La poste, une histoire d’emprunts

À propos de :

La Poste à relais en Eurasie

La diffusion d’une technique d’information et de pouvoir. Chine – Iran – Syrie – Italie

GAZAGNADOU Didier [1994, rééd. 2013], Paris, Éditions Kimé.

Gazagnadou COUV

Dans cet ouvrage récemment réédité mais rivalisant avec les meilleures publications d’histoire globale de ces dernières années, l’anthropologue Didier Gazagnadou montre comment la technique de la poste à relais s’est developpée en Chine, avant de se propager, via l’Empire mongol, à l’État mamelouk (1250-1517) et enfin à l’Europe – chacune de ces zones géographiques faisant l’objet d’un chapitre distinct et documenté.

Revenons au commencement : les États ont toujours eu besoin de s’informer des mouvements militaires de leurs voisins, de relayer les ordres aux armées, et de coordonner les impôts. Ces nécessités de pouvoir ont amené des entités aussi diverses que les États perse achéménide, maurya en Inde du Nord, égyptien ptolémaïque, romain d’Occident et enfin byzantin, sans compter le cas des Incas, à mettre en place des systèmes de relais d’informations à l’usage des décideurs – les empires eurasiens font ainsi l’objet d’une description dans l’annexe 1 du présent livre, dans laquelle l’auteur postule incidemment une transmission entre Perse, Égypte et Rome.

Mais le grand apport de Gazagnadou, structuré dans sa chronologie en quatre chapitres, est surtout de démontrer, documents et citations à l’appui, comment cette technique s’est développée à un point inégalé en Chine ; a été adoptée par les Mongols ; certainement copiée par les Mamelouks en guerre contre ces mêmes Mongols ; et enfin très probablement empruntée par le duché milanais avant de percoler progressivement dans les États européens des Temps modernes. Chemin faisant, cette innovation s’est à chaque fois enrichie d’ajouts améliorant son efficacité, avant de connaître une évolution décisive en Europe occidentale : l’acheminement du courrier non seulement du pouvoir, mais aussi des marchands et des particuliers. Ce qui aurait contribué, selon l’auteur, à l’émergence tant du capitalisme que d’une subjectivité propre à l’Europe.

Ce travail dans la longue durée, mêlant des références tant à Fernand Braudel ou Joseph Needham qu’à Michel Foucault ou Maurice Lombard, porte donc sur la poste. Elle « est depuis l’Antiquité une technique aux multiples facettes liée à toutes les pratiques et stratégies de l’appareil d’État : qu’il s’agisse de programmer la levée de l’impôt, de se tenir informé des questions politiques, militaires, diplomatiques et religieuses, de recenser les populations et d’enquêter sur l’état d’esprit de ces mêmes populations. Dans tous ces domaines, la poste, et cela jusqu’au 20e siècle, fut un instrument de pouvoir. Elle fut une technique de surveillance, de collecte, de transport et de diffusion de l’information voire d’anticipation politique […] au service des autres mécanismes de pouvoir. »

La poste ou le léviathan chinois

La poste à relais a été, par nécessité, un attribut d’État. Car seul un État pouvait se permettre d’élaborer un tel outil, pour des raisons de coût d’édification et d’entretien. Dès le 9e siècle avant notre ère, l’existence d’une bureaucratie pléthorique est attestée en Chine. Au 4e siècle, l’État de Qin, qui allait réunifier la Chine en – 221, voit la couche sociale des fonctionnaires-lettrés devenir dominante.

Avec la dynastie Han (- 202 / + 220), cet État bureaucratique se densifie, et le pouvoir impérial se trouve durablement théorisé comme étant au service de l’efficacité et non de la morale : il ne recherche pas la justice individuelle, mais l’imposition de « dispositifs de contrôle, irriguant l’espace et le corps social ». L’État chinois, qui a mis en place d’immenses réseaux de routes jalonnés par des relais de poste à cheval, est déjà métaphoriquement présenté comme maillage postal, vu comme un réseau de points vitaux entre lesquels circule l’information nécessaire à la bonne administration. Étienne Balazs, dans La Bureaucratie céleste [1968, Paris, Gallimard], estime que « la bureaucratie des fonctionnaires-lettrés constitua, tout au long de l’histoire de la Chine, environ 10 % de la population totale » – sous les Han, pas moins donc de 6 millions de personnes ! Et la survie de cet appareil d’État contrôlant d’immenses territoires dépend intimement de sa capacité à faire circuler l’information. Ce qui le pousse, des Han aux Qing (1644 / 1911), plus de deux millénaires durant, à toujours reconstruire et renforcer son réseau postal, vaste toile d’araignée quadrillant, depuis les capitales successives, le moindre point de son domaine.

« De jour comme de nuit » – caractéristique propre à ces postes eurasiennes, qui autorise entre autres indices Gazagnadou à défendre la voie des emprunts qu’il va tracer –, ces relais, classés par ordre d’importance, tiennent à la disposition des courriers impériaux, strictement hiérarchisés et aux mouvements contrôlés et enregistrés par des procédures bureaucratiques précises, des montures sélectionnées pour leur endurance ; ainsi que des animaux de moindre envergure (mulets, ânes…). Ces derniers peuvent éventuellement être loués ou mis à disposition de certains voyageurs, tel le moine japonais Ennin qui, en 845, rapporte avoir loué des ânes pour acheminer ses paquets de manuscrits. Les relais étant en général distants de 20 km, un courrier moyen pouvait couvrir 120 km par jour en fatigant 6 montures, ses collègues « express » (à la priorité la plus élevée) pouvant, en 24 h, galoper 320 km !

Sous les Tang (618 / 907), les chiffres donnent le vertige : plus de 30 000 km de routes, de 40 000 chevaux et 1384 bateaux tenus à disposition des coursiers, 20 000 employés. Pour les années 748-755, on apprend que l’État consacre près de 60 % de son budget à sa poste : 1 140 000 ligatures pour les postes, 260 000 pour le traitement des fonctionnaires, 600 000 pour l’entretien de l’armée et l’achat du grain.

Sous les Song (960 / 1270) se renforce une prospère bourgeoisie d’affaires, mais celle-ci n’a accès que de manière très restreinte aux services postaux, qui restent sous le contrôle sourcilleux de l’État, au service d’objectifs visant à stabiliser le contrôle des populations : surveiller la société, lever les impôts, mener des campagnes militaires. Mais à partir du 10e siècle émergent de nouvelles puissances, les Empires Liao et Jürchen, peuples de la steppe qui font rapidement leur le modèle bureaucratique chinois avant d’être absorbés par un dernier empire, celui que bâtit Gengis Khan [v. 1160-1227].

