Denys Lombard : « le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale

Denys Lombard (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, la politique scientifique dite des « aires culturelles » sur le modèle des area studies que l’on connaît dans les universités du monde anglophone. À la Maison des sciences de l’homme et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avaient été ainsi créés des centres de recherches dédiées à la Chine, l’Inde, l’Afrique, la Russie, etc. Ils devaient réunir les différentes disciplines des sciences sociales de façon transversale autour d’un objet commun, une civilisation. Mais loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard y voyait des tremplins pour un large comparatisme. Il était marqué par le souci d’en scruter les recouvrements, les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voyait ainsi dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisaient les apports chinois, indiens, islamiques et européens.

Une approche « géologique »

Spécialiste de l’Insulinde, il avait intitulé sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique », s’inscrivant ainsi clairement dans la filiation braudélienne. Son étude majeure reste Le Carrefour javanais [1990]. Consacrée au monde articulé autour de l’île indonésienne de Java, elle surprend par son ordonnancement d’ensemble. Car son approche, qualifiée de « géologique », consiste à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui : « Cherchant à privilégier la notion de strate (…), nous avons présenté les différentes nébuleuses mentales dans l’ordre même où elles affleurent », écrit-il. D’abord l’analyse de la présence occidentale, avec les premiers contacts au 16e siècle ; puis l’étude des réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée par l’établissement de « consuls » marchands étrangers dès le 9e siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le 8e siècle. Chacun des trois tomes du Carrefour javanais est donc consacré à une de ces étapes.

Cette démarche en trois étapes (chacune étant marquée par un tome du livre, et remontant plus avant dans le temps que la précédente) n’est pas celle d’une histoire régressive, dans la mesure où l’ordre chronologique habituel est rétabli pour chacune des strates, pour chaque apport des composantes de la mentalité javanaise, mais en liant toujours les éléments qu’une analyse parcellaire renverrait à l’économique, au social ou au politique. Cela permet de restituer sa temporalité propre à chaque étape : bien plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés. Autant de phénomènes de très longue durée qui s’inscrivent conjointement dans l’instant depuis plusieurs siècles. On comprend dès lors pourquoi l’ouvrage est sous-titré « essai d’histoire globale ».

Le Carrefour javanais refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique : pas de récit continu, donc, mais à chaque échelle, des fragments de récit. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux analyser les divers terrains qui composent le présent paysage, et mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui [LOMBARD, 1990] ».

Pour une histoire des dynamiques

En somme, Lombard décrit l’affleurement actuel des couches puis, pour comprendre leur configuration contemporaine, il creuse une série de galeries parallèles, en suivant leur pendage. Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit (1948-1996), filant la métaphore géologique, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments », lesquels ne communiquent qu’en un seul point, le présent. « À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés [LEPETIT, 1999] ».

En indiquant les limites d’une influence occidentale qui est la plus récente, même si beaucoup la pensent comme la plus significative, en soulignant par contraste la prégnance des réseaux asiatiques et les héritages multiples des civilisations agraires de culture indienne, Lombard rompt avec une ancienne vision européocentrée qui imputait à l’Occident l’introduction de la « modernité »: il est clair que c’est l’islam des marchands qui a acclimaté à Java des conceptions nouvelles du temps et de l’individu. De même, les Européens n’ont fait en somme que se glisser dans les réseaux préexistants, d’origine asiatique. L’histoire, enfin, des sultanats insulindiens invalide les vieux clichés sur le despotisme oriental et le mode de production asiatique.

À tous points de vue, ce Carrefour javanais se révèle une magistrale leçon de méthode d’histoire globale, qui renouvelle et déplace la filiation braudélienne sans en trahir l’ambition.

LOMBARD Denys [1990, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les Limites de l’occidentalisation ; T. 2 : Les Réseaux asiatiques ; T. 3 : L’Héritage des royaumes concentriques, éditions de l’EHESS.

LEPETIT Bernard [1999], Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Albin Michel.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Big History et histoire environnementale : à quelle échelle étudier l’histoire ?

« À quelle échelle doit-on étudier l’histoire ? La création d’une revue intitulée Journal of World History implique évidemment une réponse radicale : l’échelle géographique nécessaire est celle de l’espace mondial. Je voudrais défendre ici une approche aussi radicale en ce qui concerne l’échelle temporelle : l’échelle des temps à laquelle nous devons étudier l’histoire est celle de l’ensemble du temps. Dit autrement, les historiens devraient se préparer à étudier l’histoire à différentes échelles temporelles, l’une d’elles étant celle de l’univers – une échelle qui s’étend donc sur 10 à 20 milliards d’années. »

C’est par ce paragraphe de l’historien David Christian, extrait de son article « The Case for “Big History” » [CHRISTIAN, 1991], que s’ouvre l’un des textes fondateurs de ce qu’on appelle dans le monde universitaire anglo-saxon la « Big History ». L’expression n’a pas encore trouvé de traduction française satisfaisante. On utilise big history, ou « histoire environnementale »… Mais ce dernier sens n’est pas identique, et implique déjà une interprétation – et une restriction – du programme de recherche proposé par Christian.

