La société swahilie au cœur du grand commerce africain

L’histoire de l’océan Indien met souvent l’accent sur les diasporas arabes, persanes, gujaratis ou cholas, dans la formation de réseaux commerciaux qui s’étagent sur presque trois millénaires. On sait le rôle des diasporas indiennes dans l’implantation du bouddhisme et de l’hindouisme en Asie du Sud-Est. On connaît l’importance des Arabes et Persans dans la diffusion de techniques commerciales et financières qui précèdent les réussites génoises ou vénitiennes en la matière. Mais, comme souvent, les diasporas commerciales africaines restent partiellement dans l’ombre. Leur rôle a pourtant été déterminant dans l’ouest de l’océan Indien : c’est en particulier la société swahilie, implantée dans des sites portuaires et urbains le long d’un corridor allant de Mogadiscio aujourd’hui jusqu’au sud du Mozambique, qui doit être mise à l’honneur pour sa pérennité, sa spécialisation commerciale presque exclusive, sa capacité aussi à s’adapter aux changements de l’histoire globale.

Si l’on recherche les origines de cette population originale il faut d’abord souligner qu’un commerce est-africain, dans l’océan Indien, pourrait avoir débuté dès l’âge du Bronze. On a en effet retrouvé des formes précoces de mil spécifiquement africain, en Arabie ou dans le nord de l’Inde, dès la fin du 3e millénaire avant l’ère commune. De même, dès 2500 avant notre ère, les objets fabriqués en résine de trachylobium, plus connue sous le nom de copal, auraient voyagé d’Afrique de l’est vers la Mésopotamie. On ne sait cependant pas si ces transferts ont fait partie d’un commerce régulier, ni même si des Africains en étaient les acteurs : il faut donc rester assez prudent malgré ces présomptions. En revanche, c’est sans doute au 1er siècle av. J.-C. que la côte est africaine est indubitablement entrée dans le grand commerce de l’océan Indien. Si, jusqu’alors, des navigateurs égyptiens, hellénistiques ou romains, avaient fréquenté la région via la mer Rouge, c’est bien juste avant notre ère que la structure future des échanges se met en place. Des commerçants, pour l’essentiel arabes et indiens, viennent désormais régulièrement chercher de l’ivoire pour le transporter dans les ports situés sur le parcours reliant la mer Rouge, le golfe Persique et la côte indienne. Au début de notre ère, le port de Rhapta, dominé par des Yéménites, marque une réelle institutionnalisation de ces échanges (voir chronique du 24 mai sur ce blog).

La légende voudrait que les premiers marchands arabes soient à l’origine du peuplement swahili… Il est beaucoup plus probable que les premiers Swahilis aient été en continuité avec des populations bantoues pratiquant l’agriculture mais dotées assez tôt d’une réelle technologie maritime [Horton et Middleton, 2000, pp. 37-46]. L’idée d’une origine purement arabe des Swahilis est donc aujourd’hui complètement abandonnée même si les interactions matrimoniales entre Africains et Arabes ou Persans seront nombreuses, constituant ainsi une population en partie métissée. Il n’en reste pas moins que l’identité swahilie se maintiendra au cours des siècles, absorbant les individus extérieurs et contrôlant souvent ses alliances matrimoniales (notamment au 18e siècle face aux conquérants omanais) pour ne rien perdre de son pouvoir commercial. Par ailleurs, ce métissage n’est pas une réelle surprise et résulterait de l’intégration de l’Afrique de l’Est comme périphérie du système-monde, entre 6e et 10e siècle [Beaujard, 2007, p. 43], laquelle imposait un lien fort entre les courtiers africains que furent les Swahilis et les commerçants de longue distance, de fait largement musulmans.

Aux premiers siècles de notre ère, ce « commerce pré-swahili » a incontestablement pâti de la disparition de l’Empire romain, laquelle devait raréfier les voyages via la mer Rouge, laissant donc toute la place aux Orientaux. À leur place, des commerçants perses sassanides viennent de fait, au 6e siècle, s’approvisionner en esclaves. C’est avec la montée de l’islam, au 7e siècle, que le commerce swahili allait prendre toute sa dimension. Le premier califat omeyyade, plutôt centré sur la Syrie et la Méditerranée, laissait une certaine liberté à des groupes musulmans dissidents pour développer le commerce de l’océan Indien. Ce sont les Kharidjites de Bassora et leurs alliés Ibadites d’Oman qui allaient saisir l’opportunité, en développant d’abord le commerce des esclaves destinés à assainir les marais du sud de l’Irak, à partir des ports négriers de Pemba et de Zanzibar. Sous le califat abbasside, après 750, l’ivoire deviendrait une denrée de plus en plus importante, réexportée par les Arabes vers l’Inde et surtout la Chine [Horton et Middleton, pp. 75-76] tandis que la demande d’esclaves devait faiblir suite à la révolte de ces derniers en Irak (868). À côté de ces deux produits, c’est aussi le bois de construction qui est exporté (bois dur et poteaux extraits de la mangrove), la corne de rhinocéros (à destination de la Chine), l’ambre gris utilisé dans la parfumerie, enfin les carapaces de tortue servant à fabriquer des peignes… Au total, le commerce entre le golfe Persique et l’Afrique de l’Est était devenu régulier, voire routinier, dès les 9e et 10e siècles.