De la Chine aux Mongols

Les Turcs ouighours sont vaincus en 1209. Ils confèrent très vite à leurs conquérants mongols les « premiers éléments de leur appareil d’État en matière de scribes, de chancellerie, d’administration et [vont] donner à la langue mongole, une écriture ». La fulgurante expansion mongole, ce grand désenclavement qui connecte le monde eurasien, de la mer de Chine à la Baltique, pose d’emblée un problème militaire et politique inédit par son ampleur : comment assurer la cohérence d’un empire qui contrôlera jusqu’à 26 millions de km2 (50 fois la surface de l’actuelle France) ? « En assurant des communications constantes et efficaces entre toutes les armées des différentes régions et le pouvoir mongol. »

Dès 1218, Gengis Khan s’emploie à l’établissement de lignes postales permanentes. Il reprend le système chinois, l’étend jusqu’en Asie occidentale et réserve l’administration de cette institution, comme celle de l’armée, aux seuls Mongols. À la fin du 13e siècle, Marco Polo avance que 200 000 chevaux sont affectés aux seules postes – un chiffre plausible, car chaque coursier est assisté, à chaque étape, par un autre cavalier. Avec l’autorisation des plus hautes autorités, les marchands et les religieux peuvent utiliser les services postaux. Si les Mongols reprennent le système chinois, les sources perses montrent qu’ils lui apportent quelques innovations, l’étendant réactivement aux lignes de bataille, et permettant aux coursiers les plus performants de couvrir d’incroyables distances, jusqu’à, dit-on, 490 km par jour. L’ensemble Iran-Iraq est alors couvert d’un dense rhizome postal…

Des Mongols aux Mamelouks

… Qui très probablement inspire le nouveau maître de l’Égypte, le Mameluk Baybars (1223-1277), au lendemain de sa victoire d’Aïn Djalout (1260), lors de laquelle il a brisé l’avancée mongole vers ses terres. Examinant les diverses hypothèses permettant d’expliquer la création par Baybars d’un système de poste entre les principales villes qu’il contrôle, Gazagnadou écarte l’idée d’une invention attribuée ex nihilo à Baybars, ou d’une reprise des postes ayant existé dans les empires musulmans antérieurs – elles avaient disparu deux siècles plus tôt, lors de la conquête du Moyen-Orient par les Turcs seldjoukides.

Non, il s’agirait bien d’une copie des procédures mongoles, reprenant fidèlement jusqu’aux attributs permettant de distinguer les coursiers, tels ces laisser-passer sous forme d’une plaque ronde attachée au cou du messager par un cordon de soie jaune (couleur impériale chinoise). À ces Mongols qui ne livrent pas une bataille sans étendre au préalable leurs lignes de communications, Baybars semble aussi emprunter des techniques accroissant l’efficacité de son réseau postal : des pigeons voyageurs et des guetteurs-relais de signaux optiques, à base de fumée le jour et de feu la nuit – ce dernier système semble avoir été en mesure d’acheminer une information du Nord de la Syrie au Caire en moins de 24 h. Et l’ensemble des postes reste au service de l’État, même si des marchands sont parfois autorisés à y recourir. Et des marchands, il en vient de loin. Notamment des cités-États italiennes.

Du Caire à Milan

En Europe, la première poste a été romaine : le cursus publicus avait disparu lors de la dislocation de l’Empire romain d’Occident au 5e siècle. Pourtant, sous le règne de Giao Galeazzo Visconti (1351-1402), l’institution resurgit dans le duché de Milan entre 1387-1389. Elle fonctionne « jour et nuit ». Son mot d’ordre, « cito, cito, cito, ciitissime » (rapidement, rapidement, rapidement, le plus rapidement) évoque celui des postes mongoles « vole, vole, vole, comme l’oiseau ». Sa marque distinctive (couper ou nouer les queues des chevaux) est la même que celle utilisée par les postes mameloukes, mongoles et chinoises. Les procédures sont identiques… L’emprunt est plus que probable. Et il fait tâche d’huile.

Au siècle suivant, en sus des cités-États italiennes, l’Empire des Habsbourg l’adopte pour l’Autriche et l’Espagne, son rival français faisant de même sous Louis XI (1423-1483). Mais c’est à Milan que prend place l’innovation cruciale, reproduite ensuite ailleurs en Europe : contre paiement, l’État prend en charge la correspondance des particuliers. Changement radical : l’outil n’est plus au service exclusif du pouvoir, même si celui-ci en fait un instrument de diffusion de ses prérogatives dans les terres qu’il contrôle. Le capital jouit aussi de ses services, même si en France, ce ne sera que sous Henri IV (1553-1610) que les particuliers seront autorisés à utiliser la poste.

De la poste à l’individu

Dans sa conclusion, Gazagnadou souligne que, contre la tendance naturelle d’une société à se présenter comme le produit homogène d’une histoire qui ne devrait rien aux autres, il importe d’examiner les traces des éléments hétérogènes empruntés aux voisins. Rappelant combien sous-estimer le rôle des emprunts serait une perspective anthropologique dangereuse, il établit une distinction entre diffusion (processus aléatoire subi par une société, comme l’extension à l’Europe de la Peste noire venue d’Asie – il aurait dû au passage corriger son sous-titre) et emprunt (choix fait par une société d’adopter et d’adapter à son contexte des éléments, objets, techniques…, venus de l’extérieur). Invalidant la thèse de Karl Wittfogel sur le despotisme asiatique, il souligne qu’« il n’y a pas d’essence (ethnique ou culturelle) de tel ou tel État face au problème de l’information mais simplement des agencements différents entre l’État, les forces capitalistiques et la société ». Des rapports de force entre ces trois pôles surgissent de nouvelles configuration. Une bureaucratie d’État, forte en Chine, s’était arrogé le monopole de l’outil des postes. Lorsque les pouvoirs européens reprirent cette invention, ils furent amenés à en partager l’usage. La ville, ou plutôt le réseau de villes, devint un système nerveux irriguant l’ensemble du corps social. Et la poste progressivement achemina, et contribua à l’édification de, la subjectivité : lettres d’amoureux et pamphlet de dissidents se diffusèrent, se multiplièrent, et changèrent la face du monde.

Nuançons pour finir : la poste ne fut certainement pas le seul facteur de l’émergence d’un sujet en Europe, si tant est que cet événement ait vraiment eu lieu. Mais reconnaissons à l’auteur, au-delà d’une conclusion que certains regretteront trop peu étayée pour être soumise à une critique serrée, la rédaction d’un livre innovant et hautement stimulant. Enfin, pour nourrir peut-être de futurs débats, mentionnons un distinguo introduit par Gazagnadou, dans son avant-propos : sa décision de renoncer à l’usage des notions d’Orient et d’Occident, « trop imprécises, idéologiquement suspectes et [n’ayant] finalement aucune pertinence anthropologique ».

 

Vermeer, peintre connecté

À propos de :

Le Chapeau de Vermeer. Le 17e siècle à l’aube de la mondialisation

Timothy Brook, 2008, trad. fr. Odile Demange, Payot, 2010, rééd. 2012.

