Vermeer, peintre connecté

À propos de :

Le Chapeau de Vermeer. Le 17e siècle à l’aube de la mondialisation

Timothy Brook, 2008, trad. fr. Odile Demange, Payot, 2010, rééd. 2012.

Delft ? « Une ville des plus douces, avec des ponts et un cours d’eau dans toutes les rues », rapporta le chroniqueur londonien Samuel Pepys quand il la visita en 1660. Quatre siècles plus tard, un jeune étudiant canadien du nom de Timothy Brook, en voyage à travers l’Europe, y tomba de vélo… La ville n’avait guère changé depuis le 17e siècle, quand l’artiste Johannes Vermeer (1632-1675) y jouait du pinceau, et Brook céda au charme. L’eau a depuis coulé sous les ponts qui autrefois abritaient les nuits du jeune routard, et l’étudiant bohème est devenu un éminent historien de la Chine impériale. Dans cet ouvrage, il entreprend un pèlerinage dans la mondialisation balbutiante des années 1650, traquant dans les tableaux de Vermeer les indices des échanges qui se tissaient alors sur la planète, de la Hollande à la Chine.

En artiste du trompe-l’œil, Vermeer navigue dans l’univers de la bourgeoisie néerlandaise – nul besoin d’en sortir, le monde s’y donne en représentation. Cinq de ses toiles, retenues par Brook avec un autre tableau de son contemporain Hendrik Van der Burch, originaire de Delft lui aussi, une peinture réalisée sur un plat en faïence de même origine, une statuette chinoise, fournissent la matière de l’ouvrage. Disséquant ces huit illustrations, l’auteur dresse un jeu de piste, exploitant leurs détails pour nous livrer une magnifique évocation des forces historiques à l’œuvre. Car Delft « n’était pas isolée. Elle existait à l’intérieur d’un monde qui se prolongeait vers l’extérieur et couvrait la planète entière. »

1. La Vue de Delft

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Mauritshuis, La Haye.

Toile inhabituelle dans l’œuvre de Vermeer, en ce qu’au lieu de représenter un intérieur, La Vue de Delft montre un panorama de bâtiments, les portes de la ville vues du sud, à proximité du port du Kolk. Vu l’état du clocher, nous sommes probablement dans les mois qui précèdent mai 1660. Sur la droite du tableau, « deux navires à large fond amarrés l’un à l’autre. […] Ce sont des haranguiers, des navires à trois mâts construits pour la pêche au hareng en mer du Nord. » La présence de ces deux bateaux est un indice du Petit Âge glaciaire qui a saisi l’hémisphère Nord. Hiver plus longs et étés raccourcis ont modifié l’économie de l’Eurasie, comme son écologie – la peste est revenue, sans pour autant freiner l’expansion démographique. Les Pays-Bas subissent un blé plus cher, ont dû diversifier leurs approvisionnements alimentaires ; les harengs ont migré au sud de la mer du Nord, chassés par le froid, et une économie du poisson s’est instaurée, dominée par les Néerlandais.

Occupant la moitié gauche de la toile, le bâtiment de la VOC, Compagnie hollandaise des Indes orientales. Poumon de la ville et première grande société par actions du monde, créée en 1602 pour négocier avec l’Asie, son monogramme s’est imposé comme le « premier logo global ». Les revenus de la pêche au hareng ont pour partie financé l’expansion du commerce maritime, déportant un million de Néerlandais en Asie au cours du 17e siècle. Et comme l’exposait déjà Francis Bacon, compas magnétique, papier et poudre à canon – trois inventions chinoises reprises par l’Europe – fournissent la base technologique de cette expansion mondiale.

La démarche de Brook, partant de la description iconographique à l’exposé des liens que l’on peut y deviner, se résume, selon la métaphore de l’auteur, par le « filet d’Indra » – une image bouddhiste symbolisant l’interconnexion de toutes choses. « Quand Indra a créé le monde, il l’a fabriqué sous la forme d’une toile. Une perle a été fixée à chaque nœud de cette toile. Tout ce qui existe ou a existé, chaque idée que l’on peut concevoir, chaque donnée exacte […] sont autant de perles du filet d’Indra. […] Tout ce qui existe sur la toile d’Indra suggère tout ce qui existe d’autre. » Du nœud de Delft, le livre vagabonde ainsi jusqu’aux lacs d’Amérique du Nord, passant par la mine du Potosí (actuelle Bolivie) et les fabriques de porcelaine de Jingdezhen (Chine)… Tout objet – pipe, jatte, chapeau, pièce de monnaie… – fournit à l’auteur matière pour dérouler le fil du long voyage planétaire qui l’a amené en Hollande.

2. L’Officier et la Jeune Fille riant

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Frick Collection, New York.

Jamais les Néerlandais ne seraient sorti sans chapeau, et si leurs finances le leur permettaient, ils s’offraient un « castor ». Ainsi de ce galant militaire, en transaction matrimoniale avec la demoiselle. Les castors d’Europe occidentale et Scandinavie ont été décimés. L’approvisionnement sibérien est difficile. Ardemment désiré, un bon castor, le seul qui résiste à la pluie, vaut une fortune. Le chapeau de l’officier entraîne Brook dans l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs à laquelle se livre le Français Samuel Champlain dans la première moitié du 17e siècle. Il y évoque les rôles de l’arquebuse, qui bouleverse les rapports de force entre tribus amérindiennes ; de la variole, qui détruit ces sociétés ; des peaux de castor, qui financent cet effort de conquête. Les Amérindiens, échangeant une dépouille contre vingt couteaux, raillent l’appétit insatiable des Blancs. Les Français, qui revendent la fourrure jusqu’à 200 fois son prix d’origine, y trouvent leur compte.

En toile de fond, la Chine, alpha et oméga du commerce mondial. Le pays est dit abriter, selon les mots d’un Espagnol des années 1590, « tout ce à quoi l’esprit humain peut aspirer ou imaginer en fait de richesses et de gloire éternelle ». Ajoutons que nous croisons plus loin dans ce livre d’autres Espagnols, qui ont l’idée singulière d’obliger les Chinois de Manille, convertis au christianisme, d’arborer ledit couvre-chef en castor.

Les Espagnols contrôlent la route maritime menant à la Chine en contournant l’Amérique du Sud, les Portugais celle qui passe au bas de l’Afrique, Français et Britanniques s’acharnent donc à traverser l’Amérique du Nord. Pour preuve de cette fascination, l’auteur évoque un émissaire de Champlain trimbalant un trésor hors de prix, probablement acquis à Paris, une robe chinoise de cérémonie, au milieu des Hurons – au cas où il puisse être reçu à la cour de l’empire du Milieu, il faudrait qu’il y fasse bonne figure !

3. La Liseuse à la fenêtre

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Gemäldegalerie, Dresde.

