Chronique d’un monde en connexion, 1200-1600

L’histoire s’accélère à partir du début du 13e siècle. Des zones civilisationnelles jusqu’ici restées largement autonomes entrent en interaction, produisant une ébullition militaire certes, mais aussi économique et sociale, qui va aller croissant jusqu’à aujourd’hui et est aux racines du monde global que nous connaissons. Ainsi peut-on résumer la thèse de Jean-Michel Sallmann, professeur d’histoire moderne à l’université de Paris-X–Nanterre. Dans son dernier ouvrage, Le Grand Désenclavement du monde, il synthétise un moment-clé de l’histoire humaine : la rencontre entre les « quatre parties du monde ».

Pour l’auteur, le monde multipolaire qui s’est constitué sous nos yeux au terme de la guerre froide n’est pas une nouveauté. L’humanité a, hormis la brève parenthèse post-Seconde Guerre mondiale, toujours vécu dans un monde fractionné entre civilisations – concept qu’il reprend dans son acception huntingtonnienne et plus largement braudelienne, estimant qu’il est plus pertinent que celui d’État-nation autour duquel s’est construit notre appréhension des relations internationales.

Sallmann retient comme grands foyers du 2e millénaire quatre civilisations : chinoise, européenne, musulmane et hindoue, qui de par « leur poids démographique et leur dynamisme, (…) ont joué un rôle majeur sur le plan stratégique, culturel et économique ». De façon convaincante, il soutient que les bouleversements que nous connaissons aujourd’hui s’enracinent dans l’histoire, en ce moment pivot qui court du 13e au 17e siècle. Nous sommes donc revenus au monde multipolaire mais connecté d’avant 1945. Et ce monde-là a été essentiellement cloisonné, jusqu’au cap des années 1200, entre plusieurs civilisations qui échangeaient peu voire vivaient, pour les Amérindiens, coupés du reste du monde. D’où le choix auquel procède Sallmann : faire l’histoire de la mise en relation de l’ensemble du monde à ce moment-charnière, procédant par ensembles géographiques et par étapes chronologiques.

De l’irruption mongole…

Cette histoire de connexion commence dans la steppe mongole, turbulente voisine de la Chine, de laquelle elle est séparée par des empires sinisés, fondés par des nomades sédentarisés qui ont adopté le mode de vie chinois et tout ce qu’il implique en matière d’administration. Exploitant les connaissances et talents des peuples conquis, les cavaliers de Gengis Khan et de ses descendants annexent en quelques décennies l’essentiel de l’Eurasie.

Cette conquête va se révéler décisive. Les routes commerciales intensifient les anciens réseaux d’échanges d’un bout à l’autre de l’Eurasie, et seront aussi le vecteur de la grande épidémie de peste du 14e siècle. Plusieurs autres conséquences découlent de la parenthèse mongole :

• La Chine, ouverte sur le monde à l’apogée de l’Empire mongol, va voir renforcé son rôle d’aimant économique pour les siècles à venir. Elle accentue son homogénéité interne, la civilisation han s’étendant vers le sud et assimilant les populations indigènes, repoussant vers le Tibet et la Birmanie celles qui résistent. Le tout s’accompagne d’un retrait progressif de sa sphère de contrôle maritime : alors que les marchands chinois des 13e-14e siècles sillonnaient l’océan Indien, ils sont cantonnés à la mer de Chine au 17e. L’Empire du Milieu se continentalise, élargissant son espace vital terrestre et s’imposant comme le plus important marché de production et de consommation mondial… Un marché auquel les puissances européennes n’auront de cesse d’accéder.

• L’Islam, « pivot de l’Ancien Monde », au carrefour entre les civilisations chinoises, indiennes et européennes, va subir de plein fouet les invasions mongoles, de la peste noire et de l’équipée de Tamerlan. Il frôle la désintégration avant de se ressaisir, assimilant les nouveaux venus et se structurant en trois blocs impériaux « suffisamment puissants et structurés pour se neutraliser mutuellement » : ottoman sunnite, successeur du califat abbasside brisé par Hulagu Khan ; safavide perse chiite ; moghol en Inde du Nord.

• Le monde hindou, même s’il n’est représenté par aucun État-phare sur le plan international dans la période considérée, n’en manifeste pas moins une capacité d’adaptation exceptionnelle. Sa capacité à résister aux invasions s’illustre lors de l’arrivée des Portugais. Ces derniers se retrouvent « enkystés » dans des forteresses littorales et doivent composer avec les acteurs locaux pour se greffer dans les réseaux commerciaux dont ils convoitent le contrôle.

… À l’expansion européenne

• L’Europe chrétienne, restée à l’écart des invasions même si elle subit les effets de la peste, est pour l’auteur un cas à part – il rejoint là le camp de l’« exception européenne ». Constituée d’États en rivalité exacerbée, elle met fin au 16e siècle à la fois « au messianisme de la reconquête des lieux saints » et aux idéologies impériales pour esquisser des États structurés et des sociétés politiques. Son dynamisme lui permet de repousser l’Islam hors des Balkans et de l’Espagne, de partir à la découverte des mers. Le résultat est plus mitigé, souligne Sallmann, que celui que défend l’historiographie européenne traditionnelle : le continent africain n’est contourné qu’avec difficulté, l’Extrême-Orient reste fermé.

« La vraie réussite de l’Europe chrétienne » est la conquête décisive des Amériques, résultant de la catastrophe épidémiologique qui emporte les extraordinaires civilisations amérindiennes. Autorisons-nous une parenthèse : l’auteur, contre l’opinion des archéologues, qualifie de « néolithiques » ces empires précolombiens, défendant que bien que dotés d’une administration élaborée, ils n’utilisaient pas de métallurgie pour leur outils et armes. D’autres spécialistes que les archéologues devraient renâcler à la lecture de certains passages, mais le prix à payer lorsque l’on se lance dans la synthèse magistrale à partir d’une compilation d’ouvrages est celui de la critique ponctuelle – Sallmann s’en montre conscient, et réussit en tout cas un ouvrage aussi érudit que d’accès aisé, qui ouvrira de nouvelles portes aux néophytes en histoire globale et enrichira la réflexion des autres.

Après avoir mentionné la maturation de deux nouvelles civilisations, le Japon fermé aux influences étrangères et s’extrayant donc de la sphère culturelle chinoise, et la Russie orthodoxe affranchie de la présence de la Horde d’or et de l’influence de l’Empire byzantin, Sallmann s’achemine vers une conclusion attendue : si l’Europe du 17e siècle n’est pas la seule à conquérir de nouveaux territoires, elle est est unique en ce qu’elle met en place les conditions économiques de sa projection dans le monde entier.

L’idée selon laquelle l’Europe aurait développé des institutions ou valeurs morales susceptible de la hisser au-dessus des autres civilisations ne semble pas pertinente à Sallmann, qui souligne également à l’instar d’un nombre croissant d’historiens que l’Occident n’a pas inventé grand-chose en matière de technologies, mais qu’il s’est approprié et qu’il a amélioré des techniques empruntées aux Chinois, Indiens et Arabes. Mais il existe bien un miracle européen, auquel l’auteur attribue un vecteur décisif : une révolution mentale, liée à un essor intellectuel et universitaire particulier, a poussé l’Occident à ouvrir le monde sur le long terme – ce qui manquait à la Chine pour poursuivre les entreprises maritimes de Zheng He au 15e siècle, ou à l’islam dont le modèle social englobant aurait empêché une adaptation en monde non musulman.

L’auteur fournit plusieurs exemples, tel celui d’Ibn Battûta qui, s’il voyageât énormément, s’efforçait en permanence de conserver son mode de vie de notable musulman en évitant autant que faire se pouvait de s’exposer à la souillure des autres communautés. « L’obligation de respecter les préceptes alimentaires et les pratiques rituelles du culte constitue une frontière de civilisation infranchissable pour le musulman du Moyen Âge. »

Au final, l’auteur estime que le grand récit européen a fait son temps, sapé par les recherches menées ces dernières décennies. Et que l’Occident doit accepter que le monde, multipolaire par nécessité, ne sera jamais à son image.

À propos de

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde, 1200-1600, Paris, Payot.

L’État dans les processus de mondialisation

Nous avons tenté de montrer dans un papier récent (28 février) que le processus de mondialisation peut être caractérisé par une synergie entre l’expansion géographique des échanges d’une part, la progression de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché d’autre part. Ce double mouvement serait à l’œuvre autant dans la fin du 20e siècle que dans les années 1860-1914, voire en deçà, notamment dans ce qu’il est coutume d’appeler la révolution industrielle, à la fin du 18e siècle. Le problème est de comprendre pourquoi cette synergie est potentiellement féconde. Et aussi de cerner les conditions qui la rendent possible.

