Comment naissent les empires

Entre 2500 ans avant l’ère commune et 1800 après, l’histoire a vu défiler plus de 60 « méga-empires » : des mastodontes politiques qui ont contrôlé des territoires de plus de un million de km carrés (soit deux fois la France). Les premiers empires apparurent en Égypte (peut-être vers – 2700 avant l’ère commune) et en Mésopotamie (autour de  – 2300). Le Moyen-Orient vit ensuite défiler une quinzaine de structures impériales [1]. Un autre grand bassin de formation d’empires se situe en Asie : en Inde, en Chine, et dans les steppes d’Eurasie où fut constitué le plus grand empire de tous les temps : celui de Gengis Khan. Il y eut aussi des empires en Amérique (Maya, Aztèque, Inca), en Europe comme en Afrique. Quelles sont donc les forces mystérieuses qui poussent à la formation des empires ? Voilà une des grandes questions de l’histoire globale.

Peter Turchin pense avoir trouvé la réponse. Du moins, il estime avoir trouvé un facteur-clé qui expliquerait pourquoi des méga-empires se forment dans certaines régions du monde avec une belle régularité. Turchin est un professeur d’écologie évolutionniste (Université du Connecticut) reconverti dans la « cliométrie » : une application des modèles statistiques à l’histoire des populations, des guerres et des États. Depuis 2003, Turchin a publié quatre ouvrages sur la question [2]. En 2009, il s’est attaqué à un ambitieux projet qu’il nomme imperiogenesis, soit, en français, l’impériogenèse [3].

Le chercheur part tout d’abord d’un constat. Un des foyers les plus importants de formation des grands empires se situe en Asie, précisément dans le Nord de la Chine. Cette région a vu se succéder une quinzaine d’empires. En effet, ce que l’on nomme à tort « l’empire du Milieu » et qui aurait régné deux millénaires sur la région, recouvre en fait des phases successives d’unification impériale puis de désagrégation. À ces empires chinois successifs sont venus se superposer les empires des steppes : ceux des envahisseurs turcs et mongols qui ont mené des raids sur la région (et ont même pris plusieurs fois la tête de l’Empire chinois).

Pasteurs nomades contre agriculteurs

Le nord de la Chine est une zone de contact entre les pasteurs nomades venus des steppes arides et les sociétés agraires. Et cette région est justement une couveuse d’empires particulièrement féconde. D’où l’idée avancée par Turchin : la formation des méga-empires s’explique par les interactions conflictuelles entre pasteurs nomades et agriculteurs. C’est en menant des razzias et guerres de prédation sur ces zones que les nomades construisaient leurs propres empires. Et symétriquement, c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures.

La contiguïté des sociétés nomades prédatrices et des États agraires produit donc un processus « autocatalytique » qui exercerait une pression à la fois sur les sociétés nomades et les sociétés agraires, les poussant toutes deux à édifier des sociétés militarisées et conquérantes. Cette action réciproque produit ce que Turchin nomme des « empires-miroirs ». Voilà pour le modèle.

Des « empires de l’ombre » aux « empires miroirs »

La notion d’empire de l’ombre a été avancée par Thomas J. Barfield [4]. Cette formule vise à rendre compte de la formation des empires nomades. Les pasteurs  nomades ne disposent pas des bases économiques pour l’accumulation des biens et la formation d’un État. Ils tirent ainsi leurs ressources de la prédation des sociétés agricoles voisines. C’est donc à proximité des sociétés agraires,  en les vampirisant en quelque sorte, qu’ils peuvent constituer des grandes unités politiques. Ces empires nomades se constituent « à  l’ombre » des États agraires voisins.

Turchin y rajoute une seconde hypothèse. Les empires agraires eux-mêmes se sont constitués en réaction aux invasions barbares. C’est en s’alliant, ou en s’unissant sous la coupe d’un des leurs, que les royaumes agraires ont été contraints de se constituer en super-unités militaires : les empire agraires… Les unités politiques nomades (des tribus aux royaumes aux empires) et celles des sociétés agraires ont augmenté en taille par une réaction en chaîne : une boucle de feedback qui les fait se renforcer les unes les autres. D’où l’idée « d’empires miroir ».

Cartographie de l’impériogenèse

Si la théorie des « empires miroirs » est juste, elle devrait pouvoir se généraliser. Pour vérifier son hypothèse, Turchin a donc entrepris de constituer une vaste base de données de 60 « méga-empires ». L’échantillon porte sur des grands empires apparus dans l’histoire entre – 3000 et + 1800. L’échantillon se termine en 1800 pour exclure les impérialismes récents qui relèvent d’une logique différente. Sont également éliminés les empires maritimes (comme Athènes et Venise) qui sont de nature différente.