La liaison avec la mer Rouge allait cependant reprendre aux 10e et 11e siècles sous l’impulsion de la dynastie égyptienne des Fatimides. Ces derniers viennent d’abord en Afrique de l’Est pour l’or (exploité dans la région du Grand Zimbabwe) qu’ils fondent ensuite pour obtenir le dinar, véritable monnaie de référence de l’époque. Ils y exercent aussi, en partie pour répondre à des besoins byzantins et européens, une forte demande pour l’ivoire. C’est enfin le cristal de quartz qui rejoint les produits traditionnellement exportés et sera remarquablement travaillé dans les ateliers cairotes. Sur cette lancée, les marchands swahilis deviennent plus ambitieux, allant peut-être jusqu’à fréquenter le port d’Aden au 13e siècle [ibid., p. 81]. Et de fait les marchands d’Aden concurrencent activement ceux venus d’Égypte ou originaires du Golfe dans le commerce est-africain. Ils s’intéressent notamment à l’or, permettant à la ville swahilie de Kilwa de devenir le centre régional incontesté de ce trafic. C’est au 15e siècle que les marchands indiens, notamment de Cambay, deviennent sans doute prépondérants, apportant riz, blé, indigo, savon, cornaline, huile, poterie vulgaire et surtout du textile : la production textile swahilie pourrait alors avoir diminué, voire disparu [ibid., p. 82] au profit de ces tissus et vêtements prestigieux importés…

À partir du 16e siècle le commerce swahili change de nature avec l’intrusion portugaise, puis la conquête omanaise. Les Portugais s’implantent dans les ports swahilis et cherchent à monopoliser le commerce de l’or et de l’ivoire, tant avec l’intérieur que vers l’extérieur, en créant des forts militarisés. Mais ils ne gênent que marginalement les affaires de la diaspora qui, étant moins présente sur l’or et sur l’ivoire, se replie sur une multitude d’autres produits d’exportation (copal, ambre gris, bois de construction, coquillages, esclaves et plusieurs produits alimentaires, céréales, noix de coco, vinaigre, coprah). Il en ira de même au 18e siècle après la conquête par Oman des forts portugais en Arabie du Sud puis, dans la foulée, sur la côte est-africaine. Le commerce swahili connaît alors son âge d’or, se développant sur l’ivoire et les esclaves (à destination des plantations omanaises, comme des établissements français sucriers des Mascareignes et de Madagascar) en dehors des taxations omanaises. Au début du 19e, c’est la production du clou de girofle sur Zanzibar et Pemba qui fournit une autre recette d’exportation. Les choses commenceront à changer en 1832 avec l’établissement de la capitale du sultanat à Zanzibar (au lieu d’Oman), la militarisation de la côte et la saisie progressive du commerce swahili par les Omanais, enfin avec la mainmise anglaise sur l’administration du sultanat après 1888.

Cette chronologie étant posée, il importe aussi d’analyser la structure des échanges des marchands swahilis, tant avec leurs partenaires étrangers, Arabes ou Indiens, qu’avec leurs fournisseurs de l’intérieur. Ce qui frappe d’emblée, c’est la remarquable capacité de ces commerçants à ne pas régler leurs achats intérieurs de produits destinés à l’exportation via le transfert de produits importés. Plus précisément, ils paient l’or, l’ivoire, les esclaves, obtenus à l’intérieur du continent, en remettant d’abord leur propre production urbaine de textile, de produits métalliques (fer et cuivre), ou de coquillages. Ce n’est qu’accessoirement qu’ils transmettent les perles et pièces de verre d’importation, la céramique chinoise ou les textiles indiens, tout au moins jusqu’au 15e siècle. Ces produits serviraient longtemps de marqueurs sociaux, d’indicateurs de statut et de bon goût, et à ce titre seraient jalousement conservés dans une société où le waugwana, le statut de « patricien » est assimilable à une élégance, une culture, un style spécifique. Tout se passe donc in fine comme si les commerçants swahilis échangeaient ces signes importés de statut social contre leur propre production urbaine. Mais avec, à travers la médiation des produits exportés de l’intérieur, une conséquence économique potentiellement désastreuse : la relégation des populations non côtières dans un statut de fournisseur de produits primaires non transformés, dont la « fabrication » relève moins de l’économie que du brigandage (razzias esclavagistes) ou du pillage des ressources naturelles (massacre des éléphants et rhinocéros). Il en irait de même des monnaies obtenues parfois dans l’échange : les dinars d’or venus du Yémen resteraient dans l’économie urbaine côtière tandis que seules les pièces locales de cuivre et d’argent circuleraient sur le corridor swahili et, plus marginalement, vers l’intérieur.

