Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.

 

 

 

Le climat totalitaire (suite et fin)…

Nous avons clôt le billet de la semaine dernière par une rapide revue des solutions proposées par Frédéric Denhez pour sauver les meubles (la démocratie, notre petit confort, etc.) de l’incendie qui vient de s’amorcer dans la maison Terre. Propositions séduisantes, même si l’auteur ne faisait qu’amorcer le délicat sujet de leur mise en œuvre. Pour le constat, alarmiste, il n’est pas le seul à penser que les dés de l’anthropocène sont jetés depuis longtemps – il ressort même des modérés optimistes.

Cet enfer qu’on nous annonce

Injustement brocardé à sa sortie, le dernier opus du penseur écologiste James Lovelock, La Revanche de Gaïa [2006], sonnait ainsi parmi une escouade d’autres ouvrages sur le même thème, la fanfare de l’Apocalypse. Passons sur l’hypothèse Gaïa chère à l’auteur, au demeurant pas si farfelue que cela même si elle fleure bon le New Age, et tenons-nous en aux faits, selon les scénarios les plus couramment admis (le Giec, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, en l’espèce). C’est simple : la planète se réchauffe, l’activité humaine est en cause, et dans quelques décennies, nous vivrons dans un monde plus chaud de 2 à 6 degrés centigrades. C’est peu, et beaucoup à la fois. Car au-delà du seuil de 4 °C, il est à craindre que nombre d’équilibres vitaux, sociaux et économiques soient rompus. Ce n’est pas le manque de carburant qui va nous arrêter, on a assez de réserves du seul pétrole pour aller au-delà de ce seuil. Sauf virement majeur, imminent et massif des opinions publiques, ce n’est pas la volonté politique qui va nous sauver ; les atermoiements des différentes conférences sur le climat en témoignent éloquemment. Ce ne sont pas non plus les gestes individuels de type tri des déchets, d’abord parce qu’ils sont indexés sur des idées aussi libérales qu’écologistes (ce n’est pas être contempteur du libéralisme que de dire qu’il n’a pas vocation à sauver la planète, mais à produire de l’argent), ensuite parce qu’ils sont soumis à la perversion de l’effet rebond exposé par Denhez (voir notre dernier billet).

À la barre de l’accusation, l’économiste Jean-Paul Maréchal. Dans Chine/USA. Le climat en jeu [2011], il explique pourquoi les négociations internationales visant à limiter l’impact imminent du réchauffement climatique sont dans l’impasse. En cette matière comme en d’autres, le G2 s’impose comme l’axis mundi : la bipolarité de cet hybride, cette Chinamérique chère à l’historien Niall Ferguson, oppose deux géants, les États-Unis (première puissance économique planétaire, 19 % des émissions mondiales de CO2) à la Chine (deuxième puissance économique, première à l’horizon 2020-2030, pesant aujourd’hui 22,3 % des émissions de CO2). En gros, le premier compte le vingtième de la population mondiale, et rejette le cinquième des gaz à effet de serre, quand la seconde connaît des proportions exactement inverses… Et une croissance irrépressible, qui ne va que lui faire confirmer dans les années à venir sa place de premier pollueur mondial. Mais le premier aussi véhicule un lourd passif : sa prospérité est basée sur les émissions qu’elle a déjà effectuées au XXe siècle. D’où une rhétorique chinoise visant à faire payer les États-Unis pour leur passif, alors que les intéressés estiment que c’est à la RPC de porter le poids financier de la lutte contre ses actuelles émissions. Un dilemme planétaire, qui ne peut se résoudre que par un partage équitable du fardeau, ce qui nécessite l’élaboration d’une justice climatique internationale. En attendant, aucun des deux ne signe d’accord contraignant à une limitation des émissions. Conclusion de Maréchal, qui cite le politicien et sinologue Chris Patten : « La Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle. » Le climat, bien public mondial, est pris en otage par le G2, rivaux autistes obsédés par la défense de leurs intérêts immédiats.

