Chronique d’un monde en connexion, 1200-1600

L’histoire s’accélère à partir du début du 13e siècle. Des zones civilisationnelles jusqu’ici restées largement autonomes entrent en interaction, produisant une ébullition militaire certes, mais aussi économique et sociale, qui va aller croissant jusqu’à aujourd’hui et est aux racines du monde global que nous connaissons. Ainsi peut-on résumer la thèse de Jean-Michel Sallmann, professeur d’histoire moderne à l’université de Paris-X–Nanterre. Dans son dernier ouvrage, Le Grand Désenclavement du monde, il synthétise un moment-clé de l’histoire humaine : la rencontre entre les « quatre parties du monde ».

Pour l’auteur, le monde multipolaire qui s’est constitué sous nos yeux au terme de la guerre froide n’est pas une nouveauté. L’humanité a, hormis la brève parenthèse post-Seconde Guerre mondiale, toujours vécu dans un monde fractionné entre civilisations – concept qu’il reprend dans son acception huntingtonnienne et plus largement braudelienne, estimant qu’il est plus pertinent que celui d’État-nation autour duquel s’est construit notre appréhension des relations internationales.

Sallmann retient comme grands foyers du 2e millénaire quatre civilisations : chinoise, européenne, musulmane et hindoue, qui de par « leur poids démographique et leur dynamisme, (…) ont joué un rôle majeur sur le plan stratégique, culturel et économique ». De façon convaincante, il soutient que les bouleversements que nous connaissons aujourd’hui s’enracinent dans l’histoire, en ce moment pivot qui court du 13e au 17e siècle. Nous sommes donc revenus au monde multipolaire mais connecté d’avant 1945. Et ce monde-là a été essentiellement cloisonné, jusqu’au cap des années 1200, entre plusieurs civilisations qui échangeaient peu voire vivaient, pour les Amérindiens, coupés du reste du monde. D’où le choix auquel procède Sallmann : faire l’histoire de la mise en relation de l’ensemble du monde à ce moment-charnière, procédant par ensembles géographiques et par étapes chronologiques.

De l’irruption mongole…

Cette histoire de connexion commence dans la steppe mongole, turbulente voisine de la Chine, de laquelle elle est séparée par des empires sinisés, fondés par des nomades sédentarisés qui ont adopté le mode de vie chinois et tout ce qu’il implique en matière d’administration. Exploitant les connaissances et talents des peuples conquis, les cavaliers de Gengis Khan et de ses descendants annexent en quelques décennies l’essentiel de l’Eurasie.

Cette conquête va se révéler décisive. Les routes commerciales intensifient les anciens réseaux d’échanges d’un bout à l’autre de l’Eurasie, et seront aussi le vecteur de la grande épidémie de peste du 14e siècle. Plusieurs autres conséquences découlent de la parenthèse mongole :

• La Chine, ouverte sur le monde à l’apogée de l’Empire mongol, va voir renforcé son rôle d’aimant économique pour les siècles à venir. Elle accentue son homogénéité interne, la civilisation han s’étendant vers le sud et assimilant les populations indigènes, repoussant vers le Tibet et la Birmanie celles qui résistent. Le tout s’accompagne d’un retrait progressif de sa sphère de contrôle maritime : alors que les marchands chinois des 13e-14e siècles sillonnaient l’océan Indien, ils sont cantonnés à la mer de Chine au 17e. L’Empire du Milieu se continentalise, élargissant son espace vital terrestre et s’imposant comme le plus important marché de production et de consommation mondial… Un marché auquel les puissances européennes n’auront de cesse d’accéder.

• L’Islam, « pivot de l’Ancien Monde », au carrefour entre les civilisations chinoises, indiennes et européennes, va subir de plein fouet les invasions mongoles, de la peste noire et de l’équipée de Tamerlan. Il frôle la désintégration avant de se ressaisir, assimilant les nouveaux venus et se structurant en trois blocs impériaux « suffisamment puissants et structurés pour se neutraliser mutuellement » : ottoman sunnite, successeur du califat abbasside brisé par Hulagu Khan ; safavide perse chiite ; moghol en Inde du Nord.

• Le monde hindou, même s’il n’est représenté par aucun État-phare sur le plan international dans la période considérée, n’en manifeste pas moins une capacité d’adaptation exceptionnelle. Sa capacité à résister aux invasions s’illustre lors de l’arrivée des Portugais. Ces derniers se retrouvent « enkystés » dans des forteresses littorales et doivent composer avec les acteurs locaux pour se greffer dans les réseaux commerciaux dont ils convoitent le contrôle.

… À l’expansion européenne

• L’Europe chrétienne, restée à l’écart des invasions même si elle subit les effets de la peste, est pour l’auteur un cas à part – il rejoint là le camp de l’« exception européenne ». Constituée d’États en rivalité exacerbée, elle met fin au 16e siècle à la fois « au messianisme de la reconquête des lieux saints » et aux idéologies impériales pour esquisser des États structurés et des sociétés politiques. Son dynamisme lui permet de repousser l’Islam hors des Balkans et de l’Espagne, de partir à la découverte des mers. Le résultat est plus mitigé, souligne Sallmann, que celui que défend l’historiographie européenne traditionnelle : le continent africain n’est contourné qu’avec difficulté, l’Extrême-Orient reste fermé.