Du million de Néerlandais partis en Asie au 17e siècle, les deux tiers n’en revinrent jamais. Il est suggéré que la dame lit une lettre de l’absent, parvenue du bout du monde. En sus du tapis turc, la jatte de fruits est un indice de la présence du lointain. En porcelaine blanche, décor bleu, style chinois… Au cours du 17e siècle, Brook estime que 3 millions de pièces de porcelaine parvinrent en Hollande. Et nous voici partis sur les routes de la porcelaine et de ses contrefaçons. On y apprend entre autres que le Prophète ayant proscrit l’usage de la vaisselle d’or ou d’argent, l’élite musulmane plébiscitait depuis le 8e siècle ce matériau hors de prix et inconnu de Mahomet pour manifester ostensiblement sa richesse. Et qu’en retour, les artisans chinois, au 13e siècle, importaient du cobalt de Perse pour son bleu intense, avant de nourrir le marché mondial à partir du 16e, à l’arrivée portugaise sur leurs côtes.

Avant de discourir sur les différentes règles d’usage des luxueux objets de porcelaine en Chine et en Europe, influençant leur fabrication (Chinois et Néerlandais ne boivent pas la même soupe, ce qui implique de modifier certains articles), Brook narre des épisodes de la piraterie que les alliés britanniques et néerlandais exerçaient à l’encontre des caraques portugaises et espagnoles, chargées de céramiques, d’épices, de soie. Il y évoque Grotius, éminent juriste mandaté en 1608-1609 par la VOC pour donner à ces actes une base légale, arguant que les monopoles ibériques constituaient une entrave au droit dont dispose chaque nation à commercer librement, un des fondements du droit international contemporain.

4. Le Géographe

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Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main.

Comprendre le monde pour mieux l’exploiter. On apercevait déjà une carte dans L’Officier et la Jeune Fille riant, on retrouve dans Le Géographe un tapis turc. Globe de Hendrik Hondius (1618) tourné de façon à exposer l’Orientalus Oceanus ou océan Indien, cartes, « les signes du monde extérieur sont omniprésents ». Brook saisit l’occasion pour exposer la nécessité du renseignement cartographique, dont les lacunes peuvent mener au naufrage. Puis de décrire le sort de naufragés cosmopolites (le vaisseau, portugais, transportait Européens, Indiens, Musulmans du Sud-Est asiatique, Japonais, esclaves africains… – les Européens étaient souvent en minorité numérique sur leurs navires en Asie) sur la côte chinoise, provoquant une rencontre riches de malentendus. Après une description des perceptions interculturelles d’un monde en interconnexion croissante, l’auteur conclut sur la perception de la carte, alors indispensable corpus de connaissances en Europe et curiosité en Chine.

5. Faïence de Delft

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Gemeentemusea, Delft.

La porcelaine resurgit ici, sous la forme d’une contrefaçon sortie des célèbres ateliers de Delft, les premières imitations passables de cette céramique chinoise réalisées en Europe. À l’époque de Vermeer, le quart de la population de la ville travaillait à fabriquer ou à commercer la porcelaine, vraie ou fausse. Le plat représente une scène « peuplée d’immortels, d’érudits, de domestiques et de créatures mythologiques ». Le matériau est loin d’avoir la qualité des articles de Jingdezhen, le style n’abuserait pas un connaisseur, les idéogrammes de la tablette tenue par le personnage central n’ont aucun sens. Mais l’objet montre ce que les Européens supposent être les occupations des Chinois, perçues par le biais des images qu’ils en reçoivent : « Flotter au milieu des nuages, traverser des ponts et capturer des grues ». L’un d’entre eux fume, une occupation qui n’apparaîtra dans l’iconographie chinoise qu’un siècle plus tard.

L’arrivée du tabac en Chine, au début du 17e siècle, offre pourtant à Brook une porte d’entrée pour évoquer le système des examens de lettrés, les signes avants-coureurs de l’invasion mandchoue qui mit fin à la dynastie Ming en 1644… La microhistoire d’un érudit chinois se brasse à l’histoire environnementale, et le filet d’Indra se tisse autour des échanges restitués par l’histoire culturelle de la propagation mondiale du tabac, depuis Christophe Colomb. Dès ses débuts, le produit, bien qu’on lui attribuât diverses vertus thérapeutique ou corporelles, fut aussi perçu comme dangereux, lié à la sorcellerie ou la dépravation. En 1643, le Vatican interdit aux prêtres de fumer dans les églises, les fidèles étant incommodés par l’odeur et les dépôts de cendres. L’errance se prolonge jusqu’aux plantations des Amériques, via les mines du Potosí : sucre et tabac fournissent le profit alimentant les traites négrières, l’argent sud-américain règle les marchandises acheminées depuis l’Asie. Dans la fumée du tabac – et aussi celle de l’opium, auquel il sera associé à la même époque – s’esquisse une mondialisation amorcée au profit de l’Europe.

6. La Femme à la balance

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National Gallery of Art, Washington D.C.

Pesée de l’argent, allégorie de jugement suggérée par l’image christique au mur… Brook rappelle que peser les pièces d’argent et d’or, faute de standard monétaire, était alors une nécessité mondiale. La femme, enceinte, nimbée de lumière, semble souligner que gagner de l’argent est une vertu. Le capitalisme du siècle de l’argent, extrait d’Amérique hispanique et du Japon, est désormais en marche. Retour au Potosí, longue escale aux Philippines (au cœur de l’interface), arrivée en Chine, qui siphonne le métal précieux. Après les routes du tabac, l’auteur arpente les voies de l’argent pour camper un panorama du commerce mondial.

7. Les Joueurs de cartes (Hendrik Van der Burch)

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Institut of Art, Detroit.

Maîtresse blanche et serviteur noir. Vermeer n’ayant pas laissé de toile portant ce motif, Brook se rabat sur un de ces collègues. Les Africains sont alors importés comme d’autres marchandises aux Pays-Bas – et exhibés avec fierté à l’instar des porcelaines chinoises –, employés comme marins, ouvriers, domestiques, « mais surtout comme esclaves ». Preuve d’aisance financière et de bon goût bourgeois, le garçon nous invite à explorer l’envers de ce monde de voyages, soit le monde de la servitude, où on déplace les gens tels des objets. En cinq itinéraires plus ou moins personnalisés mais axés, à l’exception d’un domestique chinois échoué au Mozambique, autour de marins européens naufragés sur les côtes d’Asie ou de Madagascar – les récits évidemment les mieux documentés –, Brook dépeint « ce mouvement qui dispersa des populations sur toute la surface du globe ». Il complète le tout par le métissage, une modalité parmi d’autres de l’interaction, mentionnant ainsi Champlain qui encourageait ses hommes à prendre femme amérindienne. Avant de s’attarder sur les allégoriques rois mages incarnés picturalement à partir du 15e siècle par un Oriental, un Européen, un Africain cheminant de concert vers l’espoir ténu d’un monde meilleur.

