D’Est en Ouest, une histoire du savoir géographique

L’ouvrage est conséquent, mais ses quelque 700 pages étaient nécessaires pour mener à bien une ambitieuse entreprise : dresser une histoire comparée de l’évolution des savoirs géographiques entre Orient et Occident. Philippe Pelletier, géographe, spécialiste de la géohistoire du Japon, nous offre avec L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie [2011] un exposé exhaustif, en l’état actuel des connaissances, des circulations, innovations et emprunts qui ont construit les images du monde en ces vingt-cinq derniers siècles.

La parenthèse japonaise

On avait réalisé, au moins depuis le mémorable L’Invention des continents de Christian Grataloup [2009], à quel point des notions considérées comme allant de soi, telles les limites continentales, sont en fait des constructions purement historiques et culturelles. Cet aspect est souligné par Pelletier par l’insertion, dans un livre portant sur les savoirs cartographiques, de chapitres dédiés à l’histoire « insulaire » du Japon. Ces incursions auraient pu fournir matière à un ouvrage distinct mais prennent tout leur sens quand on les lit comme des illustrations de l’exposé général. Ces chapitres insérés telles des parenthèses montrent, en effet, comment les débats historiographiques ont très tôt animé un archipel supposé « fermé ».

Sakoku, « pays verrouillé », est en effet un de ces termes issus de l’historiographie occidentale, nipponisés lors de la modernisation du pays, à tel point qu’il semble lui aussi aller de soi aujourd’hui, de concert avec l’idée que le Japon a également connu son Moyen Âge… Un Japon des Tokugawa (1603-1867) canoniquement présenté comme fermé aux influences extérieures, mais en fait avide de nouveautés. Les ouvrages des « Barbares du Sud » étaient interdits ? Qu’importe, à défaut de pouvoir lire les originaux en néerlandais ou portugais, on en commentait des traductions chinoises importées plus ou moins sous le kimono. Déduction : si l’archipel était étanche (et encore contribuait-il notablement à l’économie globale, à laquelle il fournissait au début du 17e siècle environ le tiers du métal argent mondial), il n’en connaissait pas moins une puissante ébullition intellectuelle. Et ses évolutions politiques et territoriales ont été fortement débattues en interne, avec des arguments partiellement nourris d’apports extérieurs. Démentant ainsi le lieu commun des frontières « naturelles » de l’archipel, force est de constater qu’au 17e siècle, il n’allait pas du tout de soi que Hokkaidô, l’île du nord, ou les Ryûkyû, l’archipel du sud, fussent japonais. Et que même au tout début de la seconde moitié du 19e, alors que les canonnières yankee venaient de convaincre le Japon de s’ouvrir aux bienfaits du commerce de libre-échange, le pays annexa très vite certaines îles pour mieux chasser la baleine… Ce qui permet accessoirement de tordre le cou au mythe d’une civilisation respectueuse d’une nature sacralisée, en rappelant que la chasse aux cétacés, exception culturelle aujourd’hui pointée du doigt par l’« internationale verte », a une longue histoire.

La lumière du globe

Pour autant, l’essentiel du livre est ailleurs : le découpage du monde en forme la trame principale. En géographie, nommer, c’est cerner ; comme raconter en histoire, c’est imposer une vérité. Ainsi du concept d’Asie, présent chez Hérodote, 5e siècle avant notre ère, qui se réfère au partage de la Terre en trois ensembles : Europe, Asie, Libye. Il faudra pourtant attendre l’épopée de Matteo Ricci, au 17e siècle, pour que ce terme d’Asie s’impose aux intéressés eux-mêmes, Chinois, Coréens ou Japonais.

Scrupuleusement, Pelletier met en scène la circulation des savoirs cartographiques (et par extension mathématiques et astronomiques) entre Orient et Occident, montrant incidemment que l’Europe, qui s’est donnée le beau rôle, n’a pas tant innové que cela. Exemple : on croyait que le premier globe terrestre était celui de Martin Behaim en 1492, année symbolique du miracle européen… On apprend qu’un savant persan, Jamâl al-Dîn, en offre un au puissant empereur Kûbilaï Khan en 1267 – une époque où la géographie européenne traverse une nuit interminable. Reste que la lumière de Jamâl al-Dîn n’aura pas de postérité. Si les Chinois font cohabiter alors plusieurs cosmogonies (greco-arabe, ou peut-être sinisée, voyant la Terre ovoïde ou ronde ; univers de corps célestes flottant dans un vide infini – théorie étonnamment moderne…), l’opinion majoritaire des lettrés est que le pays du Milieu occupe le centre d’un monde carré encerclé par l’océan et couronné par un ciel en forme de bol renversé. De cette conception peut-être née au Proche-Orient, dériverait l’idée qu’il importe peu, pour des gens si bien placés, d’aller voir ce qui se passe aux marges.

La carte en circulation

Passons sur la numération décimale, connue en Chine au moins depuis le 14e siècle avant notre ère, enrichie en Inde au 6e siècle après, avant d’arriver en Europe au 9e (nos chiffres « arabes ») ; sur les nombres négatifs, utilisés en Chine au 2e siècle avant notre ère, pratiqués en Inde au 7e après ; sur le zéro peut-être né en Chine au 4e siècle avant, attesté en Inde vers 870, et dont la notation indienne ultérieure, en forme de petit rond, s’impose en retour dans la Chine du 13e. Passons aussi sur la projection de Mercator (1596), utilisée en Chine vers l’an mil ; sur Chen Juo, inventeur au 11e siècle de la carte en relief ; sur Zhu Shijie, qui présente en 1303 le triangle dit de Pascal, trois siècles avant le savant européen. Passons enfin sur le système équatorial, toujours utilisé aujourd’hui, calculant la position d’une étoile d’après l’équateur céleste, pratiqué en Chine depuis quatre mille quatre cents ans et adopté en Europe (via les Arabes ?) par Tycho Brahe à la fin du 16e siècle. Ce que l’on retiendra de ces histoires de circulation parfois rythmée d’inventions autonomes, c’est que les Européens du 16e siècle, lorsqu’ils viennent se greffer sur les circuits commerciaux des mers asiatiques, attirés tant par des aspirations religieuses que par le parfum des épices, sont des ignorants. Pas forcément en techniques, mais en informations. Et dans les siècles qui suivent, l’historien peine à reconstituer qui trouve quoi : les Arabes, les Indiens, les Chinois, les Coréens, les Japonais et les multiples nations européennes balisent, découvrent (un peu), notent et innovent, mais surtout copient (énormément), volent des informations, les déduisent de sources très partielles, et aussi en inventent… L’Inde, puis la Corée seront un temps considérées comme des îles. Nombre d’atlas feront la part belle au continent austral, indispensable contrepoids à nos continents de l’hémisphère nord.