Une grande histoire universelle

Selon la définition la plus consensuelle, la big history étudie l’histoire à une très grande échelle, du Big Bang à aujourd’hui. Elle est clairement proche de formes d’histoire comme l’histoire globale, la world history ou encore du concept classique d’histoire. Mais la big history dépasse les objectifs de ces autres approches en proposant un regard jusqu’au passé quasi inimaginable des origines de l’univers – ce que le paléoanthropologue et historien des sciences Stephen Jay Gould a proposé d’appeler « les temps profonds » [GOULD, 1987]. Les premiers enseignements universitaires de la big history datent de la fin des années 1980 (John Mears à la Southern Methodist University, Dallas, États-Unis ; Christian à l’université Macquarie, Australie). Le premier ouvrage important est celui de Fred Spier en 1996 : The Structure of Big History. From the Big Bang until today. On trouve aujourd’hui des chaires de big history aussi bien aux États-Unis (comme à la San Diego State University) qu’en Europe, par exemple à l’université d’Amsterdam (voir la présentation de la chaire « Big History » de l’université d’Amsterdam : www.iis-communities.nl/portal/site/bighistory).

Dans l’introduction de Maps of Time, un des livres de référence de la big history [CHRISTIAN, 2004], l’auteur défend ainsi ces nouvelles approches : « Essayer d’embrasser d’un regard le passé est pour moi comme le fait d’utiliser une mappemonde. Aucun géographe n’enseignerait sa discipline uniquement à l’aide d’un plan des rues d’une ville. Or aujourd’hui la plupart des historiens enseignent le passé de nations particulières ou de civilisations agraires sans même s’interroger sur le sens général du passé. Quel est donc l’équivalent temporel d’une mappemonde ? Peut-on créer un atlas des temps qui résume le passé à toutes les échelles ? » La structure même de son livre apporte une réponse à sa question. La partie I s’intitule « The inanimate universe », la partie II « Life on Earth », la partie III « Early human history: Many worlds », la partie IV « The Holocene: Few worlds » et la partie V « The Modern Era: One world ». L’ouvrage se termine par une dernière partie qui n’est pas anecdotique : « Perspectives on the future ».

Si en France le terme de big history est peu utilisé, cela ne signifie pas pour autant que des approches à très grandes échelles temporelles n’existent pas. On peut rattacher quelques auteurs à ce courant…, même s’il n’est pas sûr qu’eux-mêmes soient d’accord avec une telle étiquette. Ce pourrait être le cas du géographe Gabriel Wackermann avec son ouvrage Géographie des civilisations (Ellipses, 2008) et de Michel Serres dans certains textes comme L’Incandescent (Le Pommier, 2001), où le philosophe propose une sorte de mise en correspondance des différents temps de l’univers : « Alors que l’homme apparut voici sept millions d’années, le vivant voici quatre milliards et l’Univers treize, nos “humanités” peuvent-elles se restreindre à une histoire de quelques millénaires à peine ? » Deux auteurs se rattachent plus explicitement à une big history à la française : l’historien Henri-Jean Martin et le sociologue et historien Jean Baechler. Le premier, dans Aux sources de la civilisation européenne (Albin Michel, 2008), résume ce que l’ensemble des sciences humaines peut aujourd’hui dire de l’évolution humaine (dans le cadre géographique de l’Europe). Le second, dans Esquisse d’une histoire universelle (Fayard, 2002), découpe le temps humain en grandes phases – en commençant aux origines d’Homo sapiens – et tente d’y déceler les logiques qui permettent de comprendre l’apparition des grandes nouveautés dans l’histoire (le capitalisme, les empires, les civilisations matérielles chinoises et européennes par exemple…).

Évolution programmée ou non programmée ?

La big history peut-elle éviter le piège d’un regard « programmé » et téléologique d’un sens du temps ? Peut-on analyser l’histoire à une telle échelle, s’interroger sur le sens des évolutions sur d’aussi longues durées sans basculer dans la question du sens de ces évolutions (et non plus seulement de leur ordre et de leur interprétation rationnelle) ? En France, cette réflexion et ce piège sont bien connus du fait de la grande figure intellectuelle de Pierre Teilhard de Chardin (1). Jésuite et paléontologue français (1881-1955), codécouvreur du sinanthrope (2) en Chine à la fin des années 1920, intellectuel engagé pour faire évoluer l’Église sur la question de l’intégration de Charles Darwin à la pensée religieuse – intégration qui pour lui ne posait aucun problème –, il affirme dans l’ensemble de son œuvre, et plus particulièrement dans Le Phénomène humain (1941) l’unité spirituelle du monde. Selon lui, depuis sa création, l’univers est placé sur une flèche du temps qui le mène à son accomplissement (que Teilhard de Chardin appelle le « point Oméga »).