 

Aux origines de la dette

À propos de :

GRAEBER David [2011], Debt:. The first 5000 Years, Melville House.

C’était au milieu des années 2000. Invité à une conférence qui se tenait dans un monastère londonien, l’anthropologue américain David Graeber conversait avec une avocate engagée en faveur de causes humanitaires. Au fil de la discussion, ils en étaient venus à parler de la dette du tiers-monde. L’anthropologue, militant altermondialiste de longue date, rappelait les effets désastreux que les exigences des créanciers internationaux avaient pu avoir sur les économies du Sud. Son interlocutrice finit par lui demander : « Mais, chacun doit rembourser ses dettes, non ? » Graeber resta un peu interdit.

Rembourser la dette à tout prix ? Même si pour cela on doit dépenser de la sueur et des larmes, payer de son corps ou celui de ses concitoyens ? Comment une obligation morale aussi impérieuse avait-elle pu devenir une évidence pour une avocate sensible à des causes humanitaires ? Ces questions ont incité Graeber à entreprendre une enquête pour le moins ambitieuse. Retracer l’histoire de cinq mille ans de dette et de discours moraux entourant cette pratique immémoriale.

La dette est souvent vue comme une perversion. On l’associe aux comportements dispendieux et pour tout dire immoraux de débiteurs, individus ou États, qui n’ont pas su gérer leurs comptes en « bons pères de famille ». Son essor est régulièrement interprété comme le résultat d’un dévoiement des économies « réelles » : celles-ci auraient cédé au mirage du crédit, cette monnaie virtuelle qui gonfle immodérément pendant les booms. Graeber prend résolument à contre-pied ces représentations. À ses yeux, la dette est à l’origine des civilisations. Plus encore, les grandes religions et leurs principes moraux se comprennent en bonne part comme une réaction aux conséquences de la dette et à la violence qu’elle exerce sur les corps.

Une longue histoire

La dette n’est pas une création récente. En Mésopotamie, 3500 ans avant notre ère, soit mille ans avant les premières frappes de monnaies, les Sumériens possédaient un système de comptabilité administrative dont les bureaucrates se servaient pour recenser les dettes, les prêts et les amendes dont devaient s’acquitter les habitants. L’unité de compte de ce système était une barre d’argent. Pourtant le métal ne servait pas à effectuer des règlements. Ceux-ci pouvaient être acquittés au moyen de toute marchandise dont les habitants pouvaient disposer. Les barres d’argent ne circulaient pas dans l’économie, et servaient encore moins à effectuer des échanges, lesquels reposaient déjà sur le crédit.

La dette est également consubstantielle aux « monnaies primitives ». Ces monnaies, celles de peuples sans État ni commerce, ont essentiellement une fonction sociale, comme réparer une perte humaine ou arranger un mariage. Chez les Tivs, une population de l’actuel Nigeria, lorsqu’un homme entendait se marier, il remettait au père de la femme convoitée une quantité importante de barres de cuivre et de zinc. Doit-on comprendre que par ce geste il achetait son épouse ? Non, puisqu’il n’acquérait pas le droit d’en disposer comme il l’entendait, et encore moins de la vendre à autrui. Présenter des barres de métal, des coquillages ou du bétail à la famille d’une fiancée, c’était en fait écrire l’équivalent d’une reconnaissance de dette. Seule une vie humaine pourrait remplacer une autre vie humaine. Autrement dit, par ce geste, la famille du prétendant s’engageait à offrir un jour une femme en mariage à la famille de la fiancée.

Dans certains peuples, comme celui des Leles, vivant au Congo belge, une monnaie similaire, fondée sur des pièces de tissus, finit par muer en un système complexe d’engagements réciproques. En acceptant de marier sa sœur, un homme acquérait un droit sur une femme de la famille du prétendant, droit qu’il pouvait céder à un autre, en échange de la femme qu’il désirait pour lui-même. Les « dettes de vie » circulaient, devenaient une monnaie d’échange dans les relations de parenté. Du coup, il n’était pas rare que des femmes, des enfants et même des hommes deviennent la contrepartie de dettes sociales et passent sous la dépendance du créancier.

Le système des dettes de vie prend cependant un jour sombre lorsqu’il se mêle à la logique du commerce. Au milieu du 18e siècle, des barres de cuivre produites à Birmingham étaient devenues une monnaie d’échange le long de la rivière Cross, de Calabar jusqu’à la terre des Tivs. Introduites par des marchands occidentaux, elles étaient diffusées par des commerçants africains qui avaient adopté un système de gages humains. Lorsqu’un débiteur ne pouvait payer ses dettes, il devait payer le prix en vies humaines, celles de ses enfants, de ses parents laissés en gage. Voire avec sa propre vie. La dette a ainsi écrit un chapitre peu connu de l’histoire des traites négrières.

La morale ou l’honneur ?

Ce lien intime entre la dette, la violence et l’esclavage n’est pas isolé. C’est même une constante dans les premiers âges des économies de marché, affirme Graeber. Dans la Bible, les mots hébreux pour « rédemption » pouvaient aussi désigner le fait de récupérer les gages laissés auprès d’un créancier. Selon le livre de Nehemiah, la perspective la plus funeste pour un débiteur était d’envoyer ses enfants au service d’un créancier, de soumettre ses filles à son bon vouloir. Espérer une rédemption, c’était alors espérer racheter des fautes commises dans le passé, ces fautes prenant la forme concrète de dettes accumulées et d’enfants abandonnés à l’esclavage. Le texte biblique porte la trace des crises de la dette survenues en Mésopotamie environ quatre siècles avant notre ère. Il était alors commun que, en temps de mauvaises récoltes, les paysans s’endettent auprès de riches voisins, finissent par perdre leurs terres et, parfois, se séparent de leur bien le plus cher, leurs propres enfants.

Ces crises de la dette ont laissé de profondes traces dans les discours moraux de l’époque. On trouve trace dans la Bible et ailleurs de nombreux appels à l’effacement des dettes, des condamnations de l’usure, et même du prêt à intérêt. Mais ces discours critiques se sont toujours heurtés, observe Graeber, à la logique de l’honneur. Garder son rang, c’est s’acquitter de ses dettes. Cela explique qu’aux États-Unis, les esclaves rechignaient souvent à critiquer le système esclavagiste, préférant gagner leur salut en rachetant leur liberté.

Dans l’Antiquité mésopotamienne, préserver son honneur, cela voulait dire aussi ne pas se montrer impécunieux, afin de préserver ses filles de l’esclavage et de la prostitution. Le port du voile, la célébration de la virginité des filles seraient aussi, selon Graeber, une réponse à une crise de la dette. Ces pratiques avaient précisément pour raison d’être de manifester, de la part de ceux qui en avaient les moyens, le fait que leurs filles n’étaient pas à vendre.

