Romain Bertrand, directeur de recherche au CERI/Sciences-Po, scrute depuis les débuts de sa carrière d’historien le passé tumultueux de l’Indonésie. Son dernier ouvrage, L’Histoire à parts égales [BERTRAND, 2011], est l’aboutissement d’une décennie de recherches et d’écriture. Fatigué du grand récit de l’hégémonie européenne ressassé par les générations qui l’ont précédé, il préconise une histoire symétrique, « à parts égales », qui mette en confrontation les sources autochtones et celles des Européens, puisées dans les bibliothèques de Jakarta, de La Haye, de Lisbonne…
Le résultat se lit tel un roman. On y croise une multitude de destins, « un capitaine hollandais empoisonné à la datura (…), un esclave coréen sauvé de la noyade par deux tableaux pieux fabriqués par des convertis japonais, (…) trois émissaires du sultan d’Aceh voyageant à travers le Brabant… ». Le pari semble pourtant insensé, car articulé autour de la description du contexte d’un événement microspécialisé : la rencontre, vers 1600, des marins de la première expédition maritime néerlandaise avec les habitants des « Indes » javanaises. Vue d’Europe, la vulgate a été imposée par des chroniques qui présentent ses émissaires comme reçus avec grande déférence dans les ports d’Asie. Mais la lecture des littératures javanaises et malaises de l’époque réserve une surprise : cette rencontre n’y a laissé aucune trace. Les Javanais ont jugé dénuée d’intérêt la présence d’Européens dans leurs eaux, au point de la considérer comme un non-événement !
L’explication tient à deux raisons. La première est que la flotille néerlandaise est passée inaperçue en accostant à Banten, à l’extrémité ouest de Java, le 22 juin 1596. D’abord, parce que les élites javanaises sont impliquées dans des querelles politiques intenses. Ensuite, parce que ce port voit défiler, depuis des siècles, une multitude cosmopolite jaillie des jonques chinoises, des galères malaises, des caraques indiennes, des flûtes arabes, plus récemment des galions portugais – vermoulus, les quatre bateaux néerlandais ont dû y faire piètre impression… Java est une des plaques tournantes d’un immense réseau commercial tissé de la Constantinople ottomane à Canton et au-delà. Les marchands y négocient toutes sortes de biens, selon des modalités d’échange encadrées par les pouvoirs locaux. C’est qu’il importe de connaître la quantité d’acier syrien ou le volume de poivre que permet d’acquérir une corne de rhinocéros ou un rouleau de soie indienne. Désorientés, nos Néerlandais doivent passer par les services de marchands rompus aux coutumes locales, renégats portugais, Turcs ou Arabes maîtrisant, en sus d’un dialecte italien ou hispanique connu de certains marins néerlandais, quelques-uns de la myriade de sabirs en usage à Banten : javanais, gujarati ou malais… Faute de savoir où naviguer, les expéditions néerlandaises suivantes en seront d’ailleurs réduites à kidnapper des pilotes locaux pour se rendre à bon port.
La seconde raison est liée aux conditions du voyage lui-même : aux Pays-Bas, la maison d’Orange s’évertue à arracher par les armes son indépendance au puissant roi d’Espagne et du Portugal Philippe II, l’héritier de la plus grande part des domaines de Charles Quint. Et celui-ci n’a pas renoncé à reconquérir son bien. Pour faire plier les bourgeois récalcitrants, il soumet le Plat Pays à un blocus : plus de poivre – indispensable condiment et médicament –, plus de muscade, plus de girofle. La situation est catastrophique. La première expédition est initiée dans l’objectif de se procurer ces biens, et d’affaiblir se faisant les ressources commerciales de l’adversaire.
On comprend que les armateurs, au retour des marins, n’aient pas intérêt à clamer la vérité, qui tuerait dans l’œuf toute entreprise ultérieure. Une vérité que Romain Bertrand exhume des archives : les Néerlandais, faute de pouvoir s’immiscer dans le commerce local, en sont réduits à un mélange de négociations avortées et de piraterie à petite échelle. Éprouvés par le scorbut, lassés de la témérité de leur supérieur, les équipages se mutinent : le capitaine fait le voyage de retour enchaîné à fond de cale. Les carnets de bord permettant de reconstituer les événements ne sont jamais publiés, et une version officielle est imposée : les indigènes n’ont pu que s’incliner devant le pouvoir néerlandais.
Le passé a donc été autre. Et appréhender ce sens commun par un micro-événement fait sens. Après tout, Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie, succès de librairie s’il en fut, n’est jamais que le récit de la visite d’un inquisiteur à un village de haute Ariège vers 1320. La méthode, dixit Romain Bertrand, « permet de documenter des étrangetés, qui nous montrent que ce que l’on tient pour évident n’est jamais qu’une construction a posteriori ». Lire les textes de l’époque, c’est plonger dans un autre univers, où les mystiques musulmans se préoccupent plus de la concurrence des renonçants hindou-bouddhistes que de celle des missionnaires jésuites, où les marchands européens se travestissent en nobles dans l’espoir puéril d’en imposer à leurs interlocuteurs asiatiques. « Il ne faut jamais domestiquer l’histoire, conclut l’auteur, mais la laisser suivre son cours le plus loin possible. »
À propos de…
BERTRAND Romain [2011], L’Histoire à parts égales, Seuil.
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