Plus précisément, nous allons tester ici l’hypothèse que l’extension géographique des échanges est la matrice, strictement nécessaire, mais pourtant non suffisante, à la transformation qui court, des premiers marchés de biens indépendants jusqu’au Marché globalisé contemporain. Sans cette dynamique de commerce lointain, de densification des relations d’échange, la progression de la régulation marchande, d’abord à l’intérieur des espaces nationaux puis dans l’espace international, s’avèrerait strictement impossible. Autrement dit, le commerce sur longue distance serait un facteur qui contribue à convertir l’expansion géographique de la sphère productive en approfondissement du Marché ou de la régulation marchande. Mais cet approfondissement de la régulation marchande se fait d’abord et toujours sur une base nationale ou, plus généralement, une base territoriale donnée, celle propre à l’hégémon de chaque période (Venise, Provinces-Unies puis Angleterre). Nous allons voir aussi que cette influence est surtout d’autant plus vive et rapide que le pouvoir politique propre à l’hégémon utilise le grand commerce dans la perspective de son renforcement propre…

Qu’apporte en effet le grand commerce, agent parmi d’autres de l’expansion géographique, aux dynamiques de marché ? En premier lieu il multiplie évidemment les besoins de consommation en apportant des produits inédits. Dans le même mouvement il permet la diffusion la plus large de produits artisanaux de qualité, fabriqués dans les cités occidentales au Moyen Âge, par exemple. Mais cet étirement géographique de l’offre et de la demande, premier effet du commerce lointain, s’accompagne surtout d’une monétarisation des économies locales (condition nécessaire, on l’a vu, à la création de systèmes élémentaires de marché). Le grand commerce stimule aussi la création d’associations, de sociétés d’exploitation aux formes juridiques de plus en plus évoluées, depuis la societas romaine jusqu’à la grande compagnie maritime du 18e siècle, en passant par la colleganza vénitienne : il suscite donc directement les véritables « forces de marché ». Le commerce lointain peut cependant aussi se révéler contre-productif, du point de vue de la création de systèmes de marché, lorsqu’il alimente les économies locales en esclaves (et il le fera jusqu’au 19e siècle), main-d’œuvre non « libre » susceptible de ralentir, voire d’empêcher la création de marchés du travail… Enfin le commerce lointain permet évidemment cette accumulation primitive du capital, chère à Marx, qui rend possible la constitution du capitalisme… Le grand commerce est donc tout à la fois « créateur d’espaces nouveaux de production » et stimulant des « systèmes de marchés ».

Mais si l’on observe attentivement le matériau historique, il semble que ces effets puissent rester marginaux si le pouvoir politique (ultérieurement l’État) n’interagit pas, d’une façon très particulière, avec le commerce lointain. Par exemple, dans beaucoup de pays asiatiques (sauf en Chine), l’indifférence des pouvoirs politiques envers les commerçants retarderait longtemps la création d’embryons d’économies de marché. À l’inverse, l’État européen en gestation du 15e siècle  va encourager une pénétration des économies locales par le grand commerce, de façon à monétariser ces économies et percevoir facilement l’impôt, gage de sa montée en puissance. Autrement dit, cet État embryonnaire s’appuie clairement sur l’activité des commerçants de longue distance pour affermir son propre pouvoir. Cet impôt est lourd de conséquences : investissement « public » accru, notamment dans l’armée, possibilité d’emprunter avec la garantie des rentrées fiscales, donc création d’une dette « publique », laquelle stimule un embryon de « marché financier », suscite l’épargne, etc. Mais cet enchaînement peut se poursuivre : le crédit aux souverains est souvent le fait des grands marchands (qui tirent ainsi profit, via les intérêts, de la monétarisation des économies – permettant l’impôt – qu’ils ont eux-mêmes engendrée) tandis que la capacité d’emprunter au-delà des ressources de l’impôt permet aux souverains de créer une armée qui, via la conquête extérieure, suscitera à son tour une nouvelle extension de l’espace des productions destinées à l’échange… Toute la phase mercantiliste de la constitution des économies modernes tient dans cette synergie entre commerce lointain et pouvoirs politiques… Extension géographique et approfondissement des systèmes de marché sont donc, au moins entre le 16e et le 18e siècle, mis en relation par le biais d’une certaine instrumentalisation du grand commerce par les États…

Il nous faut sans doute aller plus loin et, sur la base de cet exemple supposé emblématique, analyser dans quelle mesure les pratiques gouvernementales historiques se sont effectivement servies du commerce lointain pour engendrer les configurations successives du Marché. C’est sans doute Foucault qui peut nous apporter le plus ici, dans le cadre de sa typologie des rationalités de gouvernement à l’œuvre dans l’histoire européenne. Et ce d’autant mieux qu’il cerne une rupture à la fin du 16e siècle. Dans son « histoire de la gouvernementalité », cet auteur retrace le processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge (apparu en Angleterre au 12e siècle), devenu aux 15e et 16e siècles État administratif, s’est trouvé petit à petit soumis à une exigence de « gouvernement ». Jusqu’à la fin du 16e, le type dominant de pouvoir serait le pouvoir pastoral, fondé évidemment sur l’analogie du berger et de son troupeau. Il s’agit dans le cadre de ce pouvoir, d’abord d’assurer le salut des ouailles, mais aussi de leur imposer une stricte obéissance. L’art du souverain sera d’autant plus grand qu’il imitera la nature (régie par Dieu), qu’il exercera une force vitale et directrice afin de tenir ensemble des intérêts divergents, et que, tout comme le pasteur ou le père de famille, il rendra possible le salut de ceux dont il a la charge… Le souverain « gouverne » certes, mais au sens où il est partie intégrante de « ce grand continuum qui va de Dieu au père de famille, en passant par la nature et les pasteurs » [Foucault, 2004, p. 238-339]. C’est ce continuum qui est remis en cause à partir de la fin du 16ème siècle, dans la mesure où les découvertes de l’astronomie et de la physique montrent que Dieu ne régit le monde que par des principes, des lois immuables, par ailleurs accessibles à l’entendement. Dieu ne gouverne donc pas le monde sur un mode pastoral, il ne fait que régner au travers de principes abstraits.

Les conséquences de cette rupture sont fondamentales. Le souverain n’a plus à « prolonger sur terre une souveraineté divine qui se répercuterait en quelque sorte dans le continuum de la nature » [idem, p. 242]. Il devient alors détenteur d’une tâche spécifique, gouverner, sans modèle à trouver du côté de Dieu ni du côté de la nature. Il doit faire alors plus que ce qu’implique la pure souveraineté et réaliser autre chose que ce qu’implique le pastorat. Il doit inventer une rationalité de gouvernement, poser une « raison d’État ». Cet État entre alors dans la pratique réfléchie des hommes et se voit défini comme « une ferme domination sur les peuples ». Quant à la raison d’État, c’est « la connaissance des moyens propres à fonder, à conserver et à agrandir une telle domination » [Botero, cité par Foucault, 2004, p. 243].
En conséquence, la « raison d’État » ne se réfère plus à une finalité antérieure ou extrinsèque à l’État lui-même. Au début du 17e siècle, Palazzo appelle raison d’État ce qui est nécessaire et suffisant pour que la république conserve son intégrité. Pour d’autres, cette conservation de l’État, érigée en objectif unique, implique aussi une « augmentation » de l’État [Foucault, 2004, pp. 262-263]. Mais le point important est que cette approche détermine désormais un temps historique et politique indéfini : il n’y a plus à attendre de « fin de l’histoire » ou de retour du Christ. Il y a en revanche à assurer, par l’art de gouverner, une paix perpétuelle entre des États désormais nombreux dans l’espace européen. Cet art de gouverner ne s’inscrit plus à l’intérieur d’un système de lois, mais relève davantage de l’obligation d’assurer le salut de l’État, de préférence à tout autre objectif.

L’art de gouverner consiste donc en une « augmentation de l’État », pas nécessairement extension territoriale mais plutôt accroissement de ses capacités, perfectionnement de ses méthodes, croissance de son influence… Et la raison fondamentale de cette obligation tient dans le contexte concurrentiel dans lequel les États européens se trouvent alors, les uns en regard des autres, à partir surtout de 1648. Les rivalités sont désormais réorganisées en stratégies étatiques : dans ce calcul stratégique, les richesses des États remplacent le trésor du Prince, les ressources économiques mobilisables remplacent les possessions territoriales, les alliances provisoires se substituent aux alliances familiales ou aux inféodations. Calcul des forces, dynamique des alliances, physique des États, constituent l’horizon indépassable de l’art de gouverner. Ce dernier débouche alors sur un équilibre entre les Etats que la diplomatie vient conforter.

