Nehru, un autre regard sur l’histoire du monde

Lorsqu’on évoque les origines de l’histoire globale, on cite généralement des historiens étatsuniens, comme Leften S. Stavrianos, William H. McNeill, ou bien encore Marshall G.S. Hodgson (cf. le billet de Chloé Maurel) ; au-delà, on inscrit l’histoire globale dans la lignée des histoires universelles, de Bossuet à René Grousset, pour s’en tenir à des auteurs français. Parfois, on rappelle l’ouvrage de H.G. Wells, The Outline of History, paru en 1920. Mais un livre est souvent passé sous silence alors même qu’il occupe une place remarquable. Il s’agit de l’ouvrage de Jawaharlal Nehru, Glimpses of World History – « Regards sur l’histoire du monde », traduit en français en 1986, dans une édition malheureusement difficile à trouver, sous le titre Lettres d’un père à sa fille. L’ouvrage, paru en 1934, est en effet composé de près de deux cents lettres écrites par Nehru à sa fille Indira entre 1930 et 1933, alors qu’il était détenu dans les prisons britanniques. Le livre rencontra un succès assez important et connut de nombreuses rééditions, et réécritures. L’édition sur laquelle je me suis appuyée est celle parue en 1947, aux couleurs du nouvel État indien.

Nehru_Glimpses of World History

Figure 1. Glimpses of World History, 1re édition américaine, 1947

Parmi toutes ces lettres, j’en ai choisi trois afin de donner un aperçu sur ces Glimpses – en anglais, et en français (en espérant que la traduction ne soit ni fautive ni trop maladroite). Ce billet s’inscrit donc à la croisée de l’historiographie et de l’histoire elle-même, dans la mesure où l’émergence d’un regard historique global en Inde au début des années 1930 paraît doublement intéressant : et pour la compréhension de la genèse de l’histoire globale, et pour l’étude de la conscience de la mondialisation.

On imagine cependant le scepticisme vaguement goguenard de certains lecteurs face à une telle affirmation et la suspicion d’anachronisme. Sur quels critères peut-on en effet considérer que l’ouvrage de Nehru appartient à une histoire globale qui s’ignore encore en tant que telle ? Certes, la notion de « global history » ne date que du milieu des années 1940, mais on peut incontestablement reconnaître dans Glimpses of World History quelques traits constitutifs de l’histoire globale, à savoir :

– l’envergure mondiale de la réflexion ;

– la vision de l’histoire sur la longue durée, appuyée sur le présent et ouverte sur l’avenir ;

– le constat de la mondialisation comme processus d’interrelation croissante entre les hommes grâce aux progrès technique ;

– le rejet d’une historiographie exclusivement nationale ;

– la remise en question d’une écriture de l’histoire qui contribuerait à l’hégémonie des puissances dominantes.

Il reste qu’on ne peut pas aborder le livre de Nehru comme n’importe quel livre d’histoire. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas initialement d’un livre, mais bien de lettres destinées à l’éducation d’Indira, née en 1917, et qui a donc au moment où elle reçoit ses lettres, entre 13 et 16 ans. D’autre part, parce qu’on ne peut pas ignorer l’engagement politique de Nehru, qui fut élu pour la première fois secrétaire général du parti du Congrès en 1923 et qui participa au mouvement de désobéissance civile initié par Gandhi en 1930 – ce qui lui valut d’être emprisonné et lui donna l’occasion d’écrire ces lettres.

Sur la formation de la pensée historique globale de Nehru, trois facteurs peuvent être mis en avant. Le premier est évidemment l’éducation britannique que Nehru a reçue lors de son séjour en Angleterre entre 1905 et 1912. Nehru fut étudiant successivement à Harrow, puis à Trinity College, et enfin à Inner Temple. C’est durant ses années d’études qu’il se familiarisa notamment avec les idées de la Fabian Society. En 1912, il fut admis à son examen de droit et rentra en Inde où il devint avocat à la haute cour d’Allahabad.

Le deuxième facteur, ce sont les voyages effectués par Nehru, au moment de ses études, puis en 1926-1927 lors d’un séjour avec sa famille en Suisse, à Genève, où il apprécia les rencontres et les discussions suscitées par la présence de la Société des Nations. Dans une lettre à son collègue Syed Mahmud, il écrit :

« Genève est pleine de toutes sortes de cours spéciaux et de lectures, et je participe à nombre de ces conférences. Dans l’ensemble, elles sont intéressantes et comme les conférenciers appartiennent à différentes nationalités européennes, la variation de leurs points de vue est intéressante. » [1]

En 1927, Nehru fut également désigné comme le représentant du Parti du Congrès à la conférence fondatrice de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale.

Nehru fait référence à ses voyages (Lettre 145) lorsqu’il se souvient avoir vu le premier avion voler au-dessus de la tour Eiffel et qu’il rappelle à Indira leur présence à l’arrivée de Charles Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en 1927. Il souligne que si pour Indira, se déplacer en avion peut être une évidence, pour l’avoir fait elle-même plusieurs fois, cela reste une révolution très récente pour l’humanité ; et Nehru ne cache pas son enthousiasme, révélant ici aussi sa croyance en la modernité technique et sa foi dans le progrès, malgré ses doutes sur la moralité des êtres humains. Les moyens modernes de communication, la télégraphie et l’aviation, doivent rapprocher les hommes. La mondialisation, comme décloisonnement de l’humanité, est gage d’un avenir meilleur. Sur ce point, Nehru a été fortement influencé par l’internationalisme des penseurs du 19e siècle.

Le troisième facteur est constitué par les lectures de Nehru à l’occasion de sa détention. Comme il l’écrit dans la première préface de Glimpses of World History, il prit tôt l’habitude de prendre des notes des livres qu’il lisait en prison. Cependant, le seul que Nehru mentionne est le livre de H.G. Wells, Outline of World History. On retrouve dans le livre de Nehru la même foi dans le progrès de l’humanité, qui constitue selon lui l’axe central de l’histoire (Lettre 2). On retrouve également l’importance accordée à la coopération. Cependant, alors que Wells anticipe l’avènement d’un gouvernement mondial unique, Nehru développe une vision d’une monde uni mais multipolaire, et on ne peut pas s’empêcher de penser à son engagement international après l’indépendance de l’Inde, à Bandung en 1955, puis à Belgrade en 1961. Malgré tous les brassages, pacifiques ou violents, de l’histoire, les civilisations peuvent perdurer. À ses yeux, la Chine et l’Inde en sont les deux exemples vivants.

On notera cependant un européocentrisme persistant dans la place qu’il accorde à l’Égypte, à la Babylonie, à la Grèce, même s’il ne manque pas de souligner qu’au moment où les grandes civilisations font leurs premiers pas, l’Europe en est encore à la barbarie. De fait, Nehru ne cache pas son espoir que l’histoire poursuive son cours, que l’Europe redevienne un petit cap de l’Asie et que l’Asie soit à nouveau prédominante (Lettre 4).

Ces quelques lignes n’entendent évidemment pas faire le tour de l’œuvre de Nehru. Ce billet se veut avant tout comme une invitation à la lecture, et aussi, un peu, au voyage.

Lettre 2, 5 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 4, 8 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 145, 22 mars 1933 (en anglais, en français)

 

Post-scriptum

Pour une utilisation possible d’une autre lettre dans le cadre du programme de terminale, cf. le site académique de La Réunion.

 

Bibliographie

Michele L. Langford, 2005, Deconstructing Glimpses of World History: An Analysis of Jawaharlal Nehru’s Letters to his Daughter, Thesis, Miami University, Oxford.