La prudence s’impose donc aux partisans de la big history. Il s’agit de décrire et d’analyser les processus de longue durée sans pour autant basculer dans l’affirmation d’une évolution programmée. On peut rattacher à leurs réflexions les derniers textes du sociologue allemand Norbert Elias, et particulièrement La Société des individus (1987) sur les liens entre complexification sociale et fabrication de l’espace social mondial : « À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe, assurant la survie humaine et qui réunit un petit nombre d’individus, à une forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe réunissant un plus grand nombre d’individus, la position des individus par rapport à l’unité sociale qu’ils constituent ensemble – pour l’exprimer plus brièvement : le rapport entre individu et société – se modifie de façon caractéristique (…) : la portée de l’identification augmente. Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identification entre les êtres sont déjà nettement sensibles. » C’est bien comme cela que la big history analyse les évolutions sociales planétaires sur la longue durée : elle met en évidence les processus non programmés qui déclenchent le mouvement généralisé de décloisonnement des sociétés et d’unification sociale mondiale qu’on appelle « mondialisation ».

Vers une géohistoire environnementale

C’est du côté de la géohistoire environnementale que se trouve peut-être aujourd’hui l’apport le plus intéressant de la big history. Dans The Human Web [2003], les historiens John R. et William H. McNeill proposent ainsi de voir l’histoire mondiale « à vol d’oiseau », orientant toutes ces approches novatrices vers une sorte de big history à taille humaine (où l’on n’est pas loin de la notion de longue durée comme exposée par Fernand Braudel). After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC) de l’archéologue Steven Mithen [2003] et 1491: New Revelations of the Americas before Colombus du journaliste Charles C. Mann [2005] sont deux des ouvrages qui vont le plus clairement dans cette direction.

– 20 000 a été la date du dernier sommet du dernier âge glaciaire. Et depuis cette date, l’humanité est entrée dans le jeu planétaire comme jamais aucun être vivant ne l’avait fait avant elle. C’est cette histoire de la « civilisation » (le dernier chapitre s’intitule : « Epilogue: The blessings of civilisations ») que Mithen suit sur 15 000 ans dans des perspectives proches de celles de Jared Diamond dans Guns, Germs and Steel [1997] – et d’ailleurs avec les mêmes ambiguïtés.

L’apport récent le plus significatif à une forme de big history qui tirerait du côté d’une géohistoire environnementale sur la longue durée est celui de Mann. Si une bonne part du livre est consacrée de façon assez classique à une réhabilitation des sociétés précolombiennes, le cœur de l’ouvrage n’est pas là. Dans trois longs chapitres consacrés à l’Amazonie (les chapitres 8, 9 et 10 : « Made in America », « Amazonie » et « Jungle artificielle, Mann argumente en faveur d’une vision qui ferait de l’Amazonie une forêt artificielle. « Comme les alentours de Cahokia (dans l’actuel Illinois) et le cœur de l’Empire maya, l’immense forêt amazonienne est un artefact culturel, un objet construit (…). De plus en plus de chercheurs en sont venus à penser que le bassin de l’Amazone portait lui aussi l’empreinte de ses premiers occupants. S’écartant du cliché de la jungle inextricable et éternelle, les scientifiques interprètent l’actuelle configuration de la forêt comme la résultante des interactions entre l’environnement et les populations humaines (…). Aux dires de Peter Stahl, anthropologue à l’université de New York, une foule de chercheurs pensent que ce que “la mythologie écologiste se plaît à considérer comme un univers primitif, pur et intouché, est en réalité le résultat plurimillénaire d’une gestion humaine”. D’après [Clark] Erickson, archéologue à l’université de Pennsylvanie, la notion d’“environnement construit” s’applique à la plupart des paysages néotropicaux, sinon à tous. »

Lorsque les sociétés indiennes prennent possession de ce qui est aujourd’hui le bassin de l’Amazone, le retrait des glaces est encore récent. C’est la savane qui occupe l’essentiel de cet espace. Au fur et à mesure du changement climatique, les sociétés amazoniennes – relativement denses à cette période – vont être capables de choisir, de sélectionner et de croiser les plantes et les arbres qui correspondent à leur vision du monde. Pour cela, pas besoin de haute technologie. Juste de temps. Comme le dit le géographe Roger Brunet dans un texte célèbre [2001] : « Tous les jours, les individus et les sociétés humaines créent de l’espace, se servent de l’espace, laissent des traces dans l’espace. (…) Ils magnifient et vénèrent des lieux, ils en maudissent d’autres. Ils salissent, et parfois nettoient. Ce ne sont pas les grands travaux qui font nécessairement les actions les plus fortes. Le pas le plus léger, s’il est répété, fait un indélébile sentier » C’est ainsi que l’action des Indiens en Amazonie peut être vue comme une sorte d’horticulture de basse intensité.