L’auteur poursuit son récit des cinq mille ans de dette jusqu’à aujourd’hui. Des empires de l’Antiquité, il nous emmène au Moyen Âge, puis aux cinq cents dernières années de mondialisation. Pour cet anthropologue anarchiste, comme il aime à se définir, la dette y apparaît toujours comme un instrument de pouvoir. Celui d’asservir les hommes mais aussi celui de transformer les sociétés. C’est ainsi que l’impôt des conquérants, endettant les conquis, les obligeait à se convertir au commerce. La dette a diffusé l’économie de marché.

Au terme du récit, notre époque apparaît plus clémente. Les débiteurs ne sont plus réduits en esclavage. Pourtant, observe Graeber, les intenses cures d’austérité imposées aux États impécunieux suggèrent que la dette a toujours maille à partir avec la subordination et la violence.

Article publié initialement dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 27, « Transmettre », juin/juillet/août 2012.

Hommage à Jerry Bentley

Jerry H. Bentley, fondateur du Journal of World History, nous a quittés le 15 juillet dernier. C’est avec lui un acteur institutionnel central de l’histoire globale au sens large qui disparaît. Il restera dans le souvenir de ceux qui l’ont connu comme un infatigable développeur de cette discipline, dans un esprit totalement dépourvu de sectarisme. Il demeurera également comme un chercheur dont les ouvrages sont devenus des classiques mais aussi un pédagogue au succès mondial.

Né à Birmingham (Alabama) en 1949, il fait ses études à l’Université du Tennessee puis à celle du Minnesota. Il commence une carrière d’enseignant-chercheur à l’Université d’Hawaii en 1976 dont il devient professeur onze ans plus tard. C’est en 1990 qu’il lance le Journal of World History et voit peu à peu cette publication occuper une position centrale dans la littérature académique consacrée à  cette discipline. Éminent chercheur lui-même, il est notamment connu pour son ouvrage Old World Encounters (1993), remarquable d’érudition et référence de l’histoire connectée. À côté d’une recherche foisonnante, il se consacre très tôt à la rédaction de manuels pour le premier cycle des universités. On citera son Traditions and Encounters (5e édition en 2010) qui aura formé de nombreux étudiants dans le monde entier, et récemment traduit en chinois. Il avait dernièrement dirigé le Oxford Handbook of World History (2011).

La meilleure façon de lui rendre hommage est sans doute de lui laisser la parole. Nous publions donc ci-dessous un texte représentatif de ses thèses et paru dans le magazine Sciences Humaines (Grands Dossiers, n°24, automne 2011).

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Une si précoce globalisation

Jerry H. Bentley

À partir du 16e siècle, l’âge moderne a été le témoin du développement de technologies remarquables, en transports et en télécommunications. Ces innovations ont fait du monde moderne le lieu d’engagements transculturels tellement intenses qu’il en semble qualitativement distinct de ce qui l’a précédé. Depuis les années 1990, le terme « globalisation » est devenu d’usage courant pour résumer ce qui est perçu comme une nouvelle étape de l’histoire.

Pourtant, nous aurions tort de nous laisser aveugler par l’apparente nouveauté. Les interactions transculturelles ont été des faits dominants de l’histoire mondiale bien avant l’avènement de la modernité. Depuis l’époque des empires romain et chinois de la dynastie Han jusqu’aux années 1500, soit pendant dix-sept siècles, les peuples d’Asie, d’Europe et d’Afrique se sont engagés dans des processus d’échanges systématiques à grande échelle. Si les historiens des générations antérieures ont longtemps affirmé que les contacts entre sociétés et cultures diverses étaient l’exception et non la règle avant 1492, date qui voit Christophe Colomb donner le coup d’envoi des Grandes Découvertes européennes, nous savons aujourd’hui que cela est faux. Car ce que j’appellerai l’hémisphère oriental – l’ensemble formé par l’Eurasie et l’Afrique, appelé par ailleurs Ancien Monde – fut dès l’âge prémoderne le foyer d’échanges transculturels intenses.

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Trois ères distinctes

Nous pouvons distinguer trois phases distinctes dans la succession des interactions afro-eurasiatiques à l’époque prémoderne.

• D’abord l’ère des anciennes routes de la Soie, qui fleurirent entre 200 avant l’ère commune et 300 après. Ce fut le temps des empires classiques, au premier rang desquels l’Empire romain et celui des Han, qui établirent de lointains liens commerciaux alors que les biens échangés traversaient l’Asie depuis les rivages de la mer de Chine jusqu’à ceux de la Méditerranée. Les routes de la Soie connurent une forte baisse d’activité après le IV e siècle, due à l’irruption d’épidémies, l’invasion de peuples nomades et l’effondrement final des empires classiques qui avaient stabilisé les deux pôles de l’Eurasie.

• De nouveaux grands ensembles étatiques émergèrent ensuite, au terme d’une longue période de troubles. Les dynasties Tang puis Song en Chine, l’Empire abbasside en Perse, et l’Empire byzantin dans la moitié orientale de la Méditerranée pacifièrent de larges étendues de l’Eurasie et organisèrent des économies hautement productrices. Ces empires dominèrent une deuxième ère d’interactions culturelles qui aboutirent à des contacts et des échanges à travers l’océan Indien comme les routes continentales de la Soie.

• Durant la période qui suivit l’an mil, des peuples nomades, les Turcs et les Mongols, bâtirent d’immenses empires transrégionaux qui intégraient l’essentiel du continent eurasiatique, inaugurant une troisième ère d’interactions et d’échanges transculturels. Comme leurs sociétés dépendaient largement du commerce, et parce que leurs équilibres politiques reposaient sur la communication avec des partenaires distants, ces peuples accordaient une grande valeur aux réseaux routiers, ainsi qu’aux marchands et ambassadeurs qui les parcouraient.

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Trois types d’échanges

Les trois ères (encadré ci-dessus) ont en commun d’avoir généré des réseaux étendus de transports et de communications, grâce auxquels les peuples purent s’engager de façon systématique dans l’échange. Vers 1400, la zone d’interaction incluait la quasi-totalité de l’hémisphère oriental, du Japon au Portugal jusqu’à l’extrême-ouest et la côte orientale de l’Afrique subsaharienne. Elle fut le théâtre de trois types d’échanges – commerciaux, biologiques et culturels – qui allaient profondément influencer le développement de l’ensemble de l’hémisphère oriental.

1 – Soie, épices et porcelaines : les échanges commerciaux

Le commerce est l’une des activités les plus fondamentales que pratique l’être humain. Les archéologues ont montré que des groupes du Paléolithique troquaient des objets sur de longues distances. Pour les périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze, les preuves historiques de vastes réseaux d’échanges connectant les sociétés complexes de Mésopotamie à celles d’Égypte et de la vallée de l’Indus sont nombreuses.