L’instrumentalisation du grand commerce devient alors un moyen privilégié de cette « augmentation » de l’état. Et parallèlement elle autorise la création de systèmes élémentaires de marchés. Aux 17e et 18e siècles, cette stratégie s’exerce d’abord directement, dans le cadre des prescriptions bien connues des auteurs mercantilistes : le grand commerce permet de dégager un excédent commercial matérialisé par l’entrée nette de métaux précieux, cet approvisionnement dynamise l’activité tout en fournissant des recettes pour le trésor royal (via l’impôt comme à travers la réception des métaux), recettes qui en retour permettent de lever une armée, laquelle au final permettra de renforcer la position nationale, notamment dans les régions cruciales pour prélever les denrées exotiques revendables, donc capables de déterminer l’excédent commercial.

Mais cette stratégie s’exerce aussi indirectement, dans le cadre d’effets d’entraînement structurant, largement imputables au grand commerce : au versant comptable de l’excédent d’exportations se substitue le versant qualitatif de la commercialisation des économies les plus dynamiques… Ainsi Amsterdam connaît au 17e siècle une étonnante symbiose entre marchands, commerçants de longue distance et élites politiques, sous domination cependant du politique : la Compagnie des Indes Orientales n’est-elle pas possédée par des capitaux privés mais gérée par des représentants du pouvoir politique ? Dans ce cas, il est clair que l’essor commercial externe (en mer du Nord et Baltique puis dans l’océan Indien) piloté par la république des Provinces-Unies, stimule le développement des marchés nationaux de facteurs. Certes le marché de la terre existait depuis la fin du 13e siècle au moins et s’était déjà développé sous l’influence de la construction des polders, les travailleurs concernés récupérant des portions de terre en pleine propriété. Mais il est évident que c’est la capacité des Pays-Bas d’importer leur nourriture qui, en diminuant le prix des céréales, libère le comportement spéculatif des agriculteurs et stimule le marché du foncier. Celui-ci explose littéralement au début du 17e siècle avec un investissement des urbains dans la récupération et mise en valeur de terres. La commercialisation de l’économie rurale est alors unique en Europe, les paysans confiant même leur propre nourriture au marché et se mettant à acheter régulièrement leurs inputs. Pour ce qui est du marché du travail, il est évidemment stimulé du côté de l’offre (la spécialisation agricole libérant de la main d’œuvre) mais aussi du côté de la demande (elle-même liée aux réussites à l’exportation). En conséquence le pouvoir des guildes qui imposait des barrières à l’entrée est, sinon attaqué, du moins confronté à un statut émergent de travailleur précaire qui va progressivement s’imposer.

L’exemple néerlandais est donc particulièrement fascinant en ce que l’expansion géographique des échanges semble donner toute leur dimension à des marchés de facteurs qui, certes précèdent largement le 17e siècle et ses transformations décisives, mais n’avaient aucune raison de se développer en l’absence de ces stimulants majeurs. L’espace mondial est bien, dans l’exemple des Provinces-Unies au 17e siècle, l’outil permettant la mise en place de systèmes nationaux dynamiques de marchés, sous influence déterminante d’un pouvoir étatique très proche des intérêts des marchands… Les Pays-Bas auraient alors connu ce qui est, peut-être, le premier processus de mondialisation….

FOUCAULT M., 2004, Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes études – Gallimard/Seuil.

Pour une histoire de la mondialisation non téléologique

Nous avons montré (papier du 7 février) que l’histoire de la mondialisation peut aisément tomber dans le piège d’une interprétation téléologique qui expliquerait le présent comme la conséquence nécessaire d’une certaine loi de l’histoire. Nous avons également montré que tel semble bien être le cas de l’approche néoclassique en la matière (papier du 21 février), laquelle pose un idéal-type, le principe de convergence, qui devient explicatif par lui-même. Comment réaliser une histoire de la mondialisation qui, tout en assumant l’inévitable « dépendance téléologique », ne procède pas d’une « interprétation téléologique » ? C’est le défi que le papier d’aujourd’hui cherche à relever.

La question fondamentale est de savoir s’il est scientifiquement acceptable de rechercher les chaînes de causalité propres à un phénomène contemporain, sans tomber dans une « téléologie implicite », comme le suggère clairement Minard [2010, p. 456], qui ne procède pas pour autant à la distinction entre dépendance et interprétation téléologiques. Notre réponse consiste à dire que recherche de causalité et dépendance téléologique sont toujours intimement mêlées. Rickert [1997, pp. 130-131] l’énonçait fermement : « Le principe méthodique de la sélection de l’essentiel en histoire est dépendant de valeurs, même dans la recherche des causes, dans la mesure où seules entrent en considération les causes spécifiquement significatives pour la réalisation des biens. » Autrement dit, il ne peut strictement pas exister de recherche de cause hors du cadre de cette dépendance téléologique. Opposer une recherche de causes « sous dépendance téléologique » à une recherche des causes en quelque sorte « pure » n’aurait absolument aucun sens…

Mais ceci nous oblige à assumer, avec Simmel, cette idée plus radicale peut-être que l’historien ne recrée pas un monde ayant existé, mais qu’il donne forme à une matière, qu’il crée un monde original, en grande partie dépendant de nos valeurs présentes et qui ne peut avoir de sens que pour nous. Dans cette conception, le passé est non seulement réinterprété mais encore sélectionné par ses conséquences. Il doit alors être clair que l’histoire sera nécessairement toujours reprise en fonction des questions nouvelles que suscitera l’avenir. La subjectivité du choix prend alors une portée positive : « Si l’histoire est toujours jeune, si elle est toujours à refaire […] c’est que la vie elle-même se renouvelle avec les valeurs auxquelles elle s’attache et que l’homme n’aura jamais fini d’interroger, aussi longtemps qu’il continuera à créer. La subjectivité du choix exprime donc en réalité l’infini de la curiosité historique et elle exprime aussi l’infinité de l’objet » [Aron, 1970, p.225].

Au total la « dépendance téléologique » apparaît comme une condition formelle inévitable mais finalement féconde de la recherche historique. Il importe bien sûr de la différencier de l’interprétation téléologique, laquelle porte sur le contenu de connaissance. La dépendance téléologique n’implique nullement de relier le point (provisoirement) terminal connu à une « raison à l’œuvre » ; elle ne requiert pas plus de considérer qu’un résultat s’impose malgré des actions humaines contraires ou que ce résultat est un aboutissement ultime et nécessaire. De ce point de vue, la dépendance téléologique ne peut nous pousser à considérer, dans le cas qui nous intéresse, la mondialisation présente comme strictement nécessaire ou encore irréversible. Enfin cette dépendance téléologique ne relève évidemment d’aucune eschatologie, fût-elle inconsciente… Elle détermine uniquement le cheminement de la recherche à partir d’une définition de l’objet dans le cadre de valeurs propres à notre contemporanéité.

Qu’est-ce donc en conséquence, au terme de ce long détour, que faire aujourd’hui l’histoire économique de la mondialisation ?

Cela consiste, en application stricte de la logique précédemment évoquée, à construire l’objet de recherche en lien avec des « valeurs » contemporaines. Il faut donc sans doute partir de la mondialisation telle qu’elle se présente à nous, à la fois dans ses attributs descriptifs et dans les « problématiques lourdes » qu’elle nous impose. Nous avons proposé ailleurs [Norel, 2004, pp. 18-24] de caractériser cette « mondialisation contemporaine » par trois éléments, trois « individus significatifs », qui apparaissent seuls véritablement nouveaux depuis le début des années 1980. Bien sûr la libéralisation commerciale, centrale dans l’approche par la convergence, fait partie des éléments matériels à prendre en compte. Mais l’analyse historique montre d’emblée que l’ouverture des économies qu’elle est censée entraîner constitue une tendance de longue durée presque continue (sauf entre 1929 et 1950) depuis le début du 19e siècle. Elle ne sera donc pas retenue dans les éléments novateurs…

Premier élément significatif, la mondialisation des firmes, c’est-à-dire à la fois la définition de stratégies immédiatement conçues sur l’espace mondial, la tendance éventuelle à constituer des oligopoles mondiaux par branche, l’adoption de stratégies post-fordistes ou encore « cognitives ». Le deuxième élément s’identifie à la libéralisation des mouvements de capitaux qui doit manifestement beaucoup à l’action des gouvernements américains des années 1970-1980 : elle détermine la « globalisation financière » qui est à la fois une ouverture internationale des marchés financiers et un approfondissement de ces derniers avec la multiplication de produits destinés à gérer des risques parfois inédits. Le troisième « individu significatif », c’est l’affaiblissement (parfois disparition, souvent transformation ou changement de niveau) des régulations étatiques nationales qui se voient partiellement supplantées par des régulations d’ordre multilatéral, soit à un niveau régional comme celles que s’impose l’Union européenne, soit à un niveau mondial comme l’OMC.