Patrick Manning, 2003, Navigating World History: Historians Create a Global Past, New York, Palgrave MacMillan.

Jawaharlal Nehru, 1947, Glimpses of World History, New York, The John Day Company (1ère éd. américaine, d’après l’édition revue et corrigée de 1939).

Jawaharlal Nehru, 1986, Lettres d’un père à sa fille, trad. par Anne Chaymotty, New Delhi, Conseil indien pour les relations culturelles.

 


Notes

[1] Jawaharlal Nehru, Selected Works of Jawaharlal Nehru, éd. par S. Gopal, New Delhi, Orient Longman, 1972, vol. 2, p. 240, cité par Langford, 2005.

La poste, une histoire d’emprunts

À propos de :

La Poste à relais en Eurasie

La diffusion d’une technique d’information et de pouvoir. Chine – Iran – Syrie – Italie

GAZAGNADOU Didier [1994, rééd. 2013], Paris, Éditions Kimé.

Gazagnadou COUV

Dans cet ouvrage récemment réédité mais rivalisant avec les meilleures publications d’histoire globale de ces dernières années, l’anthropologue Didier Gazagnadou montre comment la technique de la poste à relais s’est developpée en Chine, avant de se propager, via l’Empire mongol, à l’État mamelouk (1250-1517) et enfin à l’Europe – chacune de ces zones géographiques faisant l’objet d’un chapitre distinct et documenté.

Revenons au commencement : les États ont toujours eu besoin de s’informer des mouvements militaires de leurs voisins, de relayer les ordres aux armées, et de coordonner les impôts. Ces nécessités de pouvoir ont amené des entités aussi diverses que les États perse achéménide, maurya en Inde du Nord, égyptien ptolémaïque, romain d’Occident et enfin byzantin, sans compter le cas des Incas, à mettre en place des systèmes de relais d’informations à l’usage des décideurs – les empires eurasiens font ainsi l’objet d’une description dans l’annexe 1 du présent livre, dans laquelle l’auteur postule incidemment une transmission entre Perse, Égypte et Rome.

Mais le grand apport de Gazagnadou, structuré dans sa chronologie en quatre chapitres, est surtout de démontrer, documents et citations à l’appui, comment cette technique s’est développée à un point inégalé en Chine ; a été adoptée par les Mongols ; certainement copiée par les Mamelouks en guerre contre ces mêmes Mongols ; et enfin très probablement empruntée par le duché milanais avant de percoler progressivement dans les États européens des Temps modernes. Chemin faisant, cette innovation s’est à chaque fois enrichie d’ajouts améliorant son efficacité, avant de connaître une évolution décisive en Europe occidentale : l’acheminement du courrier non seulement du pouvoir, mais aussi des marchands et des particuliers. Ce qui aurait contribué, selon l’auteur, à l’émergence tant du capitalisme que d’une subjectivité propre à l’Europe.

Ce travail dans la longue durée, mêlant des références tant à Fernand Braudel ou Joseph Needham qu’à Michel Foucault ou Maurice Lombard, porte donc sur la poste. Elle « est depuis l’Antiquité une technique aux multiples facettes liée à toutes les pratiques et stratégies de l’appareil d’État : qu’il s’agisse de programmer la levée de l’impôt, de se tenir informé des questions politiques, militaires, diplomatiques et religieuses, de recenser les populations et d’enquêter sur l’état d’esprit de ces mêmes populations. Dans tous ces domaines, la poste, et cela jusqu’au 20e siècle, fut un instrument de pouvoir. Elle fut une technique de surveillance, de collecte, de transport et de diffusion de l’information voire d’anticipation politique […] au service des autres mécanismes de pouvoir. »

La poste ou le léviathan chinois

La poste à relais a été, par nécessité, un attribut d’État. Car seul un État pouvait se permettre d’élaborer un tel outil, pour des raisons de coût d’édification et d’entretien. Dès le 9e siècle avant notre ère, l’existence d’une bureaucratie pléthorique est attestée en Chine. Au 4e siècle, l’État de Qin, qui allait réunifier la Chine en – 221, voit la couche sociale des fonctionnaires-lettrés devenir dominante.

Avec la dynastie Han (- 202 / + 220), cet État bureaucratique se densifie, et le pouvoir impérial se trouve durablement théorisé comme étant au service de l’efficacité et non de la morale : il ne recherche pas la justice individuelle, mais l’imposition de « dispositifs de contrôle, irriguant l’espace et le corps social ». L’État chinois, qui a mis en place d’immenses réseaux de routes jalonnés par des relais de poste à cheval, est déjà métaphoriquement présenté comme maillage postal, vu comme un réseau de points vitaux entre lesquels circule l’information nécessaire à la bonne administration. Étienne Balazs, dans La Bureaucratie céleste [1968, Paris, Gallimard], estime que « la bureaucratie des fonctionnaires-lettrés constitua, tout au long de l’histoire de la Chine, environ 10 % de la population totale » – sous les Han, pas moins donc de 6 millions de personnes ! Et la survie de cet appareil d’État contrôlant d’immenses territoires dépend intimement de sa capacité à faire circuler l’information. Ce qui le pousse, des Han aux Qing (1644 / 1911), plus de deux millénaires durant, à toujours reconstruire et renforcer son réseau postal, vaste toile d’araignée quadrillant, depuis les capitales successives, le moindre point de son domaine.

« De jour comme de nuit » – caractéristique propre à ces postes eurasiennes, qui autorise entre autres indices Gazagnadou à défendre la voie des emprunts qu’il va tracer –, ces relais, classés par ordre d’importance, tiennent à la disposition des courriers impériaux, strictement hiérarchisés et aux mouvements contrôlés et enregistrés par des procédures bureaucratiques précises, des montures sélectionnées pour leur endurance ; ainsi que des animaux de moindre envergure (mulets, ânes…). Ces derniers peuvent éventuellement être loués ou mis à disposition de certains voyageurs, tel le moine japonais Ennin qui, en 845, rapporte avoir loué des ânes pour acheminer ses paquets de manuscrits. Les relais étant en général distants de 20 km, un courrier moyen pouvait couvrir 120 km par jour en fatigant 6 montures, ses collègues « express » (à la priorité la plus élevée) pouvant, en 24 h, galoper 320 km !

Sous les Tang (618 / 907), les chiffres donnent le vertige : plus de 30 000 km de routes, de 40 000 chevaux et 1384 bateaux tenus à disposition des coursiers, 20 000 employés. Pour les années 748-755, on apprend que l’État consacre près de 60 % de son budget à sa poste : 1 140 000 ligatures pour les postes, 260 000 pour le traitement des fonctionnaires, 600 000 pour l’entretien de l’armée et l’achat du grain.

Sous les Song (960 / 1270) se renforce une prospère bourgeoisie d’affaires, mais celle-ci n’a accès que de manière très restreinte aux services postaux, qui restent sous le contrôle sourcilleux de l’État, au service d’objectifs visant à stabiliser le contrôle des populations : surveiller la société, lever les impôts, mener des campagnes militaires. Mais à partir du 10e siècle émergent de nouvelles puissances, les Empires Liao et Jürchen, peuples de la steppe qui font rapidement leur le modèle bureaucratique chinois avant d’être absorbés par un dernier empire, celui que bâtit Gengis Khan [v. 1160-1227].