Et on touche là au seul défaut du présent livre, lié à… son format. Au centre, un bref cahier reproduit certaines cartes, notamment l’extraordinaire mappemonde coréenne du Kangnido (1402, ici une copie des alentours de 1470, donnant à l’Afrique une taille réduite, un lac occupant le centre, mais restituant aussi la vraie forme du Cap de Bonne-Espérance, un petit siècle avant que les Portugais n’en opèrent le premier contournement officiel)… réduite à moins de 8 cm sur 10. En poche, même de qualité, la reproduction frôle l’illisible.

L’épopée de Matteo Ricci témoigne de l’apogée de cette hybridation des savoirs. Les jésuites se rendent indispensables à la cour chinoise par l’apport de leurs connaissances. Ils ne sont pas capables de convertir le peuple, ils entendent conquérir les élites. Ricci dresse une carte prodigieusement innovante pour l’époque, compilant les meilleures sources arabes, coréennes, chinoises et occidentales, et surtout plaçant la Chine au centre. Cette habileté suprême, mettant « la géographie au service du prosélytisme », pérennisera la collaboration entre jésuites et Chinois, qui aboutit à dresser le premier Atlas de Chine en 1717, la France ne détaillant son territoire de la même façon qu’en 1744. La géographie moderne se confirme comme fille métisse des progrès arabes, européens et asiatiques. Ironie de l’histoire : c’est pourtant Ricci et ses collègues qui, jugeant dépassée l’astronomie sinisée, imposent à l’Empire du Milieu des conceptions alors en passe d’être abandonnées en Europe. La Chine renonce au système équatorial qu’elle maîtrisait depuis quatre millénaires au moment même où l’Europe s’en empare.

D’un livre stimulant, beaucoup trop dense pour être résumé en quelques feuillets, laissons la conclusion au prêtre et philosophe Raimon Panikkar (1918-2010), promoteur du dialogue interreligieux hindou-chrétien : « Il y a un Orient et un Occident en chacun de nous. C’est pour cela qu’il est possible de s’entendre. »

À propos de

PELLETIER Philippe [2011], L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire ».

Autre source

GRATALOUP Christian [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.

Le passé d’ailleurs

Romain Bertrand, directeur de recherche au CERI/Sciences-Po, scrute depuis les débuts de sa carrière d’historien le passé tumultueux de l’Indonésie. Son dernier ouvrage, L’Histoire à parts égales [BERTRAND, 2011], est l’aboutissement d’une décennie de recherches et d’écriture. Fatigué du grand récit de l’hégémonie européenne ressassé par les générations qui l’ont précédé, il préconise une histoire symétrique, « à parts égales », qui mette en confrontation les sources autochtones et celles des Européens, puisées dans les bibliothèques de Jakarta, de La Haye, de Lisbonne…

Le résultat se lit tel un roman. On y croise une multitude de destins, « un capitaine hollandais empoisonné à la datura (…), un esclave coréen sauvé de la noyade par deux tableaux pieux fabriqués par des convertis japonais, (…) trois émissaires du sultan d’Aceh voyageant à travers le Brabant… ». Le pari semble pourtant insensé, car articulé autour de la description du contexte d’un événement microspécialisé : la rencontre, vers 1600, des marins de la première expédition maritime néerlandaise avec les habitants des « Indes » javanaises. Vue d’Europe, la vulgate a été imposée par des chroniques qui présentent ses émissaires comme reçus avec grande déférence dans les ports d’Asie. Mais la lecture des littératures javanaises et malaises de l’époque réserve une surprise : cette rencontre n’y a laissé aucune trace. Les Javanais ont jugé dénuée d’intérêt la présence d’Européens dans leurs eaux, au point de la considérer comme un non-événement !

L’explication tient à deux raisons. La première est que la flotille néerlandaise est passée inaperçue en accostant à Banten, à l’extrémité ouest de Java, le 22 juin 1596. D’abord, parce que les élites javanaises sont impliquées dans des querelles politiques intenses. Ensuite, parce que ce port voit défiler, depuis des siècles, une multitude cosmopolite jaillie des jonques chinoises, des galères malaises, des caraques indiennes, des flûtes arabes, plus récemment des galions portugais – vermoulus, les quatre bateaux néerlandais ont dû y faire piètre impression… Java est une des plaques tournantes d’un immense réseau commercial tissé de la Constantinople ottomane à Canton et au-delà. Les marchands y négocient toutes sortes de biens, selon des modalités d’échange encadrées par les pouvoirs locaux. C’est qu’il importe de connaître la quantité d’acier syrien ou le volume de poivre que permet d’acquérir une corne de rhinocéros ou un rouleau de soie indienne. Désorientés, nos Néerlandais doivent passer par les services de marchands rompus aux coutumes locales, renégats portugais, Turcs ou Arabes maîtrisant, en sus d’un dialecte italien ou hispanique connu de certains marins néerlandais, quelques-uns de la myriade de sabirs en usage à Banten : javanais, gujarati ou malais… Faute de savoir où naviguer, les expéditions néerlandaises suivantes en seront d’ailleurs réduites à kidnapper des pilotes locaux pour se rendre à bon port.

La seconde raison est liée aux conditions du voyage lui-même : aux Pays-Bas, la maison d’Orange s’évertue à arracher par les armes son indépendance au puissant roi d’Espagne et du Portugal Philippe II, l’héritier de la plus grande part des domaines de Charles Quint. Et celui-ci n’a pas renoncé à reconquérir son bien. Pour faire plier les bourgeois récalcitrants, il soumet le Plat Pays à un blocus : plus de poivre – indispensable condiment et médicament –, plus de muscade, plus de girofle. La situation est catastrophique. La première expédition est initiée dans l’objectif de se procurer ces biens, et d’affaiblir se faisant les ressources commerciales de l’adversaire.