Au total, la société swahilie a certainement construit une des diasporas commerciales parmi les plus durables de l’océan Indien. Sa forte culture élitiste, son souci de maintenir les structures de base de son commerce, sa capacité à gérer intelligemment ses contacts avec l’intérieur des terres comme ses alliances extérieures ont assuré son succès sur plus de deux millénaires. En revanche sa faiblesse militaire et surtout sa difficulté apparente à voyager en dehors de la côte africaine ne lui ont pas permis de s’adapter au mieux au contexte, de fait militarisé, de l’économie globale, à partir du 17e siècle.

BEAUJARD P. [2007],   « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde eurasiatique et africain avant le 16e siècle », in : L’Afrique et Madagascar, D. Nativel et F. Rajaonah (éds.), Paris, Karthala, pp. 29-102.

HORTON M. et MIDDLETON J. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

Du capitalisme diffus au capitalisme concentré : l’originalité de l’Europe dans l’histoire globale selon Arrighi et Mielants.

Une problématique récurrente en histoire globale tend à identifier les ressorts du dynamisme occidental à une certaine relation, apparue sans doute dès la fin du Moyen Âge, entre le pouvoir politique et les marchands. Développé dans le cadre des politiques mercantilistes des 17e et 18e siècles, mais déjà connu dans les Cités-États italiennes au 13e siècle, ce lien particulier aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses « grandes découvertes » territoriales.

C’est sans doute Arrighi [1994] qui a le premier précisé la nécessaire connivence entre pouvoir politique et capital marchand dans la genèse d’une véritable originalité de l’Occident. Il retient d’abord l’approche de Braudel [1985] qui fait des capitalistes des individus non spécialisés et donc capables d’investir n’importe où afin d’augmenter significativement leur capital-argent disponible, mais aussi des acteurs soucieux de disposer d’une souplesse permanente dans l’affectation de leurs fonds. Il trouve le modèle de ces capitalistes dans les marchands des Cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge mais, et c’est là une originalité profonde par rapport à l’héritage braudélien, Arrighi considère qu’ils n’ont fait que reproduire des comportements anciens, observés de longue date dans le système afro-eurasien, et propres à ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme diffus ». Dans ces conditions, « la transition vraiment importante qu’il s’agit d’élucider n’est pas celle du féodalisme au capitalisme, mais le passage d’un pouvoir capitaliste diffus à un pouvoir capitaliste concentré » [Arrighi, 1994, p. 11]. En ce sens, les capitaux diffus seraient une constante de l’histoire, leur concentration sur un territoire et entre quelques mains serait une originalité ouest-européenne particulièrement féconde…

Rejoignant Wallerstein [1974], Arrighi considère que ce passage est intrinsèquement lié à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique tout comme à la nature des hégémonies successives. Il étudie alors les différences de logique entre ce qu’il nomme le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire et de la population soumise, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel ou un effet collatéral) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité et ne cherchera l’acquisition de territoires qu’au titre de moyen). Si les deux logiques sont considérées comme alternatives dans la formation de l’État, Arrighi n’en marque pas moins l’existence de synergies importantes entre les deux. Si Venise connaît tant de réussite, par exemple, c’est qu’elle développe les deux simultanément tout en assurant qu’elles n’entrent jamais en contradiction. Elle assurerait ainsi un premier « pouvoir capitaliste concentré » dans l’histoire de l’Occident, tirant parti par ailleurs du système mis en place entre les Cités-États italiennes. Ce pouvoir capitaliste concentré serait considérablement renforcé au 17e siècle dans le cas des Provinces-Unies. Unissant les deux logiques, comme à Venise, les Pays-Bas bénéficieraient, dans le cadre de la formation des États modernes, de leur opposition frontale historique aux grands empires, d’une plus grande capacité militaire à contrer durablement ces derniers, d’un accès direct aux ressources économiques (produits asiatiques) que Venise mobilisait à travers les intermédiaires mongols ou égyptiens, d’une technique de formation étatique supérieure [1994, pp. 44-47]. Autrement dit, les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État.

Mielants [2008] reprend à son compte l’importance accordée par Arrighi aux Cités-États tout en l’étendant à ce qu’il nomme le « système inter-Cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités. Pour lui, au-delà d’un capital marchand bien en place, des pratiques capitalistes émergeraient clairement en Europe de l’Ouest entre le 12e et le 14e siècle. Mais c’est évidemment dans les Cités-États que ces pratiques sont de loin les plus significatives, notamment parce que les marchands y détiennent clairement le pouvoir et mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. Comme Arrighi, il montre le caractère crucial du commerce extérieur pour ces cités et leur capacité à construire, non seulement un capital marchand fort, mais un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent du territorialisme comme du capitalisme.

Mais ce sont les systèmes politiques communs à ces Cités-États qui apparaissent finalement déterminants dans la mesure où « les mêmes politiques et techniques de domination et d’exploitation expérimentées par les élites du système des Cités-États furent ensuite reprises par les élites des États-Nations, aux 16e et 17e siècles, pour renforcer leur accumulation illimitée du capital » [Mielants, 2008, p.43]. Institutionnellement c’est le droit de regard des marchands dans les instances de décision des Cités-États qui serait décalqué plus tard au sein des grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation.