La pétrocratie, ou l’essence du politique

Allons plus loin, pour suivre la pensée du géopoliticien Timothy Mitchell, qu’il introduit dans son récent Petrocratia [2011]. Cet essai étonnant, originellement titré Carbon Democracy [2011], est en passe d’être transmuté en un épais ouvrage à paraître cette année chez Verso. Sa thèse ? Les évolutions politiques que connaissent les sociétés sont liées à leur mode de consommation énergétique. Exploiter le charbon et le pétrole revient à consommer à une vitesse éclair les réserves en énergie que la Terre a accumulées depuis des centaines de millions d’années. La révolution industrielle a vu l’Angleterre s’extraire de la malédiction malthusienne en piochant dans le temps long des veines de charbon l’énergie nécessaire à la transformation de sa société : la civilisation de la vapeur libéra l’homme des limites de l’exploitation de la puissance dispensée par le Soleil. Concomitamment, il fallut alors exploiter ces hectares fantômes chers à Kenneth Pomeranz chez les autres, et y trouver les ressources nécessaires au mieux-être de ses nationaux. En découla logiquement la colonisation, pour exploiter les terres des Amériques afin de produire du sucre (un concentré de calories), du coton (la nourriture de cette révolution industrielle), etc. ; pour écouler les produits cotonniers, il fallut casser la production de l’Inde qui, d’atelier du monde, devint un simple marché…

En dériva aussi la démocratie, contrainte de l’intérieur. Les mineurs constituèrent rapidement un corps professionnel autonome et coordonné. Il fallait descendre dans un lieu dangereux, loin de la surveillance des décideurs, et y délibérer pour affronter le risque. Le syndicalisme moderne naquit au cœur des houillères britanniques, puis françaises, allemandes, etc., et s’imposa au fil de grèves à répétition, capables de bloquer la société tout entière.

Le pétrole marqua une nouvelle évolution : on l’extrait à la surface, et une fois les oléoducs installés, il est facile d’en garantir la chaîne de distribution. Les réparer est aussi rapide que les saboter. À partir du moment où on exploita l’or noir du tiers-monde, la perspective d’y voir émerger la démocratie s’éloigna : un régime fort, lié par un contrat tacite à ses clients occidentaux, était mieux à même d’étouffer les revendications sociales de ses travailleurs (au besoin en jouant des divisions ethnico-religieuses) et de garantir la perfusion énergétique dont le monde avait besoin. Et cette logique expliquerait pourquoi on ne saurait « implanter » aujourd’hui une démocratie en Irak.

Pour court qu’il soit, le livre abonde en exemples, et son solide argumentaire ne saurait être balayé d’un revers de main. Sa conclusion : nous vivons en pétrocratie. Notre mode de vie, énergivore, combinant politique de masse et redistribution plus ou moins égalitaire des ressources, conditionne les formes prises par le politique. Consommateurs, nous jouissons d’un État providence dérivé de notre passé minier, et avons relégué, géopolitiquement, la gestion des pays producteurs à des régimes autoritaires et extrêmement inégalitaires pour garantir notre approvisionnement. Or l’idée de l’avenir, telle que développée dans les démocraties, rimait avec croissance illimitée. Depuis les crises pétrolières (1967-1974), cette configuration a été bouleversée. Une transformation est en cours, visant sur fond de pénurie à préserver les dispositifs d’exploitation du pétrole, et à le mettre en scène par le spectacle – oserait-on dire de la même façon que le nazisme magnifiait cinématographiquement ses actions ? – : le militarisme américain s’évertuant à « démocratiser » tels des « dominos » les États du Proche-Orient à coup de « bombes intelligentes » incarnant l’archétype de ce modus operandi du show.

Demain, Le Meilleur des mondes ?