Outre leur caractère original développé ailleurs [idem, pp. 462-541] et qui justifie leur intérêt empirique, ces trois éléments nous paraissent significatifs à la fois des stratégies des acteurs et des « problématiques lourdes » évoquées. Il n’est sans doute pas besoin de préciser que la logique de déploiement des firmes détermine de « nouvelles géographies du capitalisme » [Bouba-Olga, 2006] qui conditionnent la problématique douloureuse des délocalisations. Nulle nécessité non plus d’insister sur le fait que la mobilité internationale des capitaux est l’un des éléments déterminants de l’affaiblissement des politiques économiques nationales (pourtant cruciales en matière d’emploi) ou que, plus généralement, la transformation des régulations étatiques entraîne de lourdes restructurations d’activités (par exemple comme conséquence des accords commerciaux multilatéraux). Stratégies d’acteurs et problématiques vécues sont donc au cœur de ces trois éléments significatifs, ce qui n’était pas immédiatement le cas dans l’approche néo-classique par la convergence.

Est-il possible de procéder à une imputation causale de ces différents phénomènes ? Le tenter, c’est réaliser que ces éléments semblent être des reprises de phénomènes antérieurs similaires. Il est en effet aisé de repérer, dans la seconde moitié du 19e siècle, des antécédents assez caractéristiques : montée d’un investissement direct extérieur propre au « capital financier », intégration financière par la mobilité des capitaux particulièrement forte dans l’espace atlantique, régulation internationale « spontanée » des conjonctures dans le cadre de l’étalon-or. Mais où et quand commenceraient ces derniers éléments ? À quelles causes les relier ? Le réflexe immédiat serait de les imputer à l’achèvement de la révolution industrielle… Mais cet épisode de notre histoire, par ailleurs controversé dans sa nature, semble lui-même avoir été impulsé, puis accéléré, par la constitution d’une « économie atlantique » préalable fondée, entre autres, sur le commerce triangulaire. Cette économie atlantique associait elle-même mouvements internationaux de biens et de facteurs, dans le cadre d’embryons de réseaux d’affaires transnationaux, sous l’hégémonie de la Grande-Bretagne… Autrement dit, des formes d’investissement à l’étranger, de circulation du capital et de régulation internationale (via l’hégémonie d’une puissance) ont précédé le 19e siècle et l’achèvement du capitalisme. Il paraît donc particulièrement arbitraire d’arrêter la régression causale autour de 1780… Mais alors, jusqu’où remonter ?

C’est en fait la difficulté à répondre à cette question qui peut alors nous pousser à un travail d’abstraction afin de cerner « des “faits singuliers” au sens de « types » représentatifs d’un concept abstrait », pour reprendre Weber (cf papier du 24 février), des faits permettant de nous procurer des concepts servant de « moyens de connaissance ». Dans cette perspective on peut dégager un double mouvement, dont les trois phénomènes cités ne seraient que la traduction contemporaine, et qui va nous permettre de construire l’idéaltype « transhistorique » (Hodgson, 2001) indispensable à la lecture du processus historique de mondialisation dans la longue durée…

Les auteurs anglo-saxons emploient couramment le terme de « globalization » pour qualifier ce que nous appelons spontanément mondialisation. La francisation de ce terme en « globalisation » semble donc ne fournir qu’un synonyme. Pourtant les économistes ont régulièrement appliqué ce vocable aux transformations récentes de la finance (on parle moins de « mondialisation financière »). Il y a sans doute là une intuition intéressante dans la mesure où la « globalisation financière » coïncide avec un approfondissement certain des marchés, une connexion plus étroite entre eux, la création de produits et de marchés nouveaux. Plus théoriquement, nous dirions que le système des marchés financiers tend à se faire plus « complet ». Ce terme marquerait plus un approfondissement de la logique marchande qu’une extension géographique des flux concernés…

Cette transformation sémantique est intéressante en ce qu’elle révèle indirectement les deux mouvements centraux que recouvre, dans la longue durée, le processus de « mondialisation ». Ce processus est constitué d’abord d’une extension géographique de l’espace des productions destinées à l’échange. Il est également structuré par une progression de la régulation marchande et de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché, ce que, en suivant Polanyi, on pourrait qualifier de processus de désencastrement. Qui plus est, nous allons montrer que le premier mouvement a tendance à entraîner le second mais de façon discontinue, souvent paradoxale et dans le cadre d’évidentes réversibilités. Si ces deux mouvements coïncident apparemment aujourd’hui, leur association stricte et leur synergie évidente sont finalement assez nouvelles… Plus précisément, le premier mouvement n’entraîne véritablement le second que dans la mesure où l’État est actif dans une certaine forme d’instrumentalisation du grand commerce : seule cette instrumentalisation semble à même de créer des systèmes de marchés à partir du 17e siècle. Nous allons dans le reste de cet article développer les concepts liés à ces deux mouvements. C’est seulement dans un prochain article que nous tenterons de préciser historiquement les modes d’instrumentalisation du grand commerce par les États.

L’extension géographique des productions destinées à l’échange (pas nécessairement marchand) est effectivement une très vieille histoire. L’Antiquité nous en fournit des exemples avérés (production organisée par les Mésopotamiens en Anatolie dès le 19e siècle av. J.-C., structuration productive du monde méditerranéen occidental par les Carthaginois au 8e siècle avant notre ère). Le commerce de céréales des cités grecques (5e et 4e siècles) ou l’expansion romaine du 1er siècle (avec les prélèvements fiscaux qui obligeront les provinces à produire pour honorer leurs obligations) constituent de réelles occasions d’étendre la sphère de production à un espace géographique inédit. Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que cette expansion se reproduit avec l’Islam (à partir de 632 ap. J.-C.), avec l’Empire carolingien, mais aussi la pénétration de Venise en Méditerranée orientale (12éme-13èmes siècles), l’essor atlantique du 16e siècle, les conquêtes mercantilistes de l’océan Indien au 17e, etc.

Ce qui frappe d’abord dans ces différentes expansions de la sphère productive, et c’est un point crucial pour notre propos, c’est l’infinie variété des modalités de l’échange qui l’accompagnent. Cet échange n’est pas toujours marchand : les Phéniciens semblent avoir pratiqué le « troc à l’aveugle »; en Égypte, en Mésopotamie, en Europe sous Charlemagne et dans bien d’autres cas, les prix sont souvent administrés, fixés par le pouvoir ou diplomatiquement négociés. Les exigences fiscales de Rome constituent autant d’occasions d’échanges obligatoires situés hors marché. Les tributs que la Chine impériale perçoit de ses voisins à partir des Han (-206, +220) échappent au marché (mais la revente aux marchands, par le pouvoir, des biens obtenus, en crée un en retour). Cet échange des productions peut être aussi clairement marchand avec des prix libres. Dans ce cas il est réalisé, soit par des marchands individuels et indépendants, le plus souvent appartenant à des diasporas nationales précises, comme dans l’océan Indien dès le 3e siècle, soit par des marchands soutenus et financés par leurs économies, voire leurs « États » d’origine, Venise ou la Ligue hanséatique. L’échange peut être aussi pris en charge par des compagnies directement publiques ou étroitement subventionnées par le pouvoir politique (Compagnies des Indes française ou hollandaise). Qu’elle soit d’abord le fait des conquêtes militaires, des liens diplomatiques ou le résultat de pratiques commerciales (marchandes ou pas), cette extension géographique des productions vouées à l’échange est un fait de longue durée incontestable.