Là se situerait pour Mielants une différence fondamentale entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs homologues chinoises, indiennes ou d’Afrique du Nord. Vis-à-vis de la Chine, la comparaison est cependant plus nuancée. Sous les Song en effet, aux 11e et 12e siècles, l’État réhabilite les marchands, encourage le commerce en général, extérieur en particulier, construit des navires, sécurise les voies de transport. Mais ce ne serait pas en raison d’une influence des marchands sur le pouvoir central, ni même sur les pouvoirs urbains (très contrôlés par les fonctionnaires), comme ce le devenait en Europe, mais d’une pure décision du pouvoir impérial afin de contrer les menaces venues du Nord. Il s’agissait concrètement de remédier à l’impossibilité d’utiliser la route de la Soie, du fait de la mainmise des Mongols sur cette dernière, par un contournement maritime. Il s’agissait aussi de développer l’économie pour obtenir les ressources nécessaires à l’effort de défense contre la menace de ces nomades du Nord (la production de fonte, à usage militaire, progresse sensiblement à cette époque). Autrement dit, même dans ce cas apparemment similaire de progrès soutenu par le pouvoir politique, les ressorts de la décision en matière économique diffèreraient considérablement.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Tant redoutée au 12e siècle, la conquête effective de la Chine par les Mongols, au milieu du 13e siècle, sera particulièrement destructrice. Elle ruinera l’avance économique des Chinois, tandis que la percée des fils de Gengis Khan jusqu’en Europe fournira au contraire aux marchands des Cités-États italiennes l’ouverture sur le système-monde afro-eurasien dont ils pouvaient rêver [Abu-Lughod, 1989]. Et viendra ainsi conforter le pouvoir des marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise, sans compter le transfert à l’Europe de plusieurs innovations militaires. Autrement dit le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’Occident, associant une conjoncture favorable, pour les Européens, au sein de l’économie eurasienne globale, et des tendances lourdes à l’œuvre dans les cités-États italiennes, flamandes et hanséatiques de l’époque… Mielants combine ainsi remarquablement facteurs internes et externes dans l’explication de ce qui constitue les débuts d’une grande divergence entre Europe et Asie orientale.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BRAUDEL F. [1985], La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Un marchand de longue distance, dans l’océan Indien, au 12e siècle

C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.

Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.

Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.

Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.

Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…

La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…

GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.

Les Austronésiens et l’apport de plantes cultivées d’Asie du Sud-Est en Afrique de l’Est et à Madagascar

L’expansion austronésienne dans le Pacifique, à partir du milieu du 2e millénaire av. J.-C., est un fait relativement bien connu. En revanche, les mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien et leur rôle dans la diffusion de diverses plantes cultivées sont souvent ignorés.

Blench [2009] a postulé l’arrivée en Afrique, dans la première moitié du 1er millénaire av. J.-C., de trois plantes à multiplication végétative : le bananier, le taro et la grande igname Dioscorea alata L. L’ancienneté de l’arrivée du bananier en Afrique (il s’agirait de plantain, hybride Musa balbisiana x Musa acuminata, de type génétique AAB) est révélée par la trouvaille de phytolithes du genre Musa au Cameroun dans des fosses à ordures datées entre 840 et 350 av. J.-C. Les données génétiques montrent que ces bananiers ne sont pas venus de l’Inde : des Austronésiens ont dû apporter la plante, probablement sur les côtes d’Afrique de l’Est, la route suivie vers l’Afrique de l’Ouest restant mystérieuse. Des bananiers triploides AAA sont par ailleurs d’introduction ancienne en Afrique de l’Est.

La mise en place d’un système-monde afro-eurasien au tournant de l’ère chrétienne s’accompagne de nouveaux mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien. Ces Austronésiens apportent des bananiers de types AA, AAA, AB, AAB, et ABB [Blench 2009]. D’autres plantes arrivent sans doute à cette époque, ainsi le riz et le cocotier. Le témoignage de Pline [livre XII, parag. XLII-XLIII] qui parle de l’apport de cannelle sur la côte somalienne par des navires qui “mettent au moins cinq ans pour revenir [dans leur pays]” semble faire référence à des voyages austronésiens.

Le peuplement des Comores et de Madagascar par des Austronésiens – parlant une langue barito-sud-est du Sud de Kalimantan, d’après les caractéristiques de la langue malgache – serait intervenu un peu plus tard. Adelaar [2009] voit ces Austronésiens comme des marins en situation de dépendance par rapport à des maîtres de navires malais, arrivés au début de la formation de « l’empire » de Srîwijaya (7e siècle)[1]. Je considère pour ma part l’expansion malaise comme une cause possible d’un départ volontaire de ces pré-Malgaches, à une époque soit antérieure à Srîwijaya, soit contemporaine de sa formation [Beaujard, 2010] (on sait par les historiens arabes Balâdurî (9e siècle) et al-Tabarî (9e-10e siècle) que des « Sumatranais » appelés Sayâbiga (de Sâbag = Zâbag[2], « Javaka » par un intermédiaire tamoul Shâvaka) étaient par ailleurs installés avant l’islam dans le Sind : des voyages austronésiens se poursuivaient donc vers l’ouest de l’océan Indien).