Une carte de répartition de ces empires fait surgir aussitôt une donnée-clé : l’immense majorité des empires sont situés à l’intérieur ou dans une zone proche de la ceinture aride qui va du Sahara au désert de Gobi. Ce constat est confirmé par l’étude statistique. Les exceptions concernent un empire du sud-est asiatique (l’Empire khmer), l’Empire inca, deux exceptions européennes (l’Empire romain, l’Empire carolingien) et quelques autres encore. La relation entre proximité des steppes et montée des méga-empires est affectée d’une corrélation statistique très forte. Cette corrélation est du reste confirmée par un autre facteur, l’évolution dans le temps. On constate une très brutale augmentation de la taille des empires entre – 800 et – 200, période que le philosophe allemand Karl Jaspers appelait « l’âge axial ». Or cette évolution est concomitante pour les empires nomades et les empires des sociétés agraires. Cette correspondance s’explique, selon Turchin, par le phénomène de feedback entre les deux types de société. A la montée en puissance des uns répond celle des autres.

Plusieurs études de cas viennent donner du crédit à ce modèle. L’Égypte, par exemple, semble bien confirmer le modèle : la formation de l’Empire égyptien, dans la haute région du Nil, s’est clairement marquée dans la confrontation entre les tribus nomades de pasteurs et les agriculteurs. D’autres exemples sont passés en revue : les neufs empires d’Asie du sud (Empires indiens et turcs), ceux du Moyen-Orient (durant l’âge axial), d’Europe de l’Est, ainsi que le cas de l’Empire indien des Comanches dans les plaines d’Amérique du Nord.

Pour une science des empires

L’auteur admet que ces études de cas ne constituent qu’un survol destiné à vérifier la robustesse de son modèle. Une investigation plus poussée supposerait un travail collaboratif : au passage, voilà une belle idée de travail collectif autour de l’histoire globale. En conclusion, l’auteur précise que son modèle de formation des empires n’est pas exclusif. D’autres voies possibles et d’autres mécanismes de gestation d’empires sont possibles. Un empire, admet Turchin, peut se former par la confrontation des royautés entre elles, sans qu’il y ait de confrontation avec des envahisseurs nomades. Cela peut se concevoir et relèverait de la même méthode : créer un modèle explicatif et vérifier expérimentalement, à partir du riche laboratoire de l’histoire universelle, la robustesse de l’hypothèse.

carte1

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Les couleurs indiquent les zones environnementales.

Vert foncé : Forêt pluviale tropicale ; Vert olive : Savane et forêt claire tropicales ; Orange jaune : Désert subtropical ; Orange foncé : Garrigue ; Jaune : Steppe et désert tempérés ; Vert clair : Forêt boréale ; Vert moyen : Forêt pluviale tempérée ou forêt caducifiée tempérée ; Bleu clair : Toundra ; Bleu foncé : Hauts plateaux.

Les noms correspondent à ceux des empires.

carte2

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[1] Il y eut les Empires assyrien et babylonien, hittite, perse (achéménide puis sassanide), les califats arabo-musulmans. L’Empire ottoman qui disparut en 1911 fut le dernier de la région. Si on excepte bien sûr les empires coloniaux français et britannique qui dominèrent la région ensuite.

[2] Secular Cycles (avec P. Nefedov), Princeton University Press (2009) ; War and Peace and War: The Life Cycles of Imperial Nations, Pi Press (2006); Historical Dynamics: Why States Rise and Fall, Princeton University (2003); Complex Population Dynamics: a Theoretical/Empirical Synthesis (2003).

[3] « A theory for formation of large empires » (http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf), Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, 2009, pp. 191-217.

[4] « The shadow empires: imperial state formation along the Chinese-Nomad frontier », Thomas J. Barfield, in Empires: Perspectives from archaeology and history, Susan E. Alcock (ed.), Cambridge University Press, 2001.

L’école en manque d’histoire du Monde

Christian Grataloup

L’une des demandes sociales explicites à laquelle l’histoire globale a tenté d’apporter une réponse a été exprimée par des enseignants du secondaire des États-Unis. La prise de conscience de l’importance du niveau mondial pour tout un chacun, plus encore pour les citoyens de demain, nécessitait d’avoir une vision historique à cette échelle. Or, en Amérique comme en Europe, l’enseignement du passé comme du présent des sociétés pâtit encore d’un double héritage : un long « roman national », rodé et efficace mais usé et remis en cause depuis la fin des années 1960 d’une part, et des référents universitaires qui, dès le début des années quatre-vingt, délaissent les « grands récits » pour se tourner vers une production scientifique centrée sur des objets plus restreints. Les perspectives de la recherche historique et celles de la demande scolaire évoluent ainsi de façon contradictoire.