Delft ? « Une ville des plus douces, avec des ponts et un cours d’eau dans toutes les rues », rapporta le chroniqueur londonien Samuel Pepys quand il la visita en 1660. Quatre siècles plus tard, un jeune étudiant canadien du nom de Timothy Brook, en voyage à travers l’Europe, y tomba de vélo… La ville n’avait guère changé depuis le 17e siècle, quand l’artiste Johannes Vermeer (1632-1675) y jouait du pinceau, et Brook céda au charme. L’eau a depuis coulé sous les ponts qui autrefois abritaient les nuits du jeune routard, et l’étudiant bohème est devenu un éminent historien de la Chine impériale. Dans cet ouvrage, il entreprend un pèlerinage dans la mondialisation balbutiante des années 1650, traquant dans les tableaux de Vermeer les indices des échanges qui se tissaient alors sur la planète, de la Hollande à la Chine.

En artiste du trompe-l’œil, Vermeer navigue dans l’univers de la bourgeoisie néerlandaise – nul besoin d’en sortir, le monde s’y donne en représentation. Cinq de ses toiles, retenues par Brook avec un autre tableau de son contemporain Hendrik Van der Burch, originaire de Delft lui aussi, une peinture réalisée sur un plat en faïence de même origine, une statuette chinoise, fournissent la matière de l’ouvrage. Disséquant ces huit illustrations, l’auteur dresse un jeu de piste, exploitant leurs détails pour nous livrer une magnifique évocation des forces historiques à l’œuvre. Car Delft « n’était pas isolée. Elle existait à l’intérieur d’un monde qui se prolongeait vers l’extérieur et couvrait la planète entière. »

1. La Vue de Delft

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Mauritshuis, La Haye.

Toile inhabituelle dans l’œuvre de Vermeer, en ce qu’au lieu de représenter un intérieur, La Vue de Delft montre un panorama de bâtiments, les portes de la ville vues du sud, à proximité du port du Kolk. Vu l’état du clocher, nous sommes probablement dans les mois qui précèdent mai 1660. Sur la droite du tableau, « deux navires à large fond amarrés l’un à l’autre. […] Ce sont des haranguiers, des navires à trois mâts construits pour la pêche au hareng en mer du Nord. » La présence de ces deux bateaux est un indice du Petit Âge glaciaire qui a saisi l’hémisphère Nord. Hiver plus longs et étés raccourcis ont modifié l’économie de l’Eurasie, comme son écologie – la peste est revenue, sans pour autant freiner l’expansion démographique. Les Pays-Bas subissent un blé plus cher, ont dû diversifier leurs approvisionnements alimentaires ; les harengs ont migré au sud de la mer du Nord, chassés par le froid, et une économie du poisson s’est instaurée, dominée par les Néerlandais.

Occupant la moitié gauche de la toile, le bâtiment de la VOC, Compagnie hollandaise des Indes orientales. Poumon de la ville et première grande société par actions du monde, créée en 1602 pour négocier avec l’Asie, son monogramme s’est imposé comme le « premier logo global ». Les revenus de la pêche au hareng ont pour partie financé l’expansion du commerce maritime, déportant un million de Néerlandais en Asie au cours du 17e siècle. Et comme l’exposait déjà Francis Bacon, compas magnétique, papier et poudre à canon – trois inventions chinoises reprises par l’Europe – fournissent la base technologique de cette expansion mondiale.

La démarche de Brook, partant de la description iconographique à l’exposé des liens que l’on peut y deviner, se résume, selon la métaphore de l’auteur, par le « filet d’Indra » – une image bouddhiste symbolisant l’interconnexion de toutes choses. « Quand Indra a créé le monde, il l’a fabriqué sous la forme d’une toile. Une perle a été fixée à chaque nœud de cette toile. Tout ce qui existe ou a existé, chaque idée que l’on peut concevoir, chaque donnée exacte […] sont autant de perles du filet d’Indra. […] Tout ce qui existe sur la toile d’Indra suggère tout ce qui existe d’autre. » Du nœud de Delft, le livre vagabonde ainsi jusqu’aux lacs d’Amérique du Nord, passant par la mine du Potosí (actuelle Bolivie) et les fabriques de porcelaine de Jingdezhen (Chine)… Tout objet – pipe, jatte, chapeau, pièce de monnaie… – fournit à l’auteur matière pour dérouler le fil du long voyage planétaire qui l’a amené en Hollande.

2. L’Officier et la Jeune Fille riant

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Frick Collection, New York.

Jamais les Néerlandais ne seraient sorti sans chapeau, et si leurs finances le leur permettaient, ils s’offraient un « castor ». Ainsi de ce galant militaire, en transaction matrimoniale avec la demoiselle. Les castors d’Europe occidentale et Scandinavie ont été décimés. L’approvisionnement sibérien est difficile. Ardemment désiré, un bon castor, le seul qui résiste à la pluie, vaut une fortune. Le chapeau de l’officier entraîne Brook dans l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs à laquelle se livre le Français Samuel Champlain dans la première moitié du 17e siècle. Il y évoque les rôles de l’arquebuse, qui bouleverse les rapports de force entre tribus amérindiennes ; de la variole, qui détruit ces sociétés ; des peaux de castor, qui financent cet effort de conquête. Les Amérindiens, échangeant une dépouille contre vingt couteaux, raillent l’appétit insatiable des Blancs. Les Français, qui revendent la fourrure jusqu’à 200 fois son prix d’origine, y trouvent leur compte.

En toile de fond, la Chine, alpha et oméga du commerce mondial. Le pays est dit abriter, selon les mots d’un Espagnol des années 1590, « tout ce à quoi l’esprit humain peut aspirer ou imaginer en fait de richesses et de gloire éternelle ». Ajoutons que nous croisons plus loin dans ce livre d’autres Espagnols, qui ont l’idée singulière d’obliger les Chinois de Manille, convertis au christianisme, d’arborer ledit couvre-chef en castor.

Les Espagnols contrôlent la route maritime menant à la Chine en contournant l’Amérique du Sud, les Portugais celle qui passe au bas de l’Afrique, Français et Britanniques s’acharnent donc à traverser l’Amérique du Nord. Pour preuve de cette fascination, l’auteur évoque un émissaire de Champlain trimbalant un trésor hors de prix, probablement acquis à Paris, une robe chinoise de cérémonie, au milieu des Hurons – au cas où il puisse être reçu à la cour de l’empire du Milieu, il faudrait qu’il y fasse bonne figure !

3. La Liseuse à la fenêtre

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Gemäldegalerie, Dresde.

Du million de Néerlandais partis en Asie au 17e siècle, les deux tiers n’en revinrent jamais. Il est suggéré que la dame lit une lettre de l’absent, parvenue du bout du monde. En sus du tapis turc, la jatte de fruits est un indice de la présence du lointain. En porcelaine blanche, décor bleu, style chinois… Au cours du 17e siècle, Brook estime que 3 millions de pièces de porcelaine parvinrent en Hollande. Et nous voici partis sur les routes de la porcelaine et de ses contrefaçons. On y apprend entre autres que le Prophète ayant proscrit l’usage de la vaisselle d’or ou d’argent, l’élite musulmane plébiscitait depuis le 8e siècle ce matériau hors de prix et inconnu de Mahomet pour manifester ostensiblement sa richesse. Et qu’en retour, les artisans chinois, au 13e siècle, importaient du cobalt de Perse pour son bleu intense, avant de nourrir le marché mondial à partir du 16e, à l’arrivée portugaise sur leurs côtes.