Les premiers migrants à Madagascar comprenaient sans doute à la fois des hommes et des femmes [Hurles et al., 2005]. Ils apportaient avec eux des plantes cultivées, sur lesquelles l’archéologie ne fournit aucune donnée. La linguistique permet cependant d’identifier quatre plantes venues avec ces premiers Austronésiens : le riz (Oryza sativa L.), la grande igname, le cocotier et le safran d’Inde.

Le riz, essartage et riziculture humide

Les premiers migrants fabriquaient des outils en fer et possédaient des techniques de riziculture humide et de riziculture sèche, ce que l’on perçoit par la linguistique, mais aussi les pratiques agricoles et rituelles. Les étymologies des termes relatifs à la riziculture, soit hérités du proto-austronésien (PAN) ou du proto-malayo-polynésien (PMP), soit empruntés à des langues de l’Insulinde, révèlent les origines géographiques diverses des migrants et traduisent des introductions multiples au fil du temps. Le riz devait être cultivé en saison chaude (saison des pluies) à la fois sur essart et sur les bords des marais ou des rivières. Il ne s’agit pas encore de rizières aménagées : arrivés à Madagascar sans le bœuf, qui piétine aujourd’hui les rizières, les migrants auraient dû investir beaucoup d’énergie pour travailler le sol à la bêche.

Dans tout Madagascar, le mot vary désigne à la fois la plante, le paddy et le riz cuit. Il a été rapproché de langues de Kalimantan où on trouve bari, « riz cuit ». Certaines cérémonies sur essart évoquent de façon très précise des rituels des essarteurs de Kalimantan et des idées relatives à l’« âme » du riz, idées aujourd’hui presque disparues à Madagascar. Le vocabulaire de la riziculture humide est d’origine insulindienne, mais montre quelques termes venus de l’Inde, par l’Insulinde, fait qui semble correspondre à de nouveaux apports austronésiens à Madagascar intervenus au 2e millénaire. Différents des rituels sur essart, les rituels sur rizières humides mettent en œuvre des symboliques observées dans les cérémonies comportant un sacrifice de zébu, qui expriment une stricte différenciation sociale.

Les données linguistiques malgaches montrent que l’île a connu de multiples introductions de riz, d’origines diverses, à différents moments de son histoire. De nombreux termes apparaissent venus d’Afrique de l’Est et des Comores, à des époques difficiles à déterminer. Peut-être la riziculture était-elle moins importante que la culture de tubercules, mais sans doute y avait-il des pratiques agricoles diverses dès l’aube du peuplement.

La grande igname

La « grande igname » constituait une culture majeure des anciens Malgaches. Son nom est hérité du PMP. Des témoignages des 17e et 18e siècles montrent l’existence d’une technique particulière qui permettait d’obtenir des ignames de très grande taille, pratique bien connue aujourd’hui encore en Mélanésie, mais qui devait exister jadis en Indonésie orientale. Cette technique a peut-être été introduite dans la Grande Île après les premières arrivées (au 13e, 14e ou 15e siècle ?).

Globalement aujourd’hui, les tubercules (igname, taro, et les plantes américaines : manioc, patate douce) se trouvent symboliquement dévalorisés, classés dans une catégorie « noire » (et reliés aux autochtones et aux dépendants), en opposition au riz, aliment « blanc », associé au roi et aux nobles. La culture des ignames ne donne plus lieu à aucun rituel. L’arrivée vers le 13e-14e siècle d’Indonésiens qui initient le développement d’une riziculture humide intensive en même temps que celui de systèmes royaux fortement hiérarchisés semble à l’origine de cette dévalorisation générale des plantes « noires » et à celle de la divinisation du riz.

Le cocotier

Le terme malgache pour le cocotier et sa noix est généralement voanio, qui étymologiquement – voa/nio – signifie « fruit du cocotier ». Nio dérive du PMP. On peut supposer que les anciens Malgaches utilisaient pour leurs navires les fibres du cocotier de la même manière que les marins de tout l’océan Indien, mais les techniques de fabrication des bateaux cousus se sont perdues, sauf – dans une certaine mesure – pour le Sud-Est, où on les connaissait encore au 19e siècle.

Le safran d’Inde

Le safran d’Inde, Curcuma domestica Val. (famille des Zingibéracées) porte dans toute l’île le nom tamotamo, qui dérive probablement du malais banjarais tamo (Sud de Kalimantan). Comme en Asie du Sud-Est, le safran d’Inde est utilisé comme condiment, comme plante tinctoriale, mais surtout dans le domaine médico-religieux (le Curcuma est une plante protectrice, liée à la terre).

