La longue histoire de l’histoire globale : quelques jalons

À l’heure où l’histoire globale connaît un essor remarquable, il apparaît utile d’en retracer l’histoire, d’en identifier les origines, afin de bien voir par quoi ce courant innove et par quoi il s’inscrit dans une continuité par rapport à l’historiographie passée.

Dans la lignée de l’histoire comparée

La dimension comparatiste, qui est un des traits essentiels de l’histoire mondiale, est présente dès l’Antiquité. Les écrits d’Hécatée de Milet et d’Hérodote fourmillent de comparaisons. Dans les années 1920-1930, Marc Bloch pose les bases de l’histoire comparée. Dans la seconde moitié du 20e siècle sont publiées plusieurs études d’histoire comparée, comme celle de Karl August Wittfogel (1957) [1]. Il étudie l’émergence de l’État despotique dans l’Égypte ancienne, en Mésopotamie, en Inde, en Chine et associe cette forme d’organisation politique aux nécessités de l’irrigation : on serait en présence de civilisations « hydrauliques ». C’est une véritable histoire comparée, au sens où la démarche de prendre un cadre spatio-temporel large (incluant plusieurs grandes aires de civilisation et une longue période de temps) permet de faire des liens, d’identifier des mécanismes, des logiques qui sinon ne seraient pas apparus s’il s’était contenté d’étudier un seul objet, plus restreint dans l’espace et dans le temps. Plusieurs travaux d’histoire comparée ont été menés dans les années 1950-1960 dans le domaine de l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme, comme ceux de Ronald Syme et Peter Brunt. Cependant l’histoire comparée a connu des difficultés à s’imposer, sans doute du fait de difficultés d’application pratique.

Dans la continuité de l’histoire universelle

Parallèlement, c’est aussi le courant de l’histoire universelle qui est à l’origine de l’histoire mondiale. Cette aspiration à l’histoire universelle remonte elle aussi à l’Antiquité, on peut citer Diodore de Sicile et les quarante livres de sa Bibliothèque historique. À partir des Temps modernes, l’Allemagne a été un centre important de l’histoire universelle, appelée « Weltgeschichte ».

Des années 1930 aux années 1960, l’histoire universelle connaît un engouement dans plusieurs pays. Rien qu’en France, de nombreux exemples peuvent être cités, comme l’Encyclopédie française de Lucien Febvre publiée entre 1935 et 1940 [2] ; la collection « Destins du monde », qu’il dirige à partir de 1954 aux éditions Armand Colin [3] ; la collection en sept volumes Histoire générale des civilisations dirigée par Maurice Crouzet, et dont il rédige lui-même le septième volume : L’Époque contemporaine ; à la recherche d’une civilisation nouvelle (1957) [4] ; l’Histoire universelle de René Grousset, publiée en 1964 [5] ; l’ouvrage Civilisations, peuples et mondes. Grande encyclopédie des civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, publiée en 7 volumes en 1965-66 sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle [6].

Au Royaume-Uni, une entreprise historiographique comparable par ses ambitions totalisantes a exercé une influence importante : A Study of History (« étude de l’histoire), monumentale analyse théorique en douze volumes de l’essor et de la chute des civilisations, que l’historien spiritualiste britannique Arnold J. Toynbee a fait paraître de 1934 à 1961 [7], et dans laquelle il présente une vision de l’histoire fondée sur les rythmes universels de la croissance, de l’épanouissement et du déclin et où il accorde une place centrale à la religion.