Le potentiel du commerce à influencer le développement des sociétés devient manifeste à l’ère des anciennes routes de la Soie, de – 200 à + 300. Après que des États impériaux aient émergé aux deux extrémités de l’Eurasie, leurs dirigeants établissent des réseaux routiers étendus afin de faciliter les déplacements de leurs armées, administrateurs, ambassadeurs et collecteurs d’impôts. Des exemples de ces routes incluent la route royale perse mentionnée par Hérodote, les axes créés par l’empereur Ashoka afin de renforcer l’unité territoriale de l’Empire maurya en Asie australe, et les voies de l’Empire romain, qui connectaient l’Europe, l’Afrique du Nord et le bassin méditerranéen. Bien qu’ils fussent destinés au transport des armées impériales et des hauts fonctionnaires, ces réseaux servaient aussi les intérêts des marchands, qui les parcouraient en grand nombre.

La première mention des anciennes routes de la Soie nous vient de l’ambassadeur chinois Zhang Qian, qui voyagea de – 139 à – 126 depuis la Chine jusqu’à la Bactriane (actuel Afghanistan). L’empereur Wudi de la dynastie Han l’avait missionné dans l’espoir de nouer des alliances pour l’assister dans la guerre qui l’opposait aux Xiongnu, un peuple nomade de culture turque qui razziait régulièrement les régions nord et ouest de son empire. Zhang Qian ne trouva pas d’alliés. Mais durant son séjour, il nota que des textiles et produits de bambou chinois étaient en vente sur les étals de Bactriane. Après enquête, il apprit que ces marchandises venaient du Sud-Est de la Chine via le Bengale – contournant donc la barrière de l’Himalaya par le sud. De cette information, il déduisit qu’il était possible d’établir des relations commerciales entre Chine et Bactriane en passant au nord de l’Himalaya, et évoqua cette possibilité dans le rapport qu’il fit à l’empereur. Wudi, identifiant le profit que pouvait en tirer son empire, livra une campagne militaire d’ampleur entre – 102 et – 98 afin de briser le pouvoir xiongnu et pacifier les steppes d’Asie centrale, posant ainsi les fondations du réseau qui allait permettre à des générations de marchands de prospérer.

La soie chinoise s’imposa d’emblée comme le premier grand produit de luxe international. Alors que nombre de peuples étaient en mesure de créer des tissus de soie grossiers, les artisans chinois avaient perfectionné les techniques à un point inégalé, produisant des textiles haut de gamme. Au lieu de laisser les vers à soie grignoter leur chemin hors du cocon, déchiquetant les fibres et obligeant à tisser des fils courts, les fabricants chinois plongeaient les cocons dans l’eau bouillante, tuant les vers avant qu’ils détériorent le produit. Il ne leur restait plus qu’à défiler les cocons, obtenant des fibres extrêmement longues qu’ils pouvaient tisser pour produire un textile on ne peut plus léger, soyeux, lumineux et robuste.

Comme cette technique ne devait pas être diffusée hors des frontières chinoises avant le début du 7e siècle de notre ère, les artisans chinois jouirent d’un monopole multiséculaire sur la production et la vente des soieries. Celles-ci devinrent un objet hautement prisé par les élites de tous les pays d’Eurasie et d’Afrique du Nord. Dans l’Empire romain, les vêtements de soie connurent une telle demande que les marchands multiplièrent leurs stocks en détricotant les textiles denses qui leur arrivaient de l’autre bout du monde, afin de les retisser en de plus nombreux vêtements, tellement fins qu’ils en devenaient transparents. Certains Romains se désolèrent que ces voiles impudiques poussent l’Empire vers sa décadence, mais leurs vitupérations n’affectèrent en rien la demande.

Les épices disputaient à la soie la première place en matière de biens désirables transitant par les anciennes routes commerciales d’Eurasie. Noix de muscade et macis, clous de girofle et cardamome…, les épices fines provenaient des îles des Moluques, aujourd’hui en Indonésie. Le gingembre était produit en Chine et en Asie du Sud-Est, de même que la cannelle. Le poivre noir arrivait d’Inde du Sud, qui livrait aussi des perles, du corail et des cotonnades fines. Les terres d’Asie centrale nourrissaient ce commerce de leurs chevaux et du jade, alors que l’huile de sésame, les dattes et les aromates autorisaient l’Arabie et l’Asie occidentale à se greffer à ces réseaux. Depuis la Méditerranée, le brassage de biens se complétait de verroteries, de bijoux, d’objets décoratifs, de laine et de lin, d’huile d’olive et de vin, de lingots d’or et d’argent.

Après le 7e siècle, l’invention chinoise de la vraie porcelaine ajouta un autre produit à la longue liste des produits commercialisés, et le tiercé gagnant des marchandises de luxe circulant dans l’Ancien Monde s’établit comme suit : soie, épices et porcelaines.

Plusieurs événements contribuèrent à une augmentation forte du trafic après le 7e siècle. Les empires des dynasties Tang en Chine et Abbassides en Iran, byzantin à l’est de la Méditerranée, firent office de moteurs économiques en promouvant production et commerce. Au même moment, les chameaux s’imposaient comme les indispensables outils du commerce international, transportant des charges toujours plus volumineuses, alors que l’augmentation du trafic maritime dans l’océan Indien autorisait les marchands à prospecter des régions d’accès difficile par voie terrestre.

L’expansion du commerce amena à l’intégration d’une partie de l’Afrique subsaharienne – la zone du Sahel s’étendant de l’Éthiopie au Mali, et la côte orientale du continent, de la Somalie au Zimbabwe – dans l’économie hémisphérique. Les Africains de l’Est participèrent par une série de ports maritimes le long de la zone swahilie au commerce de l’océan Indien, alors que les Africains de l’Ouest se connectaient à la vigoureuse économie méditerranéenne par le biais de routes intensivement fréquentées à travers le désert saharien. Les deux régions exportaient de l’or et des produits exotiques – ivoire et peaux d’animaux – autant que des esclaves, échangeant leurs biens contre des textiles, des épices et des produits manufacturés issus du Nord.

Au 10e siècle, ces grands volumes d’échange avaient déjà influencé les développements sociaux et économiques des pays de l’hémisphère oriental. D’importantes régions de Chine du Sud, vouées à la production de soie ou de porcelaine, ne cultivaient plus grand-chose pour nourrir leurs populations et importaient le riz et les autres denrées alimentaires des zones voisines. Une bonne partie de l’Inde du Sud se dédiait à la culture du poivre et du coton, ainsi qu’à la production de tissus de coton. De telles spécialisations économiques ne sont compréhensibles qu’à la lumière des gigantesques réseaux d’échanges irriguant alors l’hémisphère oriental. À la fin du 13e siècle, loin d’être une exception, Marco Polo n’était qu’un de ces milliers d’Européens qui s’étaient aventurés en des terres aussi lointaines que l’Inde et la Chine durant l’ère des empires mongols.