Et Mann de conclure : « S’il y a un enseignement à retirer de tout cela, c’est que notre compréhension des premiers occupants du continent ne doit pas nous inciter à ressusciter les paysages d’autrefois, mais à modeler un environnement qui convienne à notre futur. » Si la big history nous aide à comprendre que l’environnement est une construction sociale et que la nature peut être vue dans ce cas comme un projet politique, elle a clairement atteint un des objectifs majeurs des sciences sociales : penser efficacement le monde et permettre l’action politique.

Notes

(1) Voir ARNOULT Jacques [2005], Teilhard de Chardin, Perrin ; et le compte rendu dans EspacesTemps.net, « Teilhard de Chardin. Portrait d’une idole oubliée », octobre 2005, www.espacestemps.net/document1601.html

(2) Le sinanthrope vécut voici entre – 1 million et – 300 000 ans en Asie. Il forme un rameau d’Homo erectus, hominidé antérieur à l’Homme moderne.

CHRISTIAN David [automne 1991], « The Case for “Big History” », Journal of World History, vol. 2, n° 2, disponible sur www.fss.uu.nl/wetfil/96-97/big.htm ; si Big History s’écrit avec des majuscules dans les textes anglo-saxons, nous avons ici retenu la typographie française big history avec des minuscules.

GOULD Stephen Jay [1987, trad. 1990], Aux racines du temps. À la recherche du temps profond, Grasset.

CHRISTIAN David [2004], Maps of Time: An introduction to Big History, University of California Press.

MCNEILL John R. et William H. [2003], The Human Web: A bird’s eye view of World History, Norton and Co.

MITHEN Steven [2003, rééd. 2006], After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC), Weidenfeld & Nicolson, rééd. Harvard University Press.

MANN Charles C. [2005, trad. 2007], trad. par Marina Boraso, 1491. Nouvelles révélations sur l’Amérique avant Christophe Colomb, Albin Michel. Voir Nicolas Journet, « Les Amériques d’avant Colomb ont une longue histoire » sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=15471

DIAMOND Jared [1997, trad. 2000, rééd. 2007], trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, rééd. coll. « Folio ». Fiche de lecture sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=1445

BRUNET Roger [2001], Le Déchiffrement du monde. Théorie et pratique de la géographie, Belin.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

L’Histoire globale, un nouveau programme de recherche ?

Il existe aujourd’hui un ensemble de recherches qui, de par les problématiques et les thématiques auxquelles elles se réfèrent, de par les principaux courants théoriques qui les animent, et de par les travaux précurseurs dont elles s’inspirent, peuvent être regroupées au sein d’un seul et même programme de recherche international : l’Histoire globale.

Ce programme est d’abord fondamentalement transdisciplinaire, du fait notamment de reprendre à son compte une série de problèmes dont l’horizon de résolution fut constitutif des sciences sociales, avant que celles-ci ne s’institutionnalisent en disciplines universitaires distinctes à la fin du XIXe siècle. L’Histoire globale s’élabore ainsi aujourd’hui sur la base et à la croisée des différentes sciences sociales, dont les apports spécifiques sont intégrés à partir d’une littérature secondaire commune. Autrement dit, il existe une économie, une sociologie, une géographie, une archéologie, une science politique, une anthropologie, et bien entendu une histoire, alimentant au confluent de leurs recherches le grand fleuve de l’Histoire globale. Pour filer la métaphore fluviale, ces différentes disciplines en amont nourrissent en données et en concepts les problématiques propres à l’Histoire globale, tandis qu’en aval les lectures de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des théories constitutif de ses analyses et de son dépassement du compartimentage des sciences sociales en domaines thématiques, en aires culturelles, en corpus académiques et en méthodologies d’enquête étrangers les uns aux autres.

Ce programme se focalise donc sur l’objet d’étude propre aux sciences sociales (les pratiques humaines et les sphères d’activités sociales). Il cherche à décrire, comprendre et expliquer celles-ci du point de vue de leur raison d’être ; autrement dit, il s’interroge sur les raisons pour lesquelles telle pratique humaine ou telles activités sociales sont plutôt que de ne pas être, se passent ainsi plutôt que de toute autre façon, et se transforment de cette manière plutôt qu’une autre, au vu notamment des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Néanmoins, cette problématique fondamentale est formulée en Histoire globale sous couvert de trois types d’analyses spécifiques.

Tout d’abord une analyse du changement social lié à l’accumulation à grande échelle du capital technique, financier et humain, c’est-à-dire intégrant la question de la genèse et du développement de l’État, de l’industrie, de l’économie de marché, du progrès scientifique et donc du capitalisme. Il faut dire que, des travaux précurseurs de Smith, Marx, Weber, Sombart et Polanyi aux débats fondateurs entre les modernistes (Meyer et Rostovtseff) et les primitivistes (Bücher et Finley), ce questionnement a été au cœur de l’élaboration et de l’essor des sciences sociales.

