Le monde à venir sera multipolaire

 Voici un entretien avec Gérard Chaliand, auteur de nombreux livres, dont Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990, rééd. 2009) ; Guerres et Civilisations (Odile Jacob, 2005)… Mais surtout géostratège atypique, observateur de guérillas et historien de la stratégie, dont l’autobiographie vient d’être rééditée – La Pointe du couteau. Un apprentissage de la vie (Robert Laffont, 2 tomes, 2011-2012, Seuil, rééd. 2013). Cet entretien a été recueilli à l’occasion de la parution de Vers un nouvel ordre du monde, coécrit avec Michel Jan (Seuil, 2013), et il est simultanément publié dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n°33, titré « Vers un nouveau monde », en kiosque de décembre 2013 à février 2014.

GD

SH : En quoi l’ordre mondial change-t-il?

G.C. : Il se modifie d’une façon extrêmement visible. La crise financière, et par la suite économique, subie par les États-Unis en septembre 2008 en constitue le symbole et s’est répercutée en Europe. Nous, Européens tout particulièrement, n’en sommes toujours pas sortis. Cette crise s’est produite au moment même où la Chine dépassait le Japon, « réémergeant » au deuxième rang mondial, derrière les États-Unis. En d’autres termes, ce moment marque la fin de deux siècles et demi d’une domination absolue exercée par l’Europe puis les États-Unis sur le monde. Je dis bien deux siècles et demi, car je ne fais pas remonter cette hégémonie à la découverte des Amériques en 1492 comme on nous l’a enseigné. Dans le monde du début du 18e siècle, les puissances étaient la Chine des Mandchous, l’Inde moghole, la Perse safavide et l’Empire ottoman, ce dernier mettant en 1683 le siège devant Vienne. Chine, Inde, Iran, Turquie… Tous ces pays ne sont pas des émergents, mais des réémergents.

Le choc des civilisations a lieu au 19e siècle, avec l’irruption brutale de l’Europe dans le champ asiatique et africain, à l’étonnement absolu des dominés qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils vont mettre pour cela trois générations : la première résiste, idéologiquement (le néoconfucianisme en Chine) ou religieusement (l’islam en Asie occidentale ou en Afrique du Nord) ; la deuxième parle la langue du colonisateur, estime que c’est dans la supériorité de ses institutions que réside sa force – d’où la révolution des Jeunes Turcs, la proclamation de la République chinoise, la révolution constitutionnelle perse, la fondation du parti Wafd en Égypte… La troisième génération mesure l’avance technique de l’Europe mais, surtout, comprend la puissance du nationalisme moderne, l’assimile et le retourne contre l’oppresseur. Les mouvements de libération nationale triomphent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’issue du conflit, le dynamisme économique des États-Unis, combiné à une puissance bien supérieure à celle de son rival soviétique, va faire perdurer l’hégémonie occidentale.

1979 marque une date charnière : Deng Xiaoping engage la Chine dans l’économie de marché sous contrôle de l’État ; l’ayatollah Roubollah Khomeiny instaure la République islamiste d’Iran, ressuscitant le chiisme politique et prétendant incarner l’anti-impérialisme au nom de l’islam militant ; la seconde crise pétrolière confirme, après la première (1973), qu’il serait urgent d’apprendre à ne pas vivre au-dessus de nos moyens ; les Soviétiques interviennent en Afghanistan, où ils se heurtent au jihad sunnite financé par l’Arabie Saoudite, appuyé par le Pakistan et encouragé par les États-Unis ; l’année suivante, Ronald Reagan et Margaret Thatcher initient une dérégulation économique mondiale, ponctuée par une nouvelle course aux armements qui va contribuer à faire sombrer une URSS déjà paralysée.

SH : Comment la réémergence de la Chine se manifeste-t-elle ?

G.C. : D’abord, par une croissance économique considérable sur une période prolongée. Ensuite, par la dictature absolue du Parti, qui a la ferme intention de continuer à guider le processus à sa façon. Enfin, par des politiques d’investissement tous azimuts, sur le plan de l’énergie, mais aussi des terres agricoles et des matières premières, en Afrique, Amérique du Sud, Asie centrale… Son objectif est avant tout de nourrir sa croissance. La réponse des États-Unis est de se poser en arbitre en Asie orientale et du Sud-Est, d’y renforcer leur présence économique et financière, de multiplier les alliances. Certaines sont anciennes, le Japon, la Corée du Sud ; d’autres nouvelles, le Viêtnam et surtout l’Inde. Celle-ci a toujours été non alignée, plutôt proche de l’URSS, mais elle se sent désormais en rivalité avec la Chine, et a besoin des États-Unis. Les Chinois perçoivent comme hostile le jeu d’alliances transpacifique que cherche à bâtir l’Amérique, mais leurs échanges avec les États-Unis sont cruciaux. Les relations Chine-États-Unis sont donc empreintes tant de rivalité que d’association.