Avant de discourir sur les différentes règles d’usage des luxueux objets de porcelaine en Chine et en Europe, influençant leur fabrication (Chinois et Néerlandais ne boivent pas la même soupe, ce qui implique de modifier certains articles), Brook narre des épisodes de la piraterie que les alliés britanniques et néerlandais exerçaient à l’encontre des caraques portugaises et espagnoles, chargées de céramiques, d’épices, de soie. Il y évoque Grotius, éminent juriste mandaté en 1608-1609 par la VOC pour donner à ces actes une base légale, arguant que les monopoles ibériques constituaient une entrave au droit dont dispose chaque nation à commercer librement, un des fondements du droit international contemporain.

4. Le Géographe

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Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main.

Comprendre le monde pour mieux l’exploiter. On apercevait déjà une carte dans L’Officier et la Jeune Fille riant, on retrouve dans Le Géographe un tapis turc. Globe de Hendrik Hondius (1618) tourné de façon à exposer l’Orientalus Oceanus ou océan Indien, cartes, « les signes du monde extérieur sont omniprésents ». Brook saisit l’occasion pour exposer la nécessité du renseignement cartographique, dont les lacunes peuvent mener au naufrage. Puis de décrire le sort de naufragés cosmopolites (le vaisseau, portugais, transportait Européens, Indiens, Musulmans du Sud-Est asiatique, Japonais, esclaves africains… – les Européens étaient souvent en minorité numérique sur leurs navires en Asie) sur la côte chinoise, provoquant une rencontre riches de malentendus. Après une description des perceptions interculturelles d’un monde en interconnexion croissante, l’auteur conclut sur la perception de la carte, alors indispensable corpus de connaissances en Europe et curiosité en Chine.

5. Faïence de Delft

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Gemeentemusea, Delft.

La porcelaine resurgit ici, sous la forme d’une contrefaçon sortie des célèbres ateliers de Delft, les premières imitations passables de cette céramique chinoise réalisées en Europe. À l’époque de Vermeer, le quart de la population de la ville travaillait à fabriquer ou à commercer la porcelaine, vraie ou fausse. Le plat représente une scène « peuplée d’immortels, d’érudits, de domestiques et de créatures mythologiques ». Le matériau est loin d’avoir la qualité des articles de Jingdezhen, le style n’abuserait pas un connaisseur, les idéogrammes de la tablette tenue par le personnage central n’ont aucun sens. Mais l’objet montre ce que les Européens supposent être les occupations des Chinois, perçues par le biais des images qu’ils en reçoivent : « Flotter au milieu des nuages, traverser des ponts et capturer des grues ». L’un d’entre eux fume, une occupation qui n’apparaîtra dans l’iconographie chinoise qu’un siècle plus tard.

L’arrivée du tabac en Chine, au début du 17e siècle, offre pourtant à Brook une porte d’entrée pour évoquer le système des examens de lettrés, les signes avants-coureurs de l’invasion mandchoue qui mit fin à la dynastie Ming en 1644… La microhistoire d’un érudit chinois se brasse à l’histoire environnementale, et le filet d’Indra se tisse autour des échanges restitués par l’histoire culturelle de la propagation mondiale du tabac, depuis Christophe Colomb. Dès ses débuts, le produit, bien qu’on lui attribuât diverses vertus thérapeutique ou corporelles, fut aussi perçu comme dangereux, lié à la sorcellerie ou la dépravation. En 1643, le Vatican interdit aux prêtres de fumer dans les églises, les fidèles étant incommodés par l’odeur et les dépôts de cendres. L’errance se prolonge jusqu’aux plantations des Amériques, via les mines du Potosí : sucre et tabac fournissent le profit alimentant les traites négrières, l’argent sud-américain règle les marchandises acheminées depuis l’Asie. Dans la fumée du tabac – et aussi celle de l’opium, auquel il sera associé à la même époque – s’esquisse une mondialisation amorcée au profit de l’Europe.

6. La Femme à la balance

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National Gallery of Art, Washington D.C.

Pesée de l’argent, allégorie de jugement suggérée par l’image christique au mur… Brook rappelle que peser les pièces d’argent et d’or, faute de standard monétaire, était alors une nécessité mondiale. La femme, enceinte, nimbée de lumière, semble souligner que gagner de l’argent est une vertu. Le capitalisme du siècle de l’argent, extrait d’Amérique hispanique et du Japon, est désormais en marche. Retour au Potosí, longue escale aux Philippines (au cœur de l’interface), arrivée en Chine, qui siphonne le métal précieux. Après les routes du tabac, l’auteur arpente les voies de l’argent pour camper un panorama du commerce mondial.

7. Les Joueurs de cartes (Hendrik Van der Burch)

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Institut of Art, Detroit.

Maîtresse blanche et serviteur noir. Vermeer n’ayant pas laissé de toile portant ce motif, Brook se rabat sur un de ces collègues. Les Africains sont alors importés comme d’autres marchandises aux Pays-Bas – et exhibés avec fierté à l’instar des porcelaines chinoises –, employés comme marins, ouvriers, domestiques, « mais surtout comme esclaves ». Preuve d’aisance financière et de bon goût bourgeois, le garçon nous invite à explorer l’envers de ce monde de voyages, soit le monde de la servitude, où on déplace les gens tels des objets. En cinq itinéraires plus ou moins personnalisés mais axés, à l’exception d’un domestique chinois échoué au Mozambique, autour de marins européens naufragés sur les côtes d’Asie ou de Madagascar – les récits évidemment les mieux documentés –, Brook dépeint « ce mouvement qui dispersa des populations sur toute la surface du globe ». Il complète le tout par le métissage, une modalité parmi d’autres de l’interaction, mentionnant ainsi Champlain qui encourageait ses hommes à prendre femme amérindienne. Avant de s’attarder sur les allégoriques rois mages incarnés picturalement à partir du 15e siècle par un Oriental, un Européen, un Africain cheminant de concert vers l’espoir ténu d’un monde meilleur.

 

Le retour de la Chine au centre

Surpassant le Japon en 2011, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale. Son objectif : dépasser les États-Unis, se hisser au rang de première puissance mondiale. Son ascension dans les hautes technologies et la finance se confirme…

Relevons toutefois deux paradoxes, liés à la récente actualité économique. La Chine dispose de la moitié du réseau ferré à grande vitesse au monde, elle projette d’exporter sa technologie aux États-Unis…, et ne peut empêcher l’accumulation de pannes et un accident majeur à Wenzhou qui a fait plusieurs dizaines de victimes le 23 juillet 2011. Second paradoxe : la tournée du Premier Ministre Wen Jiabao en Europe, en juin 2011, s’est accompagnée d’un soutien appuyé au plan de sauvetage de l’euro, qui conforte la montée en puissance de la monnaie chinoise ; et pourtant, les banques d’État chinoises ne sont pas capables de financer le développement d’un très dynamique secteur privé.