De la Chine aux Mongols

Les Turcs ouighours sont vaincus en 1209. Ils confèrent très vite à leurs conquérants mongols les « premiers éléments de leur appareil d’État en matière de scribes, de chancellerie, d’administration et [vont] donner à la langue mongole, une écriture ». La fulgurante expansion mongole, ce grand désenclavement qui connecte le monde eurasien, de la mer de Chine à la Baltique, pose d’emblée un problème militaire et politique inédit par son ampleur : comment assurer la cohérence d’un empire qui contrôlera jusqu’à 26 millions de km2 (50 fois la surface de l’actuelle France) ? « En assurant des communications constantes et efficaces entre toutes les armées des différentes régions et le pouvoir mongol. »

Dès 1218, Gengis Khan s’emploie à l’établissement de lignes postales permanentes. Il reprend le système chinois, l’étend jusqu’en Asie occidentale et réserve l’administration de cette institution, comme celle de l’armée, aux seuls Mongols. À la fin du 13e siècle, Marco Polo avance que 200 000 chevaux sont affectés aux seules postes – un chiffre plausible, car chaque coursier est assisté, à chaque étape, par un autre cavalier. Avec l’autorisation des plus hautes autorités, les marchands et les religieux peuvent utiliser les services postaux. Si les Mongols reprennent le système chinois, les sources perses montrent qu’ils lui apportent quelques innovations, l’étendant réactivement aux lignes de bataille, et permettant aux coursiers les plus performants de couvrir d’incroyables distances, jusqu’à, dit-on, 490 km par jour. L’ensemble Iran-Iraq est alors couvert d’un dense rhizome postal…

Des Mongols aux Mamelouks

… Qui très probablement inspire le nouveau maître de l’Égypte, le Mameluk Baybars (1223-1277), au lendemain de sa victoire d’Aïn Djalout (1260), lors de laquelle il a brisé l’avancée mongole vers ses terres. Examinant les diverses hypothèses permettant d’expliquer la création par Baybars d’un système de poste entre les principales villes qu’il contrôle, Gazagnadou écarte l’idée d’une invention attribuée ex nihilo à Baybars, ou d’une reprise des postes ayant existé dans les empires musulmans antérieurs – elles avaient disparu deux siècles plus tôt, lors de la conquête du Moyen-Orient par les Turcs seldjoukides.

Non, il s’agirait bien d’une copie des procédures mongoles, reprenant fidèlement jusqu’aux attributs permettant de distinguer les coursiers, tels ces laisser-passer sous forme d’une plaque ronde attachée au cou du messager par un cordon de soie jaune (couleur impériale chinoise). À ces Mongols qui ne livrent pas une bataille sans étendre au préalable leurs lignes de communications, Baybars semble aussi emprunter des techniques accroissant l’efficacité de son réseau postal : des pigeons voyageurs et des guetteurs-relais de signaux optiques, à base de fumée le jour et de feu la nuit – ce dernier système semble avoir été en mesure d’acheminer une information du Nord de la Syrie au Caire en moins de 24 h. Et l’ensemble des postes reste au service de l’État, même si des marchands sont parfois autorisés à y recourir. Et des marchands, il en vient de loin. Notamment des cités-États italiennes.

Du Caire à Milan

En Europe, la première poste a été romaine : le cursus publicus avait disparu lors de la dislocation de l’Empire romain d’Occident au 5e siècle. Pourtant, sous le règne de Giao Galeazzo Visconti (1351-1402), l’institution resurgit dans le duché de Milan entre 1387-1389. Elle fonctionne « jour et nuit ». Son mot d’ordre, « cito, cito, cito, ciitissime » (rapidement, rapidement, rapidement, le plus rapidement) évoque celui des postes mongoles « vole, vole, vole, comme l’oiseau ». Sa marque distinctive (couper ou nouer les queues des chevaux) est la même que celle utilisée par les postes mameloukes, mongoles et chinoises. Les procédures sont identiques… L’emprunt est plus que probable. Et il fait tâche d’huile.

Au siècle suivant, en sus des cités-États italiennes, l’Empire des Habsbourg l’adopte pour l’Autriche et l’Espagne, son rival français faisant de même sous Louis XI (1423-1483). Mais c’est à Milan que prend place l’innovation cruciale, reproduite ensuite ailleurs en Europe : contre paiement, l’État prend en charge la correspondance des particuliers. Changement radical : l’outil n’est plus au service exclusif du pouvoir, même si celui-ci en fait un instrument de diffusion de ses prérogatives dans les terres qu’il contrôle. Le capital jouit aussi de ses services, même si en France, ce ne sera que sous Henri IV (1553-1610) que les particuliers seront autorisés à utiliser la poste.

De la poste à l’individu

Dans sa conclusion, Gazagnadou souligne que, contre la tendance naturelle d’une société à se présenter comme le produit homogène d’une histoire qui ne devrait rien aux autres, il importe d’examiner les traces des éléments hétérogènes empruntés aux voisins. Rappelant combien sous-estimer le rôle des emprunts serait une perspective anthropologique dangereuse, il établit une distinction entre diffusion (processus aléatoire subi par une société, comme l’extension à l’Europe de la Peste noire venue d’Asie – il aurait dû au passage corriger son sous-titre) et emprunt (choix fait par une société d’adopter et d’adapter à son contexte des éléments, objets, techniques…, venus de l’extérieur). Invalidant la thèse de Karl Wittfogel sur le despotisme asiatique, il souligne qu’« il n’y a pas d’essence (ethnique ou culturelle) de tel ou tel État face au problème de l’information mais simplement des agencements différents entre l’État, les forces capitalistiques et la société ». Des rapports de force entre ces trois pôles surgissent de nouvelles configuration. Une bureaucratie d’État, forte en Chine, s’était arrogé le monopole de l’outil des postes. Lorsque les pouvoirs européens reprirent cette invention, ils furent amenés à en partager l’usage. La ville, ou plutôt le réseau de villes, devint un système nerveux irriguant l’ensemble du corps social. Et la poste progressivement achemina, et contribua à l’édification de, la subjectivité : lettres d’amoureux et pamphlet de dissidents se diffusèrent, se multiplièrent, et changèrent la face du monde.

Nuançons pour finir : la poste ne fut certainement pas le seul facteur de l’émergence d’un sujet en Europe, si tant est que cet événement ait vraiment eu lieu. Mais reconnaissons à l’auteur, au-delà d’une conclusion que certains regretteront trop peu étayée pour être soumise à une critique serrée, la rédaction d’un livre innovant et hautement stimulant. Enfin, pour nourrir peut-être de futurs débats, mentionnons un distinguo introduit par Gazagnadou, dans son avant-propos : sa décision de renoncer à l’usage des notions d’Orient et d’Occident, « trop imprécises, idéologiquement suspectes et [n’ayant] finalement aucune pertinence anthropologique ».

 

La grammaire des civilisations

À l’occasion de récents débats radiophoniques, sur France Culture et sur Radio Goliard[s], une référence est revenue : la Grammaire des civilisation de Fernand Braudel, modèle d’un enseignement géohistorique et d’histoire globale.

On le sait, l’ouvrage aujourd’hui connu sous ce titre, est la réédition, après la mort de Braudel, d’un manuel scolaire paru en 1963 ; ou plus exactement, d’une partie de ce manuel. Celui-ci, destiné aux classes terminales, aux propédeutiques et aux classes préparatoires aux Grandes Écoles, était l’œuvre de Suzanne Baille, de Fernand Braudel et de Robert Philippe. Or il s’avère que le titre choisi pour la réédition de 1987 est assez discutable puisqu’il ne s’applique à l’origine qu’aux trois premiers chapitres de la partie rédigée par Braudel, sur les 24 qui la composent. « Une grammaire des civilisations » ne constituait initialement qu’une sorte d’introduction théorique et c’est par synecdoque que ce titre est devenu celui du tout. Le livre aurait dû en réalité s’intituler : Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel.

