout à partir des sociétés européennes de la Renaissance, en interaction avec celles de l’Asie, de l’Afrique comme de l’Amérique, que l’on commence à parler d’histoire globale ou de « world history ». Néanmoins on convient que l’Empire romain, contemporain et en interaction avec celui, comparable, des Parthes et, dans une moindre mesure, de celui des Han en Chine, permet aussi une approche globale. Mais si l’on remonte encore dans le temps ?
En prenant cette fois l’histoire humaine à rebours, à partir des premières formes humaines biologiquement distinctes des autres primates, il y a quelque huit millions d’années, la très lente dispersion des humains à partir du berceau africain (qui reste aujourd’hui le seul identifié comme tel) constitue un phénomène global, unitaire et homogène à l’échelle de tout l’Ancien Monde. Simplement, son échelle n’est plus de l’ordre des décennies, mais des millions d’années et cette globalisation nous apparaît comme dans un extrême ralenti. On pourrait même reculer d’un cran supplémentaire puisque les récits sur l’hominisation prennent aussi en compte ce que nous dit l’éthologie des primates, en particulier des chimpanzés et des bonobos, sur leurs comportements sociaux et ce qu’on peut en inférer quant aux sociétés des plus anciens hominidés.
Puis, lorsque l’homme anatomiquement moderne (ou Homo sapiens) émerge, à nouveau en Afrique et il y a environ 100 000 ans, sa diffusion mais aussi son très probable mélange (ce qu’on appelle le « modèle multirégional ») avec les descendants des migrations précédentes (dont l’Homme de Neandertal en Europe et au Proche-Orient) est aussi une histoire globale mais plus rapide, puisqu’elle n’est plus que de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’années. Elle met néanmoins en correspondance, de proche en proche et par brassages et éliminations en permanentes interactions, l’ensemble des humains de la planète, Amériques cette fois comprises, à très peu d’exceptions près. Ces brassages se doublent d’adaptations physiologiques aux différents environnements naturels ce qui, conjointement avec les processus endogamiques, rend compte des différences d’aspect physique observables à l’échelle de l’humanité toute entière. On observe en particulier des différences du nord au sud, sur les différents continents, dans le taux de mélanine de la peau, adaptations en particulier aux effets du rayonnement solaire. En ce sens il y a aussi une histoire globale de la physiologie humaine sur le long terme, de même qu’il y aura plus tard des pandémies globales (dont le sida n’est que l’une des plus récentes) et d’autres pathologies actuelles, comme la croissance mondiale de l’obésité et des cancers.
L’invention de la domestication d’animaux et de plantes, au néolithique, est un nouveau phénomène global, plus rapide encore puisqu’il se déroule cette fois en quelques millénaires seulement. Elle est cependant originale, car homogène dans le temps mais hétérogène dans l’espace. Plusieurs foyers discontinus d’invention de l’agriculture et de l’élevage peuvent être en effet identifiés, comme au Proche-Orient, au Mexique, dans les Andes, le bassin du fleuve Jaune et celui du Yang-Tse-Kiang, la Nouvelle-Guinée et sous doute le nord de l’Afrique. Ils concernent à chaque fois des espèces animales et végétales différentes et n’ont à l’origine pas de liens les uns avec les autres. En revanche, à quelques millénaires près, ils sont concomitants et coïncident avec cette fenêtre de temps où pour la première fois l’homme moderne vit dans un climat plus favorable, celui de l’actuel interglaciaire, qui remonte à une douzaine de milliers d’années.
Cette contemporanéité globale est très intéressante, car s’y entremêlent aptitudes cognitives, conditions environnementales naturelles et enfin choix culturels, sachant qu’il n’y a pas actuellement de consensus quant aux raisons de l’apparition du néolithique, si ce n’est qu’il n’y a certainement pas eu de cause unique. La néolithisation illustre aussi un trait de l’approche globale, qui conduit « à rechercher plus des relations de sens et des logiques d’action que des relations de causalité », selon les termes d’Olivier Pétré-Grenouilleau dans son récent texte programmatique. Ensuite ces foyers vont s’étendre (du Proche-Orient vers l’Europe et l’Afrique du Nord, ou de la Chine vers l’Asie du Sud-Est) puis interagir, soit à date ancienne, l’Inde semblant subir à la fois des influences du Proche-Orient et de la Chine, soit à date récente, avec la « découverte » des Amériques.
Les effets à moyen et long termes du néolithique sont bien connus, puisque cette transformation économique a été qualifiée de « révolution » : croissance incontrôlable de la démographie, nouvelles maladies (notamment au contact prolongé des animaux domestiques), changements nutritionnels (nourriture plus molle et plus sucrée), effets sur l’environnement (érosions, ravinements, déboisements, diminution de la biodiversité, etc), augmentation des violences intra- et intercommunautaires, émergences de hiérarchies sociales de plus en plus fortes, concentrations humaines exponentielles, apparition de la ville et de l’État, etc. Les transformations alimentaires tout comme la sédentarité vont provoquer également de nouvelles transformations physiologiques chez les humains, qui se poursuivent encore, voire s’accélèrent. Les transformations techniques, sociales et économiques induites par le néolithique ont conduit directement au monde global actuel.
Ce rappel des trajectoires successives du paléolithique et du néolithique (soit plus de 99 % de la durée totale de l’histoire humaine) est-il pertinent par rapport au débat sur l’histoire globale ? On pourrait considérer que l’évocation de ces grandes périodes chronologiques bien connues, identifiées depuis près d’un siècle et demi, n’apporte pas grand-chose de plus. Toutefois ce recul temporel permet de poser la question de la vitesse des interactions globales, vitesse qui va peu à peu, bien qu’infiniment lentement au regard de la période actuelle, s’accélérer comme on vient de le voir. Il met aussi en évidence les différentes formes d’interactions qui peuvent être observées, y compris les effets de convergence sans interaction directe, comme pour l’émergence des diverses sociétés néolithiques, ou encore des interactions de proche en proche sur des milliers de kilomètres et des milliers d’années. On voit aussi que sur une très longue échelle de temps, les questions génétiques et physiologiques peuvent également être abordées.
Ce sont quelques-unes des pistes de réflexion qu’apporte une préhistoire globale des sociétés « froides ».
Ping : Des mondialisations froides / 25 octobre 2010 | JEAN-PAUL DEMOULE