Les trois générations de la world history américaine

Aux États-Unis, la première génération de la world history est représentée par Louis Gottschalk, Leften Stavros Stavrianos, William H. McNeill, Marshall G.S. Hodgson et Philip D. Curtin [8]. Ils sont chacun arrivés à l’histoire mondiale par un itinéraire différent. Il semble que les racines américaines de l’histoire mondiale soient à rechercher dans les affinités entre l’histoire mondiale et certains courants pacifistes et internationalistes de la culture américaine du début du 20e siècle. Gottschalk, McNeill et Stavrianos se sont intéressés à l’histoire mondiale à partir de leur profond rejet de la guerre. Ils considèrent qu’il faut en finir avec le chauvinisme des histoires nationales, et désormais penser l’histoire au plan international. L’histoire mondiale est donc conçue à ses débuts comme une école de la citoyenneté mondiale [9].

Leften Stavros Stavrianos, né au Canada, a publié en 1962 A Global History of Man puis en 1966 The World Since 1500, en 1970 The World to 1500: A Global History, en 1998 A Global History: From Prehistory to the 20th Century et en 2000 The Balkans since 1453. Il a été un des premiers historiens à remettre en question les représentations orientalistes de l’Empire ottoman.

William H. McNeill, né lui aussi au Canada, a écrit The Rise of the West: A History of Human Community (1963), devenu un classique, et A World History (1967). Le titre de son ouvrage The Rise of the West [10], « l’expansion de l’Occident », est une allusion inversée au titre de l’ouvrage du philosophe et historien allemand Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, publié en 1918 [11]. Alors que ce dernier avait développé l’idée de civilisations étanches, entités cloisonnées et indépendantes connaissant chacune un cycle d’ascension puis de déclin, McNeill au contraire souligne les effets réciproques des différentes civilisations les unes sur les autres et met l’accent sur les fusions entre cultures. L’« expansion de l’Occident » qu’analyse McNeill au fil des siècles est décrite comme une expansion territoriale continue, liée à l’industrialisation, et qui se traduit par une influence croissante de la civilisation européenne sur les autres civilisations et sur le monde entier.

On peut identifier une deuxième génération de la world history avec Janet L. Abu-Lughod, Andre Gunder Frank et Immanuel Wallerstein.

Janet L. Abu-Lughod, sociologue de formation, s’est imposée dans l’histoire mondiale assez tard, par son livre Before European Hegemony: The World System A. D. 1250-1350 (1989); Elle affirme qu’un système monde prémoderne s’étendant à travers l’Eurasie existait dès le 13e siècle.

L’intellectuel d’origine allemande Andre Gunder Frank, auteur notamment de World Accumulation, 1492-1789 (1978) et de ReOrient: Global Economy in the Asian Age (1998) [12], est un autre pionnier de l’histoire mondiale/globale. À la fois historien, économiste, sociologue, anthropologue, géographe, spécialiste des relations internationales et des sciences politiques, il incarne bien, par son profil interdisciplinaire, l’aspiration totalisante de ce courant. Il a été l’un des principaux représentants dans les années 1970 de la « théorie de la dépendance » qui a analysé les rapports de domination dans le monde selon un modèle centre-périphérie [13].

Immanuel Wallerstein, né en 1930, dont l’œuvre principale, The Modern World-System (publié à partir de 1974), comporte à ce jour trois volumes, est un autre pionnier très important de l’histoire mondiale/globale.

Il est à noter que de ces trois personnages (Abu-Lughod, Frank et Wallerstein), aucun n’est historien de formation. La première et le troisième sont sociologues; le deuxième est économiste. Tous trois ont travaillé dans le cadre de la théorie de la dépendance, tous trois ont puisé leur inspiration dans le marxisme, et sont à la fois des professeurs et des militants.

La troisième génération est représentée par Jerry H. Bentley et Sanjay Subrahmanyam. Bentley, professeur à l’Université de Hawaï et fondateur du Journal of World History, et depuis 2002 directeur du Center for World History de son université, a travaillé sur les échanges et contacts interculturels à l’époque prémoderne, avec Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times (1993). Sanjay Subrahmanyam, formé à l’Université de Delhi, professeur à l’Université de Californie (UCLA), était au départ historien de l’économie de l’Inde du Sud, avant de publier The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700: A Political and Economic History (1993). Ses derniers travaux se concentrent sur les liens entre le Tage et le Gange et entre les Moghols et les Francs.