Le monde actuel

Figure 1. Le monde actuel, 1963

 

1) Une histoire au long cours

D’emblée, le titre originel mettait le point sur une des originalités de ce manuel. Il ne s’agissait pas d’un manuel d’histoire, ou pas d’une histoire comme on continue d’imaginer celle-ci. Ce que souligne l’introduction : « Histoire et temps présent ». L’aujourd’hui est le point de départ et le point d’aboutissement de cette analyse historique. Or le temps présent occupe une place majeure dans la pensée de Braudel, et il ne pouvait qu’être sensible à cette nouvelle temporalité des programmes. Certes, en 1950, il avait exprimé une certaine méfiance à propos de la capacité de l’historien à penser le présent :

« Privilège immense ! Qui saurait, dans les faits mêlés de la vie actuelle, distinguer aussi sûrement le durable et l’éphémère ? Pour les contemporains, les faits se présentent trop souvent, hélas, sur un même plan d’importance, et les très grands événements, constructeurs de l’avenir, font si peu de bruit – ils arrivent sur des pattes de tourterelles, disait Nietzsche – qu’on en devine rarement la présence. » [1]

Mais dès 1955, il précisait sa réflexion :

« vous savez bien que la limite entre le monde des morts et le monde des vivants se déplace à chaque instant, qu’il n’y a pas de limite entre passé et présent, si bien que l’histoire et la sociologie devraient toujours collaborer, alors qu’elles se heurtent quelquefois comme des visions différentes du monde.

[…] Il faut donner sa pleine signification à la très forte remarque de Lucien Febvre : l’histoire n’est pas seulement l’étude du passé, mais aussi l’étude du temps présent. » [2]

Si Fernand Braudel n’est pas l’instigateur des nouveaux programmes adoptés en 1957, contrairement à une affirmation souvent répétée, Lucien Febvre a de toute évidence influencé le mouvement de réforme dont ils sont l’aboutissement (Legris, 2011), et Braudel s’en est littéralement emparé.

À croire les auteurs, ce manuel se découperait en trois explications successives : un premier livre consacré à l’histoire récente, « Le monde de 1914 à nos jours », un deuxième portant sur l’histoire lointaine, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », et un troisième sur les grands problèmes du monde actuel, « Demain. Le monde en devenir ». En réalité, le livre deuxième, plus de 330 pages sur les quelques 530 du livre, occupe une place de poids et brouille cette tripartition. Le titre lui-même le dit, l’analyse de Fernand Braudel porte à la fois sur le présent, sur hier, sur le passé lointain, et sur le futur. C’est une « télé-histoire », comme il l’écrit à plusieurs reprises, et celle-ci transcende le temps, s’enfonçant dans le passé le plus reculé et se tournant, certes avec quelques hésitations, vers l’avenir. Les quelques livres indiqués en fin d’introduction portent tous sur cette dimension :

– Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, Self, 1948 ;

– Émile Callot, Ambiguïtés et antinomies de l’histoire, Paris, Rivière, 1962 (avec un accent mis sur le chapitre vi, « L’histoire anticipée ») ;

– Jean Fourastié, La civilisation de 1975, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1953 ;

– Jean Fourastié et Claude Vimont, Histoire de demain, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1956.

Pour Braudel, « la civilisation est ainsi la plus longue des histoires » [3]. Toutefois, elle n’est pas toute l’histoire ; et on retrouverait là une mise en garde bien connue des historiens de la globalité :

« Dans ces conditions, n’acceptons pas trop vite que l’histoire des civilisations soit “toute l’histoire”, comme disait le grand historien espagnol Rafaël Altamira (1951) et, bien avant lui, François Guizot (1855). C’est toute l’histoire, sans doute, mais vue dans une certaine perspective, saisie dans ce maximum d’espace chronologique possible, compatible avec une certaine cohésion historique et humaine. » [4]

 

2. Les sciences de l’homme

En introduction, les auteurs de ce manuel avertissent :

« Le nouveau programme d’histoire des Classes Terminales pose des problèmes difficiles. Il se présente comme une explication du monde actuel tel qu’il se révèle, en termes souvent obscurs, tel qu’on ne peut le comprendre aux lumières multiples d’une histoire qui ne fait fi d’aucune des sciences sociales voisines : géographie, démographie, économie, sociologie, anthropologie, psychologie… » [5]

Plus loin, Fernand Braudel le répète :

« On ne peut définir la notion de civilisation qu’aux lumières jointes de toutes les sciences de l’homme, y compris l’histoire. Mais il ne sera pas encore franchement question de celle-ci au cours du présent chapitre.

C’est par rapport aux autres sciences de l’homme que l’on essaiera cette fois de définir le concept de civilisation, en faisant appel tour à tour à la géographie, à la sociologie, à l’économie, à la psychologie collective. » [6]

Là encore, ceci n’est pas le seul fait de Fernand Braudel, mais le résultat d’une réforme discuté depuis une dizaine d’années. En 1952, l’UNESCO crée un comité international d’experts en charge de promouvoir l’enseignement des sciences sociales en France. Parmi eux, Louis François est un acteur actif de cette ouverture de l’histoire-géographie :

« Il est évident qu’aujourd’hui notre enseignement doit donner à l’élève tout ce qui lui permettra de comprendre les conditions de l’existence de l’homme, ce qui nécessitait évidemment des notions de sciences humaines […]. Il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle matière de type social studies, mais bien d’intégrer à l’enseignement littéraire, historique, géographique, des notions de sciences sociales qui donneront aux élèves des ouvertures sur le monde contemporain qui les aideront à la comprendre, et qui leur permettront de mieux se situer. » [7]

Ce programme intellectuel est aussi celui qui est défendu par la VIe section de l’EPHE, créée en 1947, et dirigée par Fernand Braudel à partir de 1956. Comme il l’écrivait en 1951 :

« Pour nous, il n’y a pas de sciences humaines limitées. Chacune d’elles est une porte ouverte sur l’ensemble du social et qui conduit dans toutes les pièces et à tous les étages de la maison.

[…]

Tout cloisonnement des sciences sociales est une régression. Il n’y a pas d’histoire une, de géographie une, d’économie politique une ; il y a un groupe de recherches liées et dont il ne faut pas desserrer le faisceau. » [8]

Aux yeux de Braudel, il n’y a pas plus d’homo geographicus que d’homo economicus. La différence entre les sciences sociales n’est qu’une question de point de vue et de méthode. Ce qui aboutit à la « maison des sciences de l’homme », fondation créée en 1963 et dirigée par Fernand Braudel jusqu’à sa mort en 1985.

On comprend ainsi pourquoi une méprise a pu s’insinuer dans les esprits à propos de la paternité de ce nouveau programme de terminale. Il aurait pu être l’œuvre de Braudel.

 

3. Un Monde pavé de civilisations

L’approche des civilisations doit donc être multidimensionnelle. Dans le cadre de ce billet, on s’en tiendra cependant à la seule dimension géographique.

« Les civilisations sont des espaces » [9]

« Les civilisations (quelle que soit leur taille, les grandes comme les médiocres) peuvent toujours se localiser sur une carte. Une part essentielle de leur réalité dépend des contraintes ou des avantages de leur logement géographique. » [10]

Pourtant, si on trouve de nombreuses cartes à l’intérieur de ce manuel, il n’y en a aucune donnant une vision d’ensemble, globale, de ces civilisations. On est obligé de l’imaginer à partir de la classification qui est donnée de chapitre en chapitre.