En parallèle (mais pas toujours simultanément) se produit une progression de la régulation marchande, une constitution des marchés en système, une transformation réelle et parfois brutale des sociétés, désormais soumises aux impératifs de ce qui devient progressivement le capitalisme. C’est en cela que la mondialisation constitue un processus d’ « invention du marché », non pas évidemment des marchés en tant que tels, mais plutôt des systèmes de marchés et de la régulation qu’ils induisent, au niveau national puis mondial. On le voit : il importe de distinguer plusieurs concepts relatifs au marché et à son approfondissement. Le concept de marché ne fait pas en soi problème : à un niveau élémentaire, un marché existe dès lors que, pour un bien donné, une offre autonome est confrontée à une demande autonome et que le prix qui en résulte est accepté par les agents économiques et laissé libre de varier quand offre et demande subissent des chocs. Au-delà des marchés spécifiques, on peut reconnaître l’existence d’un « système de marchés » au fait que ces différents marchés, de biens et surtout de facteurs, communiquent, influent les uns sur les autres, et déterminent ainsi une certaine régulation marchande de l’activité globale. Le point crucial d’émergence de systèmes de marchés, c’est lorsque de réels marchés de la terre, du travail et du capital apparaissent, deviennent socialement tolérés et déterminent en conséquence une réelle capacité du système productif de répondre à des variations de demande… De tels systèmes de marchés sont cependant lents à se mettre en place à un niveau « national » ou territorial et n’apparaissent progressivement, en Europe, qu’à partir du 17e siècle…

Pour ce qui nous concerne, le concept de « capitalisme » apparaît évidemment intéressant. S’il constitue un marqueur de l’achèvement des systèmes de marchés, le capitalisme va cependant au-delà. Il se constituerait, selon Weber (1991), entre le 12e et le 19e siècle et ajouterait aux systèmes de marchés embryonnaires une main-mise du capital sur les moyens de production et la recherche rationalisée du profit dans le but de l’auto-expansion de ce capital. Parmi les six conditions que Weber pose comme préalables à cette recherche rationnelle du profit, nous en retiendrons deux : la détention des moyens de production par des entreprises lucratives autonomes à la recherche du profit d’une part, l’existence d’une main-d’œuvre strictement contrainte de se vendre d’autre part. Ce sont là précisément les conditions qui marquent le primat du capital et le travail de désencastrement que ce dernier entreprend. Techniques et droit rationnels, liberté de marché et satisfaction des besoins humains au moyen de ce même marché viendraient compléter le tableau  Ces conditions seraient strictement nécessaires à la rationalisation de l’activité tournée vers le profit. Il apparaît alors que la transformation des sociétés en fonction des impératifs de marché coïncide aussi avec la montée en puissance du capitalisme…

Le processus historique de mondialisation peut alors être défini comme la synergie par laquelle le mouvement d’expansion géographique des échanges facilite la progression de la régulation marchande, puis éventuellement du capitalisme. Mais cette synergie n’a rien de mécanique : le premier mouvement n’entraîne le second que tendanciellement et les conditions de l’accomplissement de ce dernier sont multiples. En revanche, c’est bien cette synergie que l’on observe dans la mondialisation présente. La réintégration dynamique dans la sphère des échanges de la Chine après 1980, de la Russie après 1990, mais aussi de l’Amérique latine après la décennie perdue, voire de l’Afrique ces dernières années, s’est accompagnée d’une sophistication des marchés, d’une libéralisation mondiale, d’une main-mise du capital sur de nouveaux territoires (vivant, connaissance, etc.). C’est bien elle aussi qui a été observée dans ce que les néoclassiques nomment la première mondialisation (1860-1914). Et il apparaît possible de la repérer aussi à la fin du 18e siècle : le capitalisme anglais atteint sa maturité par l’apparition de techniques rationnelles et la réalisation d’un marché du travail salarié, lesquelles sont strictement dépendantes de la constitution de l’empire et de sa dimension commerciale.

Il resterait à savoir pourquoi cette synergie ne se produit pas du tout ou seulement très partiellement, ailleurs et dans d’autres temps (on pense par exemple à la Chine de la dynastie Song). Il faudrait aussi comprendre pourquoi certaines puissances européennes, qui ont pourtant pratiqué l’expansion géographique des échanges (l’Espagne et le Portugal au 16e siècle), n’en ont pas bénéficié sous la forme d’un progrès de la régulation marchande ou d’une construction du capitalisme. Ceci sera l’objet d’un autre papier…

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil (coll. Points)

BOUBA-OLGA O., 2006, Les Nouvelles Géographies du capitalisme : comprendre et maîtriser les délocalisations, Paris, Seuil.

HODGSON G., 2001, How Economics Forgot History, London and New York, Routledge.

MINARD P., 2010, « Révolution industrielle et divergence Orient-Occident – une approche d’histoire globale », Revue de synthèse, tome 131, 6e série, n° 3, pp. 455-464.

NOREL P., 2004, L’Invention du marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

RICKERT H., 1997, Sciences de la culture et sciences de la nature, Paris, Gallimard.

SIMMEL G., 2004, La Forme de l’histoire, Paris, Gallimard.

VEYNE P., 1996, Comment on écrit l’histoire ? Paris, Seuil (coll. Points).

WEBER M., 1991, Histoire économique, Paris, Gallimard.

L’approche néoclassique de l’histoire de la mondialisation

Dans un papier récent (7 février) nous avions montré qu’il existait un « problème téléologique » dans toute tentative de proposer une « histoire de la mondialisation ». Nous avions aussi pris soin de distinguer la « dépendance téléologique », soit la situation de fait de tout historien qui cherche à éclairer la formation d’un phénomène et connait donc le résultat provisoire du processus à expliquer, de « l’interprétation téléologique ». Dans cette dernière, c’est la mise au jour d’une nécessité historique, d’une loi ou ruse de l’histoire, qui tient lieu d’explication, au mépris de la contingence du réel et de la diversité des stratégies d’acteurs. Afin de savoir si toute histoire de la mondialisation est obligatoirement une interprétation téléologique, nous proposons aujourd’hui d’analyser la réponse que les historiens économiques néoclassiques donnent indirectement à cette question à travers un discours particulièrement structuré.

Dans la lignée de Ricardo, les économistes classiques nous ont enseigné que tout pays, même moins efficace qu’un autre dans la fabrication de deux produits, a cependant intérêt à se spécialiser (dans le produit où il est relativement moins désavantagé) et à échanger avec ce partenaire, qui lui même y trouvera avantage. Il découle de cette approche (réductrice dans la mesure où l’effort productif est assimilé au seul temps de travail) une forte stimulation à densifier les échanges internationaux. L’analyse néoclassique de Heckscher-Ohlin et surtout Samuelson, qui prend en compte la pluralité des facteurs de production, montre alors que cette intensification du commerce mondial des biens, si elle s’effectue en fonction des dotations relatives en facteurs, est source d’une certaine convergence internationale. En effet un pays possédant une main-d’œuvre relativement abondante (donc peu coûteuse) en regard de sa disponibilité en capital, aura intérêt à se spécialiser en biens utilisant abondamment cette main-d’œuvre. Dès lors le prix relatif de cette main-d’œuvre tendra progressivement à s’élever… Sous plusieurs conditions (proximité relative des dotations en capital et travail entre les partenaires, commerce de plusieurs produits, disponibilité des mêmes techniques notamment), elle conduirait même à une égalisation internationale du prix relatif des « facteurs de production » (c’est-à-dire le rapport entre taux de salaire pour la main-d’œuvre et taux de profit pour le capital) entre les différents partenaires commerciaux. Autrement dit, l’échange international, intéressant pour tout le monde, homogénéiserait l’espace économique mondial en rendant égaux les salaires horaires (à condition que les taux de profit le soient déjà) entre les nations.

Le raisonnement précédent fondait l’égalisation internationale du prix relatif des facteurs sur les effets du libre échange en matière de commerce de biens. Mais cette égalisation des prix des facteurs pourrait être obtenue directement, par les mouvements autonomes de ces mêmes facteurs, des hommes comme des capitaux. Ainsi les travailleurs, migrant des pays où la main-d’œuvre est abondante et mal payée vers ceux où elle est rare, donc mieux rémunérée, tendraient à égaliser les conditions d’offre de travail entre les deux espaces, conduisant à la hausse des salaires, suite à leur départ, là où ils étaient bas, provoquant leur réduction, du fait de leur arrivée, là où ils étaient plus hauts. Les mouvements de facteurs seraient alors en quelque sorte un substitut du mouvement des marchandises en cas de protectionnisme commercial, ou un complément non négligeable pour réaliser la convergence, en cas de libéralisation commerciale. Dans ces deux analyses, que ce soit par le libre échange des biens ou par la mobilité des facteurs, c’est l’intérêt bien compris des différentes économies nationales qui doit les pousser à libéraliser les relations entre elles et à créer ce marché mondial (de biens comme de facteurs) qu’évoquait déjà Marx… En retour le marché mondial déboucherait donc sur une spectaculaire « convergence » (par exemple des taux de salaire du travail non qualifié) entre les économies participantes.

Le concept de convergence devient alors central dans l’analyse des relations économiques internationales. C’est ce concept qui, particulièrement pertinent a priori dans les phases de libéralisation rapide des échanges de marchandises et/ou de facteurs, conduit les auteurs néoclassiques à identifier les deux phases de mondialisation (1860-1914 et depuis les années 1980) à un processus caractérisé de convergence. Certes, ils définissent formellement la mondialisation par l’intégration mondiale des marchés de biens, du capital et du travail (Bordo et alii, 2003, pp. 1-3). Mais ils identifient aussitôt ce processus à une « impressionnante convergence dans les niveaux de vie » (O’Rourke et Williamson, 2000, p. 5) et estiment que « l’essentiel de la convergence entre 1850 et 1914 est imputable aux forces libéralisées du commerce et des migrations de masse » (ibidem). Autrement dit, ils ne font pas rentrer dans leur caractérisation du phénomène des éléments qui apparaîtraient éventuellement importants : stratégies inédites des firmes internationalisées, disparition ou transformation des régulations étatiques, pour ne citer que les plus immédiats.