On peut ajouter le nom de Patrick Manning, qui a beaucoup fait pour le développement de la world history à partir des années 1980 aux États-Unis. Manning, auteur d’une thèse de doctorat sur l’histoire économique du Dahomey du Sud, réalisée à l’Université du Wisconsin en 1969, a contribué à la mise en place dans cette université, dès les années 1980, d’un programme pionnier d’histoire mondiale, dans la lignée des travaux de son prédécesseur Melville Herskovits. Poursuivant ses recherches sur l’Afrique, il les a inscrites dans une perspective d’histoire mondiale/globale, entreprenant en particulier une histoire « globale » du commerce des esclaves [14].

A partir des années 1990, les ouvrages d’histoire mondiale ont proliféré aux États-Unis ; parmi les livres de référence, on peut citer notamment A World History de William H. McNeill (1998), Navigating World History: Historians Create a Global Past (2003) de Patrick Manning, ou Holt World History: The Human Journey (2005) d’Akira Iriye [15]. Dans Navigating World History, qui se veut un « guide » pour aider le lecteur à s’orienter, à « naviguer » dans un domaine de plus en plus vaste,  Manning inclut plus de mille titres, dont plus de la moitié datent d’après 1990, ce qui illustre bien le caractère récent de ce courant et son essor quasi-exponentiel. Ane Lintvedt a elle aussi mesuré la croissance frappante du nombre des travaux d’histoire mondiale/globale aux États-Unis dans les années récentes [16]. Cet extraordinaire engouement s’est poursuivi dans la décennie 2000, avec par exemple la création de la revue Globality Studies Journal, publiée depuis 2006 par le Center for Global History (New York).

De la world history à la global history

Si le terme de world history a dominé dans les débuts, peu à peu cette appellation s’est vue concurrencée par celle, proche, mais distincte, de global history. Ainsi en 1989 l’historien Bruce Mazlish a réuni un petit groupe d’universitaires autour du projet d’une “New Global History Initiative” (NGH). De cette entreprise est né l’ouvrage Conceptualizing Global History, paru en 1993, qui se veut un manifeste en faveur de la global history, par opposition à la world history [17]. Mazlish définit l’objectif de la global history comme l’analyse de la naissance et de l’évolution du phénomène de « globalization ». D’où en français une ambiguïté de traduction de l’expression « global history », puisque l’adjectif anglais « global » se traduit traditionnellement en français par « mondial », et « globalization » par « mondialisation ».

Pour Mazlish, l’histoire globale serait la meilleure manière d’étudier le monde de plus en plus interdépendant et interconnecté qui est le nôtre depuis quelques décennies, et d’analyser la société « globalisée » qui en découle. Pour lui, l’histoire globale devrait même devenir une nouvelle période de l’histoire, après l’histoire moderne et l’histoire contemporaine. Elle se centrerait sur l’histoire de la mondialisation économique, technologique, culturelle, etc., et des processus qui y sont liés, comme l’émergence d’une société de consommation planétaire, l’exploration de l’espace, la menace nucléaire, les risques technologiques, les problèmes environnementaux. Selon lui, ces phénomènes, qui ont comme caractéristique de transcender les frontières des États, peuvent être beaucoup mieux étudiés d’un point de vue global que d’un point de vue national, régional, ou local.

Un courant qui se structure sur un plan transnational

La création récente de réseaux continentaux d’histoire globale – l’European Network in Universal and Global History (ENIUGH) en 2000, le Réseau africain d’histoire mondiale en 2009, la Asian Association of World Historians (AAWH) en 2008, chapeautés par le Network of Global and World History Organizations (NOGWHISTO, créé en 2010), et les congrès qu’ils organisent, de même que les congrès annuels de la World History Association, à quoi s’ajoute la création de nouvelles revues comme en France la revue Monde(s). Histoire, espaces, relations, créée en 2012 sous l’impulsion de Robert Frank, apparaissent prometteurs de nouveaux travaux et de synergies transnationales en histoire globale.