Tout récemment paru, le dernier ouvrage du philosophe Bertrand Méheust est titré La Nostalgie de l’Occupation [2012]. Il fait suite à La Politique de l’oxymore [2009]. Retour donc sur l’oxymore, figure de style associant dans une même proposition deux termes sémantiquement opposés, telle cette « dictature douce » du confort qui rythme nos vies. « Développement durable », « capitalisme vert », « croissance négative », « flexisécurité », « marché civilisationnel », « bombes intelligentes »… Allez, vous pouvez enrichir la liste de vous-mêmes, tant ces clichés, à l’image de cet oxymore métallique qu’est le 4×4 urbain, ont envahi notre quotidien.

« Toute société a vocation à persévérer dans son être », martèle le philosophe. Dût-elle pour cela faire en sorte que ses élites mobilisent moult oxymores afin d’en convaincre le bon peuple. Le développement durable, juge le philosophe, revient à graver dans l’opinion publique l’idée que la croissance est compatible avec la sauvegarde de notre planète. Alors que notre société globalisée, élevant toujours plus d’élus aux standards de vie jusqu’ici réservés aux seuls Occidentaux et Japonais, menace à court terme l’équilibre de la biosphère. Au nom du principe de précaution – et même si des penseurs minoritaires, se parant du costume galiléen du sage qui a raison seul contre tous, affirment qu’il n’y a pas lieu de craindre un hypothétique réchauffement –, le consensus croissant des experts exige que de toute urgence soient posées des entraves mondiales aux atteintes environnementales.

La Nostalgie de l’Occupation nous amène donc à inaugurer le questionnement de l’asservissement mis en œuvre dans nos sociétés. Au nom de notre bien à tous, l’humanité vogue vers une « apocalypse molle », faite de consensus banal faisant rimer bonheur et consommation, sur fond de soumission aux marchés, avec pour horizon prévisible le crime suprême dont n’auraient même pas rêvé les nazis. Leur échelle du mal était étalonnée sur le génocide. L’horizon logique de notre hubris consumériste, c’est l’écocide, la destruction du biotope planétaire.

En conclusion, poussons l’analogie jusqu’à ses extrêmes : faudra-t-il instaurer une dictature universelle pour permettre à notre humanité de survivre sans trop de casse ? Plus pernicieusement, se dirigerait-on insidieusement vers le développement d’une éthique de la soumission volontaire, thèse exposée entre autres par deux spécialistes en éthique médicale, Marc Grassin et Frédéric Pochard, dans La Déshumanisation civilisée [2012] ? Attention, le terrain est miné. Ce fantasme d’organisations internationales s’arrogeant tous les droits au nom de l’intérêt suprême de l’humanité – il faut sauver la Terre –, fossoyeuses de toute forme de démocratie et de souveraineté nationales, est mis en scène conjointement par les climatosceptiques et les partisans de la théorie du complot. Il constitue en reflet un tabou majeur de l’écologie, qui voudrait en logique que l’on puisse imposer la décroissance par la responsabilisation de chacun, par le consensus démocratique.

Dans vingt ans, au nom du maintien de notre civilisation même, il y aura sûrement eu quelques voix pour insidieusement convaincre l’humanité de se montrer « raisonnable », de même que les Grecs sont aujourd’hui amenés à passer sous les fourches caudines de l’équilibre financier : il faudra se contraindre à partager nos ressources mondiales limitées au prorata de leur disponibilité, et non en postulant qu’elles sont inépuisables. Car ce qui ressort de ces lectures, c’est que si la prospective est possible à une telle échelle, les États auront, en toute probabilité, échoué à négocier l’intérêt collectif alors que la température du globe flirtera avec un seuil anticipé comme celui de la catastrophe. Aurons-nous alors pour tout arbitrage la guerre de tous contre tous, ou la soumission raisonnée à une dictature mondiale en charge de notre survie ?

LOVELOCK James [2006], La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle (et comment pouvons-nous encore sauver l’humanité) ?, trad. fr. Thierry Piélat [2007], Paris, Flammarion.