« La vraie réussite de l’Europe chrétienne » est la conquête décisive des Amériques, résultant de la catastrophe épidémiologique qui emporte les extraordinaires civilisations amérindiennes. Autorisons-nous une parenthèse : l’auteur, contre l’opinion des archéologues, qualifie de « néolithiques » ces empires précolombiens, défendant que bien que dotés d’une administration élaborée, ils n’utilisaient pas de métallurgie pour leur outils et armes. D’autres spécialistes que les archéologues devraient renâcler à la lecture de certains passages, mais le prix à payer lorsque l’on se lance dans la synthèse magistrale à partir d’une compilation d’ouvrages est celui de la critique ponctuelle – Sallmann s’en montre conscient, et réussit en tout cas un ouvrage aussi érudit que d’accès aisé, qui ouvrira de nouvelles portes aux néophytes en histoire globale et enrichira la réflexion des autres.

Après avoir mentionné la maturation de deux nouvelles civilisations, le Japon fermé aux influences étrangères et s’extrayant donc de la sphère culturelle chinoise, et la Russie orthodoxe affranchie de la présence de la Horde d’or et de l’influence de l’Empire byzantin, Sallmann s’achemine vers une conclusion attendue : si l’Europe du 17e siècle n’est pas la seule à conquérir de nouveaux territoires, elle est est unique en ce qu’elle met en place les conditions économiques de sa projection dans le monde entier.

L’idée selon laquelle l’Europe aurait développé des institutions ou valeurs morales susceptible de la hisser au-dessus des autres civilisations ne semble pas pertinente à Sallmann, qui souligne également à l’instar d’un nombre croissant d’historiens que l’Occident n’a pas inventé grand-chose en matière de technologies, mais qu’il s’est approprié et qu’il a amélioré des techniques empruntées aux Chinois, Indiens et Arabes. Mais il existe bien un miracle européen, auquel l’auteur attribue un vecteur décisif : une révolution mentale, liée à un essor intellectuel et universitaire particulier, a poussé l’Occident à ouvrir le monde sur le long terme – ce qui manquait à la Chine pour poursuivre les entreprises maritimes de Zheng He au 15e siècle, ou à l’islam dont le modèle social englobant aurait empêché une adaptation en monde non musulman.

L’auteur fournit plusieurs exemples, tel celui d’Ibn Battûta qui, s’il voyageât énormément, s’efforçait en permanence de conserver son mode de vie de notable musulman en évitant autant que faire se pouvait de s’exposer à la souillure des autres communautés. « L’obligation de respecter les préceptes alimentaires et les pratiques rituelles du culte constitue une frontière de civilisation infranchissable pour le musulman du Moyen Âge. »

Au final, l’auteur estime que le grand récit européen a fait son temps, sapé par les recherches menées ces dernières décennies. Et que l’Occident doit accepter que le monde, multipolaire par nécessité, ne sera jamais à son image.

À propos de

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde, 1200-1600, Paris, Payot.

Le premier essor du commerce de longue distance en Afrique

Dans sa volumineuse histoire de l’Afrique précoloniale [2002], Christopher Ehret identifie le premier millénaire avant notre ère et les trois siècles suivants comme la période de « révolution commerciale » du continent. Il est possible qu’il sous-estime, au passage, l’ancrage asiatique des commerçants touchant l’Afrique à cette époque : de fait il tend à considérer le commerce de la mer Rouge et de la côte Est comme une simple extension des échanges méditerranéens [2002, pp. 162-163]. Mais son apport n’en est pas moins précieux en ce qu’il fixe les déterminants endogènes comme exogènes de ce grand commerce, tout en spécifiant la « spécialisation » en produits primaires que l’Afrique conservera très largement par la suite.

C’est au cours du premier millénaire avant l’ère commune que l’Afrique connaît sa première mise en relations d’envergure avec le monde méditerranéen et le monde arabe. Jusqu’alors, en effet, le continent semble avoir beaucoup inventé de façon interne. Ainsi l’agriculture africaine semble être née de façon indépendante du foyer proche-oriental, au moins dans trois régions différentes : la région saharo-sahélienne (vers – 8000), la corne de l’Afrique autour du bananier d’Abyssinie (vers – 6500), les savanes boisées d’Afrique de l’Ouest à partir de l’igname (vers – 8000).  De même, la métallurgie du fer paraît y avoir été totalement séparée de son émergence supposée en Anatolie vers 1500 av. J.-C. Entre 1000 et 500 av. J.-C., deux foyers de production existaient, au Nord-Nigeria et Cameroun d’une part, dans la région des Grands Lacs d’autre part. Ces deux foyers apparaissent donc avant que la métallurgie du fer ne parvienne d’Anatolie en Égypte et en Afrique du Nord, ce que confirment du reste les différences entre les deux types de techniques.

À partir du début du premier millénaire avant l’ère commune, l’Afrique commence en revanche à interagir très régulièrement avec les autres continents. Deux sources extérieures de commerce sont incontestablement présentes. Au Nord, ce sont les Phéniciens puis les Grecs qui créent une dynamique tout à fait nouvelle sur la côte nord-africaine comme en Égypte. A l’Est, ce sont les Arabes, notamment de la côte yéménite, qui seront les acteurs déterminants sur les rives africaines de la mer Rouge et de l’océan Indien. Très différent du commerce dirigé par les souverains, l’échange devient dès cette époque une affaire de professionnels et d’aventuriers, de plus en plus indépendants des pouvoirs politiques et capables de fonder des colonies ou des cités commerciales très éloignées de leurs bases. La relative autonomie de ces dernières, tout comme leur pouvoir économique croissant, rendent les souverains territoriaux, petits ou grands, de moins en moins capables de traiter le commerce de longue distance comme une affaire contrôlée, mélangeant intérêt personnel et diplomatie. Dans ces conditions, les royautés ou États locaux se replient sur des formes de taxation de ce commerce tout en lui fournissant parfois des monnaies véhiculaires utiles.

En Afrique de l’Est, un port commercial important émergerait avec Rhapta, sur la côte tanzanienne actuelle. On y aurait échangé des perles de verre et des outils en fer importés contre de l’ivoire, des cornes de rhinocéros et des carapaces de tortue. Au premier siècle de notre ère, Rhapta était supervisé par le gouverneur de Mapharitis au Yémen. La taxation et la régulation du commerce dans cette cité étaient affermées à des marchands originaires du port de Mocha, souvent mariés à des femmes de la région. Le commerce transitant par ce port devait avoir des conséquences importantes jusque dans l’intérieur, notamment en permettant un apport en produits ferreux distinct de l’approvisionnement local. Mais les apports les plus fondamentaux allaient être ceux des populations d’origine malaise : installées sur la côte dès le premier siècle de l’ère commune, elle auraient ensuite migré vers Madagascar et auraient acclimaté beaucoup de plantes asiatiques (igname d’Asie, taro, banane, canne à sucre, entre autres – voir chronique du 19 avril 2010 sur ce blog) qui se diffuseront vers l’intérieur. Le poulet et le porc seraient deux autres apports particulièrement importants.

En Afrique du Nord-Est, ce sont d’abord les commerçants arabes qui agissent dans le Nord de la corne, y développent la culture de la myrrhe et de l’encens et en importent ivoire, corne de rhinocéros et carapaces de tortue. Là aussi, confrontés à un climat et des sols très proches de ceux de l’Arabie méridionale, ils s’établissent et s’allient souvent aux familles des chefs de clans traditionnels. Constituant des cités commerciales, leur influence s’étend à la diffusion de leur langue comme moyen de communication entre les ethnies locales, sans doute aussi de leurs institutions comme certaines conceptions de la royauté. C’est a priori une telle forme de pouvoir qui se met en place dans le royaume d’Aksoum, au Nord de l’Éthiopie et en Érythrée, au moins à partir du 1er siècle de notre ère. Les marchands d’Aksoum mettent fin à la rivalité qui existait jusqu’alors, notamment avec les commerçants de l’Égypte des Ptolémée. En établissant un seul port, Adulis, passage obligé des marchands étrangers, le royaume d’Aksoum se crée un quasi-monopole pour la vente de l’ivoire, peut-être aussi de l’or de la région du Nil moyen. Les taxes perçues permettent de financer l’armée et la construction de la capitale, l’influence du pouvoir Aksoumite s’étend très au Nord sur la côte de la mer Rouge, parfois mais de manière sporadique sur certaines parties de l’Arabie du Sud. Ce faisant, ils coupent au royaume de Méroé son accès traditionnel au débouché maritime.

L’Afrique du Nord est évidemment la partie du continent directement concernée par le commerce méditerranéen. Carthage serait fondée au 9e siècle avant l’ère commune par les Phéniciens, Cyrène au 8e par des Grecs. Le débouché maritime renforcerait le pouvoir des Garamantes, peuple libyco-berbère du Nord-Sahara, qui devait plus tard fournir ses fauves à l’Empire romain mais approvisionnait surtout les marchands méditerranéens en pierres précieuses. Si le commerce trans-saharien semble surtout occasionnel au premier millénaire avant notre ère, l’essor commercial aurait stimulé la formation d’États territoriaux importants dans le monde berbère, notamment le royaume numide (en Tunisie et Algérie orientale) et la Maurétanie (entre Maroc et Algérie occidentale). Avec l’avènement de l’Empire romain, ces régions, et plus particulièrement l’actuelle Tunisie, deviendront de véritables greniers à blé pour la ville de Rome. C’est aussi durant cette période que commence en Afrique du Nord l’utilisation du dromadaire comme source de viande, de lait et, évidemment, comme moyen de transport. Introduit de l’Arabie au premier millénaire avant l’ère commune, cet animal est ensuite progressivement utilisé pour les transports et détermine un pastoralisme nomade dès les débuts de notre ère.

Contrairement à toutes les régions que nous venons de voir, l’Afrique de l’Ouest semble, de son côté, avoir connu une révolution commerciale largement endogène. Le commerce des métaux en serait le moteur mais la vente de cotonnades serait aussi présente, dans la boucle du Niger comme dans le bassin tchadien. C’est de cette époque que daterait la constitution de villages d’artisans spécialisés, en connexion avec un marché urbain proche, dans la ville autour de laquelle, précisément, ces villages d’artisans se regrouperaient. La production artisanale pour ce marché aurait aussi déterminé la formation de castes professionnelles. Sur cette base, les produits auraient commencé à circuler sur de très longues distances, soit en remontant le fleuve Niger, soit par voie terrestre. Djenné, par exemple, constituait une plaque tournante pour l’or venu de l’Ouest, comme pour le cuivre arrivant par l’Est, tandis que la production locale de riz et de poisson, mais aussi alentours de sorgho et de mil, permettait aux commerçants de pratiquer aussi un trafic local. Et pour cette région, il semble clair que le commerce trans-saharien ne fonctionnait pas encore : pour ce qui est du transport de l’or, il ne commencerait véritablement qu’à partir de la fin du 3e siècle.

Au total, Ehret fait un bilan précis de la participation de l’Afrique aux échanges de longue distance dans une période où on ne l’attend pas. Et il nous démontre au passage, avec l’essor commercial endogène à l’Ouest, l’importance du royaume d’Aksoum ou les trafics de la côte Est, avec l’influence malaise au Sud-Est et à Madagascar, la montée en puissance du monde berbère au Nord, que le continent africain est loin d’être resté passif à cette époque, reformulant les influences étrangères et s’appuyant sur les atouts méditerranéens ou arabes pour s’intégrer à l’économie globale.

EHRET Christopher [2002], The Civilizations of Africa: A History to 1800, University Press of Virginia, Charlottesville.

Du capitalisme diffus au capitalisme concentré : l’originalité de l’Europe dans l’histoire globale selon Arrighi et Mielants.

Une problématique récurrente en histoire globale tend à identifier les ressorts du dynamisme occidental à une certaine relation, apparue sans doute dès la fin du Moyen Âge, entre le pouvoir politique et les marchands. Développé dans le cadre des politiques mercantilistes des 17e et 18e siècles, mais déjà connu dans les Cités-États italiennes au 13e siècle, ce lien particulier aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses « grandes découvertes » territoriales.

C’est sans doute Arrighi [1994] qui a le premier précisé la nécessaire connivence entre pouvoir politique et capital marchand dans la genèse d’une véritable originalité de l’Occident. Il retient d’abord l’approche de Braudel [1985] qui fait des capitalistes des individus non spécialisés et donc capables d’investir n’importe où afin d’augmenter significativement leur capital-argent disponible, mais aussi des acteurs soucieux de disposer d’une souplesse permanente dans l’affectation de leurs fonds. Il trouve le modèle de ces capitalistes dans les marchands des Cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge mais, et c’est là une originalité profonde par rapport à l’héritage braudélien, Arrighi considère qu’ils n’ont fait que reproduire des comportements anciens, observés de longue date dans le système afro-eurasien, et propres à ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme diffus ». Dans ces conditions, « la transition vraiment importante qu’il s’agit d’élucider n’est pas celle du féodalisme au capitalisme, mais le passage d’un pouvoir capitaliste diffus à un pouvoir capitaliste concentré » [Arrighi, 1994, p. 11]. En ce sens, les capitaux diffus seraient une constante de l’histoire, leur concentration sur un territoire et entre quelques mains serait une originalité ouest-européenne particulièrement féconde…

Rejoignant Wallerstein [1974], Arrighi considère que ce passage est intrinsèquement lié à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique tout comme à la nature des hégémonies successives. Il étudie alors les différences de logique entre ce qu’il nomme le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire et de la population soumise, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel ou un effet collatéral) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité et ne cherchera l’acquisition de territoires qu’au titre de moyen). Si les deux logiques sont considérées comme alternatives dans la formation de l’État, Arrighi n’en marque pas moins l’existence de synergies importantes entre les deux. Si Venise connaît tant de réussite, par exemple, c’est qu’elle développe les deux simultanément tout en assurant qu’elles n’entrent jamais en contradiction. Elle assurerait ainsi un premier « pouvoir capitaliste concentré » dans l’histoire de l’Occident, tirant parti par ailleurs du système mis en place entre les Cités-États italiennes. Ce pouvoir capitaliste concentré serait considérablement renforcé au 17e siècle dans le cas des Provinces-Unies. Unissant les deux logiques, comme à Venise, les Pays-Bas bénéficieraient, dans le cadre de la formation des États modernes, de leur opposition frontale historique aux grands empires, d’une plus grande capacité militaire à contrer durablement ces derniers, d’un accès direct aux ressources économiques (produits asiatiques) que Venise mobilisait à travers les intermédiaires mongols ou égyptiens, d’une technique de formation étatique supérieure [1994, pp. 44-47]. Autrement dit, les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État.

Mielants [2008] reprend à son compte l’importance accordée par Arrighi aux Cités-États tout en l’étendant à ce qu’il nomme le « système inter-Cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités. Pour lui, au-delà d’un capital marchand bien en place, des pratiques capitalistes émergeraient clairement en Europe de l’Ouest entre le 12e et le 14e siècle. Mais c’est évidemment dans les Cités-États que ces pratiques sont de loin les plus significatives, notamment parce que les marchands y détiennent clairement le pouvoir et mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. Comme Arrighi, il montre le caractère crucial du commerce extérieur pour ces cités et leur capacité à construire, non seulement un capital marchand fort, mais un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent du territorialisme comme du capitalisme.

Mais ce sont les systèmes politiques communs à ces Cités-États qui apparaissent finalement déterminants dans la mesure où « les mêmes politiques et techniques de domination et d’exploitation expérimentées par les élites du système des Cités-États furent ensuite reprises par les élites des États-Nations, aux 16e et 17e siècles, pour renforcer leur accumulation illimitée du capital » [Mielants, 2008, p.43]. Institutionnellement c’est le droit de regard des marchands dans les instances de décision des Cités-États qui serait décalqué plus tard au sein des grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation.

Là se situerait pour Mielants une différence fondamentale entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs homologues chinoises, indiennes ou d’Afrique du Nord. Vis-à-vis de la Chine, la comparaison est cependant plus nuancée. Sous les Song en effet, aux 11e et 12e siècles, l’État réhabilite les marchands, encourage le commerce en général, extérieur en particulier, construit des navires, sécurise les voies de transport. Mais ce ne serait pas en raison d’une influence des marchands sur le pouvoir central, ni même sur les pouvoirs urbains (très contrôlés par les fonctionnaires), comme ce le devenait en Europe, mais d’une pure décision du pouvoir impérial afin de contrer les menaces venues du Nord. Il s’agissait concrètement de remédier à l’impossibilité d’utiliser la route de la Soie, du fait de la mainmise des Mongols sur cette dernière, par un contournement maritime. Il s’agissait aussi de développer l’économie pour obtenir les ressources nécessaires à l’effort de défense contre la menace de ces nomades du Nord (la production de fonte, à usage militaire, progresse sensiblement à cette époque). Autrement dit, même dans ce cas apparemment similaire de progrès soutenu par le pouvoir politique, les ressorts de la décision en matière économique diffèreraient considérablement.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Tant redoutée au 12e siècle, la conquête effective de la Chine par les Mongols, au milieu du 13e siècle, sera particulièrement destructrice. Elle ruinera l’avance économique des Chinois, tandis que la percée des fils de Gengis Khan jusqu’en Europe fournira au contraire aux marchands des Cités-États italiennes l’ouverture sur le système-monde afro-eurasien dont ils pouvaient rêver [Abu-Lughod, 1989]. Et viendra ainsi conforter le pouvoir des marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise, sans compter le transfert à l’Europe de plusieurs innovations militaires. Autrement dit le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’Occident, associant une conjoncture favorable, pour les Européens, au sein de l’économie eurasienne globale, et des tendances lourdes à l’œuvre dans les cités-États italiennes, flamandes et hanséatiques de l’époque… Mielants combine ainsi remarquablement facteurs internes et externes dans l’explication de ce qui constitue les débuts d’une grande divergence entre Europe et Asie orientale.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BRAUDEL F. [1985], La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Le prix du sucre

« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Cette phrase de Voltaire donne le ton du dernier livre de Pierre Dockès, Le Sucre et les Larmes [2009]. « Le sucre, nous dit l’auteur en introduction, est une invitation au voyage. L’exploration des terres à sucre ne peut que commencer par une navigation dans la mer des Caraïbes » et se poursuivre sur les côtes de l’Amérique centrale, puis vers le Brésil, poussant à s’envoler vers d’autres îles, celles de l’Océan indien, revenant alors vers l’Inde, patrie d’origine de la canne à sucre. Autant de noms figurant en bonne place sur l’agenda du tourisme mondial, le climat tropical étant indispensable à la précieuse culture. Mais ces noms sont aussi inscrits dans la mémoire collective comme autant de destinations du voyage au bout de la nuit dans lequel furent engouffrés des millions d’hommes et de femmes, déportés d’Afrique pour fournir la pléthorique main-d’œuvre supposée nécessaire aux grandes plantations. C’est à une exploration restrospective de la face obscure, amère pourrait-on dire, de la mondialisation sucrière que nous invite ici Pierre Dockès.

La canne et les esclaves

L’étymologie retrace le chemin parcouru : notre sucre vient de l’italien zucchero, emprunté à l’arabe soukkar, dérivé du sanskrit çarkarâ… Connu dès l’Antiquité, le sucre de canne, probablement originaire de Nouvelle-Guinée, est produit dès le 1er millénaire avant notre ère en Inde. Son existence est mentionnée par Néarque, un des officiers d’Alexandre le Grand. Sous l’Empire romain, son usage comme épice médicale est attesté. C’est à partir des 7e-8e siècles qu’il se répand, simultanément au mode de production à grande échelle, esclavagiste, qui sera le sien pendant mille deux cents ans. Dès cette époque, le couple sucre-esclave est probablement présent en Chine ou dans le monde musulman. Ainsi, « dans la région de Bassora, entre le Tigre et l’Euphrate, (…) de grands domaines auraient été planté en cannes, exploités par des esclaves noirs importés des côtes de l’Afrique orientale. » De la Mésopotomie, le « paradigme sucrier » des grandes exploitations esclavagistes se propage vers l’Égypte, la Syrie, le Maroc et l’Espagne. « Le sucre suivait le Coran », résume sobrement Sidney W. Mintz (1985, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, London, Penguin Books).

Aux 11e-12e siècles, la conquête normande de la Sicile et l’occupation d’une partie du Moyen-Orient lors des croisades permettent aux Européens de s’approprier ce paradigme. « Lorsque au 12e siècle la filière chrétienne prendra son essor, elle le fera sur les pas de la filière arabe et, colonisatrice nouvelle, confiscatrice de grands domaines, elle pourra réactiver les traces de l’ancienne exploitation esclavagiste, jamais oubliée, et elle lui assurera le triomphe que l’on sait. Il y a donc une certaine continuité spatiale entre l’ancien esclavage et l’esclavage médiéval, et entre celui-ci et l’esclavage moderne », diagnostique Dockès.