Fin du futur, fragmentation du passé

Le paradoxe n’est qu’apparent, mais il aboutit bien à une contradiction. Les termes de « globalization » ou de « mondialisation » s’imposent à la fin des années 1970 comme symptômes d’une évolution profonde de l’horizon international. Les mises en perspectives évolutionnistes qui, jusque là, organisaient la pensée du devenir de l’humanité, sont assez brusquement frappées d’obsolescence. Qu’elles soient marxistes (la succession des modes de production) ou libérales (le vocabulaire de la Banque mondiale : sous-développé, en voie de développement…), les visions rivales qui structuraient les sciences sociales s’inscrivaient de fait dans le même paradigme, celui qu’on a rétrospectivement qualifié de « modernité », le régime d’historicité futuriste décrit par François Hartog [1]. Cette « crise de la modernité » se comprend largement comme un corrélat de la conscience de la mondialisation. Le temps linéaire de l’évolutionnisme faisait couple avec le centrage de l’espace mondial sur l’Occident en marche depuis les Grandes Découvertes. La prise de conscience de l’émergence d’autres centralités (la notion de « triade » date de 1985) remet en cause le caractère universel de la pensée occidentale, dont sa vision du passé. C’est l’émergence des subaltern studies et des études post-coloniales. Il devient impossible de soutenir une mise en ordre globale des dynamiques de l’ensemble des sociétés passées et présentes. Le marxisme, en particulier, est frappé de plein fouet.

De ce fait, la simultanéité de la pensée de la mondialisation et de la microstoria ne peut apparaître comme une coïncidence. C’en est fini des grandes fresques braudéliennes dont le dernier opus, Civilisation matérielle (au singulier), date d’ailleurs de 1979. Si proclamer la « fin de l’Histoire » provoque encore l’indignation, on ne peut que constater le décès d’une sorte « d’histoire globale », certes jamais ainsi nommée, mais qui ordonnait le passé en fonction de futurs, sans doute divers, mais toujours envisagés comme des variantes du Progrès conçu dès les Lumières deux siècles plus tôt. La fragmentation du futur devenu multiforme dans un monde multipolaire a provoqué la dissolution des perspectives rétrospectives.

L’horizon mondial produit une demande scolaire auquel répond un message brouillé

La production d’un discours sur les sociétés et leurs passés à destination des enfants et des adolescents s’avère donc une urgence plus grande – en même temps que sa conception glisse vers le casse-tête. Les acteurs des systèmes éducatifs occidentaux deviennent progressivement conscients de l’impossibilité de maintenir les perspectives qui avaient fait leurs preuves. L’organisation historique en grandes périodes (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes), même si elle se maintient dans des corporatismes universitaires, avoue au grand jour sa subjectivité civilisationnelle, celle d’une mise en scène adaptée à l’Europe. Les spécialistes des aires culturelles non occidentales le savaient depuis longtemps, mais l’école ne se souciait guère de leurs objets [2].

Finie l’époque où l’humanité s’inscrivait dans une grille simple : Est vs Ouest, Nord et Sud. Hors de l’école, une demande de compréhension de la dynamique mondiale se fait jour dès le début des années 1980. C’est le retour en grâce du terme de « géopolitique », la mode, toujours vivante, des grands atlas comme, dès 1983, celui de Chaliand et Rageau, L’Atlas stratégique, dont le succès découla grandement de son astuce à décentrer les planisphères.

Les enseignants du secondaire, et peut-être plus encore ceux de l’élémentaire, ont donc été pris dans les mâchoires d’un paradoxe : alors qu’il fallait profondément renouveler leur message pour en élargir l’horizon, en passant de l’Occident au Monde, la production savante leur proposait une « histoire en miettes ». Rien d’étonnant que la demande d’histoire globale soit née dans leur milieu ; rien de surprenant non plus que ce soit là où le sentiment d’avoir été la pointe la plus évidente du Progrès, dans les États-Unis passant de l’après-Seconde Guerre mondiale au 21e siècle.

Le Monde exige son histoire

Comprendre le Monde en devenir nécessite effectivement de retourner sur ses passés : le pluriel s’impose car si la dynamique de l’émergence du niveau mondial a bien été portée depuis le 15e siècle par l’Europe, élargie ensuite à l’Occident, elle ne peut négliger ni d’autres mondialisations potentielles, chinoise entre autres, ni l’ensemble des héritages multiples qu’elle métisse. Plus que jamais, la mondialisation suppose de mesurer l’altérité et la similarité des autres, donc de leurs propres héritages puisqu’ils sont maintenant aussi les nôtres. Et ce quel que soit ce nous. Il y a urgence à tisser des grands et petits récits pour proposer des éléments non d’un « roman du Monde », comme on pouvait sourire des « romans nationaux », mais d’une histoire de l’Humanité. Faute de quoi on laissera le champ libre à des grands récits aux passés clos, ignorant des altérités, à des histoires huntingtoniennes. L’histoire globale est une nécessité civique, une obligation des citoyens du Monde.

Notes

1. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2003. Voir la très claire mise au point de Christian Delacroix, « Généalogie d’une notion », dans l’ouvrage collectif qui vient de paraître : Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), Historicité, La Découverte, 2009 (pp. 29-46).

2. Rappelons, pour l’histoire scolaire française, l’échec de la réforme de 1963, impulsée par Fernand Braudel (qui rédigea à cette occasion sa Grammaire des civilisations) : l’enseignement des mondes non occidentaux était soluble dans une vision occidentalo-centrée du message scolaire.