La rencontre entre Africains et Austronésiens

Porteurs d’un savoir agricole de zones tropicales humides, les Austronésiens mirent en valeur les régions les plus arrosées de l’île (côtes Nord et Est), mais aussi très tôt sans doute une partie des Hautes Terres, l’époque de leur arrivée en Imerina (7e-8e siècle ?) demeurant toutefois débattue. Des migrants bantous vont par ailleurs occuper d’autres espaces, vers la fin du 1er millénaire, avec l’essartage de régions plus sèches de la côte Ouest (les transformations du couvert végétal dans le Nord-Ouest malgache vers le 9e ou 10e siècle pourraient correspondre à l’introduction du bétail par ces Bantous). Ils apportent des espèces africaines adaptées aux conditions de ces zones : le sorgho et des légumineuses – voème Vigna unguiculata (L.) Wal., et pois bambara Vigna subterranea (L.) Verdc. La rencontre entre Bantous (et Arabo-Persans ?) et Malgaches dans la dernière partie du 1er millénaire donne lieu à une première phase de métissage, aux Comores (culture Dembeni) [Wright, 1984 ; Allibert et Argant, 1989] et dans le Nord de Madagascar. L’ensemble de plantes et de techniques dont disposent les populations d’agriculteurs explique que les signes d’activité humaine s’étendent ensuite rapidement à toutes les régions de la Grande Île.

Des migrations venant de la côte africaine se poursuivent – jusqu’au 19e siècle –, parallèlement à de nouvelles arrivées austronésiennes (supra). Elles entraînent l’introduction de plantes d’origines asiatique, africaine et indienne. Le bananier pourrait ainsi avoir été apporté par les premiers Bantous ; le nom malgache courant est akondro, dérivé du swahili. Il en est de même pour le taro, dont le nom peut être rapproché de termes trouvés en ki-Pemba (île de Pemba), et en ki-Gunya (Kenya). Un bananier « sauvage » du type Musa acuminata, apparenté à un sous-groupe de Java, dont les fruits portent des graines, a été trouvé à Pemba, où il a dû être apporté par des Austronésiens, à une époque non déterminée. Un bananier à graines a également été signalé sur la côte Nord-Est de Madagascar. Des arrivées austronésiennes du 2e millénaire introduisirent le terme fontsy (du PMP *punti, bananier), qui fut reporté sur le ravenale (« arbre du voyageur ») sur la côte Est malgache, puis désigna dans certaines régions, le bananier (le mot akondro s’était imposé presque partout). Le bananier Musa textilis Née, originaire des Philippines, qui fournit des fibres appréciées, était par ailleurs présent sur les Hautes Terres malgaches, où l’époque de son arrivée  – au 2e millénaire sans doute – est difficile à préciser. Les Africains, de même sans doute que des Indonésiens, introduisirent à Madagascar différents Citrus de l’Asie du Sud-Est et réintroduisirent le riz. La diversité des plantes cultivées malgaches fait ainsi écho à la complexité du peuplement et des métissages culturels observés.

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[1] Pour Adelaar, qui reprend ici l’idée de Deschamps, ces Austronésiens pourraient en outre être venus de la côte est-africaine à Madagascar, accompagnés d’Africains (cf. aussi R. M. Blench [2009, et 2010]). Mais comment expliquer alors l’absence de poterie Tana à impressions triangulaires (TIW de F. Chami) à Madagascar (sauf dans la vallée de la Menarandra, dans l’extrême Sud de Madagascar, dans l’état actuel des recherches) ? Caractéristique des sites swahili entre 7e et 10e siècles, cette poterie est en revanche présente aux Comores. Si Adelaar estime que les mots malgaches relatifs aux directions de l’espace et à la navigation sont à rapprocher du malais, j’ai indiqué que l’on peut en fait distinguer plusieurs strates linguistiques et qu’une partie des termes malais pourrait être arrivée après les premiers locuteurs Barito-Sud-Est [Beaujard  2003]. Adelaar [1995] a montré que le malgache renfermait un certain nombre de termes empruntés au malais, au javanais, et à des langues de Sulawesi Sud.

[2] Les textes arabo-persans désignent sous le nom de Zabag le royaume sumatranais de Srîwijaya, mais aussi parfois l’île de Java.

Essor et interconnexion des systèmes-mondes afro-eurasiens

Le 4e siècle avant notre ère correspond à une phase d’essor généralisé du commerce dans l’Ancien Monde. Il est possible de considérer l’existence de trois systèmes-mondes, que j’ai fait figurer sur la carte 1 ci-après (cf. aussi Beaujard [2010], sous presse, Journal of World History) :

1. Un système oriental centré sur la Chine, que le royaume de Qin va unifier en 221 av. J.-C. En écho à l’unification chinoise, une « confédération » des peuples des steppes (que les Chinois appellent Xiongnu) se met en place en 204 av. J.-C., signe de l’importance des contacts (commerciaux et militaires) par les futures « routes de la Soie » et par une route des steppes, plus septentrionale. Une autre route permet le transport de marchandises du Sichuan et du Yunnan en Inde par la Haute-Birmanie.

2. Un système-monde centré sur l’Inde, où la dynastie Maurya construit un empire, à partir de 322 av. J.-C. Il favorise l’expansion du bouddhisme, dont le développement accompagne l’essor des échanges à l’intérieur de l’Inde et vers l’extérieur, en direction notamment de l’Asie du Sud-Est [Ray, 1994].