Liste des civilisations :

1. Les civilisations non-européennes

1.1. L’Islam et le monde musulman

1.2. Le continent noir « l’Afrique Noire, ou mieux les Afrique Noire »

1.3. L’Extrême-Orient

1.3.1. La Chine

1.3.2. L’Inde

1.3.3. Indochine, Indonésie, Philippines, Corée : « un Extrême-Orient maritime »

1.3.4. Japon

2. Les civilisations européennes

2.1. L’Europe

2.2. L’Amérique

2.2.1. L’Amérique latine

2.2.2. Les Etats-Unis

2.2.3. L’univers anglais (Canada, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande)

2.3. L’autre Europe (U.R.S.S.)

Aires de civilisation (Braudel)

Figure 2. « Les civilisations du monde actuel » (d’après Braudel, 1963)

Le choix de ne pas donner de limites à ces civilisations est une manière ici de respecter l’absence de carte, qui est peut-être due à cette difficulté, voire à l’impossibilité, à délimiter les espaces civilisationnels. Il y aurait peut-être un refus braudélien de donner à voir un pavage de civilisations, au contraire de la fameuse carte réalisée dans les années 1990 par Samuel Huntington. Néanmoins, il ne faudrait pas considérer que ces espaces sont flous dans la pensée de Braudel :

« chaque civilisation est liée à un espace aux limites à peu près stables ; d’où, pour chacune d’elles, une géographie particulière, la sienne, qui implique un lot de possibilités, de contraintes données, certaines quasi permanentes, jamais les mêmes d’une civilisation à l’autre. »[11]

La grammaire des relations entre civilisations est assez simple. Soit l’échange et la composition :

« La fixité des espaces solidement occupés et des frontières qui les bornent n’exclut pas la perméabilité de ces mêmes frontières devant les multiples voyages des biens culturels qui ne cessent de les franchir. »[12]

Soit la confrontation, « les chocs de civilisations » :

« Le raisonnement, jusqu’ici, suppose des civilisations en rapport pacifique les unes avec les autres, libres de leurs choix. Or les rapports violents ont souvent été la règle. Toujours tragiques, ils ont été assez souvent inutiles à long terme. »[13]

Le meilleur exemple qu’il donne est celui-ci de la colonisation :

« Le colonialisme, c’est par excellence la submersion d’une civilisation par une autre. Les vaincus cèdent toujours au plus fort, mais leur soumission reste provisoire, dès qu’il y a conflit de civilisations. »[14]

 

4. Civilisations et mondialisation

Le terme de « mondialisation » est encore rare au début des années 1960 et Fernand Braudel ne l’a semble-t-il jamais employé. Pourtant l’idée est là et elle constitue sans doute la problématique centrale de sa réflexion sur le « monde actuel ».

« Au singulier, civilisation ne serait-ce pas aujourd’hui, avant tout, le bien commun que se partagent, inégalement d’ailleurs, toutes les civilisations, “ce que l’homme n’oublie plus” ? Le feu, l’écriture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux ne se rattachent plus à aucune origine particulière ; ils sont devenus les biens collectifs de la civilisation.

Or ce phénomène de diffusion de biens culturels communs à l’humanité entière prend dans le monde actuel une ampleur singulière. Une technique industrielle que l’Occident a créée, s’exporte à travers le monde entier qui l’accueille avec frénésie. Va-t-elle, en imposant partout un même visage : buildings de béton, de verre et d’acier, aérodromes, voies ferrées avec leurs gares et leurs haut-parleurs, villes énormes, qui, peu à peu, s’emparent de la majeure partie des hommes, va-t-elle unifier le monde ? “Nous sommes à une phase, écrit Raymond Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept… La phase de civilisation s’achève et… l’humanité est en train, pour son bien ou pour son mal, d’accéder à une phase nouvelle”, celle, en somme, d’une civilisation capable de s’étendre à l’univers entier.

Cependant la “civilisation industrielle” exportée par l’Occident n’est qu’un des traits de la civilisation occidentale. En l’accueillant, le monde n’accepte pas, du même coup, l’ensemble de cette civilisation, au contraire. Le passé des civilisations n’est d’ailleurs que l’histoire d’emprunts continuels qu’elles se sont faits les unes aux autres, au cours des siècles, sans perdre pour autant leurs particularismes, ni leurs originalités. Admettons pourtant que ce soit la première fois qu’un aspect décisif d’une civilisation particulière paraisse un emprunt désirable à toutes les civilisations du monde et que la vitesse des communications modernes en favorise la diffusion rapide et efficace. C’est dire seulement, croyons-nous, que ce que nous appelons civilisation industrielle s’apprête à rejoindre cette civilisation collective de l’univers dont il était question, il y a un instant. Chaque civilisation en a été, en est, ou en sera bouleversé dans ses structures.

Bref, en supposant que toutes les civilisations du monde parviennent, dans un délai plus ou moins court, à uniformiser leurs techniques usuelles et, par ces techniques, certaines de leurs façons de vivre, il n’en reste pas moins que, pour longtemps encore, nous nous retrouverons, en fin de compte, devant des civilisations très différenciées. Pour longtemps encore, le mot de civilisation gardera un singulier et un pluriel. Sur ce point, l’historien n’hésitera pas à être catégorique. »[15]

On ne peut s’empêcher de penser ici à l’œuvre de Paul Vidal de la Blache, dont on sait par ailleurs qu’elle a tant influencé l’école des Annales, et Fernand Braudel en particulier. Vidal de la Blache, dans le Tableau de la géographie de la France, décrit « la France d’autrefois ». L’ouvrage sert d’introduction à L’histoire de la France depuis les origines jusqu’à la Révolution, collection dirigée par Ernest Lavisse. Or les temps ont changé, en ce début du XXe siècle, la France est prise dans deux mouvements majeurs, l’industrialisation et la mondialisation, qui ne peuvent qu’en affecter la physionomie et que Vidal de la Blache n’ignore pas :

« Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques, comme celles que les découvertes du XIXe ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d’échapper à leurs conséquences ? »[16]

Cependant, cette problématique géographique des permanences et des mutations, posée à l’orée du XXe siècle, Vidal de La Blache tend quelque-peu à l’esquiver en privilégiant les structures du temps long, sans en faire la démonstration puisque son ouvrage ne traite pas de la France contemporaine. Il s’agit seulement d’une sorte de confiance placée dans le territoire national et affirmée avec force dans la conclusion du livre. Les fondements géographiques de la France demeurent les mêmes et garantissent en quelque sorte son adaptation :

« Nous croyons fermement que notre pays tient en réserve assez de ressources pour que de nouvelles forces entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur un échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimentée par la nature et le temps. »[17]

Si le temps long de la nation est déterminé par les structures fondamentales de son espace, le temps court de l’histoire se réduit alors à n’être qu’un épiphénomène :

« Lorsqu’un coup de vent a violemment agité la surface d’une eau claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau. »[18]

Et Vidal de La Blache de conclure :

« L’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France doit être ou devenir plus que jamais notre guide. »[19]

Le temps de la géographie ne serait donc pas celui du présent, mais celui par excellence de l’immobilité, le temps de ce qui échappe au temps. « La mondialisation n’est-elle qu’un coup de vent qui agite la surface du globe ? » Telle serait finalement la question que pose Fernand Braudel à une histoire globale qui s’ignore encore, et à laquelle il apporte une réponse très proche de celle de Paul Vidal de la Blache :