 

D’après : Chloé Maurel (dir.), Essais d’histoire globale, Paris, L’Harmattan, 2013.

 


[1] Karl-August Wittfogel, Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power, Yale University Press, New Haven, 1957.

[2] Lucien Febvre (dir.) : Encyclopédie française (11 volumes parus de 1935 à 1940).

[3] Lucien Febvre, « Sur une nouvelle collection d’histoire », Annales ESC, vol IX, n° 1, janv./mars 1954, pp. 1-6.

[4] Maurice Crouzet (dir), Histoire générale des civilisations, Paris, Puf , 1953 à 1957 (7 vol).

[5] René Grousset, Histoire universelle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987 (première édition 1964).

[6] Jean-Baptiste Duroselle (dir.), Civilisations, Peuples et Mondes. Grande encyclopédie des civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine,Paris, Lidis, 1966 (7 vol,).

[7] Arnold Toynbee, A Study of History, 1934-1961, 12 vol., Oxford University Press, États-Unis ; Étude de l’histoire, trad. de l’anglais par Jacques Potin et Pierre Buisseret, L’Histoire, Paris, Payot, 1996.

[8] Krystof Pomian, “World History: histoire mondiale, histoire universelle”, Le Débat, n° 154, 2009/2 ; Gilbert Allardyce, « Toward World History: American Historians and the Coming of the World History Course », Journal of World History, vol. 1, n° 1, 1990.

[9] Gilbert Allardyce, ibid.

[10] William H. McNeill, The Rise of the West, Chicago, University of Chicago Press, 1963.

[11] Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 1918.

[12] Andre Gunder Frank, World Accumulation, 1492-1789, Monthly Review Press, 1978 ; et ReOrient: Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998.

[13] Cf. Andre Gunder Frank, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Maspero, 1968.

[14] Patrick Manning, Slavery, Colonialism and Economic Growth in Dahomey, 1640-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Francophone Sub-Saharan Africa, 1880-1985, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; Slavery and African Life: Occidental, Oriental and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; History from South Africa: Alternative Visions and Practices, Philadelphia, Temple University Press, 1991 ; Slave Trades, 1500-1800: Globalization of Forced Labor, Aldershot, Variorum, 1996.

[15] William H. McNeill, A World History, 1998 ; et The Human Web: A Bird’s-Eye View of World History, 2003 ; Akira Iriye, Cultural Internationalism an World Order, 1997 ; et Holt World History: The Human Journey, 2005 ; Patrick Manning, Navigating World History: Historians Create a Global Past, Palgrave-McMillan, 2003.

[16] Ane Lintvedt, « The Demography of World History in the United States, » World History Connected 1, no. 1 (Nov. 2003). Available at http://worldhistoryconnected.press.uiuc.edu/1.1/lintvedt.html.

[17] Bruce Mazlish et Ralph Buultjens, Conceptualizing Global History, Westview Press, 1993.

Pour une histoire sociale mondiale

Dans le cadre de l’histoire mondiale/globale, qui a connu un intense développement, d’abord dans le monde anglo-saxon puis un peu partout depuis une trentaine d’années, plusieurs thèmes ont été abordés : celui des migrations, des circulations culturelles, de l’environnement, de l’économie, de la mondialisation… Il apparaît important de développer, parmi ces thèmes, l’aspect social. L’histoire sociale a, en France, connu un fort développement des années 1950 aux années 1970, avant d’amorcer un lent déclin. Cette histoire sociale a surtout été francocentrée, de même que dans d’autres pays elle se développait dans un cadre strictement national. L’engouement pour l’histoire mondiale pourrait faire émerger une histoire sociale mondiale, bienvenue dans le contexte de la prise de conscience des effets de la mondialisation. Cette histoire pourrait permettre de faire apparaître certains phénomènes sociaux transnationaux qui seraient restés occultés avec une approche seulement nationale. En apportant un décloisonnement à l’histoire sociale, une telle entreprise permettrait de donner un nouveau souffle au courant de l’histoire sociale.