Un système d’échanges à travers la baie du Bengale est en place dès le milieu du 1er millénaire av. J.-C. sans doute, et des sociétés complexes apparaissent en Asie du Sud-Est, parallèlement à l’arrivée d’une métallurgie du fer, introduite soit de l’Asie orientale soit de l’Inde. Ces sociétés, toutefois, ne sont pas simplement le fruit d’influences venues de l’extérieur : elles représentent aussi le résultat d’évolutions internes, stimulées par les échanges et le développement d’une riziculture humide. Des Indiens sont sans doute présents en Asie du Sud-Est vers le 3e ou le 2e siècle av. J.-C. (voir les sites thaïlandais de Ban Don Ta Phet, et de Khao Sam Kaeo – Bellina et Glover, [2004] ; Bellina-Pryce et Silakanth, [2006]).

3. Un système-monde occidental qui englobe la Méditerranée, avec quatre cœurs, représentés par l’Empire séleucide, l’Empire ptolémaïque, Carthage et Rome. Les interactions avec le système-monde indien se font notamment par le golfe Persique, et par des routes de l’Asie centrale. L’essor d’un royaume gréco-bactrien, vers 250 av. J.-C., représente ici un fait notable.

La crise du système-monde occidental

Ce système-monde occidental connaît au 2e s. av. J.-C. une période de transition hégémonique où le centre de gravité de l’espace méditerranéen se déplace vers l’ouest : l’Italie, et plus précisément la ville de Rome, acquièrent alors une position prééminente, après l’élimination de la menace carthaginoise. Dans le même temps, on note un déclin des cœurs égyptien et mésopotamien. Ces transformations interviennent dans une phase de refroidissement global, qui initie des mouvements de population dans l’ensemble de l’Asie centrale, en Iran et dans le Nord-Ouest de l’Inde. L’Empire maurya disparaît vers 185 av. J.-C., ce que Frank et Gills [1993] ont relié, avec raison sans doute, à la restructuration du système-monde occidental. Cette disparition favorise l’expansion du royaume gréco-bactrien, puis d’un royaume indo-grec. Un Empire parthe se constitue peu après, en Perse et en Mésopotamie, dont l’émergence va couper les Grecs de l’océan Indien, du côté du golfe Persique tout au moins, et entraîner un certain glissement du commerce maritime vers la mer Rouge et l’Égypte, et par les caravanes d’Arabie. À partir du 2e siècle av. J.-C., Grecs et Romains commencent à utiliser les vents de mousson pour se rendre en Inde.

Si les changements climatiques sont l’un des facteurs de ce bouleversement global, l’essor d’un proto-État xiongnu dans les steppes orientales constitue une autre cause des mouvements de population observés en Asie centrale, par un effet de dominos. Cet essor xiongnu est lui-même le contrecoup des changements qui surviennent en Chine avec l’organisation de l’Empire chinois des Qin.

L’essor du système-monde centré sur la Chine

L’espace est-asiatique est en croissance au 2e siècle av. J.-C. ; il n’est donc pas uni aux systèmes indien et occidental. La formation d’un Empire Han, qui succède aux Qin, s’accompagne de multiples progrès techniques, et d’un essor du commerce sur les routes de la Soie. En outre, la conquête du Guangdong et du Nord-Vietnam en 111 av. J.-C. impulse un développement des échanges avec l’Asie du Sud-Est. Un vaste espace asiatique ayant la Chine pour cœur se met en place vers cette époque, articulé avec les systèmes-mondes indien et ouest-asiatique.

Les populations d’Asie du Sud-Est jouent un rôle actif dans la croissance des échanges.  Leurs navires bénéficient sans doute à cette époque d’innovations techniques diverses. Les données linguistiques montrent que les Malais se rendent en Inde et en Chine vers le 2e s. av. J.-C. [Mahdi, 1999].

Du côté occidental, ces derniers siècles ont vu une poussée grecque puis romaine vers l’océan Indien. Rome échoue à prendre la Mésopotamie, mais par l’Égypte, soumise en 30 av. J.-C., elle gagne un accès à la mer Rouge et à l’océan Indien. Ces évolutions annoncent le tournant de l’ère chrétienne (carte 2).

Une interconnexion des espaces

Dès cette époque, la demande en produits de luxe et en fer qui émane du monde grec et romain, l’existence de grands États en Inde (kushan au nord, shatavahana plus au sud) et l’essor de l’Empire chinois des Han, lui aussi demandeur de produits des mers du Sud, créent des conditions favorables à l’interconnexion des différents espaces de la Méditerranée à la mer de Chine, par des routes maritimes et par les routes de la Soie. La formation du système-monde se traduit par un mouvement grec et romain vers l’Inde, une « indianisation » de l’Asie du Sud-Est et l’apparition sur la côte est-africaine d’une culture pré-swahilie.