« Le machinisme, avec ses innombrables conséquences, est à coup sûr capable de tordre, détruire et reconstruire mainte structure d’une civilisation. Non pas toutes. Il n’est pas, à lui seul, une civilisation. L’affirmer serait prétendre que l’Europe d’aujourd’hui est née tout à neuf, au temps de sa Révolution Industrielle qui n’a pas manqué, pour elle aussi, d’être un choc brutal. Alors qu’elle plonge bien au delà, par toutes ses racines. C’est en songeant aux nations d’Europe, que l’on peut se permettre de douter fortement du pouvoir du machinisme à unifier ou à uniformiser l’univers. Participant déjà à une civilisation d’ensemble, celle de l’Occident chrétien et humaniste, entraînées presque au même moment, il y a déjà plus d’un siècle, dans la même aventure de l’industrialisation, dotées des mêmes techniques, de la même science, d’institutions analogues, de toutes les formes sociales du machinisme, ces nations auraient dû perdre, il y a belle lurette, ces formes particularités qui permettent de parler d’une civilisation française, allemande, anglaise, méditerranéenne… Or il suffit à un Français de traverser la Manche, à un Anglais d’aborder le continent, à un Allemand de gagner l’Italie, pour qu’ils se persuadent, sans mal, qu’industrialisation n’est pas uniformisation. Incapable de détruire les particularismes régionaux, comment la technique annihilerait-elle les puissantes personnalités que sont les grandes civilisations, fondées sur des religions, des philosophies, des valeurs humaines et morales foncièrement différentes ? »[20]

On comprend mieux ainsi en quoi le dernier livre de Fernand Braudel, dont Christian Grataloup écrivait qu’il avait « le charme d’un grenier ancien », n’est pas en contradiction avec tout le reste de son œuvre. L’attachement à la longue durée de l’identité nationale et de l’identité civilisationnelle n’était pas pour lui contradictoire avec la nécessité épistémologique et historiographique d’« ouvrir les fenêtres ». Sans forcément partager toutes les analyses de Braudel, on peut s’entendre sur cette leçon que l’histoire nationale et l’histoire globale ne sont pas antithétiques. Ce que certains « historiens de garde » n’ont malheureusement pas compris.

 

Bibliographie

Braudel F., 1950, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 37-44.

‑‑‑, 1951, «  a géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 485-492.

‑‑‑, 1958, « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 13, n° 4, p. 725-753.

‑‑‑, 1963, « Une grammaire des civilisations », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin, pp. 143-475 ; 1987, Grammaire des civilisations, Paris : Arthaud/Flammarion.

‑‑‑, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois.

Legris P., 2010, L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010), thèse de doctorat, Paris Panthéon-Sorbonne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00579269/

Vidal de La Blache Paul, 1994 (1903), Tableau géographique de la France, Paris : La Table Ronde.

 

Notes

[1] Fernand Braudel, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 38.

[2] Fernand Braudel, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois, p. 167.

[3] Fernand Braudel, 1963, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin,p. 166

[4] Ibid., p. 167.

[5] Ibid., p. 3.

[6] Ibid., p. 153.

[7] Louis François, Comité « Éducation », Compte-rendu sommaire de la réunion du 12 janvier 1954, 19 janvier 1954, AN, F1717809, f° 4, cité par Patricia Legris, 2010, p. 109.

[8] Fernand Braudel, 1951, « La géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 491, 492

[9] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 153.

[10] Ibid., p. 153.

[11] Ibid., p. 154.

[12] Ibid., p. 154.

[13] Ibid., p. 166.

[14] Ibid., p. 166.

[15] Ibid., p. 148.

[16] Paul Vidal de La Blache, 1994, Tableau de la géographie française, Paris : La Table Ronde (éd. originale 1903), p. 546.

[17] Ibid., p. 547.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 211.

Un Monde d’économies-mondes, le tournant raté de la mondialisation nazie

Faut-il parler d’ « économies-monde » ? À lire certains auteurs, et des meilleurs, il semblerait bien que oui. Le monde serait singulier. Mais sans -s n’impliquerait-il pas avec un M- à l’initiale ? Le géographe nourri des travaux d’Olivier Dollfus insisterait : le Monde n’est pas un simple monde, mais LE monde, global, unique, de l’espace terrestre fait un par une humanité interconnectée. Pourtant, le Monde n’est pas l’horizon nécessaire de ces « économies-monde », qu’il serait plus juste d’écrire « économies-mondes ». On pourra trouver la remarque tatillonne, mais ce -s a du sens. Le monde, en mode minuscule, n’est qu’une partie du Monde ; il lui est même antérieur, car ce n’est qu’après la circumnavigation magellanesque que le globe est devenu le Monde, enclos de l’humanité. Un monde, donc, est un ensemble ; et comme tels, les mondes peuvent s’emboîter, se juxtaposer, s’intersecter.

Lorsqu’on parle d’« économie-monde », que faut-il alors entendre ? Au départ, en allemand Welwirtschaft, sans doute « économie mondiale », soit « économie-Monde ». C’est le sens du mot au 19e siècle. Mais son utilisation à rebours pour des périodes anciennes en a changé le sens : die Weltwirtschaften des Altertums ; le piège est là. Ni singulier ni pluriel à Welt, antéposé, ou du moins sans nombre visible.

C’est à Fernand Braudel, qui rédigea pour partie sa thèse dans les geôles allemandes durant la Seconde Guerre mondiale, que nous devons l’introduction de la notion en France et surtout cette traduction particulière : « économie-monde ».

« Il ne suffit point de répéter les expression des historiens économistes allemands : Welttheater ou Weltwirtschaft, qu’ils emploient volontiers à propos de l’ensemble historique et vivant de la Méditerranée, pour marquer que, univers en soi, économie-monde, il vécut longtemps sur lui-même, sur son circuit de soixante jours, n’entrant en contact avec le reste du monde et spécialement l’Extrême-Orient, que pour le superflu. Le drame du XVIe siècle, et de la Méditerranée en particulier, c’est qu’autour de cet univers de soixante jours, le vaste, l’immense monde vient de se révéler… »[1]

Notion qu’il reprend quelques pages plus loin :

« Cet espace économique organisé à la façon du monde d’aujourd’hui, c’est ce que les Allemands appellent une Weltwirtschaft, pour conclure que la Méditerranée, au XVIe siècle, en est une à elle seule. À quoi on répondrait : oui et non, si la réponse ne paraissait trop normande. Non, car elle est assez démantelée sur ses pourtours : la fortune turque à l’Est, c’est le développement avec Constantinople d’une ville-pieuvre et, par elle, la mise hors du circuit méditerranéen (ou peu s’en faut) de la mer Noire. À l’Ouest, les grandes découvertes l’ont brusquement, largement ouverte sur l’économie de l’Atlantique. Non encore, dirons-nous, car les spécialisations n’y sont jamais impérieuses, contraignantes et surtout stables… Et cependant, oui, car pour l’essentiel elle vit encore sur elle-même ; oui, car elle a ses zones particulières adaptées à la vie générale et une vie générale qui circule à côté, au-dessus, au travers de ces petits univers économiques, jamais complètement fermés sur eux-mêmes, entre quoi se partage, quand on l’examine d’un peu près, le vaste espace de la mer. »[2]

Et qu’il décline au pluriel dans une note de bas de page, évoquant « l’effondrement d’économies-mondes (Antiquité, Moyen Âge, le monde de 1939) »[3].