Cette problématique est ensuite indissociable d’une critique de l’eurocentrisme et d’une remise en cause radicale des perspectives ethnocentriques. Pour l’essentiel, cela consiste à s’écarter du grand récit téléologique envisageant les trajectoires historiques des différentes sociétés humaines indépendamment des échanges qui ont orienté leur développement pluriséculaire. Il est aujourd’hui inconcevable, à la suite des mises au point de Jack Goody et de James Blaut, d’envisager le parcours des sociétés occidentales au prisme du miracle grec de l’Antiquité, reporté grâce à l’effondrement de l’Empire romain et à l’avènement du féodalisme européen, aux temps de la Renaissance italienne et de l’Époque moderne, en prélude aux révolutions industrielles et à l’avènement de la démocratie libérale et de l’économie de marché. De même qu’il serait erroné de n’envisager le parcours des sociétés non occidentales qu’en réaction aux faits et gestes des Européens.

Cette problématique se déploie enfin à travers l’analyse des jeux d’échelles associés à l’intégration ou l’autonomisation des sphères d’activités sociales. L’école des Annales, de même que la World History, ont beaucoup fait pour mettre au premier plan ce souci d’articuler différents niveaux géographiques d’interaction (local, national, régional, global) à de multiples temporalités (temps structurel, conjoncturel et événementiel). Cela se traduit d’abord par la prise en compte de l’effet structurant des réseaux d’échanges, en fonction de leurs flux caractéristiques (biens, services, capitaux, connaissances, images et savoir-faire, populations, violences politiques et négociations diplomatiques), d’après leur morphologie (étendue, configuration hiérarchique ou rhizomique), et selon les formes d’interactions instituées entre les partenaires d’échange. Il est prêté ainsi une attention particulière à la fréquence et l’intensité de ces interactions, à leur caractère direct ou indirect (médiatisé, répercuté à distance) et à leur logique interne (réciprocité, redistribution, commercialisation, prédation, protection, transmission, etc.). Cela par ailleurs se traduit par la prise en compte de l’impact primordial de l’évolution des technologies de pouvoir, de production, de transport et de communication sur la nature de ces échanges. Et cela se traduit enfin par l’attention portée à l’expansion ou la contraction de ces réseaux d’échanges entre localités, régions et continents, que ce soit au niveau des circuits matrimoniaux, des réseaux migratoires, des chaînes de marchandises, des routes commerciales, des sphères de circulation des capitaux et richesses, des transferts de technologies, des conflits armés, ou bien encore des aires de diffusion des langues, des connaissances scientifiques, des traditions religieuses, des imaginaires politiques et des styles artistiques.

L’étude des processus de globalisation est donc au cœur du programme de recherche de l’Histoire globale. Cette expansion géographique des échanges et des flux est indissociable des formes d’acculturation, de métissage et de cosmopolitisme qui en résultent. Néanmoins, cette « accélération de l’histoire » et ce « désenclavement » des localités sont très anciens et attestés au moins depuis l’âge du Bronze (IIIe millénaire avant J.-C.), voire depuis la révolution néolithique (entre le Xe et IXe millénaire avant J.-C.). De plus, non seulement les processus de globalisation se sont caractérisés par leur discontinuité et leur cyclicité (les réseaux d’échange se contractant lors de certaines périodes historiques), mais de surcroît, ces processus ont été corrélés à différents types de changement social (étatisation, marchandisation des facteurs de production, etc.), selon la nature des ensembles de sociétés ainsi connectés. Le premier problème central pour l’Histoire globale est par conséquent de caractériser les modalités distinctes de cette synergie (expansion des échanges / transformation évolutive des sociétés), telle qu’elle s’est manifestée sporadiquement en Amérique, en Océanie et dans l’hémisphère afro-eurasiatique depuis la révolution néolithique et l’âge du Bronze. Autrement dit, d’entreprendre une étude comparative des différentes formes de mondialisation régionale, intercontinentale et planétaire dans l’histoire de l’humanité.

Si l’existence et l’oscillation pluriséculaire des réseaux d’échanges ont eu des effets structurants sur l’ensemble des sociétés et des cultures ainsi connectées, ces dernières ont pu aussi se développer et se singulariser à partir de dynamiques propres, tenant autant d’un travail de réappropriation situé, que de circonstances historiques et de spécificités écologiques et politiques liées à l’enracinement territorial des populations et aux formes de transmission intergénérationnelle au sein de celles-ci. Le second problème central pour l’Histoire globale est donc de savoir à quelle échelle d’interaction et de temporalité il est nécessaire de se référer, mais aussi dans quelle mesure il est possible de relativiser l’impact de ces échanges entre et au sein même de ces sociétés et cultures, pour élaborer une connaissance savante des sphères d’activités sociales étudiées : quelles « unités échangistes » privilégier, quelles techniques d’investigation et de traitement des données alors déployer ?