La Chine se réapproprie-t-elle la place qui était la sienne au 18e siècle, alors qu’elle pesait aussi lourd dans l’économie mondiale que l’Europe ? Après la « grande divergence » qui s’est opérée après le 18e siècle, assiste-t-on aujourd’hui à une « grande convergence » des économies chinoise et occidentales, avec un spectaculaire retour de la Chine au centre ?

Revenons sur quelques-uns des débats qui ont marqué l’interprétation de la dynamique de l’économie chinoise sur la longue durée. Le premier concernait les « germes du capitalisme ». Il fut posé par les historiens chinois. Ceux-ci souhaitaient inscrire la Chine dans la trame marxiste déterminant l’histoire des sociétés, marquée par la succession d’étapes historiquement nécessaires, du féodalisme au socialisme en passant par le capitalisme. Ils exploraient donc l’histoire économique chinoise des 16e-18e siècles à la recherche d’indices la rendant « précapitaliste », tels que l’établissement de relations salariales à grande échelle dans l’artisanat, et de façon moins visible, dans le commerce maritime. Pénétré de la vision téléologique du marxisme, ce débat supposait une caractérisation dogmatique de l’économie de la Chine prémoderne. Il a obligé les historiens chinois à d’aberrantes contorsions intellectuelles, dictées par l’idéologie marxiste alors omniprésente dans leur pays.

Ce cadre d’interprétation a été considérablement renouvelée par l’analyse de la grande divergence qui s’est produite entre la Chine et l’Europe au cours du 18e siècle. La question de la divergence posée par les historiens Kenneth Pomeranz et Li Bozhong sortait du cadre eurocentrique et de la vulgate marxiste pour s’attacher à discerner les éléments endogènes de la croissance chinoise. Elle s’appuyait sur des données quantitatives pour fonder une comparaison, très avantageuse pour la Chine, entre le bassin du Bas-Yangzi et l’Europe du Nord-Ouest. L’Occident, selon Pomeranz, ne marque alors sa différence que grâce à des facteurs contingents, en l’occurrence un accès à des ressources spécifiques : la présence de gisements de charbon en Europe occidentale, et des transferts massifs de produits agricoles du Nouveau Monde évitant à l’Europe une érosion de ses sols.

Cette analyse a été récemment soumise à la critique. L’économiste Ma Debin montre par exemple, à partir d’une étude sur les rémunérations dans le bassin du Bas-Yangzi au 18e siècle, que les salaires réels n’y sont pas sensiblement plus élevés que ceux de Pékin ou de Canton, et que les villes chinoises à cette époque ressemblent à celles de l’Italie, très loin derrière Londres ou Amsterdam.

Il apparaît clairement que la question de la divergence – et par extension celle du retour de la Chine au centre, aujourd’hui – ne peut se réduire à la mesure de différences dans les niveaux de revenus ou de productivité per capita. Elle doit prendre en compte la différente trajectoire des institutions économiques apparues dans des environnements politico-juridiques très contrastés. Par institutions économiques, entendons ici des instruments qui ont donné forme entre autres au développement du commerce international, et qui en retour ont facilité l’essor de l’économie intérieure. Les investissements conjoints dans des opérations commerciales, les procédures de vente aux enchères, les instruments de crédit, l’assurance maritime, etc., sont autant d’institutions qui ont façonné le paysage économique, juridique et comptable.

Mais ne nous arrêtons pas à la description d’instruments – souvent semblables – qui apparaissent à une période donnée en Europe et en Chine. Insistons plutôt sur la comparaison des trajectoires respectives de la Chine et de l’Europe, autour de trois thématiques : les conditions d’émergence du capitalisme ; les conceptions de la richesse ; les institutions économiques.


1 Les conditions d’émergence du capitalisme

À étudier la seule genèse du capitalisme, il semble que la divergence entre l’Europe et la Chine s’est produite beaucoup plus tôt qu’au 18e siècle. Déjà très prononcée à l’époque médiévale, elle se déploie dans deux domaines au moins : les premières formes d’organisation des entreprises, et la formalisation du droit privé. La dissociation de l’économique et du politique s’est opérée très tôt en Europe. Sans nul doute, parce que le pouvoir y est hétérogène. Le pluralisme institutionnel du Moyen Âge européen fragmente le pouvoir politique, au plus haut niveau avec les deux grands rivaux que sont le Saint-Empire romain germanique et la papauté, mais aussi à tous les degrés inférieurs, de par sa kyrielle d’institutions de taille plus réduite, principautés, comtés, duchés, baronnies, monastères, évêchés… Aucun de ces pouvoirs ne peut prétendre à une autorité absolue sur un territoire donné.

L’hétéronomie de l’autorité est au cœur de l’époque médiévale en Europe. Elle empêche la concentration des pouvoirs et permet une concurrence entre juridictions qui est source d’innovation. D’où les innovations économico-juridiques qui se produisent dans les villes du Nord de l’Italie à la fin de l’époque médiévale, à l’origine par exemple de nos sociétés par action. La confiance entre l’investisseur (le détenteur de capitaux) et l’entrepreneur est au cœur du processus de création et d’accumulation du capital. Cette alchimie subtile qui permet à l’épargne de se transformer en capitaux longs repose sur la mise au point d’instruments financiers négociables.

Mais il faut aussi au capitalisme une classe d’entrepreneurs. Des acteurs économiques autrement dit, dont la richesse ne repose pas seulement sur le foncier. C’est en somme ce qui se produit en Angleterre durant la seconde moitié du 17e siècle, et qui culmine avec la Glorieuse Révolution de 1688. La fusion de la bourgeoisie de négoce et de la noblesse whig, opposée à l’absolutisme royal, crée une nouvelle classe qui évincera, sans effusions de sang, la noblesse terrienne antérieure. Une classe d’investisseurs – dont le philosophe John Locke sera l’un des principaux hérauts – qui joue sur le « crédit public » émerge alors. Cette mutation n’a jamais pu se produire en Chine, restée probablement trop centralisée pour cela.

Le capitalisme ne peut donc être réduit à la révolution industrielle. Il prend racine beaucoup plus tôt, dans des micro-innovations juridiques et comptables qui vont placer l’entrepreneur au centre du processus de développement économique. Dans un système instable, parce qu’il repose sur l’innovation et que le risque y est inhérent, les instruments progressivement mis au point pour la gestion du risque joueront ici un rôle essentiel. Le système qui fonde la grande divergence entre Europe et Chine à la fin du 18e siècle ne repose pas sur l’addition de la machine à vapeur et du chemin de fer, mais sur la conjonction, unique et très ancienne, entre la fragmentation du système politique et le développement du droit privé.