L’archéologie révèle l’importance du commerce indo-romain, en Inde, et dans la mer Rouge, que des Indiens devaient aussi fréquenter (cf. les fouilles du site de Bérénice, Wendrich et al., [2003]). Le commerce des aromates et des parfums joue un rôle crucial, de même que celui des textiles (cotonnades de l’Inde et soieries de Chine). Sont encore échangés d’autres produits manufacturés (verre, céramiques, navires), des matériaux bruts (bois…) et des denrées agricoles. Contrairement aux périodes précédentes, les échanges ne sont pas organisés par l’État, mais plutôt par des entreprises privées. Les Occidentaux paient largement ce commerce par l’exportation de pièces d’or et d’argent. Outre l’archéologie, nous disposons de textes, comme le Périple de la Mer Erythrée, récit anonyme d’un Grec d’Égypte daté ca. 40 apr. J.-C. (cf. Casson, [1989]), et pour les siècles qui suivent, la Géographie de Ptolémée, un Grec d’Alexandrie du 2e siècle (mais le manuscrit que nous connaissons daterait du 4e siècle), des textes tamouls anciens, et des textes chinois…

Si le Périple de la mer Erythrée s’intéresse d’abord à l’océan Occidental, les échanges, cependant, sont peut-être déjà plus importants dans l’océan Indien oriental, par des ports indiens comme Arikamedu (Pondichéry) et Sopatma (Supatana, vers Madras), où des navires venaient de la côte Ouest de l’Inde mais aussi du Gange et de Chrysé, terme qui semble désigner la péninsule malaise et Sumatra. Kanchipuram devait toutefois être le centre prééminent, puisque les chroniques chinoises relatent l’arrivée d’une ambassade de Huangzhi (=Kanchi) en 2 ap. J.-C. Il convient d’insister ici sur l’importance de la navigation indienne ancienne, sans doute encore sous-estimée. Le manuscrit sanskrit Yukti Kalpataru ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille.

Révolution commerciale et routes maritimes

La « révolution commerciale » de cette époque est liée aussi à l’extension de la technologie du fer, qui permet une amélioration des armes, et celle des outils agricoles, qui fournit les bases d’une urbanisation et d’un essor global. On note à cette période l’émergence d’États centralisés sur tout le pourtour de l’océan Indien. L’Asie du Sud-Est, avec l’État du Funan et la côte cham, affirme son rôle d’intermédiaire entre la mer de Chine et l’océan Indien, mais les Austronésiens des îles participent aussi activement au développement du commerce, ce que l’on perçoit par les textes chinois, qui décrivent des navires de très gros tonnages. Pour l’année 132 est mentionnée pour la première fois une ambassade de Yediao, terme qui correspond sans doute au sanskrit Yawadvîpa, désignant Sumatra ou Java. Des Austronésiens naviguent aussi jusqu’à la côte est-africaine, puis aux Comores et à Madagascar, qui est peuplée entre les 5e et 7e siècles.

Les trouvailles d’objets en rapport avec l’Inde témoignent d’échanges avec toute l’Asie du Sud-Est. Ils dessinent plusieurs faisceaux de routes maritimes qui seront aussi plus tard les routes empruntées par d’autres commerçants : une route suit les côtes du Vietnam vers la Chine. Une autre longe l’Ouest de Kalimantan, passe en mer de Sulawesi et se dirige vers les Moluques par le nord. Une troisième, plus importante en ce qui concerne les Indiens, va de Sumatra à Java, Bali, Sulawesi puis les Moluques. Les trouvailles de perles ou de poteries indiennes et de bronzes dongsoniens (du Nord-Vietnam ou influencés par le Nord-Vietnam) montrent l’extension des réseaux dans le Pacifique, jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Guinée. L’expansion des échanges s’accompagne de l’adoption par les élites locales d’éléments religieux indiens susceptibles d’asseoir leur autorité.

J’ai souligné l’importance du commerce dans l’océan Indien oriental. Depuis le début de l’ère chrétienne, en fait, l’Asie orientale représente la partie la plus active du système-monde, dont la Chine est le « cœur ». L’Empire Han s’ouvre vers l’extérieur, en s’appuyant sur la façade maritime du Guanxi et du Guangdong. Plus au sud, les armées Han occupent la plaine du fleuve Rouge. En Asie centrale, les Chinois reprennent le contrôle des oasis à partir de 73 ap. J.-C. Le bouddhisme arrive en Chine vers le 1er siècle avec des marchands d’origines diverses. Les Han mènent une politique commerciale et diplomatique active, incluant des dons importants de soieries, notamment aux nomades xiongnu. Des navires marchands de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est fréquentent les ports du Sud de la Chine et de l’embouchure du Yangze.

Ce système-monde afro-eurasien, qui résulte comme nous l’avons vu de la fusion de trois systèmes-mondes distincts autour du début de l’ère chrétienne, va être soumis au tournant des 2eet 3e siècles ap. J.-C. à un certain nombre de facteurs qui entraîneront son déclin puis son éclatement. Le récit et l’analyse de cet effondrement feront l’objet d’un troisième et dernier article.

Systèmes-mondes afro-eurasiens entre 350 avant J.C. et la fin du premier millénaire avant J.C.

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Système-monde euroasiatique africain du 1er au 3e siècle

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SOURCES

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