Plusieurs chercheurs ont réfléchi à cette question. Peter Stearns, historien américain qui a produit plusieurs ouvrages sur l’histoire globale, a écrit en 2007 dans le Journal of World History un article sur les liens entre histoire sociale et histoire globale [STEARNS, mars 2007]. Il note l’intérêt croissant chez les spécialistes d’histoire sociale pour un élargissement de leur champ géographique d’étude, ce qui donne des perspectives de rapprochement entre histoire sociale et histoire globale. Dans ce même numéro du Journal of World History, Kenneth Pomeranz réfléchit lui aussi aux liens entre histoire sociale et histoire mondiale [POMERANZ, mars 2007]. Il se demande comment l’histoire sociale peut être plus étroitement intégrée à l’histoire mondiale et vice versa. Divisant l’histoire sociale en trois types : l’histoire de la vie quotidienne, l’histoire de l’organisation sociale, et l’histoire des mouvements sociaux, il observe que ce troisième type rencontre particulièrement des difficultés à s’intégrer dans l’histoire mondiale, et que c’est une branche à développer.

Plusieurs travaux récents semblent annoncer l’émergence d’une histoire sociale mondiale. C’est tout d’abord l’histoire de la révolution industrielle et de ses conséquences sociales qui a pu être analysée dans un cadre mondial, comme l’a fait par exemple Peer Vries avec Via Peking back to Manchester: Britain, the Industrial Revolution, and China [VRIES, 2003].

Cela peut être aussi par l’histoire des idées sociales que l’histoire sociale mondiale peut être abordée : dans Creating the “New Man”: from Enlightenment ideals to socialist realities, Yinghong Cheng étudie la recherche d’un « homme nouveau », des Lumières au socialisme [CHENG, 2009]. Pendant et après la guerre froide, beaucoup ont cherché à dépeindre le communisme comme un phénomène étranger, exotique, propre aux sociétés sous-développées aux profondes traditions autocratiques. À l’opposé, le livre de Cheng décrit l’histoire des origines du projet communiste en le replaçant dans le contexte des Lumières, des réflexions des intellectuels européens du 18e siècle. Il étudie les cas de l’URSS, de la Chine maoïste, de Cuba. Il essaie d’examiner la continuité et la cohérence dans le projet communiste dans le temps et l’espace. Il ajoute aux sources du communisme des éléments du confucianisme, ainsi que les idées de José Marti, donc des éléments venus de différents continents. Un des apports de l’œuvre de Cheng est d’essayer de pointer les connexions entre le mouvement communiste et le phénomène de la décolonisation. De même, The Communist Experiment: Revolution, socialism, and global conflict in the twentieth century de Robert Strayer [STRAYER, 2007] se présente comme une histoire mondiale du communisme. Toutefois, du fait de la très vaste ampleur de son sujet, il ne fait que survoler l’histoire des différents partis communistes et contient plusieurs erreurs [MARGOLIN, 2009]. Également en 2007, l’historienne Lynn Hunt, avec Inventing Human Rights: A History [HUNT, 2007], fruit d’un travail de plusieurs années sur l’histoire des droits de l’homme, identifie les racines de l’idée de droits de l’homme dans les discussions littéraires du 18e siècle et dans les débats politiques pré- et post-révolutionnaires. L’histoire des droits de l’homme est un élément très important au cœur des fondements de l’histoire sociale.