On comprend que les armateurs, au retour des marins, n’aient pas intérêt à clamer la vérité, qui tuerait dans l’œuf toute entreprise ultérieure. Une vérité que Romain Bertrand exhume des archives : les Néerlandais, faute de pouvoir s’immiscer dans le commerce local, en sont réduits à un mélange de négociations avortées et de piraterie à petite échelle. Éprouvés par le scorbut, lassés de la témérité de leur supérieur, les équipages se mutinent : le capitaine fait le voyage de retour enchaîné à fond de cale. Les carnets de bord permettant de reconstituer les événements ne sont jamais publiés, et une version officielle est imposée : les indigènes n’ont pu que s’incliner devant le pouvoir néerlandais.

Le passé a donc été autre. Et appréhender ce sens commun par un micro-événement fait sens. Après tout, Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie, succès de librairie s’il en fut, n’est jamais que le récit de la visite d’un inquisiteur à un village de haute Ariège vers 1320. La méthode, dixit Romain Bertrand, « permet de documenter des étrangetés, qui nous montrent que ce que l’on tient pour évident n’est jamais qu’une construction a posteriori ». Lire les textes de l’époque, c’est plonger dans un autre univers, où les mystiques musulmans se préoccupent plus de la concurrence des renonçants hindou-bouddhistes que de celle des missionnaires jésuites, où les marchands européens se travestissent en nobles dans l’espoir puéril d’en imposer à leurs interlocuteurs asiatiques. « Il ne faut jamais domestiquer l’histoire, conclut l’auteur, mais la laisser suivre son cours le plus loin possible. »

À propos de…

BERTRAND Romain [2011], L’Histoire à parts égales, Seuil.

Pour une histoire sociale mondiale

Dans le cadre de l’histoire mondiale/globale, qui a connu un intense développement, d’abord dans le monde anglo-saxon puis un peu partout depuis une trentaine d’années, plusieurs thèmes ont été abordés : celui des migrations, des circulations culturelles, de l’environnement, de l’économie, de la mondialisation… Il apparaît important de développer, parmi ces thèmes, l’aspect social. L’histoire sociale a, en France, connu un fort développement des années 1950 aux années 1970, avant d’amorcer un lent déclin. Cette histoire sociale a surtout été francocentrée, de même que dans d’autres pays elle se développait dans un cadre strictement national. L’engouement pour l’histoire mondiale pourrait faire émerger une histoire sociale mondiale, bienvenue dans le contexte de la prise de conscience des effets de la mondialisation. Cette histoire pourrait permettre de faire apparaître certains phénomènes sociaux transnationaux qui seraient restés occultés avec une approche seulement nationale. En apportant un décloisonnement à l’histoire sociale, une telle entreprise permettrait de donner un nouveau souffle au courant de l’histoire sociale.

Plusieurs chercheurs ont réfléchi à cette question. Peter Stearns, historien américain qui a produit plusieurs ouvrages sur l’histoire globale, a écrit en 2007 dans le Journal of World History un article sur les liens entre histoire sociale et histoire globale [STEARNS, mars 2007]. Il note l’intérêt croissant chez les spécialistes d’histoire sociale pour un élargissement de leur champ géographique d’étude, ce qui donne des perspectives de rapprochement entre histoire sociale et histoire globale. Dans ce même numéro du Journal of World History, Kenneth Pomeranz réfléchit lui aussi aux liens entre histoire sociale et histoire mondiale [POMERANZ, mars 2007]. Il se demande comment l’histoire sociale peut être plus étroitement intégrée à l’histoire mondiale et vice versa. Divisant l’histoire sociale en trois types : l’histoire de la vie quotidienne, l’histoire de l’organisation sociale, et l’histoire des mouvements sociaux, il observe que ce troisième type rencontre particulièrement des difficultés à s’intégrer dans l’histoire mondiale, et que c’est une branche à développer.

Plusieurs travaux récents semblent annoncer l’émergence d’une histoire sociale mondiale. C’est tout d’abord l’histoire de la révolution industrielle et de ses conséquences sociales qui a pu être analysée dans un cadre mondial, comme l’a fait par exemple Peer Vries avec Via Peking back to Manchester: Britain, the Industrial Revolution, and China [VRIES, 2003].

Cela peut être aussi par l’histoire des idées sociales que l’histoire sociale mondiale peut être abordée : dans Creating the “New Man”: from Enlightenment ideals to socialist realities, Yinghong Cheng étudie la recherche d’un « homme nouveau », des Lumières au socialisme [CHENG, 2009]. Pendant et après la guerre froide, beaucoup ont cherché à dépeindre le communisme comme un phénomène étranger, exotique, propre aux sociétés sous-développées aux profondes traditions autocratiques. À l’opposé, le livre de Cheng décrit l’histoire des origines du projet communiste en le replaçant dans le contexte des Lumières, des réflexions des intellectuels européens du 18e siècle. Il étudie les cas de l’URSS, de la Chine maoïste, de Cuba. Il essaie d’examiner la continuité et la cohérence dans le projet communiste dans le temps et l’espace. Il ajoute aux sources du communisme des éléments du confucianisme, ainsi que les idées de José Marti, donc des éléments venus de différents continents. Un des apports de l’œuvre de Cheng est d’essayer de pointer les connexions entre le mouvement communiste et le phénomène de la décolonisation. De même, The Communist Experiment: Revolution, socialism, and global conflict in the twentieth century de Robert Strayer [STRAYER, 2007] se présente comme une histoire mondiale du communisme. Toutefois, du fait de la très vaste ampleur de son sujet, il ne fait que survoler l’histoire des différents partis communistes et contient plusieurs erreurs [MARGOLIN, 2009]. Également en 2007, l’historienne Lynn Hunt, avec Inventing Human Rights: A History [HUNT, 2007], fruit d’un travail de plusieurs années sur l’histoire des droits de l’homme, identifie les racines de l’idée de droits de l’homme dans les discussions littéraires du 18e siècle et dans les débats politiques pré- et post-révolutionnaires. L’histoire des droits de l’homme est un élément très important au cœur des fondements de l’histoire sociale.