La Méditerranée des échanges

Le commerce est transnational. Les chrétiens produisent du sucre et en importent du Maghreb. Simultanément, ils alimentent leurs plantations chypriotes, crétoises ou des Baléares en esclaves. Acquis auprès des négociants arabes, ces esclaves sont subsahariens. Ils sont slaves et même asiatiques lorsqu’ils sont vendus par les commerçants génois et vénitiens, qui les achètent eux-mêmes aux puissances d’Europe de l’Est et jusqu’au khanat de la Horde d’or. « Les deux courants, chrétiens et musulmans, ne sont pas en effet séparés, mais complémentaires, rajoute l’auteur. Des Slaves sont importés par les cités italiennes vers les pays d’Islam, des Africains sont expédiés vers les îles à sucre sous domination chrétienne. »

En 1453, la prise de Constantinople par les Ottomans porte un coup sévère à la domination exercée par les cités-États italiennes sur ce lucratif commerce. Les zones de production migrent vers l’ouest. De leur base marocaine de Ceuta, prise en 1415, les Portugais explorent les côtes de l’Afrique, négocient directement avec les États noirs fournisseurs de main-d’œuvre servile et s’installent en « Méditerranée atlantique » : Madère ou les Canaries espagnoles sont déboisées afin d’accueillir la précieuse monoculture. « Les prix s’élèvent, même si la production augmente. »

Simultanément, les cœurs économiques de ce commerce se déplacent. Les financiers génois et vénitiens viennent financer l’expansion hispanique. Plus tard s’imposeront les centres d’Anvers, puis d’Amsterdam, puis de Londres et de Paris. Les capitaux du sucre, sous contrôle étatique au Moyen Âge, passent au fil des siècles aux mains de grands entrepreneurs.

Le Viagra de la Renaissance

En termes de consommation – aux évolutions de laquelle l’auteur consacre d’excellents encadrés rythmant le plan chronologique de son livre –, le sucre conserve ses usages antiques d’épice médicale, et les grands de ce monde, qui raffolent de confiture et dragées, en font un usage de plus en plus massif. La précieuse denrée alimente ainsi une consommation ostentatoire tout en demeurant le principal élément de la pharmacopée de la Renaissance : il protègerait de la peste, donnerait de la force, accroîtrait l’émission de sperme…

Si Colomb ne trouve pas d’or dans les « Indes » qu’il « découvre », il réalise très vite (en 1478, le futur explorateur était commissionnaire d’une maison génoise détenant d’important intérêts dans le sucre portugais) qu’il y a là des espaces suffisants pour produire davantage de sucre afin d’alimenter une demande croissante. Dès sa deuxième expédition sont embarqués des plants de canne à sucre, pour une première colonisation de Saint-Domingue. Le modèle mis en place aux Canaries reposait sur l’asservissement des indigènes jusqu’à leur disparition et leur substitution par des esclaves noirs. Il est reproduit tel quel aux Amériques, à une échelle « considérablement élargie », par les Espagnols. Ceux-ci sont bientôt rejoints et dépassés par les Portugais, qui transforment la jungle brésilienne côtière en un océan sucrier.

L’auteur décrit avec force détails le système esclavagiste, qu’il estime « moderne avant l’heure ». Loin d’être une survivance antique, le paradigme des grandes exploitations sucrières esclavagistes mettait lourdement en œuvre la division du travail chère à Adam Smith. « Son organisation sociale est déjà celle de la fabrique (…), afffirme-t-il. Elle est moderne par ses modes d’organisation centralisée, disciplinaire, par la division du travail avec une spécialisation des tâches relativement précise (…) qui débouche, lors de la récolte, sur un fonctionnement mécanisé de l’ensemble des travailleurs. »

 

Le carburant de la mondialisation

Pour autant, peu rentable, ce mode de production est mis en cause par l’interdiction de la traite et la lutte des abolationnistes. Par étapes, le système est demantelé au 19e siècle. Ce ne sont pas les innovations techniques (progès des moulins), mais bien l’évolution politico-sociale et secondairement la production du sucre de betterave métropolitain qui aboutissent à mettre un terme à cet esclavage, qui se prolonge un temps sur des formes de salariat forcé. Nonobstant les mutations socio-économique, la production mondiale de sucre explose au 19e siècle : de 245 000 tonnes en 1800, elle atteint 6 millions de tonnes en 1890 avec la betterave, soit « la plus forte augmentation de consommation jamais enregistrée pour un aliment sur un siècle. » Au-delà du contexte économique, on regrettera que l’auteur n’explore pas davantage ce qu’une évolution semblable traduit du goût des consommateurs. La production s’industrialise massivement, et se concentre sous le contrôle des capitaux anglo-saxons.

Le livre de Dockès permet de comprendre en quoi le sucre fut le carburant de la mondialisation, mais aussi à quel point il aura été un facteur de crime. Pour son contrôle ont été livrées des batailles, pour sa production exterminés et déportés des peuples entiers. Pour autant, le paradigme sucrier, ce modèle économique des grandes plantations esclavagistes, était-il évitable ? Oui, estime l’auteur, qui appelle Condorcet à la barre de la défense. À la veille de la Révolution française, le philosophe avait déjà estimé que l’esclavage n’était pas une condition sine qua non de la production sucrière, et que l’on pouvait aisément lui substituer le salariat d’hommes libres.

« L’histoire façonne le présent », estimait Dockès dans son introduction. Dans ses dernières pages, il évoque le destin de ces millions de petits producteurs sucriers du Sud acculés aux dettes suite au recul du protectionnisme, confrontés à des multinationales aux rendements élevés. Car le marché du sucre – qui reste « encore la denrée la plus réglementée à l’échelle mondiale » – se libéralise progressivement. Simultanément, la substance est désormais censée pouvoir pallier, avec d’autres substituts végétaux, une future pénurie de carburants fossiles. En termes sociaux et environnementaux (le Brésil, de loin le premier producteur mondial, subit des nuisances écologiques massives, dont la moindre n’est pas la déforestation de l’Amazonie), gageons que les coûts des politiques de l’éthanol seront « salés ».