Avec Workers of the World: Essays toward a global labor history, Marcel van der Linden essaie de faire une histoire globale du travail et des travailleurs [VAN DER LINDEN, 2008]. Cette recherche porte essentiellement sur l’Europe et les États-Unis. Il décrit l’expérience quotidienne des ouvriers. Dans la deuxième partie, « Varieties of mutualism », il étudie le développement du mutualisme (les assurances mutuelles). Dans la troisième partie, « Forms of resistance », il traite des grèves, des protestations de consommateurs, des syndicats, et de l’internationalisme ouvrier. Dans le même esprit, Patrick Manning, pionnier de l’histoire mondiale, et Aiqun Hu se sont intéressés au mouvement pour l’assurance sociale dans le monde depuis les années 1880 [HU et MANNING, mars 2010].

Quant à Marcel van der Linden, directeur de recherche à l’Institut international pour l’histoire sociale d’Amsterdam, il a entamé l’étude des mouvements de travailleurs et aux syndicats au niveau international. Dans Labour and New Social Movements in a Globalising World System, ouvrage collectif, les auteurs se livrent à une analyse de l’histoire du travail et des nouveaux mouvements sociaux dans la mondialisation [UNFRIED et VAN DER LINDEN (dir.), 2004]. Günther Benzer und Jochen Homann y comparent la première vague de mondialisation de 1850-1880 avec le mouvement actuel de mondialisation et leurs implications sociales. Andrew Herod fait une étude de terrain sur les syndicats d’Europe de l’Est après le modèle soviétique et la vague de privatisations des années 1990. Minjie Zhang étudie les migrations de travail en Chine et Ricardo Arondskind le heurt du global et du local dans le mouvement des travailleurs en Amérique latine.

C’est aussi par le biais de l’histoire des migrations et des diasporas que l’histoire sociale mondiale peut être abordée : dans Japanese and Chinese Immigrant Activists: Organizing in American and International Communist Movements, Josephine Fowler étudie le parcours et l’action des immigrants activistes chinois et japonais, notamment communistes, aux États-Unis, de 1919 à 1933 [FOWLER, 2007]. Ce livre pionnier explore l’histoire, jusque-là délaissée, des Japonais et Chinois communistes immigrés aux États-Unis, et situe leurs efforts dans le cadre de la politique mondiale du Komintern. Elle retrace l’expérience de ces petits groupes de révolutionnaires chinois et japonais et la met en relation avec les luttes sociales qui ont jalonné l’histoire des États-Unis durant cette période.

L’étude de Frank Dikötter et Ian Brown sur la prison en Afrique, Asie et Amérique latine [DIKÖTTER et BROWN (dir.), 2007] se penche sur deux siècles d’histoire de l’incarcération. Les auteurs montrent comment, à différentes époques et dans différents lieux, la prison moderne a remplacé des formes pré-modernes de punition, comme la mutilation du corps, le bannissement, l’asservissement, les amendes et les exécutions. Ce recueil d’essais explore comment la prison moderne a émergé dans un contexte global mais a été modelée par des conditions locales. Les auteurs soulignent les actes de résistance ou d’appropriation qui ont changé les pratiques sociales associées au confinement. Ils montrent que la prison a été conçue selon les spécificités culturelles des lieux et réinventée dans la variété des contextes locaux.

Dans Le Travail contraint en Asie et en Europe, un collectif d’historiens du marché du travail de nombreux pays (Japon, France, Angleterre, Inde et Chine), sous la direction d’Alessandro Stanziani, historien des normes et du droit, s’interroge pour savoir si l’Europe de la Révolution industrielle a inventé le travail libre [STANZIANI, 2011]. Ce projet d’histoire globale met en parallèle l’Europe et l’Asie, et réfléchit au continuum qui va du travail libre au travail forcé. Cet ouvrage entend réévaluer les travaux classiques – aussi bien marxistes que libéraux – portant sur l’évolution des marchés du travail et l’existence du travail contraint en Europe et en Asie depuis le 17e siècle. Il remet en cause la structuration de l’historiographie autour de grandes oppositions (travail libre/servage, Europe/reste du monde) et de ruptures temporelles fortes (révolution industrielle, abolition(s) de l’esclavage et du servage, Révolution française), et montre, à l’inverse de la thèse de Kenneth Pomeranz sur la « grande divergence » entre Europe et Asie, que l’Europe ne se distingue pas tant que cela de l’Asie dans l’avènement du travail libre.