2 – Blé, mozzarella et peste : les échanges biologiques

Le commerce ne se crée jamais ex nihilo. Nous parlons couramment de lui comme d’un sujet propre pour les besoins de l’analyse, mais il est impossible de le réduire à une pure activité économique déconnectée de toute implication globale. Historiquement, le commerce a toujours marché main dans la main avec des échanges biologiques et culturels.

Les échanges biologiques réfèrent à ces processus par lesquels des agents biologiques – plantes, animaux et organismes pathogènes – voyagent vers de nouvelles terres et s’y établissent. Et ces processus ont une longue histoire. Les origines du blé, par exemple, nous ramènent dans le Croissant fertile d’il y a presque 13 000 ans. Mais en sa qualité de récolte hautement nourricière, ce n’est que vers – 6500 qu’il fit son chemin vers la Grèce et l’Inde du Nord, atteignant l’Égypte vers – 6000, l’Allemagne et l’Espagne vers – 5000, l’Angleterre vers – 3000, et la Chine du Nord vers – 2000.

De même, le riz se diffusa largement en des temps éloignés, et l’on pourrait rallonger la liste avec le sorgho, les ignames et les autres plantes nutritives. En sus de ces végétaux alimentaires, des récoltes industrielles comme le coton, l’indigo et le henné ont connu une extension très au-delà de leurs foyers d’origine. Quant aux animaux domestiques, bœufs, moutons, chèvres, porcs, poulets, chevaux, buffles d’eau et chameaux ont tous trouvé de nouveaux pâturages à travers nombre de lieux de l’hémisphère oriental. Enfin, les micro-organismes pathogènes aussi ont accompagné les voyageurs humains sur les routes et les mers, pour prospérer bien loin des terres où ils avaient vu le jour.

Les diffusions biologiques écrivaient des chapitres entiers de l’histoire humaine bien avant que les anciennes routes de la Soie en viennent à être tracées. Et ce même réseau, qui facilita les échanges commerciaux de l’époque prémoderne, se fit le support de nouvelles pages de la saga des échanges biologiques. Deux de ces épisodes sont dignes du plus vif intérêt : la révolution verte islamique, et la diffusion de la peste bubonique, qui fit trembler l’Eurasie et l’Afrique du Nord entre les 14e et 17e siècles.

J’appelle révolution verte islamique la transplantation massive de nourriture et de plantes industrielles durant la période allant de 700 à 1100. Elle se basa sur de nombreux végétaux issus des contrées tropicales, spécifiquement d’Asie du Sud-Est et d’Inde, qui furent diffusés essentiellement en un mouvement vers l’ouest, vers les régions chaudes et arides d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique du Nord. Le citron, la banane, la noix de coco, le riz et la canne à sucre vinrent d’Asie du Sud-Est, l’épinard, l’aubergine et le coton d’Asie du Sud. Quelques plantes accomplirent le trajet inverse : le sorgho d’Afrique occidentale, l’artichaut d’Afrique du Nord firent leur chemin jusqu’aux potagers des régions orientales de l’Eurasie.

Quant à la connexion de ces transferts de végétaux avec l’islam, elle est à double détente : pour commencer, la plupart sinon la totalité de ces plantes accomplirent leur chemin vers de nouvelles terres en transitant par des régions qui abritaient des populations musulmanes substantielles, même si toutes ces zones n’étaient pas forcément sous la férule d’États spécifiquement islamiques ; ensuite, les autorités musulmanes s’impliquèrent intensivement dans la diffusion de ces végétaux. Alors que des soldats, des ambassadeurs et des marchands de l’Islam d’Asie orientale traversaient l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, ils prenaient note des plantes qui leur étaient inconnues tout en étant cultivées en ces lieux. Sachant que leurs patries étaient chaudes et sèches, ils déduisirent que des transplantations pourraient accroître le potentiel nourricier des terres d’Islam. En sus des plantes elles-mêmes, ils récoltèrent des connaissances sur les pratiques agricoles de leurs hôtes, dans l’espoir de multiplier les récoltes dans leurs patries.

Ces pratiques eurent un effet spectaculaire. Avant cette révolution verte islamique, les champs de la plus grande partie d’Asie orientale et d’Afrique du Nord n’étaient pas cultivés durant les mois d’été. L’introduction de ces plantes tropicales autorisa les agriculteurs à travailler toute l’année. Le résultat fut qu’ils produisirent plus de calories pour la consommation de leurs concitoyens et accrurent considérablement la diversité des produits consommables. Nombre des ingrédients qui sont aujourd’hui considérés comme typiques de la cuisine méditerranéenne – citron, aubergine, épinard… – ne firent leur chemin jusqu’à nos papilles que grâce à cet événement. Si l’on prend en considération que le buffle d’eau parcourut à peu près au même moment l’itinéraire qui l’amena de l’Asie du Sud-Est à l’Italie du Sud, il devient clair que ce que nous appelons mozzarella di bufala figure parmi les multiples héritages de la révolution verte islamique.

Alors que de nouvelles plantes alimentaires enrichissaient les régimes culinaires de leurs variétés et calories, une autre sorte d’échange biologique prélevait un tribut féroce sur les populations humaines. La deuxième pandémie de peste bubonique n’était pas une nouveauté lorsqu’elle fit irruption au 14e siècle. Sa première flambée, que l’on appelle parfois la peste de Justinien, avait ravagé l’essentiel de l’Eurasie et de l’Afrique du Nord au 6e siècle. Il est probable que la deuxième pandémie débuta au Yunnan, au sud-ouest de la Chine, au tout début du 14e siècle. Il s’écoula peu de temps avant qu’elle atteigne le centre de la Chine, où elle ravagea de nombreuses villes dans les années 1330. De là, elle se diffusa vers les steppes d’Asie centrale, progressant toujours plus loin vers l’ouest. Des marchands génois furent contaminés dans leur avant-poste commercial de Caffa sur la mer Noire, et aidèrent le fléau à gagner la Méditerranée. Dès 1348, il achevait sa trajectoire hémisphérique, étendant son empire à l’Afrique du Nord et à l’essentiel de l’Europe.

Les effets de la peste bubonique variaient de territoire en territoire, de cité en cité. Quel que fût l’endroit frappé, une constante s’imposa : les pertes étaient colossales. La première irruption de fièvre prélevait de la moitié aux deux tiers de la population. Alors que la démographie s’acharnait à compenser les déficits, de nouvelles poussées se succédaient. Même si elles furent moins virulentes que la première, elles persistèrent jusqu’au 17e siècle. Cette deuxième pandémie eut au final pour conséquence de faire décliner la population de l’hémisphère oriental peut-être aux trois quarts ou aux deux tiers de ses effectifs initiaux.