Au strict plan de l’analyse économique, les nombreuses et restrictives hypothèses théoriques qui permettraient, dans le cadre du théorème Heckscher-Ohlin-Samuelson, l’égalisation des prix des facteurs empêchent de considérer cette thèse comme autre chose qu’une position de principe, de fait trop générale pour devenir une prescription universelle… Par ailleurs cette approche prend les économies nationales comme un tout dont l’intérêt serait clair et unique. Or, si la liberté des échanges apparaît globalement profitable à chaque pays, elle crée à l’intérieur de ces économies des perdants et des gagnants… Dans ces conditions, s’il est envisageable d’indemniser les perdants à partir du bénéfice des gagnants, la mise en œuvre de ce processus requiert certaines conditions politiques dont l’absence interdira une vision claire de l’intérêt du pays dans l’échange. Par ailleurs on sait aujourd’hui que l’essentiel du commerce international est inexplicable par cette approche fondée sur la complémentarité : l’essentiel des échanges relèverait du commerce de concurrence (échanges intra-branche) ou d’un commerce déterminé par des rendements d’échelle croissants.  Enfin on ne saurait éluder les théories de la croissance dite endogène qui, en renouvelant la théorie de la croissance dans les années 1990, ont contredit l’hypothèse de convergence pour ce qui est du revenu par tête.

Mais c’est surtout au plan épistémologique que l’approche historique de la mondialisation par le principe de convergence apparaît contestable.

Une première ambiguïté surgit dans la mesure où la nature de la scientificité mise en jeu reste incertaine. Dans la mesure où l’approche dominante définit le phénomène à étudier par les conséquences d’une loi tirée de la théorie économique pure (conséquences supposées se réaliser dans les périodes de libéralisation), le travail scientifique consiste d’une part à vérifier que les périodes dites de mondialisation voient bien ces effets se manifester, éventuellement dans le cadre d’une discontinuité chronologique, d’autre part à tester l’imputation causale de ces effets à la loi envisagée. L’objet d’étude est donc largement extrait de la loi et ne résulte pas d’une caractérisation préalable du phénomène de mondialisation, à partir d’un matériau empirique foisonnant et en fonction d’intérêts de connaissance explicités.

Or la démarche historique est fondamentalement différente. C’est en choisissant les individus significatifs (personnes, actes ou phénomènes) en fonction des valeurs (celles de l’historien ou celles des hommes ayant vécu cette histoire) que la science historique procède. Ces valeurs peuvent être l’État, la démocratie, la paix ou bien encore l’émergence d’une économie mondialisée…  Elles ont, en histoire, la même fonction que les lois dans les sciences de la nature : elles permettent de distinguer l’essentiel du secondaire, ce qui nous intéresse de ce qui n’a pas lieu d’être retenu. À partir de cette individualisation sélective, l’historien construit des ensembles tout aussi singuliers et uniques, il découpe des totalités signifiantes et ne conserve, dans leur devenir, que les événements qui ont contribué à la réalisation progressive de la valeur choisie. L’histoire devient alors formellement une « science des individus significatifs » (Aron, 1970, p.126).

De quel type de scientificité peut donc relever un discours sur l’histoire économique de la mondialisation ? Du point de vue de la logique de la science historique, il semble que l’approche du processus de mondialisation par la convergence confère vraisemblablement trop d’importance à la loi au détriment des faits singuliers, en l’occurrence des stratégies d’acteurs, des connivences et/ou reconfigurations de pouvoir entre États et forces de marché, des rationalités décisionnelles en jeu. Elle identifie d’emblée « mondialisation » et « réalisation d’une convergence », laquelle se trouve être théoriquement attendue depuis longtemps, et seulement mieux testable dans le contexte original présent. L’approche par la convergence ne tombe-t-elle pas alors dans un travers largement naturaliste qui poserait implicitement que la loi et sa vérification sont la véritable fin de l’histoire ? Le choix de l’objet est ici solidaire d’une approche implicite voulant que le réel se limite aux conséquences observables d’une loi, qui a posé comme accidents tout ce qui ne relève pas de la problématique théorique envisagée. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’une prise au sérieux concrète de l’ensemble des caractères de la situation économique nouvellement ressentie depuis une vingtaine d’années conduirait, en dehors de tout empirisme naïf, à choisir un autre objet d’étude, comme une autre sélection ultérieure des faits individuels pertinents.

Max Weber nous permet de préciser cette critique. Chez cet auteur, la logique de la science historique consiste en premier lieu à sélectionner les faits constituant l’objet, en fonction de valeurs par définition subjectives, relevant de l’intérêt propre de l’historien. Cette logique consiste dans un second temps à établir les liens de causalité entre les faits, à expliquer causalement la situation présente par une régression historique (fondée notamment sur la méthode contrefactuelle). Mais parallèlement il s’agit de comprendre les raisons des acteurs historiques, les motifs de leurs conduites et de leurs stratégies afin de révéler des relations intelligibles entre des faits qui, par ailleurs, s’enchaînent causalement. Penchons-nous davantage sur ces trois temps nécessaires de la sélection subjective d’abord, de la causalité ensuite, de la compréhension enfin.

La sélection des faits constituant l’objet s’effectue en fonction de valeurs subjectives mais aussi en fonction de leur efficacité historique présumée, de leur valeur causale. La sélection se réalise aussi et surtout en fonction de la capacité de certains faits à constituer des « moyens de connaissance » et c’est ici qu’intervient la construction de l’idéal-type. Weber fait ainsi « la différence, d’une part entre  la construction de concepts qui emploie en guise d’exemples des « faits singuliers » au sens de « types » représentatifs d’un concept abstrait, ce qui veut dire comme moyens de la connaissance et d’autre part, l’intégration du « fait singulier » comme chaînon, c’est-à-dire comme « raison d’être » dans un ensemble réel, donc concret » (Weber, 1992b, pP. 232-233). Il oppose ainsi le fait constituant une « raison d’être » au fait servant de « raison de connaître », de moyen de connaissance, par l’intermédiaire d’un concept idéal-typique construit. Un tel concept n’est nullement le but de la connaissance et il ne sert que comme référence idéale afin de mesurer les écarts du réel au concept. De fait le concept idéal-typique « n’est pas obtenu par généralisation mais par rationalisation utopique » (Aron, 1970, p. 230). Mais pour Weber, « rien n’est sans doute plus dangereux que la confusion entre théorie et histoire, dont la source se trouve dans les préjugés naturalistes. Elle se présente sous diverses formes : tantôt on croit fixer dans ces tableaux théoriques et conceptuels le « véritable » contenu ou « l’essence » de la réalité historique, tantôt on les utilise comme uns sorte de lit de Procuste dans lequel on introduira de force l’histoire, tantôt on hypostasie même les « idées » pour en faire la « vraie » réalité se profilant derrière le flux des événements ou les « forces » réelles qui se sont accomplies dans l’histoire » (Weber, 1992a, p. 178).

Les auteurs néoclassiques tentent bien de montrer les limites effectives de la convergence et, dans leur analyse sociohistorique, les écarts entre le réel et le tableau idéal. Mais le type de glissement dangereux qu’évoque Weber est ici patent dès l’origine : en identifiant mondialisation et convergence, on assimile le phénomène historique à expliquer aux conséquences du tableau idéal posé. Il y a donc, dès la définition, hypostase de l’idéal-type pour en faire l’une des forces s’accomplissant dans l’histoire. Mais il y a sans doute plus grave dans la mesure où l’approche par la convergence « vérifie » que, lorsque les conditions utopiques propres à l’idéal-type tendent à se réaliser, au cours des phases présumées de mondialisation, cet idéal-type « fonctionne » correctement, au sens où les effets qu’il annonce se réalisent. On reste donc dans la confirmation de la cohérence interne de l’idéaltype. On ajoute le constat que ces conditions se matérialisent à une époque donnée, ce qui relève de la pure description… On approfondit alors la théorie économique, on ne fait pas d’histoire…