2 Les conceptions de la richesse

Les doctrines économiques chinoises, loin d’être monolithiques, légitiment cependant des pratiques très différenciées. De grandes pulsations traversent l’histoire économique chinoise. Elles nous sont restituées par la Controverse sur le sel et le fer, qui porte sur la rivalité entre l’exercice de monopoles comme instrument économique renflouant le Trésor public, et l’économie de marché, en 81 av. J.-C. Ou encore au milieu du 16e siècle, sur le commerce et la guerre, dans la relation tendue que la dynastie Ming entretient avec les nomades de la steppe, au nord, et avec les pirates japonais sur les côtes du Sud-Est. Elles refont surface, sous une forme différente, lors de l’ouverture chinoise à la fin des années 1970 et la remise en cause de la stratégie maoïste, et au début des années 2000 lors de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

La prospérité est en Chine pensée comme un empilement de richesses, sans que l’on se soucie d’en assurer les fondations. Le processus d’enrichissement est en lui-même prospérité. Mais qui s’enrichit sous les Ming ? Les marchands de sel, les fournisseurs des armées, bref les négociants à qui l’administration impériale a conféré un monopole. Aujourd’hui ce sont les dirigeants des grandes entreprises d’État et les promoteurs immobiliers. Sans relations avec l’administration, il n’est pas d’affaires possibles. En Chine, ce n’est pas le marché, en tant que processus, qui rend possible l’accès aux ressources, mais les connivences et la corruption.

Le marchand dans la Chine impériale tardive a toutefois besoin de protection, car il opère dans un univers où règne la défiance et le risque politique. Il peut facilement être accusé par l’administration de se livrer à des activités illégales, tant la frontière entre ce qui est licite et la contrebande est floue et ténue. Il lui faut donc s’assurer de solides protections, qu’il recherchera auprès de l’administration locale (en la corrompant) ou auprès de puissantes bandes de pirates. La recherche du patronage de grands marchands, ou de pirates, fait partie, tout comme celle de la corruption des fonctionnaires locaux, du répertoire des stratégies rationnelles du petit marchand pour que ses affaires puissent se poursuivre.

Pourquoi de telles associations ne parviennent-elles pas à imposer leur dynamique propre, et donner lieu à des arrangements institutionnels qui s’inscriraient dans la durée ? Peu de chercheurs se sont posé la question. La pérennité des dispositifs facilitant les affaires semblent pourtant être une des clés, en Europe, de l’influence des marchands et de leur constitution en une couche sociale autonome.

Dans ce contexte, la question de l’influence politique des grandes familles marchandes auprès de la cour de Pékin mérite une attention particulière. Les récentes études menées sur les communautés de négociants de Huizhou insistent sur la capacité d’influence des grandes familles de marchands de l’Anhui sur l’administration impériale, dans la mesure où, grâce à l’entrée de leurs fils dans la carrière mandarinale, ils étaient capables de peser sur l’administration ou du moins de la sensibiliser à la culture marchande, et de contrecarrer par conséquent ainsi l’idéologie confucianiste.

Pourtant, que les marchands de Huizhou (Anhui) produisent aux 17e et 18e siècles un nombre très élevé de lettrés n’est que le signe d’un comportement éminemment rationnel : protéger leur statut, assurer la continuité de leurs affaires. Mais les grandes familles de marchands se battent-elles pour obtenir une concurrence libérée des interférences de la bureaucratie ? Autrement dit, souhaitent-elles un environnement des affaires caractérisé par des règles claires – si l’expression n’était pas anachronique, nous serions tenté de dire par un cadre juridique stable et transparent ? Cela ne semble pas être le cas. Les marchands préfèrent toujours contrôler l’administration locale grâce à une corruption ciblée et donc s’impliquer dans le pouvoir régional.

Cet « entrepreneuriat politique » dont il faudrait cerner les modalités et l’efficacité, fait partie, hier comme aujourd’hui, de la panoplie des stratégies rationnelles des grands négociants. Qu’il puisse faciliter à long terme l’accumulation du capital est douteux. Si l’élargissement de l’influence familiale va toujours de pair avec la recherche du profit, il est plus facile d’accéder à la richesse en manipulant les institutions gouvernementales au niveau local qu’en améliorant la compétitivité de son entreprise.

Fu Yiling, le grand historien de l’économie chinoise, reconnaît le haut degré de sophistication de l’économie marchande sous les Ming, mais ne discerne pas de forces susceptibles de transformer le mode de production agraire en Chine.

C’est ce paradoxe qui mobilise les historiens japonais dans les années 1950. Terada Takanobu suggère que le capital marchand sous les Ming et au début de la dynastie suivante, celle des Qing, reste confiné dans la sphère de la circulation et n’a pas d’impact sur la production. En fait ce sont les modalités d’extraction du profit qui sont révélatrices de l’économie Ming. Le profit est en effet réalisé en jouant sur les différentiels de prix dus à la distance ou aux variations saisonnières. Le capital ne s’accroît pas parce qu’il investit la sphère de la production, mais plutôt en raison de mesures préférentielles (la concession de monopoles, obtenue en cultivant des relations très étroites avec l’administration, et la corruption de la bureaucratie locale), ou encore de la fraude.

L’extraordinaire efflorescence de l’économie marchande en Chine à la fin de la dynastie Ming, et au début de la dynastie Qing, ne signifie pas que la logique de l’accumulation puisse s’enclencher. L’existence de très riches marchands a engendré une illusion d’optique qui a fait confondre richesse et capital, et fait oublier l’effet stérilisant de l’obsession de l’argent rapide – conséquence de l’incertitude majeure qui règne au niveau politique.

Et si les marchés ont atteint dans certaines régions un haut degré d’intégration, la question centrale reste celle du rôle de l’entrepreneur, la façon dont il peut opérer, les garanties juridiques dont il peut bénéficier, l’ampleur des capitaux auxquels il peut avoir accès. Les mécanismes du marché fonctionnent avec une grande efficacité au niveau local. Mais dès qu’une entreprise prospère et veut se développer, elle se heurte à un plafond de verre. Des pans entiers des secteurs les plus dynamiques de l’économie chinoise ne peuvent aujourd’hui prospérer qu’à l’ombre de puissantes tutelles bureaucratiques. Du jour au lendemain, des secteurs « gris » sont qualifiés de zones interdites, leurs dirigeants jetés en prison ou contraints à l’exil. Reste que l’insécurité de la propriété ne dérive pas tant, dans la Chine prémoderne, des empiètements de l’administration que de l’accusation contre les détenteurs d’un bien, de la violation d’une loi ou d’un règlement. Le déclin de la prépondérance des marchands de Huizhou est étroitement liée à la fin des privilèges conférés par la vente et la distribution du sel résultant de la réforme du sel des années 1830.

De manière générale, le rôle des institutions est peu étudié dans les écrits de l’école californienne, dont Pomeranz et Li Bozhong sont les plus éminents représentants. Elle fait l’hypothèse que les institutions et le cadre juridique fonctionnent en Chine prémoderne de façon différente, mais tout aussi efficace que celles de l’Europe occidentale. Cette interprétation optimiste laisse plusieurs questions sans réponse : comment les contrats sont-ils exécutés ? Quelles sont les garanties dont bénéficient les investisseurs ? Comment sont distinguées les responsabilités juridiques du détenteur de capitaux et de l’opérateur commercial ?

En matière de production de droit privé, la profusion de règles informelles (règlements des familles et des clans, des guildes) a été perçue comme un substitut tout aussi efficace au droit commercial formel. Il existe certes un droit privé en Chine, et l’importance des contrats a été maintes fois soulignée. Alors que le rôle du système juridique relève plutôt de l’intermédiation – on préfère la pétition au recours juridique – la « conciliation didactique » joue plus que la décision judiciaire.