D’autres travaux récents explorent l’histoire sociale transnationale, comme l’ouvrage collectif Want to Start a Revolution? Radical women in the Black freedom struggle [GORE, THEOHARIS et WOODARD (dir.), 2009], qui fait la jonction entre histoire sociale et Black studies, ou Labour Intensive Industrialization in Global History de Kaoru Sugihara et Gareth Austin [SUGIHARA et AUSTIN (dir.), 2011].

Ainsi des pistes stimulantes s’ouvrent déjà en histoire sociale mondiale. Dans la continuité de ces ouvrages, d’autres travaux pourraient être réalisés sur ces questions, et notamment de vastes synthèses comparatives sur les conditions de vie et de travail dans le monde, sur les luttes sociales dans les différents continents et sur leurs liens transnationaux (en insistant notamment sur le rôle des syndicats et des partis), et sur le rôle d’acteurs majeurs, de leurs inspirations et de leurs influences au-delà des frontières. Une telle histoire sociale mondiale pourrait servir de base à l’enseignement universitaire, et pourrait permettre de mieux comprendre et d’analyser les effets sociaux des différentes vagues de mondialisation.

STEARNS Peter N. [mars 2007], « Social history and world history: Prospects for collaboration », Journal of World History, vol. 18, n° 1.

POMERANZ Kenneth [mars 2007], « Social history and world history: From daily life to patterns of change”, Journal of World History, vol. 18, n° 1.

VRIES Peer [2003], Via Peking back to Manchester: Britain, the Industrial Revolution, and China, Leiden, CNWS Publications.

CHENG Yinghong [2009], Creating the “New Man”: From Enlightenment ideals to socialist realities, Honolulu, University of Hawai’i Press.

STRAYER Robert [2007], The Communist Experiment: Revolution, socialism, and global conflict in the twentieth century, Boston, McGraw-Hill Higher Education.

MARGOLIN Jean-Louis [2009], compte-rendu du livre de STRAYER [2007] dans le Journal of Global History, n° 2009/4, pp. 180-182.

HUNT Lynn [2007], Inventing Human Rights: A History, New York, W.W. Norton and Company.

VAN DER LINDEN Marcel [2008], Workers of the World: Essays toward a global labor history, « Studies in Global Social History », 1, Leiden and Boston.

HU Aiqun et MANNING Patrick [mars 2010], « The global social insurance movement since the 1880s », Journal of Global History, vol. 5, n° 1, pp. 125-148.

UNFRIED Berthold et VAN DER LINDEN Marcel (dir.) [2004], Labour and New Social Movements in a Globalising World System, Leipzig, Akademische Verlagsanstalt.

FOWLER Josephine [2007], Japanese and Chinese Immigrant Activists: Organizing in American and International Communist Movements, 1919-1933, New Brunswick, N.J. Rutgers University Press.

DIKÖTTER Frank et BROWN Ian (dir.) [2007], Cultures of Confinement: A history of the prison in Africa, Asia, and Latin America, Ithaca, New York, Cornell University Press.

STANZIANI Alessandro (dir.) [2011], Le Travail contraint en Asie et en Europe, Paris, Éditions de la MSH.

GORE Dayo F., THEOHARIS Jeanne et WOODARD Komozi (dir.) [2009], Want to Start a Revolution? Radical women in the Black freedom struggleNew York, New York University Press, 2009.

SUGIHARA Kaoru et AUSTIN Gareth (dir.) [2011], Labour Intensive Industrialization in Global History, London, Routledge.