Là où Weber a sans doute le plus apporté à l’épistémologie de l’histoire, c’est dans l’exigence de compréhension des relations historiques. Comprendre veut dire ici « saisir avec évidence le lien de phénomènes qui sont extérieurs à notre conscience, être capable de reproduire en soi un déroulement psychique, atteindre le sens des faits sur un plan empirique » (Aron, 1970, p.239). Cette compréhension passe, on le sait, par l’interprétation des motifs de comportement des acteurs historiques (individuels ou collectifs). Mais aussitôt se pose la question de savoir « à quelles conditions, dans quelles limites, un jugement fondé sur la compréhension peut être dit valable pour tous, c’est-à-dire vrai » (ibidem, p. 240). La première réponse est que la compréhension ne suffit pas mais doit être vérifiée par un raisonnement portant sur la causalité. La seconde réponse consiste à considérer, à titre d’hypothèse, que les comportements relèvent d’une certaine « rationalité finale », celle qui adapte les moyens aux fins, quelles que soient ces dernières. Dans ce cas la compréhensibilité en devient immédiate, ce qui n’exclut pas les équivoques, dans la mesure par exemple où des mobiles cachés peuvent se superposer à un comportement apparemment ou explicitement finalisé. Mais Weber considérait que la recherche des motifs « véritables » était indispensable, notamment parce que les conséquences d’une action correspondent rarement à l’intention de l’auteur. En conséquence, toute imputation rationnelle apparaît biaisée. Cette dichotomie est précieuse pour notre propos. Il est clair en effet que les lois économiques, en particulier celles du commerce international, sont fondées sur une rationalité de comportement (en l’occurrence de la part des pays qui échangent). Mais comme nous l’avons mentionné, l’intérêt rationnel de chaque échangiste n’est pas nécessairement perçu ou, s’il l’est, se révèle politiquement inopérant. Certes l’approche de la mondialisation par la convergence tient compte a posteriori du fait que les « perdants » peuvent bloquer le processus : c’est même dans cette prise en compte que se matérialise, dans cette approche, l’écart à l’idéal-type. Mais elle ne prend pas en compte les États ou les firmes comme acteurs autonomes, pourtant souvent déterminants des décisions. Elle manifeste ainsi une « compréhension » extrêmement limitée des acteurs. Dans le cadre de la rationalité économique postulée, cette approche ne peut évidemment prétendre insérer toute la réalité dans le réseau de lois qu’elle avance.

Est-il finalement déplacé de suspecter, dans l’approche de la mondialisation par l’intégration et la convergence, une parenté implicite avec les philosophies de l’histoire (cf papier du 7 février) ? N’est-il pas évident que cette représentation cherche à rendre compte d’un processus posé comme finalisé, pour lequel le résultat est présent dans une certaine « raison » à l’œuvre ? Est-il abusif de penser que la régulation marchande viendrait y prendre la place de la providence, « agissant comme cette dernière en dépit des actions humaines contraires », ou encore comme « ruse de la raison active à l’insu des passions humaines » ? N’apparaît-il pas que le discours sur l’intégration « met en relation événements et conséquences historiques et les rapporte au sens ultime » de la convergence ?  Ne peut-on voir enfin une dimension eschatologique dans le discours sur une mondialisation censée résoudre un ensemble considérable de problèmes ? Certes on peut étudier la convergence dans l’économie mondiale sans nécessairement y voir à l’œuvre un sens caché, encore moins divin évidemment…Il n’en reste pas moins que la littérature actuelle non technique (notamment anglo-saxonne) sur la mondialisation regorge de références qui adoptent sans recul cette position « finaliste » dans laquelle les décennies actuelles verraient enfin la victoire du marché et de la rationalité sur les affres du politique, voire déboucheraient carrément sur la « fin de l’histoire ».

On sait ce que la crise financière, depuis 2008, a fait de ces prétentions. Mais pour compléter cette critique du courant dominant en « histoire économique de la mondialisation », il nous faut proposer une autre méthode d’analyse historique qui prenne en compte les limites ici posées. C’est ce à quoi s’emploiera le prochain article…

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil.

BORDO M., TAYLOR A., WILLIAMSON J., 2003, Globalization in a Historical Perspective, Chicago, University of Chicago Press.

NOREL P., 2007, “Mondialisation et histoire : une approche épistémologique”, Revue Internationale de Philosophie, n°1, p.33-55.

O’ROURKE K.H., WILLIAMSON J.G., 2000, Globalization and History, The Evolution of a Nineteenth Century Atlantic Economy, London and Cambridge, MIT Press.

WEBER M., 1992a, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon et Presses Pocket.

WEBER M., 1992b, « Études critiques pour servir à la logique des sciences de la  culture », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon et Presses Pocket.

L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ?

L’histoire globale a souvent été définie comme étant, à son niveau le plus élémentaire, une analyse des connexions de longue distance entre des sociétés éloignées. Il s’agirait alors de décrire, puis de comprendre la portée, de relations lointaines matérialisées par des échanges de biens, des transferts de plantes ou de semences, des transmissions de techniques, des circulations d’hommes ou de métaux précieux, voire des contaminations microbiennes ou virales… Ainsi, saisir les conséquences des grandes pestes qui traversent l’Eurasie d’est en ouest, au début du 14e siècle, est de première importance pour analyser la crise du Moyen Âge en Europe et la dissolution du féodalisme. De même, savoir que 60 % au moins de l’argent extrait aux Amériques par les conquistadors espagnols terminait sa course, non pas sur notre continent mais en Inde et en Chine, en raison du déficit commercial européen vis-à-vis de l’Asie, amène à s’interroger sur la hiérarchie des puissances économiques à l’époque. Sur cette base, l’histoire globale peut alors tenter d’identifier des hiérarchies, des phénomènes d’exploitation commerciale, voire des systèmes-monde suivant la conceptualisation mise en place par Braudel et Wallerstein.

L’histoire globale ne serait cependant pas purement « connexionniste », vouée à révéler des liens cachés et des hiérarchies lointaines. Pour reprendre ici la définition de Patrick O’Brien, elle serait aussi comparatiste, c’est-à-dire vouée à analyser des différences de trajectoires économiques, politique, sociales ou culturelles entre des espaces supposés largement indépendants et obéissant à des déterminants aussi endogènes. Ainsi en est-il de la construction de marchés ou de quasi-marchés entre l’Europe et la Chine, de la relation différente entre pouvoir politique et grands marchands d’un extrême à l’autre du continent eurasien. À la limite, cette démarche comparatiste conduit à analyser pourquoi le capitalisme européen forgé entre 15e et 18e siècle ne s’est pas répandu rapidement sur la planète. Ou inversement, si l’on entend sortir de l’eurocentrisme spontané de nos représentations, pourquoi le développement économique chinois des périodes Song et Ming, fondé sur l’accès direct au marché des producteurs (et moins le salariat) comme sur des technologies intensives en travail (et non en capital), ne s’est pas spontanément développé en Europe. L’illustration la plus frappante de cette méthode comparatiste se situerait sans doute dans le travail effectué par Kenneth Pomeranz sur « la grande divergence » du 18e siècle…

L’analyse de l’histoire de la mondialisation contemporaine, de ses précédents historiques reconnus à la fin du 19e siècle, voire de ses origines plus lointaines, semble a priori relever du connexionnisme, donc constituer un champ immédiatement légitime au sein de l’histoire globale. Il n’en reste pas moins que certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour lui contester ce statut. Dans la mesure où l’histoire de la mondialisation relèverait d’une certaine téléologie, chercherait à reconstruire des chaînes causales et des processus en connaissant le point d’arrivée, négligeant ainsi des faits importants pour ne sélectionner que ce qui l’intéresse, elle relèverait au mieux d’une attitude naïve, au pire d’une escroquerie pseudo-scientifique… Si cette critique doit être prise au sérieux et met le doigt sur des dérives qui existent effectivement (notamment dans l’histoire économique d’inspiration néo-classique menée par O’Rourke et Williamson), il semble cependant qu’elle oublie quelques fondements épistémologiques de la démarche historique, particulièrement bien élaborés en son temps par Raymond Aron.