SH : Quels autres grands bouleversements sont à l’œuvre ?

G.C. : La montée en puissance des autres émergents, l’Inde au premier chef, la majeure partie de l’Asie du Sud-Est et orientale, la Corée du Sud, Taïwan… En chiffres, 4 milliards d’individus. Au plan international, l’élargissement du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada), ex-club des riches, au profit du G20 (19 pays + l’Union européenne, représentant 90 % du produit mondial brut, PMB, soit la somme des PIB de tous les pays).

Le Brésil est le seul émergent parmi les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine). On disait de lui, depuis cinquante ans, qu’il était terre d’avenir, un avenir perpétuellement remis à plus tard. Aujourd’hui, avec le Mexique, il figure dans les 12 premières économies de la planète. La Turquie est en 17e position. C’est un État musulman, comme l’Indonésie et la Malaisie. Ces trois pays connaissent une croissance soutenue, prouvant que l’islam n’est nullement incompatible avec le développement.

Les Printemps arabes ont vu la société civile se manifester en ville, mais quand on est passé aux urnes, le poids des urbanisés récents et de la paysannerie, infiniment plus conservateurs que les élites urbaines, a entraîné l’élection de ceux qui depuis longtemps travaillaient le social à la base, par des actions caritatives, éducatives, etc. : les Frères musulmans. Leur victoire a été payée de plusieurs décennies de travail et de répression. Mais une fois élus, ils n’ont pas souhaité gouverner de façon démocratique et n’ont été capables de lancer aucune mesure dynamique. Les militaires ont repris le pouvoir en Égypte à la faveur des protestations populaires urbaines dans la mesure où ils sont la seule force organisée, mais la marginalisation brutale des Frères musulmans ne conforte nullement la démocratie. L’avenir de l’Égypte paraît mal assuré.

SH : En Syrie, le Printemps a débouché sur une guerre civile…

G.C. : La guerre en Syrie, d’un point de vue musulman, apparaît comme un nouvel épisode du bras de fer que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran depuis que R. Khomeiny, pourtant chiite et perse, réussissait à créer un fort sentiment anti-impérialiste dans le monde musulman. Or les Saoudiens n’ont eu de cesse, depuis que le premier choc pétrolier leur en a conféré les moyens, d’intervenir de l’Afrique à l’Indonésie en finançant l’islamisme militant. Et depuis 1979, les chiites chassent sur leur terrain. Ce qui se cristallise aujourd’hui en Syrie, c’est l’affrontement de l’arc chiite (le régime alaouite de Bachar el-Assad, allié à l’Iran, au Hezbollah libanais et à l’Irak du Premier ministre chiite Nouri el-Maliki) et du jihad sunnite, l’Arabie Saoudite finançant les groupes islamistes radicaux, le Qatar faisant de même pour les Frères musulmans. Le processus a été marqué par l’affaiblissement, faute de soutien international, des manifestants plus ou moins modérés de la première heure, et par l’action de la Russie, qui a joué de sa position au Conseil de sécurité de l’Onu pour empêcher toute initiative en Syrie. Il est vrai que, comme la Chine, elle a été flouée en Libye où l’accord d’intervention consistait à protéger les populations, non à liquider un régime. Elle rappelle aussi qu’elle existe stratégiquement hors de son «proche étranger».

L’impuissance relative des États-Unis vient d’une erreur politique : en se concentrant sur l’invasion de l’Irak, ils ont négligé d’asseoir leur contrôle de l’Afghanistan. Leur allié pakistanais jouant double jeu, favorisant les Talibans qui profitaient du vide dans les campagnes pour en prendre le contrôle politique et administratif, la situation est devenue incontrôlable. En effet, ce sont les Talibans qui rendent qui rendent aujourd’hui la justice dans les régions pachtounes. L’objectif du remodelage du grand Moyen-Orient qui devait être le couronnement de la stratégie des néoconservateurs et de leurs alliés s’est révélé un fiasco, et le retrait d’Irak prélude à celui d’Afghanistan. Le succès tactique en Libye, où les aviations française et britannique ont appuyé les rebelles en 2011, ne doit pas faire oublier qu’il a fallu sept mois de bombardements pour renverser le dictateur d’un pays de 6 millions d’habitants, dont la moitié était en guerre contre lui. Par ailleurs, rien n’aurait été possible sans l’appui décisif des États-Unis en matière d’observation satellitaire ou de ravitaillement en vol. Ce succès tactique est stratégiquement un échec, compte tenu des conséquences aussi bien en Libye qu’au Sahel. De surcroît, avoir outrepassé le mandat onusien est un précédent dangereux. Qu’aurions-nous dit si cela avait été fait par la Russie ou la Chine?