Avec Workers of the World: Essays toward a global labor history, Marcel van der Linden essaie de faire une histoire globale du travail et des travailleurs [VAN DER LINDEN, 2008]. Cette recherche porte essentiellement sur l’Europe et les États-Unis. Il décrit l’expérience quotidienne des ouvriers. Dans la deuxième partie, « Varieties of mutualism », il étudie le développement du mutualisme (les assurances mutuelles). Dans la troisième partie, « Forms of resistance », il traite des grèves, des protestations de consommateurs, des syndicats, et de l’internationalisme ouvrier. Dans le même esprit, Patrick Manning, pionnier de l’histoire mondiale, et Aiqun Hu se sont intéressés au mouvement pour l’assurance sociale dans le monde depuis les années 1880 [HU et MANNING, mars 2010].

Quant à Marcel van der Linden, directeur de recherche à l’Institut international pour l’histoire sociale d’Amsterdam, il a entamé l’étude des mouvements de travailleurs et aux syndicats au niveau international. Dans Labour and New Social Movements in a Globalising World System, ouvrage collectif, les auteurs se livrent à une analyse de l’histoire du travail et des nouveaux mouvements sociaux dans la mondialisation [UNFRIED et VAN DER LINDEN (dir.), 2004]. Günther Benzer und Jochen Homann y comparent la première vague de mondialisation de 1850-1880 avec le mouvement actuel de mondialisation et leurs implications sociales. Andrew Herod fait une étude de terrain sur les syndicats d’Europe de l’Est après le modèle soviétique et la vague de privatisations des années 1990. Minjie Zhang étudie les migrations de travail en Chine et Ricardo Arondskind le heurt du global et du local dans le mouvement des travailleurs en Amérique latine.

C’est aussi par le biais de l’histoire des migrations et des diasporas que l’histoire sociale mondiale peut être abordée : dans Japanese and Chinese Immigrant Activists: Organizing in American and International Communist Movements, Josephine Fowler étudie le parcours et l’action des immigrants activistes chinois et japonais, notamment communistes, aux États-Unis, de 1919 à 1933 [FOWLER, 2007]. Ce livre pionnier explore l’histoire, jusque-là délaissée, des Japonais et Chinois communistes immigrés aux États-Unis, et situe leurs efforts dans le cadre de la politique mondiale du Komintern. Elle retrace l’expérience de ces petits groupes de révolutionnaires chinois et japonais et la met en relation avec les luttes sociales qui ont jalonné l’histoire des États-Unis durant cette période.

L’étude de Frank Dikötter et Ian Brown sur la prison en Afrique, Asie et Amérique latine [DIKÖTTER et BROWN (dir.), 2007] se penche sur deux siècles d’histoire de l’incarcération. Les auteurs montrent comment, à différentes époques et dans différents lieux, la prison moderne a remplacé des formes pré-modernes de punition, comme la mutilation du corps, le bannissement, l’asservissement, les amendes et les exécutions. Ce recueil d’essais explore comment la prison moderne a émergé dans un contexte global mais a été modelée par des conditions locales. Les auteurs soulignent les actes de résistance ou d’appropriation qui ont changé les pratiques sociales associées au confinement. Ils montrent que la prison a été conçue selon les spécificités culturelles des lieux et réinventée dans la variété des contextes locaux.

Dans Le Travail contraint en Asie et en Europe, un collectif d’historiens du marché du travail de nombreux pays (Japon, France, Angleterre, Inde et Chine), sous la direction d’Alessandro Stanziani, historien des normes et du droit, s’interroge pour savoir si l’Europe de la Révolution industrielle a inventé le travail libre [STANZIANI, 2011]. Ce projet d’histoire globale met en parallèle l’Europe et l’Asie, et réfléchit au continuum qui va du travail libre au travail forcé. Cet ouvrage entend réévaluer les travaux classiques – aussi bien marxistes que libéraux – portant sur l’évolution des marchés du travail et l’existence du travail contraint en Europe et en Asie depuis le 17e siècle. Il remet en cause la structuration de l’historiographie autour de grandes oppositions (travail libre/servage, Europe/reste du monde) et de ruptures temporelles fortes (révolution industrielle, abolition(s) de l’esclavage et du servage, Révolution française), et montre, à l’inverse de la thèse de Kenneth Pomeranz sur la « grande divergence » entre Europe et Asie, que l’Europe ne se distingue pas tant que cela de l’Asie dans l’avènement du travail libre.

D’autres travaux récents explorent l’histoire sociale transnationale, comme l’ouvrage collectif Want to Start a Revolution? Radical women in the Black freedom struggle [GORE, THEOHARIS et WOODARD (dir.), 2009], qui fait la jonction entre histoire sociale et Black studies, ou Labour Intensive Industrialization in Global History de Kaoru Sugihara et Gareth Austin [SUGIHARA et AUSTIN (dir.), 2011].

Ainsi des pistes stimulantes s’ouvrent déjà en histoire sociale mondiale. Dans la continuité de ces ouvrages, d’autres travaux pourraient être réalisés sur ces questions, et notamment de vastes synthèses comparatives sur les conditions de vie et de travail dans le monde, sur les luttes sociales dans les différents continents et sur leurs liens transnationaux (en insistant notamment sur le rôle des syndicats et des partis), et sur le rôle d’acteurs majeurs, de leurs inspirations et de leurs influences au-delà des frontières. Une telle histoire sociale mondiale pourrait servir de base à l’enseignement universitaire, et pourrait permettre de mieux comprendre et d’analyser les effets sociaux des différentes vagues de mondialisation.

STEARNS Peter N. [mars 2007], « Social history and world history: Prospects for collaboration », Journal of World History, vol. 18, n° 1.

POMERANZ Kenneth [mars 2007], « Social history and world history: From daily life to patterns of change”, Journal of World History, vol. 18, n° 1.

VRIES Peer [2003], Via Peking back to Manchester: Britain, the Industrial Revolution, and China, Leiden, CNWS Publications.