MARÉCHAL Jean-Paul [2011], Chine/USA. Le climat en jeu, Paris, Choiseul.

MITCHELL Timothy [2011], Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, trad. fr. Nicolas Vieillescazes [2011], Alfortville, È®e.

MÉHEUST Bertrand [2012], La Nostalgie de l’Occupation. Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement ?, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

MÉHEUST Bertrand [2009, rééd. 2010], La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

GRASSIN Marc et POCHARD Frédéric [2012], La Déshumanisation civilisée, Paris, Cerf.

Le climat totalitaire

De nombreux livres, récemment publiés, ont en commun de postuler une étrange analogie entre la soumission humaine, « volontaire » ou non, et la catastrophe climatique annoncée. Une revue de détail s’impose…

Nous sommes tous des esclavagistes !

Ouvrons le bal avec Jean-François Mouhot et son livre Des esclaves énergétiques [2011]. Question provocante : serions-nous tous esclavagistes sans le savoir ? Pour cet historien, la réponse est moralement oui. Au prisme d’un retour sur l’histoire de l’esclavage et de la révolution industrielle, il souligne les liens unissant notre civilisation à celles qui l’ont précédée. L’esclavage était une constante de l’histoire depuis l’époque sumérienne, et le pays qui a aboli l’esclavage en premier, la Grande-Bretagne du 19e siècle, est aussi celui qui a initié la révolution industrielle, matrice du monde contemporain. Substituer l’énergie du charbon à la force humaine contrainte devenait soudain possible. Conséquence : notre confort d’aujourd’hui repose sur des « esclaves énergétiques », qui nous fournissent de la lumière, du chauffage, du transport, des biens manufacturés… À telle enseigne que sans pétrole ou charbon, il faudrait que l’habitant d’un pays développé dispose d’une centaine de serviteurs pour jouir d’un niveau de vie comparable. La littérature anglo-saxonne, dont l’auteur dresse un beau panorama, a abondamment glosé sur ces équivalences.

À quoi bon cette curieuse analogie entre esclaves humains et ressources énergétiques ? Utiliser une voiture plutôt que fouetter des porteurs est tout de même plus défendable, non ? Si ce n’est que nous savons de mieux en mieux, depuis plusieurs décennies, que nos domestiques virtuels nous posent un sérieux problème moral : leur labeur consume des énergies fossiles dont la combustion affecte le climat. L’auteur plaide pour un autre rapport au monde, où le souci éthique mettrait un frein à la logique économique, qui nous englue aujourd’hui au volant d’un bolide roulant à tombeau ouvert vers la catastrophe. Penser que nous opprimons nos descendants en les vouant à un sombre avenir, de la même manière qu’en toute bonne conscience, le riche Romain exploitait ses esclaves, pourrait nous amener à réviser nos comportements… Mais un électrochoc moral est-il vraiment en mesure de nous amener à renoncer à une bonne part du doux confort que nous procure la science ?

Du sucre et des flammes…

Même sommairement résumée comme ci-dessus, la thèse est séduisante. Elle rejoint d’autres écrits, sur l’esclavage par exemple. Prenons Le Sucre et les Larmes, de Pierre Dockès [2009], dans lequel l’économiste revient sur l’histoire conjointe de la production sucrière et de l’esclavagisme. Il y souligne la constante de ce qu’il appelle le « paradigme sucrier », à savoir la recette, imposée plusieurs siècles durant comme une évidence par les décideurs économiques à l’ensemble des acteurs de cette industrie et aux opinions publiques, que produire du sucre revenait « forcément » à disposer de grandes propriétés foncières mises en valeur par un personnel servile, « fonctionnant à la manière des camps de concentration pour avoir des systèmes sociaux le plus simplifiés possible ». Et ce système ne s’est effondré qu’à la suite d’une crise radicale, morale, qui a rendu l’esclavage impossible. Et absolument pas parce qu’il a été démontré qu’il était économiquement peu rentable (ce qui était vrai de tout temps, comme en Inde où cette culture prit place pour la première fois, où il était produit par des paysans indépendants dans de petits domaines) et que l’on pouvait lui substituer autre chose. Et donc oui, on pourrait postuler que nous renoncerions à nos esclaves énergétiques si une poignée de quakers modernes donnaient de la voix – les quakers forment un mouvement religieux qui a joué un rôle fondamental dans l’abolitionnisme, au tournant des 18e-19e siècles.