Ce déclin relatif de la puissance américaine est entamé depuis 2008, avec la crise financière et l’affirmation croissante des réémergents. Il se manifeste en Syrie par l’indécision. Il serait certes possible d’affaiblir le régime en le frappant, mais cela reviendrait à favoriser, dans les conditions présentes, les islamistes radicaux. Sans doute eut-il fallu agir avant, mais il ne faut pas sous-estimer le poids mort de l’Irak, la poursuite de la guerre en Afghanistan, sans compter la lassitude des opinions publiques, aux États-Unis comme en Europe, et la crise économique qui éloigne des préoccupations étrangères. Enfin, dans le cas de Barack Obama, une partie importante des Républicains s’évertue à le paralyser.

SH : Ce nouvel ordre mondial va-t-il voir l’effacement de l’Europe ?

G.C. : La campagne aérienne sur la Libye n’aurait absolument pas été possible sans l’appui logistique des États-Unis, et aurait-elle duré quelques mois de plus, les aviations française et britannique se retrouvaient sans munition. Au Mali, en revanche, nous avions les moyens d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. La puissance militaire de certains pays européens, pour être limitée, demeure. Mais sur le plan politique, l’Europe n’a jamais su accorder ses violons. Elle s’est alignée sans réflexion sur la politique étrangère des États-Unis, visant à une extension maximale de l’Otan et de la Communauté européenne, amenant dans le sein de ces organisations des pays issus du bloc de l’Est, rognant les marges de la Russie (Géorgie, Ukraine). L’irruption de Vladimir Poutine marque un retour, vu de Russie, à la dignité nationale.

SH : Les États-Unis risquent-ils de subir un sort comparable ?

G.C. : Non. Ils sont infiniment mieux armés que l’Europe, qui fédère pourtant 515 millions d’habitants, mais qui est handicapée par son bloc du Sud, latin, catholique, en perte de vitesse. Les atouts américains sont nombreux : dynamisme économique, capacité à rebondir, innovation technologique, démographie… Cette dernière est nourrie par l’immigration, elle en fait le troisième pays au monde (315 millions d’habitants) derrière les géants chinois (1,35 milliard) et indien (1,21 milliard). Et cette immigration est motrice, l’intégration est assurée par le travail, la promotion sociale, le patriotisme. L’Europe s’est enfermée dans sa culpabilité postcoloniale, elle veut imposer un modèle moral en luttant contre la xénophobie, pourtant plus présente presque partout ailleurs dans le monde. Si un Marocain, un Chinois ou un Japonais veut prendre une nationalité européenne, il le peut. L’inverse n’est pas possible.

Prenant acte du basculement du monde, les États-Unis se redéploient vers le Pacifique, délaissant l’Atlantique. Ils soulignent ainsi le changement d’épicentre stratégique et le nouveau rival.

SH : À quoi le monde à venir devrait-il ressembler ?

G.C. : Il sera multipolaire, marqué par l’apparition ou la réémergence de puissances régionales. il ne verra sûrement pas la fin des États, puisque les deux premières puissances d’aujourd’hui sont des nationalismes bien affirmés. Si la fin de l’hégémonie absolue des États-Unis est un fait, ceux-ci vont continuer à être prééminents. Et la Chine fera tout ce qu’elle peut pour les rattraper. Sur le plan économique, ce n’est qu’une question de temps. En matière militaire, les États-Unis devraient conserver leur phénoménale avance pour une durée imprévisible.

Propos recueillis par Laurent Testot

3 réflexions au sujet de « Le monde à venir sera multipolaire »

  1. Je suis en train de lire « histoire du monde global » et je découvre ce blog.
    J’apprécie tout particulièrement cette approche du Monde.
    Ma question est la suivante : la préeminence incontestable de la Chine fait-elle d’elle un nouveau modèle économique et social?

  2. Ping : Le Yuan, une monnaie internationale en devenir ? | Le Blog de Philippe Waechter

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