Les échanges biologiques, qu’ils aient encouragé la croissance démographique en accroissant la disponibilité alimentaire, ou qu’ils aient décimé les populations via les effets morbides de pandémies destructrices, affectèrent massivement la vie des gens à travers tout l’hémisphère oriental des temps prémodernes.

3 – Missionnaires, manichéens et soufis : les échanges culturels

Pendant que les flux commerciaux et les diffusions biologiques reformulaient le cadre de vie matérielle des populations de l’hémisphère oriental, des échanges culturels influençaient de la même façon leurs croyances, leurs valeurs et leurs coutumes. Ce réseau de transports qu’exploitaient si efficacement les marchands et les agents des pouvoirs étatiques fut aussi au service des missionnaires, pèlerins et étudiants en quête de sagesse. Le résultat est que l’hémisphère oriental fut une zone dans laquelle les traditions religieuses et culturelles purent se diffuser à très vaste échelle à l’époque prémoderne.

En sus des religions, les échanges culturels impliquaient la diffusion d’idées philosophiques et scientifiques. Tant en Inde qu’en Grèce, pour ne retenir que ces exemples, les enseignants développèrent des traditions élaborées de science, de médecine et de mathématiques qui connurent une large postérité bien au-delà de leurs terres d’origine. Le potentiel des transports et des communications à faciliter les échanges culturels ne fut pourtant jamais aussi apparent que dans la diffusion des grandes religions mondiales. Bouddhisme, christianisme et islam avaient en commun d’être des religions missionnaires. Qui plus est, elles encourageaient toutes trois les pèlerins à visiter les sites saints et les écoles. Le résultat fut que les routes terrestres et maritimes virent défiler des foules de dévots, à la recherche d’âmes à convertir, d’enseignement salvateur à acquérir ou de sagesse à partager.

L’histoire du bouddhisme nous montre à quel point la diffusion d’une religion est affaire de communication et on pourrait en dire autant de l’expérience chrétienne. De ses débuts en Palestine comme religion populaire de salut, le christianisme se diffusa rapidement dans le bassin méditerranéen. Dès le 3e siècle de notre ère, la majeure partie de la population égyptienne avait embrassé la foi nouvelle. En dépit de persécutions sporadiquement organisées par des autorités politiques suspicieuses, elle devint au 4e siècle la foi officielle de l’Empire romain dans son ensemble. Des communautés d’artisans et de marchands convertis finançaient de manière cruciale le zèle des prêcheurs, qui parcouraient inlassablement les routes de la chrétienté pour aider autrui à accéder au salut. Des sites de pèlerinage s’imposèrent rapidement : Jérusalem et la Terre sainte ; Rome, siège de la papauté ; et bien d’autres, souvent associés à des personnages prédominants, tel Santiago de Compostela au nord-ouest de l’Espagne, dont on disait qu’il abritait le corps de l’apôtre Jacques le Majeur. À l’instar du bouddhisme en Asie, missionnaires, pèlerins et autres voyageurs tissèrent un dense réseau communautaire qui recouvrait l’Europe et le bassin méditerranéen.

Dans les premiers siècles, le christianisme attira des convertis aussi en Afrique du Nord, en Mésopotamie, en Perse, jusqu’en Inde du Sud. Des marchands perses fondèrent des communautés jusqu’en Chine, qui devint sous la dynastie Tang une terre cosmopolite où coexistaient des temples zoroastriens, des stupas bouddhistes, des mosquées musulmanes et des églises chrétiennes. Après le 7e siècle, le christianisme déclina en Orient, sans disparaître pour autant. De nos jours subsistent encore de multiples groupes chrétiens, tant en Asie orientale qu’en Inde. Mais pour l’essentiel, les effectifs du christianisme refluèrent quand l’islam entra en scène.

Car dans le siècle qui suivit la mort du prophète Mahomet, la foi musulmane connut une expansion foudroyante dans l’hémisphère oriental, soumettant un territoire qui s’étendait de l’Espagne à l’Inde du Nord. Ses prêcheurs le diffusèrent bientôt encore plus loin, vers les sociétés subsahariennes de l’Est et de l’Ouest africain, l’Asie centrale et l’Indonésie, jusqu’au sud des Philippines. Ce n’est pas une surprise si missionnaires, pèlerins, marchands et autres voyageurs s’en firent les propagateurs à travers l’hémisphère oriental.

Soufis et cadis jouèrent un rôle particulièrement important dans ce processus. Les soufis étaient des missionnaires qui popularisèrent leur foi en l’adaptant aux besoins et aux intérêts des populations locales, respectant les divinités traditionnelles et les figures de saints qui leur préexistaient, tout en se présentant comme des épigones de pureté et de simplicité. Arrivés à leur suite, les cadis étaient des experts ès loi islamique, des juges représentant les intérêts de l’islam dans les communautés locales. L’un des plus célèbres de ces cadis s’appelle Ibn Battûta. Ce voyageur marocain visita une grande partie de l’hémisphère oriental, de l’empire du Mali à la Chine entre 1325 et 1354. Il servit en chemin de cadi au sultan de Delhi et à celui des îles Maldives, deux régions où l’islam n’était que récemment implanté. En qualité de dépositaire d’un savoir approfondi en matière de loi islamique, Ibn Battûta fut en mesure d’instruire des convertis récents aux standards moraux et aux aspirations culturelles de l’islam.

Aux sources de la modernité

Les interactions transculturelles et les échanges de l’époque prémoderne ne sauraient égaler en intensité ceux de la globalisation contemporaine. Les volumes d’échanges commerciaux d’aujourd’hui réduisent à peu de chose ceux de l’époque, quand les agents biologiques et les maladies mortelles tels le sida et la grippe se répandent à une vitesse inconnue de leurs prédécesseurs. De même, les idées (la démocratie, pour ne citer qu’elle), les religions (tel le pentecôtisme) et les éléments de culture populaire (du blue-jeans à la musique hip-hop, en passant par le sushi) trouvent un chemin rapide au-delà de leurs frontières d’origine. Mais même si elle semble bien pâle à la lumière de notre globalisation, la mondialisation prémoderne, faite d’échanges commerciaux, biologiques et culturels, n’en demeure pas moins une étape cruciale du développement de ce qui allait devenir le monde moderne.

Le carrefour impérial

À propos de :

STANZIANI Alessandro (2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e-19e siècle, Paris, Raisons d’agir.

En 1690, un candide extraterrestre qui aurait visité notre planète aurait-il su quel en serait le destin ? Aurait-il deviné l’ascension à venir de l’Europe ? Évidemment que non, répond Alessandro Stanziani dans le premier chapitre de ce bref ouvrage, un magnifique texte qui condense nombre des interrogations de l’histoire globale.