Ces deux problèmes centraux sont traités et âprement discutés par les principaux courants théoriques, procurant à l’Histoire globale sa vision globalisante et le champ de ses controverses. Ces grands pôles de réflexions théoriques ont été constitués dans le sillage respectif des principales figures fondatrices des sciences sociales ; à savoir, Adam Smith pour les sources classiques, Karl Marx pour les références marxistes, Carl Menger pour les positions néoclassiques et Gustav Von Schmoller pour les perspectives historicistes. L’Histoire globale, loin d’échapper à la querelle des méthodes (Methodenstreit) s’enracine bien au contraire dans les débats suscités à la fin du XIXe siècle entre l’école autrichienne et l’école historique allemande.

Néo-institutionnalistes, les successeurs de Menger soit élaborent une Histoire globale sur la base de la théorie des jeux et des coûts de transaction, soit assimilent mondialisation et phénomènes historiques de convergence des prix de biens et de facteurs, pour conclure à l’absence de toute globalité avant le XIXe siècle. Prenant appui sur les idées de Smith et de Malthus, les seconds comparent les conséquences historiques des dynamiques smithiennes centrées sur la spécialisation régionale et l’extension géographique concomitante des marchés. L’objectif est alors de saisir comment l’émergence et l’encouragement d’innovations institutionnelles et technologiques majeures sont susceptibles de contrecarrer les limites malthusiennes possibles de ces dynamiques, liées au non-renouvellement des terres arables provoqué par la déforestation, l’érosion des sols et l’obtention problématique des cinq nécessités de la vie (progéniture, nourriture, fibres, combustibles, matériaux de construction). Les héritiers de Marx trouvent dans l’analyse système-monde, fondée par Wallerstein, l’occasion d’analyser la structuration des rapports entre localités et régions selon le modèle centre/semi-périphérie/périphérie/marges, à partir notamment des transferts de surplus (obligations sociales, extraction coercitive, échange commercial inégal) opérés entre les différentes élites dirigeantes et entrepreneuriales des sociétés ainsi interconnectées. Enfin, les descendants de Schmoller s’inscrivent dans la continuité du diffusionnisme et du culturalisme allemand et américain, prégnants dans l’anthropologie interprétative et les études postcoloniales contemporaines, pour étudier les flux culturels et les situations de contact et d’acculturation croisée, propices au travail et à la créolisation de l’imagination humaine.

L’Histoire globale en tant que programme de recherche international émerge donc à l’horizon unifié des sciences sociales et tient paradoxalement son unité de la particularité de ses analyses, de la diversité de ses méthodologies d’enquête, de la disparité de ses thèmes problématiques et de l’incompatibilité de ses concepts.

Trois nuages

Un volcan islandais vient d’infliger à l’Europe occidentale un exercice pratique d’antimondialisation. Le blocage des transports aériens qui en résulta ne pouvant pas être longtemps traité selon la rhétorique ordinaire des « usagers pris en otage », faute de responsables connus, il fallait bien pour les commentateurs inventer autre chose. On disserta donc sur la fragilité de nos sociétés modernes, menacées par les excès du principe de précaution et vulnérables au fameux « effet papillon » ; certains se risquèrent même à méditer sur la « leçon de lenteur » donnée par le nuage, prônant une sorte de décroissance dans la connexion simultanée des espaces mondiaux.

Comme souvent en pareil cas, l’hébétude et le désœuvrement font naître un appétit d’histoire : on s’empressa donc de chercher des précédents. L’éruption du Laki le 8 juin 1783 faisait naturellement le candidat le plus sérieux à la concordance des temps. Bien plus catastrophique pour l’Islande que le réveil actuel de l’Eyjafjöll (les historiens estiment qu’un cinquième de la population a péri des suites de la famine qu’entraîna la destruction du cheptel), l’émission de dioxyde de souffre eut d’importantes répercussions climatiques en Europe [1]. Le nuage émis par le volcan dispersant le rayonnement solaire dans l’atmosphère, les différents pays européens connurent une baisse très sensible de leurs températures, et des dérèglements climatiques en cascade. Ceux-ci furent observés à travers toute l’Europe, et les témoignages abondent sur les craintes sociales qu’ils inspiraient et les réponses politiques qu’ils suscitaient. Dès le 17 juin, soit neuf jours seulement après l’éruption du Laki, un naturaliste de Montpellier du nom de Mourgue de Montredon établissait le lien entre le volcan islandais et les perturbations atmosphériques. Depuis Lisbonne jusqu’à Saint-Pétersbourg, les correspondances savantes sur les conséquences de ces étranges nuées éprouvaient l’unité de la République des lettres, ainsi que la certitude de l’existence du monde.