La loi est codifiée avec un degré de flou qui donne aux échelons locaux une marge de manœuvre importante. C’est l’administration qui règle les problèmes juridiques, ou la coutume, mais un droit privé formalisé, écrit, n’apparaît pas comme un facilitateur du développement économique.


3 Les institutions économiques

En Chine, la formalisation de l’entreprise, en tant qu’institution-clé du développement économique, se déploie selon une trajectoire singulière. Elle va des premiers partenariats commerciaux répertoriés sous les Song (au 12e siècle) jusqu’à la fondation de la China Merchants’ Steamship Navigation Company en 1872. La dynastie des Qing, proche de sa fin, entérine alors le partage des responsabilités entre les fonctionnaires et les marchands. Elle se prolonge ensuite, par la formalisation de la première Loi sur les entreprises en 1904, accordant une reconnaissance juridique à la constitution des sociétés commerciales et à la responsabilité limitée. Elle est profondément différente de celle que connaît l’Europe. Comment expliquer une telle divergence ?

Des associations de détenteurs de capitaux sont attestées, nous l’avons vu, sous les dynasties Song et Yuan, du 10e au 14e siècle, puis du 16e au 19e siècle. Marchands, mais aussi fonctionnaires locaux s’associent pour acheter une jonque et se lancer dans une expédition commerciale outre-mer. Les partenariats se forment entre frères, oncles, neveux, bref, à l’intérieur du cercle de famille ou du clan. On peut trouver des mentions de partenariats de commerce ultramarin parmi les marchands de l’Anhui, une province pourtant dépourvue de façade maritime. Là encore, la mobilisation des capitaux repose exclusivement sur les liens familiaux et claniques. La plupart du temps, les marchands font partie du voyage. Parents et amis des membres de l’équipage avancent également une partie des fonds et en attendent un profit.

Comment ont évolué ces formes d’associations ? À Xiamen, au 18e siècle, le capital assemblé pour une expédition porte tout simplement le nom du navire affrété, auquel on ajoute souvent le caractère hao. À l’inverse de la commenda de la Méditerranée médiévale, dotée d’un statut juridique particulier, et en quelque sorte autonome, les partenariats commerciaux ne renvoient jamais, en Chine, à une entité dotée d’une personnalité juridique. Ils sont toujours liée aux personnes, ou au navire. Loin d’être inefficaces, ces différentes formes d’associations ne débouchent pas sur des formes d’organisations stables ni élaborées.

Le Chinese repository, un périodique publié à Canton entre 1832 et 1851, fournit de précieuses informations sur les formes d’organisation du commerce maritime chinois durant la première moitié du 19e siècle. Construites au Siam, les jonques chinoises qui commercent entre le Siam et la Chine sont appelées « navires à proue blanche » (bai tou chuan). Leurs propriétaires sont des Chinois établis à Bangkok, ou des nobles siamois. Ces derniers s’assurent des parents de la personne qu’ils nomment subrécargue, représentant à bord du navire du propriétaire de la cargaison, de l’armateur ou de l’affréteur. Les subrécargues des armateurs chinois sont généralement un de leurs parents, un homme jeune qui a épousé une de leurs filles. Si la jonque fait naufrage, ou qu’elle est capturée par des pirates, les garants, tenus pour responsables, sont jetés en prison.

À la date à laquelle a été rédigé ce document (1832), et alors que le commerce ultramarin bénéficie d’une expérience de près d’un millénaire, il n’existe pas de mécanismes qui permettent le transfert du risque. Il n’y a pas davantage de distinction entre la responsabilité juridique de l’armateur et celle du chargeur. Là encore, les mécanismes juridiques mis au point dans l’Europe médiévale avec la commenda sont très évocateurs des avancées dans la conduite des affaires permises par un environnement juridique spécifique.


Carences institutionnelles et monolithisme du pouvoir

L’économie chinoise se présente aujourd’hui comme une formation hybride, mêlant des éléments traditionnels aux influences étrangères héritées du 19e siècle, que viennent encore transformer en profondeur trois décennies de réforme et d’ouverture avec l’irruption massive du capital étranger. On peut estimer que les institutions économiques de la Chine prémoderne n’étaient pas favorables à un développement de type capitaliste, mais après tout, ce n’était pas leur objectif. La finalité du système chinois n’était pas l’accumulation du capital ni la production de richesses sur une échelle illimitée, bien au-delà de la satisfaction des besoins. Si la valeur suprême que se donne la société chinoise traditionnelle est la stabilité, l’harmonie, il est inutile de la juger à l’aune de notre conception du développement économique. Un droit commercial privé formalisé peut être considéré comme plus efficace que les relations personnelles (guanxi) lorsqu’il s’agit de développer un marché national.

Reste que les institutions développées par la Chine au cours de son histoire sont loin d’être inefficaces. Et que les formes d’organisation économique inventées par les marchands dans le contexte d’une haute instabilité des affaires témoignent d’une remarquable cohérence avec leurs objectifs économiques.

Les sinologues japonais de l’école de Kyôto avançaient que la Chine avait échoué à se moderniser et à parcourir les phases du développement économique comparables à celles de l’Occident en raison de la structure monolithique du pouvoir politique. Cette intuition forte nous renvoie à la philosophie politique européenne. Chez John Locke, la critique de l’absolutisme ne portait pas seulement sur les dommages que ce dernier faisait subir à la liberté. Elle englobait aussi la menace qu’il faisait peser sur la propriété. Ce double caractère du despotisme nous invite à replacer la question de l’origine de la divergence économique entre Europe et en Chine dans l’ordre politique et juridique.

Article repris des Grands Dossiers des sciences humaines, « L’histoire des autres mondes », n° 24, sept.-oct.-nov. 2011.

Diasporas commerciales et histoire globale : l’analyse d’Avner Greif

Nous avons déjà abordé à plusieurs reprises l’apport des diasporas commerciales à l’histoire globale (cf notamment les chroniques du 17 octobre 2011 pour leur contribution au capitalisme européen et du 3 mai 2012 pour l’usage multiple du terme même de diaspora). En tant que pure institution économique et commerciale, largement présente dans l’océan Indien depuis des millénaires, la diaspora a été remarquablement disséquée par Avner Greif [2006, pp. 58-90], dans la lignée des travaux néo-institutionnalistes de North [1981], mais en intégrant les apports de la sociologie économique. Nous proposons ici de donner un aperçu de son mode de raisonnement sur les logiques de fonctionnement des diasporas. Pourquoi les diasporas travaillaient-elles surtout de façon communautaire ? Pourquoi les liens de solidarité étaient-ils si forts entre les patrons (mandants) et leurs agents (mandataires) ? Comment l’honnêteté était-elle maintenue dans ces réseaux commerciaux ? Telles sont quelques-unes des questions en filigrane de l’analyse micro-économique de Greif, analyse souvent mathématisée, mais que nous présenterons ici de façon relativement libre par rapport à l’original et, évidemment, sur un mode purement littéraire.