Évidemment que non, car les grandes puissances en expansion terrestre de l’époque n’étaient pas européennes – si l’on fait abstraction de l’Empire ottoman. Elles se déployaient en Eurasie et avaient nom Empire qing (en Chine), Empire moghol (en Inde) et Empire des tsars (en Russie). Elles étaient capables de projeter des troupes nombreuses sur des milliers de kilomètres. Mais quel était leur secret ? Comment ces empires acheminaient-ils les approvisionnements nécessaires aux campagnes et à la stabilité des conquêtes ? Où puisaient-ils ces ressources ?

Une critique salutaire

À partir de ces questions, Stanziani entreprend une critique salutaire des thèses qui ont précédé la sienne. Car nombre d’entre elles prennent la fin pour le commencement. Se baser sur le postulat que l’Europe va gagner la compétition, c’est prendre l’issue du match pour son déroulé. Ainsi, il est de bon ton, dans l’historiographie nationale chinoise, de dire que la Chine a toujours été unifiée, pays de concorde où prirent place un certain nombre d’inventions fondamentales. Des historiens européens ont retourné ce grand récit de la nation chinoise. Pourquoi la Chine fut-elle dépassée au 19e siècle ? Simplement parce qu’elle aurait toujours été stable, quand les pays européens se déchiraient en guerres incessantes qui les obligeaient à une compétition économique et technologique pour la suprématie… Un simple regard sur l’histoire chinoise suffit à détruire cet argument à double visage, défendant un pays tantôt irénique tantôt figé dans un despotisme éternel et mortifère : la Chine a rarement été unifiée, a connu autant de guerres que l’Europe, et les frontières des différents États qui l’ont composée ont considérablement varié.

C’est donc l’histoire de la construction impériale, de ses fondements sociaux et économiques, de ses dynamiques qu’entend étudier Stanziani en portant un regard large sur le fonctionnement des organisations militaires de ces États. « Ce n’est pas dans le pouvoir du nombre (la population chinoise ou indienne), ni dans l’étendue du territoire (cette dernière étant plutôt le résultat que la cause) et encore moins dans leur caractère “despotique” qu’il faut chercher la force des empires russe, chinois et moghol, leurs différentes évolutions ainsi que le résultat de leur confrontation avec l’Occident. Ainsi, certains éléments sont communs aux trois empires : leur capacité à intégrer des ethnies et des religions différentes, leur aptitude à mobiliser des ressources agricoles et militaires, l’importance du commerce, des organisations bureaucratiques complexes. Les différences sont tout aussi remarquables : les Chinois développent davantage le marché afin d’approvisionner l’armée ; les Russes ont recours aux soldats-colons et procèdent à un centralisation importante de leur administration, tandis que les Moghols misent sur la décentralisation de la fiscalité et de l’armée. »

Dans ces conditions, le comparatisme peut se passer de l’aune européenne, défend l’auteur, et se limiter au triumvirat Russie-Inde-Chine. Du coup, « l’Occident omniprésent […] demeure à l’arrière-plan » et « c’est un monde nouveau qui s’ouvre : la relation entre guerre, économie et dynamique sociale ; la signification même de la frontière. Vues d’Asie et suivant des comparaisons entre steppes d’Asie centrale, Moscovie, Chine et Empire moghol, ces comparaisons n’aboutiront pas aux mêmes réponses qu’en suivant les axes habituels Delhi-Londres, Yangzi-Lancashire ou Paris-Moscou. »

Guerre aux poncifs

Il faut alors faire table rase des poncifs, s’abstenir de penser en termes d’États-nations, de monopole de la violence (un empire pouvait déléguer cette composante de son pouvoir), chercher le capitalisme sous les formes oubliées qu’il a pu prendre ailleurs. Rappeler que ce même capitalisme n’est pas synonyme de droit, que l’urbanisation n’entraîne pas mécaniquement la liberté, que les peuples des steppes n’étaient pas des barbares jouissant d’une économie de pillage mais pouvaient se fédérer dans des entités administratives complexes. Que les religions n’ont jamais dicté l’éthique ou le fonctionnement du marché. Et enfin que ces empires n’ont jamais été monolithiques – la multiplicité des autorités et des juridictions y a toujours été la règle.

Un exemple : les armes à feu n’étaient réellement efficaces que dans des circonstances données. Dire que l’Occident s’est conféré un avantage crucial en les perfectionnant, c’est méconnaître le fait qu’elles ont aussi connu des évolutions ailleurs. Chinois, Indiens, Russes y ont eu recours quand les circonstances l’autorisaient. Mais la guerre dans les steppes se jouait avec la cavalerie, et ce sont les chevaux, plus que les canons, qui étaient l’objet de toutes les attentions en Asie. Autre exemple : le servage, pense-t-on couramment, aurait fourni à l’Empire russe les troupes disciplinées dont il avait besoin. Mais ce sont des soldats-colons, capables de manier les armes comme de cultiver la terre, qui ont procédé aux conquêtes. Et le pouvoir des tsars se négociait constamment avec les autres échelons de la société. Pour se limiter à une dernière illustration, autour du commerce en Asie centrale, l’auteur souligne que les marchands ouzbeks, chinois ou persans n’avaient rien à envier à leurs homologues européens, que ce soit en terme de performances, de foires, d’infrastructures de transports disponibles, de dispositifs d’arbitrage des contentieux, de liberté par rapport aux pouvoirs politiques, d’accès aux crédits ou de techniques comptables.

Passé le premier chapitre, Stanziani consacre un chapitre au cas particulier de chacun des trois empires. Il y expose la multitude des compromis qui ont permis à ces empires de perdurer tout au long de l’époque moderne. Les processus militaires, techniques, économiques, administratifs, etc., connurent en Inde, en Chine comme en Russie nombre d’adaptations différentes, souvent simultanées, adaptées aux contextes locaux. Les tactiques militaires russes étaient différentes dans le Caucase et en Asie centrale. Les Qing géraient différemment la Chine du Sud et celle du Nord ; et pour coloniser les steppes, ils eurent recours, en complément à la mobilisation massive des soldats-paysans, à une solution similaire à l’indenture britannique ou l’engagisme français : l’État – puis ensuite des intermédiaires privés – anticipait les frais de transport et d’habillement des migrants, bénéficiant en échange de cinq ans de leur travail sur place. Et toujours, dans ces empires, il existait une dialectique entre privé et public : les marchands ont très souvent approvisionné les armées ; et les pouvoirs impériaux ont encadré plus ou moins strictement les modalités de ce marché.

En conclusion, Stanziani plaide pour que les historiens cessent de prétendre prédire le futur « dans une relation mécanique avec le passé ». Ce qui permettra accessoirement de réécrire l’histoire du succès de l’Occident qui, pour être indéniable, est « à relativiser dans l’espace comme dans le temps ».

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.