À propos de :

DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie.

La société féodale, de l’Europe au monde

Y aurait-il un sens, pour un médiéviste français, à envisager l’histoire du Moyen Âge européen depuis le Mexique ? On pourrait en douter. Le travail d’analyse n’est-il pas censé prendre place sur le lieu des événements ? Pourtant, fait observer Jérôme Baschet, on peut rencontrer au Chiapas des situations issues d’un passé autre, aux réminiscences féodales. Ainsi du lien qui unit possession de la terre et domination des hommes qui la travaillent, de la perception linéaire du temps, des pratiques religieuses d’un christianisme aux formes parfois déconcertantes ou de la couleur des porcs. Là-bas, « les cochons sont gris, de ce gris que les groins européens ont perdu depuis des siècles, et dont Michel Pastoureau a dû faire teindre leurs descendants, engagés comme figurants dans Le Nom de la rose. » Si les vestiges médiévaux sont absents des Amériques, un regard d’ethnologue discerne le Moyen Âge au milieu des antennes paraboliques.

La Civilisation féodale n’est qu’un des multiples ouvrages se revendiquant aujourd’hui de l’histoire anthropologique, une discipline hybride qui s’inscrit dans le droit fil de l’école des Annales. Ce n’est pas un hasard si ce livre est dédié à Jacques Le Goff. Directeur de thèse de Baschet, il a obligé des générations d’historiens à regarder autrement le Moyen Âge. Et ce regard différent s’ébauche maintenant comme une vision ordonnée et cohérente d’un ailleurs qui est aussi éloigné de notre intellect que le sont les processus mentaux d’une tribu moderne évoluant au sein de la jungle de Bornéo. Pour comprendre une pensée autre, le recours aux méthodes de l’anthropologie s’impose. Il suscite une histoire neuve, qui vise à appréhender les mentalités d’une époque pour mieux en souligner les grandes dynamiques. Baschet postule que le Moyen Âge fut une époque féconde, propice à une forte expansion démographique, technique et civilisationnelle. Sa démonstration vise à dégager, en s’appuyant sur l’analyse de microévénements, des lignes de force qui partiraient en un seul élan de l’Europe médiévale pour aboutir aux Amériques colonisées.

Pour ce faire, la présente « compilation » se scinde en deux parties. La première introduit à une connaissance poussée du Moyen Âge en dressant une synthèse des œuvres antérieures. La seconde partie ambitionne de démonter les rouages de la civilisation médiévale, d’en comprendre ses modalités, d’en approcher ses structures fondamentales : rapports au corps, à l’image, au temps et à l’espace, parenté, liens sociaux… « L’enjeu est de comprendre comment sont organisés et pensés l’univers et la société, en évitant les distinctions qui nous sont habituelles (économie, société, politique, religion) et en s’efforçant de lier aussi étroitement que possible l’organisation matérielle de la vie des hommes et les représentations idéelles qui lui donnent cohérence et vitalité. »

1492 est-elle l’année qui vit mourir le Moyen Âge ? Christophe Colomb découvre l’Amérique, Grenade la musulmane tombe entre des mains chrétiennes, les Juifs sont expulsés d’Espagne, et Antonio de Nebrija publie la première grammaire d’une langue vernaculaire (le castillan)… Il existe un lien frappant entre la fin de la Reconquista – conquête de l’Espagne musulmane, un phénomène médiéval – et les débuts de l’entreprise maritime – colonisation qui inaugurerait l’âge moderne – : on y voit un même processus d’expansion. Mais Colomb n’a rien d’un moderne, il est un voyageur médiéval qui, par suite d’erreurs, prend pied sur un nouveau monde dont il est persuadé qu’il s’agit des Indes. Il entend y trouver l’île de Cipango (Marco Polo a rapporté que les maisons y étaient bâties d’or), recherche le Grand Khan afin de le convertir… Bref, il y projette la géographie imaginaire du Moyen Âge, « obligeant ses hommes à professer sous serment que Cuba n’est pas une île (…) parce que ses théories requièrent qu’il en soit ainsi ». Pour lui, quête de l’or et évangélisation ne sont pas deux buts opposés, mais complémentaires : l’or n’est pas richesse, mais symbole de lumière. Colomb, qui rêve de financer une croisade vers Jérusalem, est bien un homme de son temps. Il est aussi l’héritier d’un processus continu d’expansion, qui commence vers l’an mil.

Du 11e au 14e siècle, la France est passée de 6 à 15 millions d’habitants à la faveur d’une spectaculaire augmentation de l’espérance de vie (de 20 ans à l’apogée de l’Empire romain, elle est de 35 ans vers 1300). Cela ne s’était jamais vu depuis l’invention néolithique de l’agriculture et ne sera plus observé jusqu’à la révolution industrielle. On constate une colossale expansion des surfaces cultivées, une forte hausse du rendement agricole imputable à des progrès technologiques et agronomiques, et l’instauration d’un dense réseau de villages qui restera au centre de la vie sociale jusqu’au 19e siècle…

Comment une société perçue comme traditionnelle (par définition, un système en équilibre ne recherchant pas l’expansion) a-t-elle pu connaître un tel essor ? C’est que la féodalité voit l’ordre régner en dépit de conflits incessants. Si la domination des seigneurs est pesante, elle autorise l’émergence d’élites urbaines et rurales, la hausse des échanges, locaux, régionaux et même intercontinentaux… Ces phénomènes induisent une croissance urbaine forte autour d’une autorité militaire, princière ou épiscopale. En l’an mil, on compte 30 villes de plus de 5 000 habitants dans toute l’Europe. En 1200, il y en a 150. Ces cités ne sont pas pour autant soumises à la rationalité économique moderne : les corporations, dans un « rejet viscéral » de la concurrence, fixent les normes de qualité et de production.

À la fin du 13e siècle, l’Europe a atteint ses limites de croissance. La famine se manifeste à partir de 1315, et la peste noire, dès 1348, emporte le tiers de la population. Mais l’effort de réorganisation sociale qui s’ensuit, même perturbé par des guerres de plus en plus dévastatrices, persiste. Le déficit démographique est compensé en 1450, les pouvoirs (ecclésiastiques, monarchiques…) se renforcent, le commerce et le progrès technique poursuivent leur essor. Ces avancées se matérialisent par une expansion territoriale dès 1312, avec la conquête des Canaries par les Castillans. Cette forte dynamique voit la persistance des structures fondamentales articulées autour des liens de vassalité et de l’Église : « L’élan qui conduit à la conquête des Amériques est fondamentalement le même que celui que l’on voit à l’œuvre depuis le 11e siècle. »

Cet élan ne peut s’expliquer que par les ressources propres de la civilisation médiévale, des ressources conditionnées par les rapports que les hommes d’alors entretiennent avec le temps et l’espace. Les mesures de ces deux dimensions fondamentales de toute existence humaine « sont un instrument de domination sociale de la plus haute importance. Celui qui les contrôle augmente fortement son pouvoir sur la société » (Le Goff). L’Église l’emporte en imposant une vision linéaire du temps, prenant comme point de départ la date de l’Incarnation du Christ et comme terme inéluctable le Jugement dernier. La journée est découpée en 8 heures canoniales, scandées par les cloches. Ce temps, qui sera transplanté dans les colonies, affecte toutes les activités humaines.

Ainsi de la condamnation de l’usure opérée par l’Église, qui repose sur la lutte contre la capitalisation du temps. Si vous prêtez une somme d’argent, votre débiteur doit vous rendre la même. Tout intérêt ne saurait appartenir qu’à Dieu, puisqu’il découle du temps écoulé entre emprunt et restitution. Si l’Église admet que des fortunes personnelles puissent être édifiées sur ce principe, c’est à la seule condition qu’elle en récupère les fruits au nom de Dieu, sous forme d’œuvre pieuse. Interdisant toute transmission entre générations des capitaux amassés, ce dogme empêche toute instauration d’un système capitaliste.

L’envers du monde des vivants, c’est le domaine des morts où chacun reçoit rétribution de ses actes. Enfer ou paradis, il donne son sens à l’existence. L’au-delà est un modèle parfait, le lieu de la justice réelle. Cette idée dirige les comportements, fonde une société où l’Église est au sommet de toutes les hiérarchies, car ses clercs exercent un monopole sur l’obtention de la grâce divine. « Affirmant son contrôle sur le temps et sur l’espace, sur les relations entre l’ici-bas et l’au-delà, sur le système de parenté, sur les représentations figurées et mentales, l’Église joue (de l’opposition) entre le bien et le mal, le spirituel et le charnel (…) pour définir sa propre position et établir conjointement l’unité de la chrétienté et la hiérarchie qui lui attribue la prééminence. » La domination ecclésiale restitue la forme même du système féodal. Elle gère les tensions entre des intérêts contraires, ce qui nourrit la dynamique du système, lui conférant une importante capacité d’adaptation à des nécessités sociales changeantes.

Dans son introduction, l’auteur nous présentait deux cartes de Roberto S. Lopez : on y voyait, du 4e au 10e siècle, l’Europe subir les invasions (vandales, normandes, sarrasines…), matérialisées par des myriades de flèches la transperçant. Le processus s’inverse du 11e au 17e siècle. L’Europe devient conquérante (Reconquista, croisades, établissement de comptoirs, christianisation de l’Europe centrale et balte, constitution des ordres monastiques…). Le mouvement, de centripète, est devenu centrifuge, et il se prolonge au fil d’un « long Moyen Âge » (Le Goff) qui court jusqu’au 19e siècle. Dans cette perspective, la Renaissance est bien consubstantielle à la société féodale : elle s’inscrit dans un monde de tradition et de ruralité d’avant l’ère industrielle, de la toute-puissance de l’Église d’avant la laïcisation, de la fragmentation en seigneuries d’avant le règne des États, de la dépendance personnelle d’avant le salariat… La barrière historique décisive sera la formation du système capitaliste, qui marque l’émergence de nouvelles mentalités : à la charnière des 18e et 19e siècles, les cimetières seront relégués à la périphérie des agglomérations. Un homme nouveau émergera, qui pensera autrement. Et l’auteur de conclure que la conquête du monde opérée par l’Occident plonge bien ses racines dans l’histoire médiévale.

À propos de

BASCHET Jérôme [2003], La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation des Amériques, Paris, Aubier, rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2009.

NB : Cet article a été publié pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 149, mai 2004, sous le titre « Comprendre la société médiévale ».