Trente ans plus tard, Fernand Braudel y revint, et consacra quelques paragraphes du Temps du monde, troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, aux « économies-mondes » :

« Pour engager le débat, il faut s’expliquer sur deux expressions qui prêtent à confusion : économe-mondiale, économie-monde.

L’économie-mondiale s’étend à la terre entière ; elle représente, comme disait Sismondi, le “marché de tout l’univers”, “le genre humain ou toute cette partie du genre humain qui commerce ensemble et ne forme plus aujourd’hui, en quelque sorte, qu’un seul marché”.

L’économie-monde (expression inattendue et mal venue dans notre langue, que j’ai forgée autrefois, faute de mieux et sans trop de logique, pour traduire un emploi particulier du mot allemand de Weltwirtschaft) ne met en cause qu’un fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique. »[4]

Ce qui m’amène au livre du jour, ouvrage non négligeable pour l’historiographie de l’histoire globale et plus encore comme source de celle-ci, un livre passé de mode, écrit par un économiste nazi, tare sans doute, mais dûment cité par Fernand Braudel. Il s’agit du Tournant de l’économie mondiale, de Ferdinand Fried, de son vrai nom Ferdinand Friedrich Zimmerman (1898-1967). Le livre, Die Wende der Weltwirtschaft, est paru en 1937, avant d’être traduit en français en 1942. Notons que le traducteur a opté pour la solution la plus simple, et peut-être la plus logique : l’adjectif plutôt que l’apposition, « économie mondiale » plutôt que « économie-monde ».

Ferdinand Fried part d’un constat, lieu commun de son temps : l’espace mondial est désormais clos.

 « L’humanité se voit pour la première fois placée devant ses frontières : c’est de cette constatation que se dégage la mission de notre époque. La tâche consistant à s’organiser dans ces frontières est si nouvelle et si exceptionnelle que c’est seulement au prix des combats et des convulsions les plus terribles qu’il a été possible aux hommes de la concevoir et qu’il leur sera possible de la mener à bonne fin. »[5]

Ferdinand Fried, qui entend réfléchir sur la situation de l’économie mondiale fortement ébranlée par la crise des années 1930, introduit alors une digression historique au cours de laquelle il explique l’application de la notion de Weltwirtschaft à des espaces restreints, par l’usage de la notion de Weltreich, d’« empire mondial » :

 « Si l’on veut emprunter à l’histoire une comparaison qui, d’ailleurs, révèle en même temps de grandes différences par rapport à la situation présente, on peut se référer à l’ancien empire mondial des Romains et à son “économie mondiale romaine”. Cette expression recèle, à vrai dire, une contradictio in adjecto qui, au surplus, caractérise les contradictions particulières auxquelles on se heurte dès que l’on aborde toutes ces catégories de problèmes. L’économie de l’Empire romain constituait une économie mondiale dans la mesure même où l’imperium était un empire mondial. Nous sommes habitués à parler d’empires mondiaux lorsque nous considérons tous les grands États constitués dans l’Antiquité ; nous connaissons des empires mondiaux, sinon égyptien, du moins babylonien, assyrien, perse, hellénique et romain. Aucun de ces empires n’embrassait la totalité du monde alors connu ; l’Empire romain lui-même fut constitué par la jonction et la fusion progressives de presque tous les empires mondiaux antérieurs et devint un organisme de domination et d’hégémonie qui n’englobait pas de loin tout le monde connu d’alors, mais qui se maintenait, soit sur le pied de guerre, soit sur le pied de relations commerciales pacifiques avec les autres organismes analogues de l’univers antique. Depuis qu’Alexandre le Grand avait forcé avec ses armées les portes du monde connu de son temps et dépassé ses frontières, et que les regards des anciens avaient pu plonger dans des horizons naguère insoupçonnés ou incertains, la physionomie du monde antique bordé par la Méditerranée, avait été bouleversée et défigurée, les anciens acquirent alors une notion, d’ailleurs imprécise, de la civilisation indienne et une appréhension tout à fait vague du vaste milieu lointain de la grande civilisation chinoise ; les relations entre ces différentes zones oscillaient entre l’impression d’un éloignement planétaire, de distances inaccessibles et d’isolement réciproque, d’une part, et de prétentions naïvement instinctives à faire valoir les unes à l’égard des autres des attributs de puissances et de souveraineté, d’autre part.

Le contact entre les deux grands milieux civilisés de l’Occident et de l’Orient, entre l’empire mondial des Romains et celui des Chinois, nous apparaît comme mystérieux et passionnant : ce fut là une des rares minutes où l’histoire semble retenir son souffle pour continuer à progresser tranquillement et sans hâte. […]

Après ce premier contact passager, les différents grands empires mondiaux, les économies mondiales et les civilisations continuèrent à coexister avec une indépendance complète, chacun vivant à sa mode, satisfait de lui-même et autonome. […]

C’était donc, pour ainsi dire, avec de délicats fils de soie que s’était noué alors tout le commerce mondial d’alors, pour autant qu’il dépassait les bornes du milieu d’influence proprement dit de chacune des grandes civilisations. »[6]

Les routes commerciales mondiales

Figure 1. Des mondes distants, mais inter-reliés (Ferdinand Fried, 1942, p. 17)

Le tableau qu’il dresse d’une juxtaposition d’économies-mondes aux frêles interactions au début du Ier millénaire de notre ère serait tout à fait recevable aujourd’hui. Mais par cette comparaison, où Ferdinand Fried veut-il en venir ?

 « Ici se pose la question de l’économie mondiale en général. Si l’on désigne par ce terme l’économie mondiale capitaliste, libre de ses mouvements, du XIXe et du XXe siècle, qui était fondée sur l’hypothèse trompeuse d’une civilisation mondiale unifiée, on doit reconnaître qu’elle a constitué dans l’histoire de l’humanité un phénomène tout à fait unique et exceptionnel, causé par différentes circonstances spécifiques, et qui devait disparaître après que celles-ci auraient cessé d’agir. Mais si l’on entend par économie mondiale la coopération de peuples, de civilisations et de groupements économiques différents, se complétant réciproquement à beaucoup de points de vue, sans pour autant être placés dans la dépendance les uns des autres, une économie mondiale a toujours existé et elle existera de nouveau lorsqu’aura pris fin la crise actuelle de l’économie mondiale capitaliste. L’indépendance des civilisations, celles-ci étant fondées, par conséquent, sur une base raciale, constitue la condition nécessaire de l’indépendance économique des différents groupes civilisés et, par voie de conséquence, la condition d’une coopération solide sur le plan économique mondial. Cette collaboration économique mondiale, c’est-à-dire le commerce mondial, ne doit jamais, si elle doit être vraiment durable, constituer pour un peuple une nécessité impérieuse et pressante. En effet, un peuple ne peut supporter de dépendre du commerce mondial que s’il existe une civilisation mondiale unifiée – ou que ce peuple domine lui-même le commerce mondial. Comme la première solution doit, de nos jours, être considérée comme éliminée, seule la seconde vient en ligne de compte et il s’agit là déjà d’une solution raciale : économie mondiale doit, dans ce cas, se traduire par domination mondiale d’un peuple. Cependant cette formule (qui, comme nous le verrons, correspond à la solution spécifiquement anglaise du problème) devient elle-même inopérante lorsqu’elle peut être contestée avec succès par d’autres peuples. C’est précisément ce qui se passe au cours de la crise actuelle et ce qui contribue à accélérer l’évolution orientée dans le sens d’une véritable coopération économique mondiale entre tous les peuples qualifiés. »[7]

Autrement dit, la situation antique devrait être le modèle d’une mondialisation équilibrée, juxtaposant des économies-mondes, et donc des Empires-mondes.

 « Cette mission ne peut s’accomplir que par la communauté et la collaboration, par une communauté politique et sociale des grands peuples pris en eux-mêmes, par une communauté nationale des peuples dans les grands espaces qui leur sont dévolus, et enfin par une collaboration, pacifique et respectueuse des droits de tous, de tous les grands espaces économiques et des Empires mondiaux. Il n’en naîtra, certes, aucune culture, ni aucune civilisation mondiale unifiée, mais seulement une vie en commun féconde des différentes grandes cultures originales, vivant ensemble dans une communauté mondiale. »[8]

Loin de tout globalisme libéral, il ne pouvait, il ne devait y avoir, pour Ferdinand Fried, aucun espace économique mondial unique, mais un partage du Monde en grands espaces, en économies-mondes, dont, on l’aura compris, le Lebensraum du IIIe Reich. L’idéologie nazie peut ainsi se comprendre comme un anti-mondialisme.

Bibliographie

Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin.

Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin.

Olivier Dollfus, 1984, « Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie », Actes du Géopoint 1984. Systèmes et localisations, Groupe Dupont, Université d’Avignon, p. 231-240.

Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, trad. de l’allemand par G. Fain, Paris, Payot (Die Wende der Weltwirtschaft, 1937).

 


Notes

[1] Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, p. 320.

[2] Ibidem, p. 325.

[3] Ibidem, p. 333, note 1.

[4] Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, vol. 3, Le Temps du monde, Armand Colin, Paris, p. 12.

[5] Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, Paris, Payot, p. 9.

[6] Ibidem, pp. 15-16, 17, 18.

[7] Ibidem, pp. 14-15.

[8] Ibidem, p. 406.

Promenades dans les siècles d’or africains

À propos de :

François-Xavier Fauvelle-Aymard [2013], Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Alma Éd.

rhinoceros-d-or

Il scintille en couverture, fragile bibelot de métal précieux. Le rhinocéros d’or a été découvert à Mapungubwe, au nord-est de l’Afrique du Sud, en 1932. C’est l’un des sites d’Afrique où l’on trouve trace du grand commerce dans lequel baignèrent les côtes orientales et le nord sahélien, du 8e au 15e siècle. Durant le Moyen Âge européen, l’Afrique connut en effet un âge d’or. S’épanouirent de brillantes civilisations, dont il ne reste aujourd’hui que des traces fugaces : des mentions dans les écrits des marchands de l’époque, des puits de mines, des ruines qui, pour être ponctuellement classées, comme Mapungubwe, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, souffrent fréquemment d’un manque de suivi dans les fouilles.

Le rhinocéros d’or, ainsi, est peut-être le témoin d’un commerce sur très longue distance. À Mapungubwe comme ailleurs ont été découverts des artefacts attestant d’échanges avec l’intérieur des terres africaines (or et ivoire), le monde musulman (céramiques persanes), l’océan Indien (cauris, coquillages servant de monnaie), l’Inde (perles de verre) et même la Chine (porcelaines). Et l’animal possède une particularité. Il est unicorne, comme les rhinocéros que l’on trouve en Asie, et non bicorne, comme les espèces africaines. Comme il a été élaboré à partir d’une âme en bois sur laquelle on a martelé des feuilles d’or, de ce précieux métal que l’on extrayait du Zimbabwe, les hypothèses sont ouvertes : le support de bois a peut-être été fabriqué en Inde et enrichi sur place ; ou sa corne unique ne serait que détail symbolique… À l’instar de nombreux objets déterrés en Afrique, les conditions de la découverte du rhinocéros d’or, sans relevé stratigraphique ni recueil des éléments contextuels, excluent que l’on approfondisse son histoire.

Ce rhinocéros est emblématique de l’histoire précoloniale de l’Afrique : il fait partie de ces quelques traces fragmentaires, éblouissantes, que l’on peine à contextualiser tant sont épaisses les obscurités alentour. Une histoire que François-Xavier Fauvelle-Aymar explore, au fil de 34 essais, tous articulés autour d’un document commenté. Les sources écrites, ou cartographiques, sont arabes, ou juives, pour l’essentiel, plus tardivement européennes. Elles se focalisent bien évidemment sur le commerce, s’efforcent obstinément de deviner ce qu’il y a au-delà : d’où vient cet or, au-delà des sables et des montagnes, auquel s’alimente le commerce mondial, et dont les intermédiaires noirs et touaregs dissimulent l’origine pour conserver leur précieux rôle d’interface commerciale ? La propagation des religions balise les axes de l’échange. Ainsi l’« adhésion nouvelle du roi du Ghana à la foi musulmane (…) est une caution pour les marchands (arabes), la garantie de l’application, dans ces contrées lointaines, d’un droit commercial reconnu comme équitable ». Les confusions, telle celle de Marco Polo qui croit que Mogadiscio et Madagascar sont un seul et même lieu, brouillent parfois les pistes que l’archéologie peine à compléter. Les légendes, comme celle qui postule que l’or pousse à la manière des carottes, brouillent en sus les témoignages.

Les historiettes, par ce qu’elles montrent, sont captivantes : il y est question d’une très hypothétique expédition maritime envoyée en Amérique par un roi malien du début du 14e siècle, de l’inflation attestée que provoqua au Caire son successeur alors qu’il prodiguait généreusement son or à tous ceux qu’il rencontrait lors de son pèlerinage à La Mecque. On y voit circuler, au milieu du 10e siècle, en Mauritanie, un chèque (ou plutôt une lettre de change) du montant astronomique de 42 000 dinars – témoignant de l’importance des richesses négociées alors aux confins du Sahara. Le sel achète l’or, qui se négociera en tissus ou en esclaves. On voit les naïfs se faire plumer, les imprudents s’égarer dans le désert, ne laissant pour seule trace qu’une cargaison d’une tonne de laiton retrouvée par les guides de Théodore Monod un petit millénaire plus tard – et depuis reperdue. Et surtout, on devine dans les ombres épaisses laissées par ces documents fragmentaires des royaumes prospères, aux politiques complexes. En Abyssinie, la diplomatie permet à des entités chrétiennes et musulmanes de cohabiter en gérant leurs hostilités, voire en s’arrangeant avec leur conscience : les deux sociétés réprouvent la castration, mais les esclaves eunuques sont de grande valeur commerciale… Qu’importe, on ferme les yeux de part et d’autre sur ce qui se passe.

D’un continent que certains se plaisent à imaginer sans passé, héritiers de ces colons blancs qui s’acharnaient à attribuer au roi Salomon les mines qu’ils découvraient abandonnées, ou à penser que ce port en ruine se devait d’être phénicien ou égyptien, bref se refusaient à envisager que les indigènes aient jamais produit quoi que ce soit d’historique, ce livre présente une tout autre image : celle d’une Afrique glorieuse et quelque peu interlope, dont les civilisations ont longtemps prospéré, tissant de fragiles ramifications jusqu’en Chine. Avant de succomber à la saignée démographique massive que lui infligèrent les traites négrières, et d’entrer dans les ténèbres le temps d’une parenthèse de quelques siècles. Une Afrique en émergence, qui a besoin de reconstituer une histoire rompant avec la vulgate de sociétés trop souvent représentées comme pétrifiées dans les traditions.

Article également publié ce mois-ci dans Sciences Humaines, n° 246, mars 2013.