Mouhot fait aussi cause commune avec Alain Gras. Dans Le Choix du feu [2007], ce socio-anthropologue souligne à l’envi combien la bifurcation opérée lors de la révolution industrielle, du travail humain aux calories du charbon et du pétrole, n’était pas acquise d’avance. Déterminé par des contingences sociales, ce choix était un parmi d’autres, et il aurait pu prendre place dans d’autres sociétés que la Grande-Bretagne, à d’autres moments qu’au 19e siècle… Il est dommage que l’étude de la causalité – pourquoi cela est advenu à cet endroit, à cette époque précise ? – ne fasse pas l’objet d’un développement plus poussé, Gras renvoyant à un hypothétique frein social implicite qui aurait empêché les sociétés d’antan et d’ailleurs de se lancer dans l’aventure industrielle. Au-delà de cette remarque, son ouvrage n’en demeure pas moins un indispensable complément à la lecture des Esclaves énergétiques.

Le carbone, maître de nos vies…

Alors que Mouhot souhaite que nous méditions sur le reflet que nous renvoie le miroir des sociétés esclavagistes défuntes, le journaliste scientifique Frédéric Denhez, avec La Dictature du carbone [2011], nous plonge au cœur sombre d’un totalitarisme contemporain et néolibéral. Car « le carbone est le dictateur de notre avenir », souligne-t-il en introduction, avant d’en apporter la démonstration en 13 chapitres explorant les divers aspects de notre soumission inédite : le carbone est responsable de l’effet de serre, il est partout, et surtout émis par tous (y compris par ces malins de Français, gavés d’une propagande qui voudrait leur faire croire que l’électricité nucléaire réduit l’empreinte carbone… Mais tout est question de ce que l’on chiffre) ; Denhez opère un petit tour sur les indicateurs économiques et sociaux, démonte minutieusement celui de l’empreinte carbone, qui visiblement ne sert qu’à générer de l’argent virtuel sur un marché financier créé ad hoc, et à orienter nos conduites par la culpabilité : manger de la viande, est-ce si mal que ça ? Que dire des pommes en mai, plus consommatrices de carbone que des fraises à Noël, pour cause de long séjour en chambre froide ? Et peut-on réellement compenser une émission carbone en pays riche (qui a eu lieu) par une autre en pays pauvre (qui n’aura pas lieu) ou par du reboisement sous les tropiques, quitte à truquer ce que l’on mesure ? La démonstration, pour être alerte, n’en est pas moins implacable et démonte nombre d’idées reçues.

Des multiples remarques de l’ouvrage, peuvent être retenus les développements tissés autour de l’effet rebond. C’est, à grand trait, l’idée que vous achetez une voiture, qui consomme deux fois moins, à distance parcourue égale, que votre précédent véhicule, maintenant réduit à un cube de tôle-plastique-caoutchouc suite à la prime incitative dite « à la casse » (défunte depuis peu, ladite prime était une hérésie écologique : vu le gouffre de ressource que constitue la fabrication d’une voiture, il aurait été infiniment plus « durable » d’aider le marché de l’occasion… Mais le productivisme national a ses logiques, qui valent que le politique embrigade le consommateur à agir à l’encontre des intérêts de la planète). Eh bien donc, avec votre voiture vertement labellisée CO2 réduit, vous allez rouler plus, en toute bonne conscience, convaincu que de toute façon que vous polluez moins. C’est ça, cet effet rebond qui nous englue dans le gaspillage. La technique peut bien muter vers plus d’économie, l’animal consumériste qu’est l’humain en voudra « toujours plus ». En toute bonne conscience.