Car celle-ci n’est pas une donnée, mais une construction historique que la global history doit saisir comme objet. Telle est peut-être la leçon d’un troisième nuage, plus ancien et plus opaque. Il recouvrit la Terre entière, suite à une éruption cataclysmique d’un volcan océanien, durant les années 1452-1453, faisant écran au rayonnement solaire et provoquant d’après les spécialistes actuels une baisse des températures moyennes de 0,7 à 1° centigrades [2]. Au Caire comme à Londres, à Moscou et à Pékin, les effets de cet inquiétant brouillard furent observés et décrits – l’intensité de cette inscription documentaire soulignant d’ailleurs les principales lignes de force des grands bassins d’historicité du monde. On les observa, mais on ne put les expliquer : ils étaient les conséquences d’un épisode qui se déroula dans l’un des creux du monde, au milieu de l’archipel de Vanuatu dont l’île de Kuwae fut détruite par le cataclysme. Les anthropologues croient pouvoir retrouver la trace de cette Atlantide des antipodes dans la transmission orale des récits mythiques de fondation du monde dans les sociétés archipélagiques océaniennes ; et si l’on peut aujourd’hui considérer l’éruption du volcan de Kuwae comme la scène originelle d’un scénario mondial, c’est uniquement par l’effet rétrospectif d’une recherche récente elle-même mondialisée qui, connectant des informations dispersées et des disciplines distantes, reconstruit ses propres causalités.

Le paradoxe étant que l’un des seuls épisodes de portée mondiale qu’a connu le XVe siècle, qui peut par ailleurs être efficacement décrit comme un premier moment d’invention du monde, eut lieu dans l’un des rares endroits de la planète qui demeuraient à l’écart de la connexion des temps et des savoirs du monde. Voici pourquoi cet événement qui n’en est pas un ouvre L’histoire du monde au XVe siècle récemment paru [3]. Car il emblématise, de manière évidemment paradoxale, les aspirations et les difficultés de l’histoire globale, considérée moins comme une méthode que comme une exigence, et davantage comme une désorientation du point de vue que comme une délimitation disciplinaire.

L’histoire des contemporanéités est peut-être son objet véritable. Le nuage de 1452 s’étendait sur des mondes qui n’étaient pas encore contemporains. Celui de 2010 s’est tout de suite cherché un précédent dans l’éruption du Laki en 1783 car s’y inventait là notre conception du monde, comme communauté de destin et de danger, et notre idéal d’une histoire mondialisée. Celle-ci ne peut-être évidemment qu’émancipatrice. Certains journalistes échauffés par l’enthousiasme n’ont-ils pas été jusqu’à affirmer, dans un émouvant revival de l’histoire labroussienne la plus radicale, que le volcan islandais avait déclenché la révolution française ? On peut rêver – et l’Islande contemporaine, terre de polars et de world music, est là pour cela, depuis le Moyen Âge et ses sagas, au moins. Mais est-on si certain aujourd’hui de vivre en contemporanéité un destin commun de citoyens du monde lorsque les avions sont cloués au sol ?


[1] Voir sur ce point les travaux d’Emmanuel Garnier rapportés dans Libération, 23 avril 2010, p. 34-35.

[2] Andrew Hoffmann, « Looking to Epi : further consequences of the Kuwae eruption, central Vanuatu, AD 1452 », Indo-Pacific Prehistory Bulletin, 26, 2006, p. 62-71, téléchargeable ici : http://ejournal.anu.edu.au/index.php/bippa/article/viewFile/9/8).

[3] Patrick Boucheron (dir.), Julien Loiseau, Pierre Monnet, Yann Potin (coord.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009. Voir aussi sur ce sujet Patrick Boucheron, « Kuwae ou la naissance du monde », L’Histoire, 347, novembre 2009, p. 8-15.

Comment naissent les empires (suite)

Peter Turchin défend l’idée que la naissance des empires relève historiquement d’une opposition militaire récurrente entre populations nomades et sédentaires : c’est en tout cas ce que révèlerait l’analyse statistique qu’il a menée dans ses différents ouvrages (voir le papier de Jean-François Dortier, sur ce blog, la semaine dernière). Évidemment empruntée à Ibn Khaldoun [1997, chapitre 4], cette thèse souffre cependant de plusieurs défauts graves. Les données historiques, archéologiques et climatologiques infirment en effet, bien souvent, les positions de l’auteur.

C’est en particulier le cas de la Chine. Un spécialiste incontournable des Empires chinois, des sociétés « nomades » et de leurs rapports est Nicola di Cosmo [1999, 2002]. Une des thèses les plus intéressantes de Di Cosmo est celle d’une militarisation des sociétés des steppes, spécifiquement dans les moments de crise. Ces moments de crise sont toutefois très divers. Ils surviennent en période de croissance des Empires chinois, lorsque ceux-ci pénètrent les sociétés des steppes. C’est clairement ce qui survient pour la création de la confédération xiongnu (204-43 avant l’ère commune) : celle-ci se construit en réaction aux agressions menées par les États chinois des Royaumes Combattants puis par les Empires Qin et Han. Autre moment de crise : lors du repli du système-monde, lorsque se produit une phase de désagrégation politique en Chine, le repli des échanges incite les peuples des steppes à essayer de prendre par la force ce qu’ils ne peuvent plus acquérir par le commerce. Nous avons toute une série d’exemples d’empires en Asie centrale dans ces périodes « intermédiaires » : « Le premier Empire turc, celui des Oghuz (552-582), émerge à une période où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin, alors en repli, cherche à contourner par le nord l’obstacle perse. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique » [Beaujard, 2010, à paraître]. On a un exemple similaire, ensuite, avec l’Empire ouïgour (745-840 de l’ère commune).