Le point de départ de toute réflexion sur la démarche historique est sans doute l’interrogation sur les « intérêts de connaissance » de l’histoire. Que veut-on apprendre d’elle ? Est-elle l’objet d’une simple curiosité factuelle et descriptive ? Est-elle au contraire source d’une interprétation du monde, d’une théorisation du changement social ? Aron s’est particulièrement intéressé à cette problématique. On peut sans doute résumer son travail en affirmant qu’il convient, pour lui, de ne pas confondre « dépendance téléologique » et « interprétation téléologique » dans le travail de l’histoire. Par dépendance téléologique, il faut entendre ce fait que nous nous intéressons inévitablement au passé à partir de problématiques qui nous sont propres, donc en connaissance de la « suite des événements », afin de reconstruire un  cheminement plausible vers aujourd’hui. Et cette trajectoire reconstruite n’aurait d’intérêt que pour nous, laisserait largement indifférents nos prédécesseurs du 19e siècle comme elle paraîtra sans doute simpliste ou déplacée pour nos descendants dans trois générations. Notre intérêt pour le passé dépendrait donc inéluctablement de ce que nous sommes devenus aujourd’hui et il n’y aurait pas lieu d’en avoir honte. Il faudrait au contraire l’assumer puisque cette dépendance constituerait le fondement même de notre compréhension du présent. Mais il n’en faudrait pas moins se garder d’une tentation bien réelle, celle de faire inconsciemment une interprétation téléologique de l’histoire, travers dans lequel sont clairement tombées les « philosophies de l’histoire », de saint Augustin à Karl Marx : tentons de cerner en quoi ces dernières sont réellement inacceptables

Pour Karl Löwith, ces philosophies dériveraient inconsciemment vers une « interprétation systématique de l’histoire du monde selon un principe directeur qui permet de mettre en relation événements et conséquences historiques et de les rapporter à un sens ultime » [Löwith, 2002, p. 21]. Elles commenceraient avec Voltaire et reprendraient, en quelque sorte en la laïcisant, la conception propre à saint Augustin d’une histoire déterminée par un grand dessein divin et destinée à s’achever dans le « Salut » promis à tout le genre humain. Ces conceptions téléologiques de l’histoire se présenteraient d’autant plus facilement, encore aujourd’hui, comme « philosophie spontanée des historiens » que, jusqu’à Hegel et Marx, soit jusqu’au milieu du 19e siècle, elles auraient dominé le champ historique. Il vaut sans doute la peine de présenter les deux phases qui caractérisent chronologiquement cette forme particulièrement prégnante de penser l’histoire.

La première phase commencerait, au début du 5e siècle, avec saint Augustin, pour qui seule importe, en fait comme en droit, l’histoire religieuse. Celle-ci commencerait par la Création, puis les promesses de l’Ancien Testament, culminerait dans la mort et la résurrection du Christ, lesquelles inaugureraient un deuxième âge devant mener à la rédemption. Dans ce déroulement, c’est le péché originel qui naturellement « exige » l’histoire. Chez saint Augustin, l’histoire du monde n’a aucune importance ni en elle-même, ni en tant que révélateur potentiel du moment de la fin puisque celle-ci est tout entière dans la volonté de Dieu et ne saurait donc a priori être annoncée par des signes quelconques. Cette vision se modifie avec Joachim de Flore qui, au 12e siècle, insinue que le déroulement de l’histoire du monde a de l’importance pour l’histoire du Salut, en tant que révélateur de la marche vers celui-ci. Une transformation a donc eu lieu même si le sens de l’histoire du monde lui est finalement toujours conféré de l’extérieur. Avec Bossuet, au 17e siècle, le renversement est beaucoup plus radical puisqu’il considère que c’est la Providence, le dessein de Dieu, qui se manifeste dans l’histoire du monde, à l’encontre même des désirs et des actes individuels et collectifs, et qui révèle une sagesse là où notre vision limitée ne verrait que désordre… Ce règne de la Providence dans l’histoire du monde détermine donc une interaction entre les deux histoires (événements sacrés et profanes ne sont de fait plus distingués). C’est cette liaison de l’histoire mondaine et de l’histoire sacrée qui permet de donner un sens ultime à l’histoire du monde. En effet, « ce n’est plus seulement l’histoire sacrée mais aussi l’ascension et le déclin des empires terrestres qui doivent être expliqués par une conduite mystérieuse » [Löwith, 2002, p. 178]. Ainsi s’achèverait la phase proprement religieuse de la vision téléologique de l’histoire.

Voltaire va beaucoup plus loin en 1756, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, en niant l’intervention divine dans l’histoire du monde et en récusant la perspective du Salut. Il constitue le tournant crucial puisqu’il sécularise cette perspective en considérant que l’histoire prend un sens nouveau, celui du progrès et de la réalisation du bonheur humain : c’est la première « philosophie de l’histoire » au sens propre. Il commence par discréditer l’histoire biblique en montrant l’ancienneté de l’histoire chinoise. Il sépare ensuite l’histoire sacrée de l’histoire du monde que leur fin commune établissait, selon Bossuet, dans une relation réciproque providentielle. Alors Dieu n’intervient plus dans l’histoire humaine : le sens et la fin de l’histoire consistent à améliorer les relations entre les hommes grâce à leur propre raison, à les rendre moins ignorants, meilleurs et plus heureux…

La deuxième phase peut alors se déployer. Turgot, en 1750, s’intéresse au progrès du genre humain et de l’esprit humain sous l’angle de la contribution que le christianisme a apportée. La loi naturelle du progrès s’impose peu à peu à l’histoire sous l’influence évidente de l’esprit du christianisme qui a permis de prendre conscience des droits naturels de tous les peuples. Cette loi prend de fait la place de la Providence, agissant comme cette dernière en dépit des actions humaines contraires, quoique de mieux en mieux intériorisée. Chez Condorcet (1793), la croyance au progrès et à la perfectibilité humaine est portée à son apogée (et relierait cet auteur à l’espérance chrétienne d’une perfection future). Le cheminement du progrès doit permettre de prédire avec certitude les perspectives futures du genre humain. C’est Hegel qui parachève cette conception vers 1830 : la question du sens de l’histoire se pose nécessairement à nous à partir des drames et du chaos de l’histoire. Il développe comme Voltaire la thématique du progrès historique mais cette fois en reprenant la logique de la Providence, assimilée à la fameuse « ruse de la raison », active à l’insu des passions humaines et qui permet d’établir sur Terre la volonté divine. Si l’histoire est progrès, elle est aussi et surtout réalisation de l’Esprit humain à travers les trois stades de l’esprit subjectif (conscience, conscience de soi, raison), de l’esprit objectif (droit abstrait, moralité, réalité morale et sociale) et de l’esprit absolu (art, religion, philosophie). Il développe aussi l’idée que l’histoire commence en Orient et se finit en Europe, l’esprit parvenant à l’effectivité et à la conscience de la liberté seulement en Europe, à l’époque de Napoléon. Cette effectivité de l’esprit correspond aussi à l’achèvement du sentiment religieux : en tant que sécularisation de l’esprit chrétien, l’histoire du monde est alors une théodicée… Sa pensée est donc « un surprenant mélange : l’histoire du Salut est projetée sur le plan de l’histoire du monde, et cette dernière est élevée au rang d’histoire du Salut » [Löwith, 2002, p. 87].

Clôturant cette deuxième phase, Marx réaliserait une construction historique dans laquelle, de la même façon qu’il y a un avant et un après J.-C., il y aura un avant et un après établissement de la dictature du prolétariat, cette dernière étant censée mener à la fin des antagonismes (comme à la rédemption), établir le règne de la liberté. La composante eschatologique serait donc chez Marx aussi prononcée que dans le christianisme. La composante messianique ne le serait pas moins : s’il reprend la dialectique hégélienne, il instaure le prolétariat comme instrument de la négation. Il en fait le peuple élu du matérialisme historique qui, en luttant pour ses intérêts saura promouvoir l’intérêt général, faisant ainsi rejoindre son histoire particulière et l’histoire universelle. Löwith développe par ailleurs l’idée que l’exploitation chez Marx constitue d’abord un jugement moral et l’assimile au péché originel dans le christianisme. Il poursuit l’analogie en émettant l’idée que jugement dernier et crise finale prédite du capitalisme se correspondraient… Le matérialisme historique devient ainsi « une histoire sacrée formulée dans la langue de l’économie politique » [ibid., p. 70].

Dans toutes ces philosophies  se retrouve une conception presque identique : une loi de Dieu, de la raison ou de l’histoire, serait toujours à l’œuvre, procédant éventuellement par ruses ou détours afin de réaliser l’inéluctable… Nulle importance ici pour l’accident. Peu de place non plus pour les stratégies des acteurs concrets. L’approche néoclassique de la mondialisation, aujourd’hui dominante en histoire économique, relève-t-elle, dans ses fondements comme dans son analyse concrète, d’une interprétation téléologique similaire ? C’est ce que nous tenterons de montrer dans un prochain article (à paraître le 21 février), étayant alors un réel danger inhérent à la « dépendance téléologique ». Mais nous essaierons aussi de montrer qu’il n’y a là rien d’inéluctable et qu’une histoire de la mondialisation, à condition de penser cette distinction entre dépendance et interprétation téléologique, peut être réellement féconde.

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil, coll. « Points ».

LÖWITH K., 2002, Histoire et Salut – les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard.

O’ROURKE K.H. et WILLIAMSON J.G., 2000, Globalization and History, The Evolution of a Nineteenth Century Atlantic Economy, London and Cambridge, MIT Press.