La charge de Denhez se clôt sur un ensemble de brèves qui valent indicateurs de solutions susceptibles conjointement de sauver tout à la fois notre planète, notre modèle social et notre démocratie. Il faut indexer, par exemple, nos comportements non sur la Bourse, mais sur des valeurs morales (tiens, on retrouve sous d’autres oripeaux l’argumentation de Mouhot). Intensifier une vraie agriculture durable, concevoir des politiques urbaines pour réguler l’impact des villes sur le climat… Et il faut lutter contre les inégalités, car celles-ci nuisent à l’environnement. Plus de démocratie, combler les fossés sociaux… Dans cette logique, ajoutons qu’il faudra arbitrer : les pays riches ne devraient-ils pas accepter de payer pour les dommages qu’ils ont causés à l’environnement planétaire, aider les pays pauvres à jouir d’un meilleur niveau de vie et à « dégager » leurs dictateurs… Et surtout réduire intelligemment leur consommation, pour la mettre au niveau de celle des autres. Conclusion de l’ouvrage : vous pouvez commencer par boycotter le « supermarché, symbole d’une arrogance prédatrice et dispendieuse ».

Cela pourrait-il être suffisant ? Nous verrons la semaine prochaine ce que d’autres auteurs avancent sur la question…

MOUHOT Jean-François [2011], Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, Paris, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire ».

GRAS Alain [2007], Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard.

DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie.

DENHEZ Frédéric [2011], La Dictature du carbone, Paris, Fayard.

Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.

L’amertume du goût sucré de la mondialisation

Café, thé ou chocolat ? Avec ou sans sucre ? Beurre ou confiture ? Chaque matin, pense-t-on en prenant son petit déjeuner qu’on accomplit une activité éminemment mondiale ? C’est au 18e siècle, dans les classes dirigeantes de l’Europe occidentale, que se formalise ce premier repas de la journée sous les formes canoniques que nous lui connaissons, celles du continental breakfast de tous les hôtels du monde. Le café est une plante domestiquée en Éthiopie et au Yémen. Le cocoal, qui a donné cacao et chocolat, est un mot nahuatl, la langue des Aztèques ; le chocolat est américain. L’arbuste du thé, le Camelia sinensis, est, comme son nom l’indique, chinois. Afrique, Amérique, Asie : trois parties du monde différentes pour fournir la matière première aux boissons dopantes que les Européens ont choisies, il y a moins de trois siècles, pour rompre le jeune nocturne (ce que signifie littéralement « dé-jeuner »). Dans tous les cas, la contribution européenne à l’élaboration de ces trois breuvages a été d’y adjoindre du sucre, ce que les Amérindiens ne pouvaient pas faire ou ce que les Chinois se gardaient bien de faire. Tous ces produits, qu’on appelait naguère sans état d’âme « coloniaux », viennent de régions tropicales ou subtropicales. En d’autres termes, ils ne peuvent pousser en Europe, en tout cas jusqu’à la mise au point du sucre de betterave.

Le sucre n’est pas consommé qu’en début de journée. Nous savons bien, aujourd’hui, dans les sociétés anciennement développées, comme dans les pays qui s’enrichissent rapidement, que nous en mangeons ou buvons beaucoup trop. L’abus de sucre, en regard des efforts physiques fournis, est le principal facteur d’obésité. Ce n’est pas encore le cas d’une grande partie de l’humanité pour qui un soda est un luxe rare, voire impensable ; ce n’a surtout pas été le cas de pratiquement toutes les sociétés avant le 19e siècle. Or le sucre n’est pas qu’une source de plaisir, il comble des besoins physiologiques. Il peut aussi représenter une source de calories immédiatement mobilisables, comme le savent tous les pratiquants d’un sport nécessitant des efforts prolongés. Ainsi, le sucre fut longtemps ardemment désiré. Or, si rien ne nous semble plus banal qu’un morceau de sucre blanc aujourd’hui, longtemps ce ne fut pas le cas. Rares étaient les produits fortement sucrés, le miel essentiellement et, pour certaines régions du monde, le suc d’érable. On ne pouvait conserver certains fruits qu’en les faisant sécher (dattes, figues, raisins…). Toutes les consommations restaient donc très modestes. Donc, à la différence de l’excès contemporain, un manque évident de sucre pour la plupart des sociétés historiques.