Qu’en est-il de l’influence inverse, des sociétés de la steppe vers la construction des empires chinois ? La déclaration de principe de Turchin selon laquelle « sous la pression de la steppe, les agriculteurs chinois bâtirent un empire après l’autre » [2009, p. 200] ne tient pas à l’épreuve des faits historiques. Ni l’Empire des Qin, ni les Empires successifs des Han, des Tang et des Song ne se sont construits « sous la pression de la steppe ». Il écrit par ailleurs que « c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares, que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures ». Di Cosmo montre justement que c’est souvent l’inverse qui se produit. Les États (royaumes, puis empires), en Chine, se construisent par un contrôle des ressources agricoles et non agricoles (métaux, chevaux…), des hommes et du commerce à longue distance. Et c’est donc d’abord parce que les États chinois en compétition ont besoin de chevaux pour leurs armées qu’ils sont amenés à un contrôle croissant des steppes et de leurs populations. Il est donc plus convaincant de considérer le potentiel agricole de la Chine, pour expliquer la formation des empires, que d’en prêter l’origine à l’influence des nomades. Ce potentiel agricole est la source d’une croissance démographique qui, avec l’essor d’un commerce à longue distance et un effort de contrôle des ressources, sous-tend la constitution d’États dès la fin du 3e millénaire (royaume de Taosi, 2600-2000) et au début du 2e millénaire avant l’ère commune.

Il en est de même pour la formation des premiers États en Mésopotamie, et du premier empire dans cette région, celui de Sargon, ca. 2340 avant l’ère commune (ou ca. 2200 si on adopte la chronologie ultra-basse aujourd’hui favorisée par nombre d’auteurs). La définition lâche que donne Turchin d’un empire lui permet de parler d’empire en Mésopotamie en 3000 avant l’ère commune, une position historiquement peu défendable. Par ailleurs, l’archéologie a montré qu’il n’y a pas simplement opposition entre les sédentaires de la Chine et les nomades de l’Asie intérieure. Les espaces de cette Asie intérieure contiennent aussi des populations sédentaires qui sont incluses dans les « empires nomades » : les recherches archéologiques récentes révèlent que l’espace xiongnu ne comprend pas que des nomades, et que l’entité politique mise en place est plus fortement structurée qu’on ne le pensait. L’espace xiongnu montre l’articulation de nomades et d’agriculteurs, en contact avec des centres de commerce et d’artisanat [di Cosmo, 2002, p. 169 et suiv.]. Honeychurch et Amartuvshin [2006, pp. 262-268] soulignent que l’expérience des contacts à longue distance accumulée par les populations pastorales mobiles des steppes, impliquant des échanges avec des populations diverses, a constitué un atout important pour la construction d’un État.

Si Turchin, par ailleurs, souligne à juste titre que l’origine des crises se situe souvent dans une croissance excessive de la population par rapport aux ressources disponibles (thèse bien connue de Malthus), il est difficile de le suivre lorsqu’il affirme sans preuves (aucun travail scientifique n’est ici cité) qu’« il n’y a pas de corrélation entre les périodes de refroidissement et les périodes de trouble. Le plus souvent, les périodes de refroidissement ne coïncident pas avec des périodes de crise » [2009, pp. 207-208]. Aucune précision n’est ici apportée, le lecteur doit se contenter de ce « le plus souvent ». Les données historiques concernant le climat indiquent en fait précisément le contraire de ce qu’affirme Turchin. Dans le domaine économique, par ailleurs, Turchin en reste à des généralités ; on peut ainsi regretter que Tainter [1988] n’ait pas été discuté, mais simplement éliminé en deux lignes.

En résumé, si certains développements de l’ouvrage apparaissent intéressants – ainsi l’importance accordée aux frontières écologiques, aux cycles séculaires et « au rôle crucial de la cohésion sociale pour expliquer l’essor et l’effondrement des empires », l’ensemble se révèle finalement décevant. Étant par ailleurs trop liée à une étude de corrélations largement formelle et peu enracinée dans la littérature historique, l’explication n’emporte jamais un assentiment sans réserve.

BEAUJARD, P. [2010], Les Mondes de l’océan Indien, tome 1, à paraître.

COSMO, N. di [1999], «State formation and periodization in Inner Asian history », Journal of World History, 10(1), pp. 1-40.

COSMO, N. di [2002], Ancient China and its Enemies: The Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambrige University Press.

HONEYCHURCH, W., et AMARTUVSHIN, C. [2006], « States on horseback: the rise of Inner Asian confederations and empires », in Archaeology of Asia, M.T. Stark [ed.], Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing.

IBN KHALDOUN [1997], Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqadimma, Paris, Sindbad.

TAINTER, J. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press.

TURCHIN, P. [2009], “A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2.