CHENG Yinghong [2009], Creating the “New Man”: From Enlightenment ideals to socialist realities, Honolulu, University of Hawai’i Press.

STRAYER Robert [2007], The Communist Experiment: Revolution, socialism, and global conflict in the twentieth century, Boston, McGraw-Hill Higher Education.

MARGOLIN Jean-Louis [2009], compte-rendu du livre de STRAYER [2007] dans le Journal of Global History, n° 2009/4, pp. 180-182.

HUNT Lynn [2007], Inventing Human Rights: A History, New York, W.W. Norton and Company.

VAN DER LINDEN Marcel [2008], Workers of the World: Essays toward a global labor history, « Studies in Global Social History », 1, Leiden and Boston.

HU Aiqun et MANNING Patrick [mars 2010], « The global social insurance movement since the 1880s », Journal of Global History, vol. 5, n° 1, pp. 125-148.

UNFRIED Berthold et VAN DER LINDEN Marcel (dir.) [2004], Labour and New Social Movements in a Globalising World System, Leipzig, Akademische Verlagsanstalt.

FOWLER Josephine [2007], Japanese and Chinese Immigrant Activists: Organizing in American and International Communist Movements, 1919-1933, New Brunswick, N.J. Rutgers University Press.

DIKÖTTER Frank et BROWN Ian (dir.) [2007], Cultures of Confinement: A history of the prison in Africa, Asia, and Latin America, Ithaca, New York, Cornell University Press.

STANZIANI Alessandro (dir.) [2011], Le Travail contraint en Asie et en Europe, Paris, Éditions de la MSH.

GORE Dayo F., THEOHARIS Jeanne et WOODARD Komozi (dir.) [2009], Want to Start a Revolution? Radical women in the Black freedom struggleNew York, New York University Press, 2009.

SUGIHARA Kaoru et AUSTIN Gareth (dir.) [2011], Labour Intensive Industrialization in Global History, London, Routledge.

Le nouveau visage du cosmopolitisme. Entretien avec Ulrich Beck

Propos recueillis par Catherine Halpern

Le cosmopolitisme, selon Ulrich Beck, est la prise de conscience du destin commun qui lie désormais toutes les parties du monde dans le partage des mêmes risques. Face à cette réalité vécue, la démarche du sociologue doit changer. Il doit prendre en considération la dimension transnationale des phénomènes qu’il observe.

Né en 1944, Ulrich Beck est professeur à l’université de Munich et à la London School of Economics. Il est devenu l’un des grands noms de la sociologie allemande aux côtés de Jürgen Habermas ou Niklas Luhmann. C’est la parution de La Société du risque en 1986 qui lui apporte une notoriété internationale. Le livre ne sera malheureusement traduit en français (Aubier, 2000) que quinze ans plus tard. Dans cet ouvrage devenu un classique, Beck soutient que nous serions passés d’une société industrielle, centrée sur la production et la répartition des richesses, à une société du risque, réflexive et globale, où la question majeure devient celle de la répartition des différents risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou politiques. Les champs de réflexion de Beck sont très larges puisqu’ils englobent aussi bien l’environnement que la modernisation, le travail, les inégalités. Il est devenu l’un des principaux chantres d’un cosmopolitisme méthodologique, persuadé de la nécessité aujourd’hui pour les sciences sociales de dépasser le cadre de l’État-nation.

Si c’est par sa réflexion sur La Société du risque que Beck s’est fait connaître en France, on aurait pourtant tort d’en rester là. Car ce sociologue allemand a un projet bien plus ambitieux : repenser entièrement la méthodologie des sciences sociales pour fonder une « nouvelle grammaire du social ». Dans Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Aubier, 2003) et, plus récemment, dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (Aubier, 2006), Beck martèle avec force que si elles veulent comprendre le monde d’aujourd’hui, les sciences sociales doivent abandonner le nationalisme méthodologique qui est le leur pour une approche résolument cosmopolitique.

Pourquoi parler aujourd’hui de « cosmopolitisation » ?

À l’époque des Lumières, le cosmopolitisme était une belle idée philosophique qui entendait freiner le patriotisme. Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre. Car le cosmopolitisme n’est plus seulement une idée, mais un phénomène réel. C’est pourquoi j’emploie plutôt le terme de cosmopolitisation pour éviter les confusions. Notre quotidien lui-même est devenu cosmopolitique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde globalisé où nous ne pouvons plus exclure les autres. Songez à la discussion autour des caricatures danoises de Mahomet. Au départ, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une polémique interne au Danemark. Mais il n’y a plus de société danoise, fermée sur elle-même. Cette discussion a traversé toute l’Europe car elle posait des problèmes plus généraux, notamment celui de la place des musulmans au sein des sociétés occidentales.

Nous sommes désormais dans un monde globalisé où les réseaux, les discussions et les médias de masse nous touchent tous. La catastrophe du tsunami en Asie à Noël 2004 est un autre exemple éloquent. Cet événement s’est certes produit en Asie mais, dans une certaine mesure, il a affecté le monde entier en devenant un événement médiatique. D’autant plus que nombre de touristes avaient été touchés. Tout à coup, des catastrophes qui semblent être des événements nationaux ou locaux concernent l’ensemble de la planète. Nous y sommes confrontés, que nous le voulions ou non.

Il ne s’agit donc pas là d’un cosmopolitisme qui vient d’en haut comme celui incarné par les Nations unies ou par la Cour internationale de justice. Cela ne veut pas dire non plus que tout le monde devient cosmopolite, amateur de diversité culturelle ou polyglotte, ou que nous sommes tous conscients de ce phénomène. Cela signifie simplement qu’il y a de fait une cosmopolitisation qui vient d’en bas et qui change notre vie quotidienne, notre mode de consommation, notre vie politique, ou nos relations à l’intérieur même de nos frontières nationales. On peut parler en ce sens d’un « cosmopolitisme banal ».

Quelle différence faites-vous entre cosmopolitisation et mondialisation ?

La mondialisation est un terme ambivalent qui est en général appréhendé d’un point de vue économique. Il renvoie à l’idée d’un marché mondial où les hommes et les capitaux jouiraient d’une liberté sans entraves. Bref, la mondialisation est liée à une conception économique libérale.

La cosmopolitisation au contraire renvoie à un processus multidimensionnel et complexe caractérisé par les interdépendances qui relient de fait les hommes les uns aux autres, de gré ou de force. Le cosmopolitisme survient au cœur de notre vie. Notre vie quotidienne, notre travail, nos rapports amoureux deviennent cosmopolitiques au sens où ils sont le mélange de différentes cultures. La distinction analytique entre nous et les autres est désormais brouillée. Nous faisons partie, que nous le voulions ou non, de la constellation cosmopolite.

La question du risque permet de mieux comprendre ce phénomène. Le risque n’est pas la catastrophe mais l’anticipation de celle-ci, et non pas une anticipation personnelle mais une construction sociale. Aujourd’hui, les gens prennent conscience que les risques sont transnationaux et commencent à croire en la possibilité d’une énorme catastrophe telle qu’un grand changement climatique, une attaque terroriste, etc. De ce fait, nous sommes liés à d’autres, au-delà des frontières, des religions, des cultures. Après le 11 septembre, même Le Monde titrait « Nous sommes tous américains ». Le risque produit d’une manière ou d’une autre une certaine communauté de destin et peut-être même un espace public mondial.

Le risque n’est donc pas seulement un bon exemple, il construit également cette cosmopolitisation…

Oui, exactement. Quand les États-Unis ne veulent pas ratifier le protocole de Kyôto, ils doivent se justifier. Tout simplement parce qu’on reconnaît aujourd’hui qu’il y a un risque global. Voilà une vraie opportunité pour construire des institutions cosmopolitiques. Bien sûr il y a des mobilités, des migrations, Internet, de nouvelles formes de production ou de consommation, mais tout cela est lié au capitalisme. Le risque global peut être l’une des forces aptes à produire des institutions cosmopolitiques capables de surmonter les intérêts appréhendés seulement à l’échelle nationale. Car les gens et les États peuvent apprendre qu’il faut résoudre les problèmes nationaux dans une société cosmopolitique. Cette perspective cosmopolite est réaliste ; c’est le nationalisme qui dans ce contexte est idéaliste : il regarde en arrière et n’apporte pas de vraies réponses aux sociétés.

Pour Emmanuel Kant, le cosmopolitisme s’inscrivait dans un progrès de l’histoire. Est-ce que pour vous l’évolution vers le cosmopolitisme est positive et nécessaire ?

Non, la cosmopolitisation que je dégage n’est pas une idée normative. Elle renvoie simplement aujourd’hui à une réalité, mais ne prescrit rien quant à l’avenir… Du reste, la cosmopolitisation produit souvent l’effet inverse. Il y a en fait une dialectique entre cosmopolitisation et anticosmopolitisation. L’opposition à la cosmopolitisation est en plein essor. Être global, ce n’est pas nécessairement être cosmopolite. Prenons le cas du terrorisme islamiste d’Al Qaïda. Il s’agit d’un mouvement anticosmopolite et pourtant global : il utilise des outils de communication comme Internet ou les téléphones satellitaires pour communiquer partout dans le monde, et s’appuie sur les réseaux transnationaux pour frapper n’importe quel point du globe. En un sens, il s’agit aussi d’un mouvement universaliste, même s’il s’agit d’un universalisme qui exclut l’autre. En même temps, ils produisent de la cosmopolitisation parce que des gens s’unissent contre eux au-delà des frontières.

Vous dites que la catégorie de l’État-nation est désormais une « catégorie zombie » pour les sciences sociales. En quoi consiste le cosmopolitisme méthodologique que vous appelez de vos vœux ?

En parlant de catégorie zombie, j’entendais surtout provoquer mes collègues. Je ne dis pas que l’État-nation n’a aucune réalité aujourd’hui. C’est en tant que catégorie sociologique que je le critique.

Le nationalisme méthodologique prend l’État-nation comme une hypothèse de base, comme la prémisse pour bâtir les sciences sociales sans interroger sa pertinence. La première étape selon moi pour élargir le cadre de recherche, c’est de favoriser les études comparatives. Mais ces comparaisons prennent encore l’État-nation comme base de recherche. Or il y a des phénomènes qui ne sont pas liés seulement au contexte national mais au contexte européen ou mondial. La cosmopolitisation méthodologique offre une voie alternative pour faire des recherches en sciences sociales.

La question des inégalités est à ce titre exemplaire. Nous appréhendons trop souvent la question des inégalités, des différences de classes à l’intérieur de l’État, or nous vivons dans un monde globalisé. Pourquoi par exemple les sociologues se concentrent-ils surtout sur la dynamique des classes à l’intérieur de l’État-nation ? Il y a pourtant des inégalités qui sont plus importantes d’un point de vue humanitaire. Nous vivons plutôt bien en Europe. Pourquoi nous concentrons-nous uniquement sur ce cadre national ? Les principes de l’État-nation à l’échelle du monde globalisé légitiment les inégalités globales parce qu’on se soucie de l’intérieur et pas des autres. Et les sociologues acceptent ce principe de légitimation.

Dans l’institut de recherche que je dirige à Munich, nous n’utilisons pas l’État-nation comme unité d’analyse pour appréhender les risques, mais nous essayons de penser un scénario transnational mêlant l’opinion publique, les industries et les experts. Adopter une méthodologie cosmopolitique n’empêche pas d’avoir une approche très spécifique : on peut se concentrer sur la cosmopolitisation des affaires ou sur la cosmopolitisation des générations. En France, par exemple, la polémique sur la précarité est une question cruciale dans le monde développé, mais elle est liée aux risques globaux qui constituent un nouvel espace d’expérience. Aujourd’hui, il faut faire une carte de la précarité globale. C’est vrai pour de nombreux champs : pour avancer dans l’analyse, il est nécessaire de construire de nouvelles unités de recherche et de redéfinir les concepts de base.

Vous citez un grand nombre d’études empiriques, mais vos propos se caractérisent par un grand degré de généralité. Ne serait-ce pas là une sorte de sociologie philosophique ?

Il y a différents usages de mon travail. En Allemagne, où il existe depuis longtemps une importante réflexion métathéorique, beaucoup pensent que je suis un sociologue très empirique, comparé par exemple à Niklas Luhmann. J’essaie pour ma part de construire une sociologie qui soit liée à l’expérience. Elle ne s’appuie pas seulement sur des données empiriques, mais aussi sur l’expérience quotidienne et historique. Les études empiriques sont importantes mais il ne faut pas négliger l’expérience historique. Si vous faites une analyse empirique de la société française à l’aide des catégories de classes, eh bien sans surprises, vous trouverez des catégories de classes. Bien sûr, il y a des classes sociales, mais en en restant seulement là, on ne verra aucun changement de la société. Une sociologie qui ignore l’expérience quotidienne, même si elle utilise un grand nombre de données empiriques, peut être vide car elle produit alors elle-même la réalité. Or aujourd’hui un grand nombre de sociologues produisent de la sociologie à l’aide des catégories anciennes.

Pendant mes études, j’ai lu beaucoup de philosophie allemande. Cela m’a permis de comprendre à quel point le monde que nous appréhendons est construit par des concepts. Ceux-ci se font et se défont. C’est pourquoi je cherche de nouveaux concepts pour sortir des routines et ouvrir d’autres voies.

Vous insistez sur l’utilité d’une réflexion cosmopolitique pour construire l’Europe. Que peut-elle apporter à un projet qui semble en perte de vitesse ?

Ce qui manque à l’Europe, c’est une idée de l’Europe. Et c’est la raison du « non » français au référendum. Je pense que le cosmopolitisme peut être une clé pour relancer l’Europe. Nous ne pensons le social et le politique que sous des catégories nationales, et nous ne comprenons pas que l’Europe pourrait avoir une histoire très différente. Il s’agit de reconnaître et non de surmonter les identités nationales. Il ne s’agit pas de vouloir une société européanisée et uniforme, mais d’organiser une structure cosmopolite, qui reconnaisse à la fois ses membres dans leurs différences et ceux qui se tiennent à l’extérieur de l’Europe. Je ne crois pas que nous devrions abandonner la démocratie nationale pour une démocratie européenne. Nous avons besoin d’une combinaison nouvelle de la démocratie nationale et de la démocratie européenne. C’est la même chose en ce qui concerne l’opinion publique : elle est européenne et nationale en même temps. Il s’agit de comprendre que l’Europe peut résoudre nos problèmes nationaux mieux qu’à une échelle nationale.

Le modèle universaliste est intéressant pour penser la justice mais pose un double problème : en produisant des normes universalistes à l’intérieur du cadre national, il néglige à l’intérieur les différences et exclut ceux qui se tiennent à l’extérieur des Etats-nations. Le modèle cosmopolitique va au-delà en mettant au contraire l’accent sur la reconnaissance des différences, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il peut être bien intéressant d’avoir une polygamie de cultures. Mais le cosmopolitisme présuppose des éléments d’universalisme : sans normes universelles, il n’y a pas de relations stables aux autres. Il présuppose aussi le nationalisme dans la mesure où la nation produit une large communauté de destin et de vie. Le cosmopolitisme permet d’exorciser l’idée qu’il faudrait se suicider culturellement pour devenir européen. Il faut cesser de toujours raisonner sur le mode du « ou bien… ou bien » pour saisir les pluralités d’appartenance.

Cette interview a été publiée pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 176, novembre 2006.

L’héritage néolithique. Entretien avec Jean Guilaine

Jean Guilaine, professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, est l’auteur notamment de Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Fayard, 2008 ; Pourquoi j’ai construit une maison carrée, Actes Sud, 2006 ; La Mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ, Hachette, 2005 ; De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, 8000-2000 avant J.-C., Seuil, 2003. Rencontre avec un grand nom de la préhistoire, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Gallimard, 2011.

Votre dernier livre : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, expose magistralement l’état des recherches sur le Néolithique. Pourtant vous ne faites, sauf lecture inattentive de ma part, qu’une mention anecdotique de chacun de ces noms. Pourquoi ce titre ?

Jean Guilaine : Mon intention première était d’intituler ce livre « Caïn, Abel, Ötzi et les autres », c’est-à-dire de désigner l’ensemble de l’humanité néolithique et pas seulement trois figures emblématiques (dont deux imaginaires). Poussé par mon éditeur, je m’en suis finalement tenu aux trois personnages-symboles pouvant représenter un condensé de la période : d’un côté le premier cultivateur et le premier pasteur de la planète (tels que les nomme le mythe biblique), de l’autre Ötzi, déjà usager de la métallurgie et contemporain d’une époque où tensions et inégalités signent plutôt le stade terminal du processus.

Nous connaissons grâce à l’anthropologie des milliers de sujets néolithiques mais ils sont terriblement anonymes, d’où le recours à l’artifice du titre. Sur la rivalité des deux frères, l’Ancien Testament est peu loquace. Caïn, agriculteur sédentaire, présente sans succès au Seigneur les fruits de la terre. Abel, le pasteur, lui offre les bêtes de son troupeau. Ses présents sont appréciés peut-être parce qu’Abel est un sacrificateur, qu’il va jusqu’à faire couler le sang de ses brebis. Jaloux, Caïn tue son frère et est condamné à l’errance. Il ne m’appartenait pas de faire l’exégèse de cet événement sinon dire que très tôt, au Proche-Orient, les premières communautés sédentaires ont donné naissance, sur les terres peu aptes à l’agriculture, à un nomadisme pastoral pour tirer également parti d’un environnement réfractaire. Le mythe peut refléter la compétition pour certains espaces frontaliers entre les tenants des deux économies.

Si Caïn et Abel sont deux figures mythiques, Ötzi est un personnage historique, ou plutôt archéologique. Que savons-nous de lui aujourd’hui ?

J.G. : On fête cette année les vingt ans de la découverte d’Ötzi dont la momie congelée a été retrouvée à plus de 3 000 m d’altitude sur la frontière austro-italienne. Ce sujet, qui a vécu à la fin du 4e millénaire avant notre ère, est devenu depuis un authentique « personnage » archéologique dont on peut voir la dépouille au musée de Bolzano. On l’a beaucoup étudié au plan anthropologique (taille, morphologie, état sanitaire, tatouages, ADN, etc.). On a analysé par le détail ses vêtements et son équipement (armes, outils, contenants). Mais au-delà de ces recherches anatomiques et archéologiques, la curiosité des chercheurs et du public s’est beaucoup focalisée sur les circonstances de sa mort, fait social.

On l’a cru d’abord mort de froid mais l’on s’est ensuite rendu compte qu’il avait reçu dans l’épaule un projectile mortel. Il semble aussi qu’il se soit battu avec plusieurs personnes. Autant de données signant une atmosphère de violence. La dernière hypothèse proposée fait état d’une sépulture en deux temps : Ötzi aurait pu être tué à basse altitude et sa dépouille placée dans une sépulture provisoire. Plus tard, son corps aurait été transporté sur un sommet alpin (peut-être sur un territoire revendiqué par les siens) et mis en terre avec tout son équipement, celui-ci étant pour partie un simulacre (son arc et la plupart de ses flèches n’étaient pas fonctionnels). Sépulture rituelle d’un défunt, devenu un ancêtre, inhumé avec une évidente mise en scène, nanti des attributs dus à son rang ?

À vos yeux, que reste-t-il du Néolithique aujourd’hui ?

J.G. : Il y a deux aspects dans le legs du Néolithique : matériel et idéel. Au plan matériel, notre alimentation végétale est aujourd’hui fondée sur les trois principales céréales (blé, riz, maïs) issues de la néolithisation, tandis que notre nourriture carnée provient pour beaucoup d’animaux domestiques. Cette « révolution » fut aussi le moment où apparut toute une série d’innovations techniques : systèmes hydrauliques (puits, barrages, irrigation), exploitations minières (silex puis minerais), outils de déforestation, instruments agricoles (araire, fléau, planche à dépiquer), attelage, véhicules à roues (chars, chariots), sceaux et premiers indices de comptabilité, etc.

D’autres traits culturels ont carrément conditionné la trajectoire humaine jusqu’à aujourd’hui : la maison pérenne (lieu impliquant une histoire familiale et une généalogie), le village à vocation agricole (la ville introduira ensuite un nouveau seuil dans le regroupement des populations), le territoire exploité pour la production de nourriture et symbole de l’appropriation d’un espace.

SH : À vous lire, la néolithisation est corrélée à nombre de processus dont nous sommes les héritiers. Nous assisterions alors il y a dix millénaires à l’émergence de nouveaux rapports symboliques, qu’ils aient trait à la perception de l’espace et du temps, aux rapports avec les morts et les divinités… Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences induites par ces changements ?

J.G. : Mais c’est peut-être, par-delà ce cadre matériel, toute une série de comportements sociaux et symboliques que le Néolithique a favorisés. Au niveau de la maison d’abord se détermine la place physique et mentale de chaque occupant. Les aménagements domestiques renvoient à des gestes, à des idées, à des codes qui s’incrustent dans l’inconscient.

Le village est aussi un espace dans lequel se construisent le respect de certaines règles de sociabilité, le sentiment identitaire, la notion de racines et d’appartenance à une même entité. Cet esprit communautaire n’empêche pas l’expression de comportements plus individuels : le besoin de se distinguer par des marqueurs personnels (armes, parures) ; celui de briller, de se mesurer à autrui, d’acquérir du prestige. Le village néolithique est très vite devenu un laboratoire de fabrication du pouvoir et le siège d’inégalités. En Europe du Sud-Est, vers – 4 500/- 4 000), deux millénaires seulement après l’arrivée des premiers cultivateurs, des privilégiés sont enterrés à Varna avec une profusion de richesses. À la même époque d’autres dominants se font inhumer en Armorique sous de vastes tertres avec des pièces exotiques de haute valeur (roches alpines d’apparat, variscite ibérique).

Un nouveau sentiment lie désormais les morts aux vivants. Les défunts sont revendiqués comme les fondateurs du territoire, ils sont la légitimation des origines de la communauté et le ciment de celle-ci dans le temps. Ils acquièrent le statut d’ancêtres et sont vénérés pour cela (le mégalithisme en est l’expression). Les ancêtres des groupes dominants finiront par devenir des divinités veillant sur l’ensemble de la population.

Le Néolithique inaugure donc, à travers des localités désormais stables, des notions qui sont demeurées en nous : sens de l’identité, règles de sociabilité, goût de la distinction, quête du prestige, sens de la compétition et du pouvoir, constitution de clientèles et d’obligés, contestation des élites, etc. Les néolithiques sont « modernes ».

Une autre rupture du Néolithique, dont les effets sont allés s’amplifiant, serait une modification de notre rapport au milieu. Je me rappelle avoir entendu votre collègue Pascal Depaepe dire que si le paléolithique était l’environnement subi, le néolithique était l’environnement agi…

JG : Évidemment c’est peut-être le legs du Néolithique qui, aujourd’hui fait le plus problème. Tout au long des temps paléolithiques, l’homme restait soumis aux rythmes climatiques et se moulait dans les environnements que la nature lui proposait. Avec le Néolithique, le voici désormais acteur de son propre milieu puisqu’il a désormais la possibilité de modeler celui-ci à sa guise et de l’artificialiser.

Pour bâtir leurs villages, cultiver, faire paître leurs troupeaux, les néolithiques ont eu besoin d’espace. Par le feu et la hache à lame de pierre, ils ont troué les forêts. En favorisant l’ouverture du paysage, ils ont généré les premiers phénomènes érosifs : transferts de sédiments, appauvrissement des sols. En Eurasie, la destruction du couvert végétal aurait entraîné, dès – 6 000, une première augmentation du gaz carbonique. Ces agressions sont toutefois demeurées modestes, la nature pouvant un temps contrer les effets négatifs de ces blessures.

Pour autant, un pas décisif était franchi. Poussées démographiques, moyens techniques mais surtout absence de régulation des capacités biologiques, stratégies économiques et soif de profits ont, par la suite, fait de l’homme un manipulateur sans scrupules de son environnement. Le message prometteur du Néolithique – une nourriture assurée pour tous – s’est perdu sur les chemins de l’Histoire.

Propos recueillis par Laurent Testot

Note
Ce texte est la version longue de l’entretien publié dans le n° 227 de Sciences Humaines sous le même titre.