Le tour du Monde de la canne

Jusqu’au 19e siècle, on n’a connu qu’une seule façon de produire du sucre, en concentrant celui contenu dans la canne, justement dite « à sucre ». Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est (les Papous cultivaient également une canne à sel) a très tôt été domestiquée. Mais c’est au cours du 1er millénaire avant notre ère qu’en Inde on dépasse sa simple consommation immédiate pour en extraire le sucre. C’est une révolution : on obtient un produit qui, gardé au sec, peut se conserver quasi éternellement. Il a même la propriété de pouvoir conserver d’autres produits (fruits confits, confitures). L’humanité est redevable à l’Inde à la fois de la production du sucre et de son utilisation (pâtisserie, confiseries…). Les soldats d’Alexandre y découvrent ce « roseau qui donne du miel ».

C’est aussi en Inde que fut mis au point le complexe de production qu’on appela « plantation », c’est-à-dire une exploitation de grande taille à main-d’œuvre esclave. Ce procédé se diffusa en Iran et en Irak, de là en Égypte puis au Maroc. Dans le monde romain, le sucre n’est pas inconnu, mais c’est un bien qui vient de loin, aussi rare et cher que la soie. Ce sera une épice jusqu’au 17e siècle, c’est-à-dire un produit relevant plus de la pharmacopée que de l’alimentation. En effet, les Européens ont un gros problème : la canne ne peut pas ou guère pousser au nord de la Méditerranée. Cette herbacée a un cycle de vie de quinze à dix-huit mois, sans compter les rejets. Mais elle ne supporte pas un hiver un peu froid. En dehors de quelques îles méditerranéennes, de la huerta de Valence ou de la plaine de Séville, sa culture est impossible.

Or, avec les Croisades et le commerce italien, les très riches Européens ont pris goût au sucre. Que ce soit comme remède ou comme aliment ostentatoire, grande noblesse et haute bourgeoisie dépensent des sommes considérables pour acquérir du sucre. Pouvoir cultiver la canne devient donc, à la fin du Moyen Âge, un enjeu géopolitique essentiel. C’est l’une des principales motivations de la conquête de la Macaronésie : Madère, Açores, Canaries. C’est surtout Madère, dont le climat convient bien à la canne, qui devient le premier lieu européen de culture de « l’or vert » au 15e siècle.

Après l’or, le sucre est l’une des principales motivations des voyages lointains des Ibériques. Dès son deuxième voyage, Colomb emporte dans les cales de ses caravelles des plans de canne. Il s’avère très vite que l’Amérique tropicale se prête fort bien à cette culture. On a là une clef essentielle de l’expansion européenne outre-Atlantique. Toutes les puissances maritimes de l’Europe occidentale se sont efforcées d’arracher aux Portugais ou aux Espagnols des portions de littoraux ou des îles au climat chaud et humide. Au 16e siècle, c’est le Nordeste brésilien qui connaît une première diffusion des plantations sucrières (cf. carte). C’est en effet la côte de l’Amérique tropicale la plus facile d’accès à partir de l’Europe, grâce aux vents et aux courants de l’Atlantique. Puis à partir du 17e siècle, les Antilles sont progressivement transformées en plantations du sud-est (Curaçao) au nord-ouest (Cuba). À partir du 18e siècle, le modèle de l’île à sucre se diffuse dans l’océan indien. Au 19e siècle il gagne le Pacifique.