Greif s’appuie sur le cas des commerçants Maghribi, marchands juifs établis au Caire et opérant au 11e siècle en Méditerranée. Ces commerçants achetaient et vendaient hors d’Égypte grâce à un réseau d’agents, rarement de leur propre famille (moins de 12 % des cas) mais néanmoins de leur communauté, agents qu’ils appointaient sur la base des informations données par l’ensemble des membres de leur réseau commercial. On imagine facilement le problème potentiel : ayant de fait entre leurs mains une partie du capital de leur mandant, ces agents pouvaient évidemment adopter un comportement malhonnête ou risqué. C’est à partir de ce risque que se construit, d’un point de vue fonctionnel, la diaspora commerçante. Pour le pallier, les membres d’un réseau s’engageaient de fait à donner toute information utile, à punir les agents déviants en les « débauchant », à ne pas embaucher d’agent déjà répudié par un autre membre du groupe. Dans ce cadre très strict, le souci de leur « réputation » semble avoir été crucial, sinon vital, pour les agents. Inversement la menace pesant sur eux se devait d’être crédible. Or elle ne pouvait l’être que si les marchands jouaient systématiquement le jeu, bien sûr, mais surtout avaient une claire connaissance commune de ce que les agents devaient ne pas faire (dans le cas contraire les indiscutables discussions pour interpréter un cas auraient encouragé les comportements opportunistes). Greif montre bien que cette connaissance, d’ordre culturel, des « interdits », ou plutôt de l’ « économiquement correct », se substituait avantageusement à toute loi des affaires fondée sur une autorité, dans une situation où les distances interdisaient une intervention rapide de cette dernière. La diaspora fonctionnait donc comme « institution basée sur la réputation », en dehors de toute loi exogène, comme de tout contrat explicite.

On imagine facilement que l’impossibilité, pour un agent, d’être recruté ailleurs en cas de tricherie (ou même de soupçon sur son honnêteté) soit dissuasive et empêche à peu près toute fraude. Tricher voudrait dire ne plus pouvoir être embauché de nouveau, donc perdre ses moyens de subsistance, voire être exclu de la communauté. Dans de telles conditions, un agent restera honnête, encore que l’hypothèse d’un détournement massif de fonds, quitte à se couper définitivement de sa communauté, ne soit pas totalement à exclure.

Comment les mandants pouvaient-ils appréhender ce principe de punition communautaire ? Greif en analyse formellement la solidité en montrant que la punition était à la fois inéluctable et « auto-renforçante », un marchand allant vraisemblablement « punir » (en ne le recrutant pas) même un agent tricheur qui ne lui aurait rien fait à lui. La raison est finalement simple. Embaucher un tricheur avéré obligerait à lui accorder un revenu plus haut qu’à un non-tricheur dans la mesure où le tricheur, ayant une probabilité bien plus faible d’être réembauché ultérieurement, même en cas de perte d’emploi purement accidentelle due à une mésentente avec le mandant, une maladie ou toute autre cause, serait plus disposé qu’un non-tricheur à avoir des comportements opportunistes avec son employeur (en fait, partir avec la caisse !), donc ne serait fiable que moyennant une rémunération très substantielle. C’est le fait de croire (savoir ?) que les autres ne le réembaucheront jamais qui, dans ce raisonnement, poussera finalement un marchand donné à ne pas l’embaucher, à la fois parce qu’il casserait ainsi une solidarité entre marchands d’une part, créerait une redoutable iniquité salariale entre tricheurs et non-tricheurs d’autre part, parce que le recruter lui coûterait alors bien trop cher enfin. Où l’on voit donc que les comportements des membres d’une diaspora sont donc aussi justifiables économiquement, en termes d’intérêt propre, mais sur la base d’une véritable culture, commune et opératoire, de l’ « économiquement correct ».

Pourquoi en revanche les agents ainsi lâchés par leur communauté n’en rejoindraient-ils pas une autre, altérant ainsi la portée de toute menace de débauchage (ou de non réembauche) en cas de tricherie ? Sans doute parce qu’aucun autre réseau n’oserait les appointer… Ce résultat est certes intuitif mais peut aussi se démontrer selon Greif. Pour qu’une communauté B recrute un agent issu de la communauté A, il faut que le revenu à lui accorder, et qui assure de son honnêteté future, ne soit pas plus élevé que celui qui satisferait un agent déjà membre de B. Or ce revenu sera toujours trop élevé, du fait qu’il ne peut exister de « punition de type communautaire entre communautés ». On peut évidemment expliquer ce dernier fait par la séparation étanche entre communautés. Mais d’autres arguments purement logiques sont mobilisables…

Pourquoi ne peut-il y avoir de punition intercommunautaire ? De fait, si des membres de A devaient écouter ce que des membres de B (supposés peu responsables de leur parole dans une autre communauté que la leur) disent d’un agent et en tenir compte, cela rendrait cet agent beaucoup plus sensible à la calomnie. Le contenu de celle-ci serait d’autant plus invérifiable que la confiance serait limitée entre les communautés. Cette probabilité forte de calomnie réduirait son espérance de vie comme agent accepté puisqu’il serait soumis alors à un risque lourd de perte d’emploi, même sans tricher. Ce risque élevé augmenterait donc paradoxalement son incitation à tricher. Aucun employeur potentiel n’accepterait un tel mécanisme générateur de comportement déviant pour son agent étranger. En conséquence, aucune écoute des dires de marchands étrangers, donc aucune punition intercommunautaire n’est envisageable, en raison d’une pure recherche de son intérêt propre par chaque marchand.

Mais a contrario, l’absence d’une telle punition pourrait tout aussi bien conduire l’agent concerné, susceptible d’être toujours réembauché ailleurs, même s’il triche, à frauder partout où il passera… Ceci hausserait évidemment, au-delà du raisonnable, le revenu à lui octroyer pour le dissuader de tricher… Il ne sera donc jamais recruté hors de sa communauté.

Résumons-nous. Au sein de la communauté, la connaissance commune de « ce qui est acceptable » d’une part, « ce qui guide le comportement intéressé de chacun » d’autre part, interdisent toute tricherie (sauf, pour le tricheur, à quitter irrémédiablement la communauté) et toute embauche de tricheur. Entre communautés, la punition est impossible car trop déstabilisante de la position de l’agent du fait de la vulnérabilité à la calomnie ; si donc elle n’est pas applicable, les agents étrangers sont formidablement incités à frauder : ils ne seront donc pas recrutés.

De quelque côté que l’on se tourne, c’est seulement au sein d’une communauté, seul milieu où les paroles sont prises comme vérités d’une part, seul collectif où existe une connaissance commune de ce qui est correct (comme des comportements liés à cette connaissance) d’autre part, que les affaires sont possibles entre mandants et agents. Dans un cadre aussi défini, on voit que les relations entre les deux parties devaient être particulièrement stables et peu conflictuelles… De fructueuses relations, internes à la diaspora, étaient donc intimement liées à la nécessité reconnue d’une certaine séparation entre les différentes communautés.

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from medieval trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NORTH D.C. [1981], Structure and Change in Economic History, New York, Norton.

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.