Grâce à cette diffusion dans toute la zone intertropicale aisément accessible par mer, la consommation de sucre, en Europe d’abord, puis dans le reste du monde, a pris le caractère massif que nous lui connaissons. Au début du 19e siècle, dans le contexte du blocus continental, la betterave sucrière permet l’une des plus célèbres « substituabilités » de l’histoire économique mondiale. Le petit déjeuner, le dessert, les confiseries sont devenus des pratiques largement partagées dans toutes les classes sociales européennes, puis mondiales.

Une marque profonde sur l’espace mondial

Cette histoire n’est pas qu’une question de pratique culinaire ou d’équilibre alimentaire. Le Monde serait bien différent sans la diffusion massive de la plantation sucrière. D’abord, avec d’autres cultures certes, en particulier le coton, la plantation de canne à sucre permet de comprendre pourquoi les Européens, jusqu’au milieu du 19e siècle et la seconde colonisation, se sont essentiellement intéressés à la zone intertropicale. En dehors des régions productrices de métaux précieux, les parties tempérées du monde ne pouvaient produire que des biens qu’on trouvait déjà en Europe, donc qui ne supportaient pas l’énorme coût du voyage. Le sucre fut longtemps, pour les armateurs plus que pour les planteurs, une affaire juteuse. Les patrimoines urbains de Bordeaux, Nantes ou Bristol en témoignent aujourd’hui.

Or la diffusion de cette culture se fit sous forme de la plantation esclavagiste. Les Européens n’en furent pas les inventeurs, cela remonte à l’Inde ancienne, et ce sont les Arabes qui la transmirent à l’Europe. Cette pratique a induit le recours massif à l’esclavage des Noirs, avec des pratiques qui comptent parmi les plus horribles de l’histoire de l’exploitation d’êtres humains par d’autres hommes. Les Européens n’ont pas non plus inventé la traite négrière, mais ils lui ont donné une ampleur considérable sous sa forme transatlantique. De l’histoire du sucre découle donc le peuplement afro-américain.

La plantation est une structure géoéconomique totalement extravertie. Privée de son marché, une région sucrière est réduite au marasme. C’est ce que montre la triste histoire d’Haïti au 19e siècle. La culture de la canne fut donc doublement facteur de sous-développement dans les régions intertropicales, en particulier de part et d’autre de l’Atlantique : en pratiquant une saignée démographique en Afrique noire, tout en désorganisant les sociétés locales, mais aussi en imposant une économie totalement dépendante du marché de l’Atlantique tempéré dans les régions tropicales d’Amérique, puis d’ailleurs.

Il y a tout un débat sur le caractère inévitable du mode d’exploitation particulièrement féroce qu’a représenté la plantation. On a longtemps écrit que la nécessité de traiter les cannes très vite et la contrainte lourde de l’investissement du moulin induisaient la grande exploitation esclavagiste. Récemment Pierre Dockès (2009) a développé l’idée que l’économie de plantation, qu’il qualifie de « paradigme productif », n’était pas inévitable mais a représenté une forme historique particulièrement efficace d’exploitation, permettant de concentrer des richesses en Europe.

En ce sens, la plantation sucrière a doublement contribué à la Révolution industrielle. D’abord par l’enrichissement qu’elle a rendu possible dans certaines régions de l’Ouest européen. Ensuite en proposant un modèle d’organisation qui préfigure celui de l’usine du 19e siècle (idée particulièrement développée par Sidney Mintz). Le Monde aurait donc été profondément différent sans le goût, bien amer, du sucre.

carte grataloup 3

source : Géohistoire de la mondialisation Armand Colin (collection U), 2006, cartographie de Jean-Pierre Magnier.

Pierre Dockès, 2009, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Descartes & Cie.

Sidney Mintz, 1986, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, Penguin Books.

Olivier Pétré-Grenouilleau, 2004, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard.