La représentation des mers

À propos du livre : BnF, l’âge d’or des cartes marines, Seuil, 2012.

C’est un très bel ouvrage que vient de publier la Bibliothèque nationale de France, sur le thème de sa récente exposition portant sur « l’âge d’or des cartes marines » et couvrant une période allant, pour l’essentiel, du 13e au 17e siècle, soit le moment où « l’Europe découvrait le monde ».

Ce livre est d’abord largement centré sur les « portulans », ces cartes apparues à partir du 12e siècle en Europe, objets souvent luxueux et de collection, mais dont les répliques allégées étaient destinées à  se repérer en Méditerranée de façon à accoster sans embûche aux ports ciblés. L’ouvrage s’intéresse également aux différentes mappemondes qui jalonnent l’histoire de la cartographie depuis celle du Grec Ptolémée au 2e siècle jusqu’aux cartes du 17e qui ont clairement pris la mesure du nouveau continent américain, en passant par un certain nombre de représentations arabes de l’Ancien Monde bien antérieures à nos portulans. Au total, c’est bien une histoire, partielle mais significative, de la cartographie ancienne, que la BNF élabore avec ce volume puisant largement ses illustrations dans les riches collections rassemblées par la Bibliothèque depuis maintenant près de deux siècles.

Les cartes portulans seraient nées à l’époque des croisades, soit donc aux 12e et 13e siècles. Il est dès lors possible qu’un lien existe entre les géographies arabes de la période abbasside, dans la Bagdad des 9e et 10e siècles, et l’effort de représentation des premiers cartographes européens. De fait, on sait que la carte de l’Ancien Monde d’al-Idrîsî, élaborée au 12e siècle, a vraisemblablement inspiré le cartographe génois Pietro Vesconte lequel, vers 1320, « associe des cartes portulans à une mappemonde, utilisant à la fois des modèles latins et arabes ». L’ouvrage de la BNF reste peu disert sur ces influences. Néanmoins les portulans semblent se distinguer largement des mappemondes grecques ou arabes, et ce sur deux plans bien distincts.

En premier lieu, les portulans sont construits de façon géométrique et méthodique, dans le but de permettre repérage précis et navigation. Leur élaboration se fait en deux temps. D’abord un premier cercle, de quelques centimètres de diamètre, est tracé à un endroit assez central du parchemin puis des rayons partant de son centre (16 principaux et souvent 16 secondaires) strient l’ensemble du support. Ensuite, aux limites extérieures de ces 16 rayons principaux, de nouveaux points sont choisis comme base d’où reviennent encore un certain nombre de rayons. Le support ainsi quadrillé par ces « lignes de rhumbs » permet donc de se repérer à partir des points cardinaux indiqués par la boussole. Un marin décidant de partir d’un point, par exemple à 45° en direction du sud-ouest, pourra savoir où il se trouve sur la carte en suivant la ligne de rhumbs et en estimant sa vitesse de navigation. Avec évidemment un risque d’erreur non négligeable qui conduira à qualifier cette détermination de « point de fantaisie » ». En était-il de même des cartes arabes utilisées par les navigateurs ? L’ouvrage ne le dit pas mais l’on sait que les navigateurs arabes et indiens utilisaient des instruments propres (arbalestrille et kamal) pour mesurer la latitude en se référant à la hauteur de l’étoile polaire, sans doute dès le début de notre ère. Ils disposaient donc de moyens de repérage propres, différents des lignes de rhumbs.

Usage du portulan

Figure 1. Hydrographe à l’ouvrage (Jacques de Vaulx, 1583, Les Premières œuvres, médaillon du frontispice, BnF) – Cliquez sur les images pour les voir en plus grand

En second lieu, leur foisonnante iconographie distingue clairement les portulans de leurs « équivalents » dans d’autres cultures. Ces cartes restent simples pour ce qui est du tracé des côtes, souvent à peine esquissé ou déduit des inscriptions toponymiques (toujours perpendiculaires au rivage vers l’intérieur). En revanche, les terres sont le support de représentations réalistes ou imaginaires de la végétation, des hommes ou des animaux (souvent fabuleux) et permettent aux artistes de donner libre cours à leur talent. Les villes notamment sont tout à fait intéressantes dans leur symbolisation, surtout parce que les cités extérieures à l’Europe sont le plus souvent représentées sous des formes architecturales clairement familières à notre culture. En ce sens, les portulans reflètent évidemment aussi notre eurocentrisme. L’Atlas catalan de 1375 ou encore la carte de la Méditerranée de Gabriel de Valiseca (1447) en constituent des exemples frappants.

Atlas catalan (détail)

Figure 2. L’or de Kanga Moussa, « empereur du Mali » (1375, Atlas catalan,attribué à Abraham Cresques, BnF)

Avec le début des découvertes maritimes, à partir du 15e siècle, la fabrication des portulans devient clairement une affaire d’État et tant la casa de contratacion à Séville que l’armazem au Portugal cultivent un certain secret dans l’établissement de cartes, par ailleurs de plus en plus riches et normatives. Un problème (provisoirement) géographique surgit lorsqu’il devient nécessaire de trouver un méridien aux antipodes de celui qui sépare, dans l’Atlantique, le domaine espagnol (à l’ouest) de son homologue portugais (à l’est – traité de Tordesillas, 1494) : de fait, en continuant vers l’ouest, au-delà des Amériques, les Espagnols auraient inéluctablement fini par pénétrer de nouveau le domaine des Portugais… La fixation politique d’une ligne permettant à ces derniers de garder les Moluques (puis aux Espagnols de s’emparer « légitimement » des Philippines en 1598) devait clore ce débat avec le traité de Saragosse (1529).

C’est vers 1460 que les navigateurs européens commencèrent à se familiariser avec la mesure de la latitude, notamment à l’aide du sextant fondé sur la position du soleil (et non plus celle de l’étoile polaire sur l’horizon). Ce calcul  leur permettait désormais de préciser leur position sur une ligne de rhumbs. Ils naviguaient alors selon le « point calculé » et non plus selon le « point de fantaisie ». Assez rapidement, la carte de Cantino (1502) devait tenir compte des latitudes tandis que celle de Pedro Reinel (1504) portait explicitement une échelle de cette même latitude. Mais les erreurs de calcul dues à l’absence de projection d’une part, la méconnaissance de la déclinaison magnétique suivant les régions d’autre part, ne seront corrigées que beaucoup plus tard, en partie par Mercator, en 1569, puis au 18e siècle (avec le calcul des longitudes et la connaissance de la distribution spatiale de la déclinaison magnétique). Mais le fait est que l’extension atlantique des distances désormais parcourables avait rendu nécessaires des précisions que la navigation méditerranéenne du Moyen-âge pouvait encore considérer comme facultatives…

Pedro Reinel_1504_Atlantique

Figure 3. Carte de l’Atlantique, avec échelle de latitude (Pedro Reinel, 1504, Bayerische Staatsbibliothek)

La partie sans doute la plus fascinante du livre est constituée par les nombreuses pages consacrées à quelques-uns des plus beaux recueils de cartes de l’histoire européenne. Ainsi en va-t-il de la Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu (1556), ancien marin de l’éphémère « France antarctique » créée par l’amiral Villegagnon, en 1555, sur la côte brésilienne et immortalisée par le roman Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin. En une quinzaine de planches, nous sommes conviés à nous familiariser avec d’invraisemblables détails concernant les populations, la faune et la flore, prouvant au passage qu’eurocentrisme et imaginaire faisaient finalement très bon ménage. On y est aussi prié de rêver à ce que pouvait être la gigantesque terre antarctique censée contrebalancer au sud les terres importantes situées au nord du globe. On mentionnera aussi le chatoyant atlas Miller, œuvre portugaise de 1519, qui reflète non seulement les découvertes progressives des navigateurs lusitaniens au tournant du 16e siècle, mais encore déploie un luxe de détails et de couleurs qui n’a rien à envier à l’œuvre du Normand Le Testu ou encore à l’Atlas catalan de la fin du 14e siècle.

Le Testu_1555_Afrique orientale

Figure 4. Côte orientale de l’Afrique et île Saint-Laurent, aujourd’hui Madagascar (Guillaum Le Testu, 1555, Cosmographie universelle, BnF)

Homem_1519_Nord océan Indien

Figure 5. La partie Nord de l’océan Indien (Lopo Homem, 1519, Atlas Miller, BnF)

La cartographie de l’océan Indien tient une place toute particulière dans l’ouvrage. Celle-ci est lente à donner des contours un tant soit peu précis à ce cœur du système-monde. Mais les témoignages sont intégrés progressivement par les cartographes et, seulement un an après le voyage de Bartolomeu Dias jusqu’au cap de Bonne-Espérance, la mappemonde de Henricus Martellus Germanus fournit une carte qui intègre cette ouverture de l’océan Indien vers l’ouest, dans un ensemble demeurant par ailleurs très grossier. C’est notamment le golfe Persique qui y apparaît totalement rectangulaire tandis que l’Asie du Sud-Est demeure continue et très effilée vers le sud. Ce sont là deux « déformations »qui témoignent sans doute d’un respect très « humaniste » de l’œuvre inattaquable de Ptolémée. L’atlas Miller de 1519 maintient la même forme pour le sud-est asiatique, alors que l’observation des conquérants portugais avait déjà commencé de repérer des tracés plus exacts. C’est entre 1520 et 1550 que l’ensemble de ces cartes allait être corrigé, combinant vraisemblablement pour ce faire consultation de cartes locales et observation directe. Revers de la médaille, l’iconographie et l’imaginaire reculent au profit de la précision factuelle. Ainsi, en Italie, en Flandre et dans le Saint-Empire, les cartes s’assèchent et seuls les océans regorgent encore de voiliers magnifiques et de créatures marines. En témoignent par exemple les représentations de Giacomo Gastaldi (1561) ou de Evert Gijsbertsz (1599) qui nous saturent d’informations écrites et finissent rapidement par nous ennuyer…

Gastaldi_1560_Golfe de Venise

Figure 6. Le golfe de Venise (Giacomo Gastaldi, 1560, Geographia particolare d’una gran parte dell’Europa novamete descritta, BnF)

L’ouvrage se clôt sur le 17e siècle et la cartographie menée aux Pays-Bas sous l’égide de la VOC, Compagnie des Indes orientales. Utilisant très largement les cartes créées à Batavia, les employés de la VOC pratiquent une cartographie manuscrite et informative, dans laquelle l’iconographie est souvent très limitée voire bannie. Alors que la projection de Mercator est désormais bien connue, les pilotes de la Compagnie semblent avoir souvent préféré les cartes planes, au prix évidemment de distorsions importantes dans leur repérage sur les longues distances. Pour Hans Kok, ces cartes marines sont de fait les derniers portulans, embrassant désormais le monde entier, figurant encore dans le cadre des « lignes de rhumbs » les routes au long cours que devaient parcourir les flûtes de la Compagnie, « cartes austères, conçues exclusivement pour la navigation, adaptées au mode de vie calviniste des Néerlandais ». La cartographie abandonnait définitivement ce mariage très bachelardien de la science et de l’imaginaire qui avait longtemps séduit nobles et érudits de l’Europe entière…

Les croisades : quelles conséquences économiques pour l’Europe ?

Les croisades constituent un moment privilégié de rencontre entre l’Europe et l’Asie, rendez-vous du reste amplement documenté par l’histoire globale. On a développé à plusieurs reprises sur ce blog leur rôle en tant que période de transfert de maintes innovations techniques musulmanes, indiennes ou chinoises vers l’Ouest. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à leur impact économique direct sur l’Europe, à leurs conséquences financières à court terme mais aussi à leur capacité à transformer les structures économiques de notre continent sur le long terme.

C’est en 1095 que le pape Urbain II invite les chevaliers « à renoncer à faire violence aux pauvres, c’est-à-dire, dans la définition d’alors, à ceux qui ne peuvent se défendre, les clercs, les paysans, les femmes de toute condition ; il leur demande de renoncer aux guerres privées et les appelle à réserver leur trop-plein d’énergie à une cause juste : délivrer Jérusalem des mains des infidèles, libérer les chrétiens d’Orient du joug turc » (Demurger, 1998, 9-10). L’appel est suivi au-delà de toute espérance : en dehors des chevaliers, de nombreux clercs, paysans, artisans s’enthousiasment pour le projet et déclenchent une « croisade populaire ». Première arrivée à Constantinople, cette croisade spontanée est massacrée. Le relais de la croisade militaire organisée s’avère plus efficace : en 1098 Antioche est prise puis, sous la pression de la masse des croisés, les chefs repartent pour Jérusalem qui tombe en juillet 1099, entraînant un massacre systématique des musulmans et des juifs qui l’habitaient. Cette date marque à la fois la naissance des États latins d’Orient et le début d’une longue série de conflits : avec la reprise récurrente de ces États latins ou de Jérusalem par les musulmans, pas moins de huit croisades se succèderont entre 1095 et 1270.

Les causes de ces croisades sont multiples. L’idée de guerre juste, afin de récupérer des biens pris indûment (en l’occurrence le tombeau du Christ), est indéniablement présente. Mais l’Église est depuis le début du 11ème siècle engagée dans le « mouvement de la paix de Dieu » qui permet aux pauvres, notamment aux paysans, qu’épuisent les conflits chevaleresques ou les exactions de leur maître, de trouver un refuge auprès de l’Église en se recommandant à un évêque ou à un abbé. La croisade devient pour l’Église un moyen de stabiliser son conflit avec l’aristocratie en occupant ailleurs des guerriers par trop dénués de scrupules. Mais le pèlerinage à Jérusalem ayant valeur de pénitence, le pape fit un « coup de génie en se tournant vers les chevaliers, principaux fauteurs de violence, pour leur indiquer une voie de salut compatible avec leur état de combattant » (Demurger, 1998, 15). Par ailleurs il semble que le Pape, en prenant l’initiative d’une reconquête de Jérusalem, visait à réunir les chrétiens d’Orient et d’Occident, notamment par la reprise de territoires, antérieurement byzantins.

Pourtant l’essentiel des territoires conquis ne lui est pas redonné et les chefs des croisades créent rapidement trois comtés ou principautés (Edesse au Nord-Est, Antioche au Nord, Tripoli au centre) ainsi que le royaume de Jérusalem. Génois et Vénitiens participent activement à la conquête des ports (Acre, Sidon, Tyr, Ascalon). Ces villes ne retomberont aux mains des Musulmans qu’à la fin du 13ème siècle, permettant évidemment aux villes commerçantes italiennes d’institutionnaliser entre-temps leur présence en Méditerranée orientale. Après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, l’empire byzantin est dépecé. Les croisés s’établissent durablement à Morée dans le Péloponnèse, créent le duché d’Athènes, tandis que les Vénitiens s’installent en Crète pour en faire un pivot de leur réseau commercial. Ces colonies attirent un début de peuplement occidental.

Les conséquences économiques et financières des croisades sont impressionnantes et multidimensionnelles.

On peut d’abord les situer au niveau de l’Église, ordonnatrice de la croisade, qui utilise le financement des opérations pour une indéniable accumulation (en partie provisoire) de capital. Une fois prononcé le vœu de croisade, le soldat pèlerin devait compter sur ses propres ressources. Les chevaliers déthésaurisent massivement pour financer leur départ ou encore, comme Godefroy de Bouillon, vendent leur château et leur comté. Mais le plus souvent, ils engagent leurs biens immobiliers auprès d’un établissement religieux : ordre de Cluny mais aussi ordres militaires – hospitaliers, templiers, chevaliers teutoniques – se spécialisent vite dans ce genre d’opérations. Que le croisé décède en chemin ou soit incapable de rembourser à son retour et le « partenaire » religieux conserve les biens gagés… Mais le financement est aussi sollicité auprès de ceux qui ne partent pas, les fidèles, clercs ou laïcs, pour lesquels des troncs sont à disposition dans les églises tandis que, dès 1215, les clercs sont dans l’obligation de donner le vingtième de leur revenu annuel dès qu’une croisade est proclamée. Le concile de Latran sophistique le montage financier en permettant à ceux qui voudraient se libérer d’un vœu de croisade contracté un peu à la légère, de racheter leur vœu moyennant là encore donation à la croisade du moment…

Pour certains auteurs (Ekelund et alii, 1996), la croisade peut ainsi s’interpréter, en termes micro-économiques, comme une tentative de la part de la « firme Église » de consolider son pouvoir de monopole sur la foi dans l’Occident chrétien. Dans un véritable « marché de la religion », l’Église offre un ensemble de croyances, propose des services nouveaux (indulgences) et a besoin de renforcer sa « crédibilité » en permettant l’accès aux lieux saints. Du côté de la demande, les croyants  achètent les services liés à leur foi. Ainsi la croisade constitue une occasion de diversifier l’offre (pénitence, indulgences) et d’en augmenter l’attractivité (reliques des lieux saints, pèlerinages sécurisés en terre sainte) tout en faisant financer cette opération par ceux qui seront à la fois les artisans de cette nouvelle offre (les croisés) et ses principaux consommateurs… Remarquable opération commerciale et financière qui fait produire par ceux qui consommeront mais paieront aussi tous les coûts… Opération qui, au plan spirituel, dégénèrera rapidement : vente massive des indulgences, escroquerie aux reliques, prêts à intérêts par l’Église sur les ressources des donations… Plus stratégiquement, l’Église aurait cherché à mettre son « marché » à l’abri de deux menaces, « menace externe avec l’expansionnisme musulman dans les territoires du Proche-Orient, menace interne avec le séparatisme croissant de l’Église orthodoxe » (ibidem, 135).

Si l’idéologie de la croisade finance ainsi l’entreprise ecclésiale, il n’en demeure pas moins que les fonds récoltés par cette dernière sont aussi utilisés pour le transport des croisés et la défense des États latins. Qui en tire finalement profit ? Ce sont évidemment les croisés, certains en tout cas, qui y trouvent leur compte. Le pillage des villes d’Orient assure plus que l’autofinancement pour quelques uns tandis que les colonies constituées sont parfois exploitées. La première économie de plantation est ainsi l’œuvre de Guy de Lusignan, maître de Chypre. Les ordres militaires comme les Templiers doivent le début de leur richesse aux pillages. Mais ce sont surtout les grandes villes italiennes de l’époque qui gagnent incontestablement dans les opérations, notamment par la structuration de leurs réseaux commerciaux. Nous touchons là un point particulièrement important pour comprendre la spectaculaire réussite de Gênes et Venise à partir du 13ème siècle.

Dès la première croisade, Venise et Gênes se proposent pour le transport des troupes. Les croisés passent avec les propriétaires des bateaux un contrat de location : le navire se loue, soit en entier, armé et approvisionné pour 8 à 12 mois, soit à la place. Parfois, les responsables d’une croisade négocient la location d’une flotte entière : ainsi lors de la quatrième croisade fut négocié en bloc avec Venise le passage de 4500 chevaliers, autant de chevaux et le double d’écuyers. Pour répondre à la demande, Venise fait construire plus de cent embarcations. Très vite les navires italiens font plus que transporter les soldats et contribuent directement à la prise des villes côtières (Gênes à Acre en 1104, Venise à Tyr en 1124) puis à leur défense. Enfin ils s’avèrent incontournables dans les relations commerciales entre les États latins et l’Europe occidentale.

Mais Pise, Gênes et Venise établissent aussi et surtout des comptoirs. La première, Gênes, se fait octroyer dès 1097, avant même la prise de Jérusalem, des quais, des halles et des recettes douanières à Antioche, Arsur, Césarée, Acre et Tripoli. Pise prend pied à Jérusalem, Jaffa et Lattaquié en 1099. Provisoirement distancée, Venise récupère le tiers des villes de Haïfa, Sidon, Tyr, Beyrouth, avec leurs revenus, entre 1101 et 1110 (Fossier, 1982, 261). Le commerce de la Méditerranée orientale est alors aux mains des Italiens (et de quelques Provençaux et Catalans) avec la neutralité des souverains byzantins qui, en contrepartie de comptoirs italiens ouverts à Constantinople même (pour Gênes et Pise, Venise étant présente depuis longtemps), gardent un contrôle formel sur Antioche. Avec le renversement par Saladin, en 1171, de la dynastie fatimide d’Égypte, les routes du commerce avec l’Asie se recentrent sur Alexandrie et Le Caire : Venise pactise avec Saladin et les villes italiennes développent le commerce sur la côte égyptienne. Ces relations commerciales sont à peine amoindries lorsque Saladin s’empare de Jérusalem en 1187. La troisième croisade qui tente de récupérer la ville sainte échoue et ne permet que de consolider les établissements côtiers. Dès lors, c’est contre les Grecs de Byzance que se reporte une partie de l’agressivité occidentale. Le soutien militaire de Byzance a en effet été particulièrement faible et les Grecs, frustrés d’être rejetés dans le commerce purement local par les exorbitants privilèges italiens, se sont révolté : arrestation des Vénitiens en 1171, massacre des latins en 1182. Les Normands répondent en incendiant Thessalonique en 1185. La quatrième croisade prononcée en 1202 se focalise vite sur Byzance. Les souverains se récusent laissant quelques princes en première ligne. Influencés par Venise qui fait état d’une demande du souverain byzantin pour un séjour durable à Constantinople, les croisés louent les bateaux vénitiens et sont dirigés sur la pointe de l’Asie Mineure. Après des incidents particulièrement confus qui laissent penser qu’une manipulation vénitienne était en place, les croisés prennent Constantinople en avril 1204. « Les Italiens dirigent au mieux de leurs intérêts une mise à sac complète et prodigieusement fructueuse : cinq tonnes d’or rien que pour Venise ! Le crime est patent, il aurait pu suffire, mais on va jusqu’à la faute : déclarer disparu l’empire grec, proclamer le comte de Flandre empereur et dépecer terres et îles entre les Vénitiens et les croisés de France » (Fossier, Ibidem, 264).

La prise de Constantinople marque le début de l’hégémonie vénitienne en Méditerranée orientale. La cité italienne y multiplie les escales protégeant ses lignes de communication maritime : Modon et Coron en Grèce, l’île d’Eubée, les îles des Cyclades dans la mer Égée, les accès à Constantinople, la Crète qui devient une véritable colonie de peuplement. Gênes ne se rétablira que tardivement et exercera son influence sur le nord de la mer Egée et la mer Noire : colonies de Caffa en Crimée, de Péra face à Constantinople, de Chio. Cette implantation est cependant fructueuse grâce à l’exploitation du mastic de Chio et des mines d’alun de Phocée, à la maîtrise de la route mongole de la soie aboutissant près de Caffa. Les rivalités entre les deux cités italiennes débouchent sur une guerre ouverte à Acre qui aboutit au triomphe vénitien de 1258. En réponse, les Génois s’allient aux souverains byzantins pour reprendre Constantinople en 1261.

Aussi importantes que les réseaux commerciaux, les comptoirs et les colonies, créés par Venise et Gênes, les routes commerciales vers l’Asie se sont modifiées sous l’impulsion de la croisade. Avant l’an mille, c’était surtout la petite ville d’Amalfi (près de Naples) qui avait utilisé la Méditerranée orientale par un fructueux commerce triangulaire : emportant d’Europe bois, fromage, miel, vin (puis fer et armes) vers Alexandrie, elle en repartait avec des textiles et de l’ivoire et complétait son chargement par des épices et des soieries achetées à Constantinople. Amalfi se positionnait ainsi comme principal destinataire occidental des deux grandes routes intercontinentales de l’époque : la Route de la Soie et celle de l’océan Indien. La croisade ne modifia pas ces parcours mais ouvrit la mer Noire aux Italiens tout en développant la côte syro-palestinienne. En particulier les ports de Tripoli, Beyrouth, Tyr et Acre deviennent le point d’arrivée d’un trafic caravanier. Mais surtout la conquête mongole permet d’ouvrir la Route de la Soie passant au sud de la mer Caspienne et débouchant tant sur Trébizonde au sud de la mer Noire que sur le port arménien de Laias, en méditerranée. Elle inaugure aussi la route mongole du nord aboutissant près de Caffa où les Génois sont présents. Autrement dit, ces modifications permettent de diversifier les voies d’accès aux produits asiatiques, voire de contourner les interdictions papales de commercer avec les infidèles via Alexandrie, notamment après 1323.

Les croisades ont donc certainement constitué une étape cruciale dans l’histoire économique de l’Europe chrétienne. La guerre hors du continent, en exportant l’agressivité des chevaliers, a sans doute contribué aussi à la prospérité européenne des 12ème et 13ème siècles. Étant occupés ailleurs, les maîtres de la terre ont ainsi laissé les coudées franches aux paysans qui, en défrichant, en émigrant en ville ou en monétarisant les corvées ont fait évoluer la féodalité dans le sens d’une plus grande efficacité. Les transferts de fortune des nobles vers l’Église ou, indirectement, vers les cités italiennes, marquent aussi une redistribution du capital. On citera également la fin des taxations byzantines, tout comme la disparition de la piraterie musulmane en Méditerranée, « double frein qui bloquait encore vers 1150 l’essor économique européen » (Fossier, Ibidem, 266). La guerre à l’extérieur redevient clairement, aux 12ème et 13ème siècles, une entreprise économique fructueuse, ce qui avait été un peu oublié depuis Charlemagne.

Cependant l’analogie s’arrête rapidement : en étendant et renforçant le réseau commercial vénitien, en lui adjoignant des comptoirs et colonies particulièrement précieux, en le densifiant par l’ouverture de nouvelles routes vers l’Asie, en lui fournissant un précieux capital pris sur Byzance, la guerre des croisades a amplifié l’influence du grand commerce sur l’économie européenne… Autrement dit, l’expansion par les armes de l’espace des productions destinées à l’échange ouvre bien la voie au grand commerce, permet en même temps le développement des villes États italiennes, détermine certaines pré-conditions du capitalisme… La synergie entre États et grand commerce est alors clairement enclenchée en Europe, et ce pour longtemps…

Une première version de ce papier a été publiée dans L’invention du Marché, Paris, Seuil, 2004.

DEMURGER A., 1998, La croisade au Moyen Age, Paris, Nathan.

EKELUND R., HEBERT R., TOLLISON R., ANDERSON G., DAVIDSON A. 1996, Sacred Trust : the Medieval Church as an Economic Firm, Oxford, Oxford University Press.

FOSSIER R., 1982, Le Moyen Age – tome 2, l’éveil de l’Europe, 950-1250, Paris, Armand Colin.

La Chine et l’Europe, quelle histoire globale ?

Lors de la table-ronde organisée par Sciences Humaines lors des Journées de l’histoire à Blois ‒ rare occasion de rencontrer nos lecteurs ‒, une question fut posée sur l’européocentrisme, sur le décentrement et sur le piège d’un éventuel enfermement dialectique Europe(Occident)/Chine. Le temps manquait pour une réponse précise et j’évoquai rapidement l’historien Joseph Ferrari, qui, en 1867, publia un ouvrage sur La Chine et l’Europe. Ce billet lui est donc consacré [1].

La Chine n’a pas été une découverte du 19e siècle. Loin s’en faut ; les interactions entre extrême Occident et extrême Orient de l’Eufrasie remontent au moins au début du Ier millénaire. Mais la Chine est l’Empire inconquis [Gruzinski, 2011] et le regard européen demeure jusqu’au 18e siècle très ambivalent, oscillant entre admiration (Voltaire) et rejet (Montesquieu). Au siècle suivant, les choses semblent basculer ‒ ce qui permet au passage de donner un sens métahistorique à la « grande divergence » analysée par Kenneth Pomeranz. La Chine vacille et finit par s’ouvrir aux puissances européennes ; dès lors, l’Europe ne se connaît plus de rivale. La date fatidique de ce basculement est le traité de Nankin, signé le 29 août 1842 au terme de ce qu’on appellera ensuite la première guerre de l’opium. Une décennie plus tard, la brèche britannique est agrandie par le traité de Tianjin, signé le 26 juin 1858 à la fin de la deuxième guerre de l’opium, qui ouvre onze ports chinois aux puissances étrangères (Royaume-Uni, France, Russie, États-Unis). C’est ce traité que célèbre le marquis de Courcy dans un livre consacré à L’Empire du Milieu, paru en 1867 [Texte 1] :

« La formidable muraille qui abritait les soupçons et l’ignorance de l’Empire du Milieu n’existe plus. Nous contemplons maintenant face à face cette civilisation antique dont l’éclat émerveillait les regards de nos voyageurs, alors que l’Europe sortait à peine des ténèbres du moyen âge. Elle est restée immobile dans son égoïste isolement, et son immobilité l’a fatalement conduite à la décrépitude. La civilisation occidentale, que ses origines chrétiennes et les instincts naturels de notre race ont faite, au contraire, essentiellement expansive, est maintenant aux prises avec elle; elle doit la vaincre en la régénérant. »[2]

Ce à quoi s’oppose fermement Joseph Ferrari dans un ouvrage exactement contemporain [Texte 2] : « la Chine n’est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire ».[3]

Et Ferrari de s’interroger :

« si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D’après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l’existence les uns des autres ? »[4]

Joseph Ferrari (1811-1876) était un historien franco-italien, professeur de philosophie dans son exil français, parlementaire à son retour dans l’Italie unifiée. Marqué par la lecture de Vico, dont il assura la publication des œuvres complètes, il développa une réflexion philosophique de l’histoire, étendue progressivement de l’Italie au Monde, et dont le principe fondamental est la synergie qui anime l’ensemble des peuples : Ferrari ne peut en fait penser la Chine isolée du reste du Monde. Notons au passage que Ferrari est l’un des premiers, sans doute sous l’influence de l’italien, à utiliser l’adjectif « mondial » [Capdepuy, 2011].

C’est dans l’Histoire de la raison d’État, parue en 1860, que Ferrari dévoile pour la première fois les synchronismes planétaires dont la mécanique serait essentiellement fondée sur la guerre entre les peuples :

« Pas de distance, pas de désert, pas de montagne qui interrompe ce funèbre entrelacement de combats ; la guerre coule partout comme l’eau qui cherche son niveau. Aucun vide, aucun intervalle, nulle paix sur la terre ; ce bois abandonné, cet îlot négligé, reçoivent leurs battues périodiques, leurs buissons ne peuvent abriter aucun fugitif. […] Dans les temps calmes, les nations se tiennent par le travail sourd des unités et des fédérations ; mais aux jours des révolutions, celle qui s’agite la première transmet un choc qui fait le tour du monde. Le surcroît de force que lui donne son progrès l’engage à faire des conquêtes ; et ses invasions explosives continuent jusqu’à ce que les nations les plus arriérées aient découvert le moyen de l’arrêter en l’imitant ; en d’autres termes jusqu’à ce que l’équilibre se soit partout rétabli. C’est ainsi que lorsqu’une roue dentée tourne, son mouvement se communique à tout l’engrenage ; chaque roue tourne de droite à gauche ou de gauche à droite, en sens inverse de sa voisine, et toutes les pièces crient tant que l’impulsion ne s’épuise pas complètement. Ne vous étonnez donc pas si une secousse d’Athènes ébranlait Crotone, si une catastrophe de Babylone retentissait au loin jusque sur la plage d’Espagne, si l’Europe, que les évêques mettaient en révolution vers l’an 1000, refoulait les musulmans sur tous les points, si le reflux contre les croisades portait Saladin à Jérusalem et les Tartares à Moscou, à Varsovie et à Bude. Rome, à son apogée, donnait aux Chinois l’idée de la combattre, et, quelques siècles plus tard, les invasions partaient des plateaux de l’Asie pour envahir les provinces de l’Allemagne, de la Gaule, de l’Ibérie et de l’Afrique. »[5]

Toujours en exil, il développa pleinement sa théorie dans La Chine et l’Europe, où il affronte ce que la vanité européenne refuserait de voir, à savoir l’ampleur de la civilisation chinoise. Pourtant, lui aussi, reprend à son compte le double récit de la Chine qui se replie et de l’Europe qui conquiert le Monde, de cette divergence du 19e siècle :

« Ce retard de la Chine, cette accélération de l’Europe sont dus au génie de notre race, qui travaille enfin sur les données de l’expérience et se dérobe à la domination de la mythologie chrétienne. Le bon sens chinois nous surpassait tant que nos religions gaspillaient nos forces et nous jetaient à la conquête tantôt de la toison d’or, tantôt de Jérusalem ; alors Confucius battait les Évangélistes, les mandarins étaient supérieurs aux évêques, et notre plus grand soin était d’enchaîner et de persécuter nos inventeurs et nos hommes de génie. Mais les données de la renaissance, de la réformation et de la Révolution française rendent le bon sens à nos rois, à nos tribuns, à nos chefs ; ils ne sont plus aliénés dans l’Église ou du moins ils sont en voie de guérison. Dès lors ils deviennent à peu près des mandarins; dès lors la supériorité de notre race nous rend plus rapides que les lettrés de la Chine. De là l’artillerie, qui nous donne le nouveau monde et reste stérile entre les mains des Chinois ; de là notre exploration du globe et notre domination sur toutes les côtes, tandis que les Chinois n’arrivent pas en Europe, voyagent sur nos navires, et s’étendent en esclaves, en travailleurs, en ouvriers, sans aspirer à aucune conquête. »[6]

Mais Ferrari minimise « les anticipations et les retards de la Chine sur l’Europe [qui] ne dépassent jamais l’intervalle de deux générations » et conclut de façon quasi prophétique d’une part sur la montée en puissance des États-Unis et de la Russie, et d’autre part sur le rattrapage de la Chine :

« Les dangers actuels de l’Europe viennent de la Russie et de l’Amérique. Au point de vue du progrès, de la population, des ressources naturelles, de l’expansion assurée, il y a là un excédent de forces qui déplacera les entourages des nations, et déterminera des révolutions inattendues. Dès 1789 la France se trouve entre la double influence de la république et du Czar, et même aujourd’hui l’Angleterre redoute avant tout les Américains et les Russes. Ce sont aussi les ennemis que redoute la Chine, et si notre civilisation est condamnée à se frayer sa route entre ces deux extrêmes avec les explosions latines et les prodiges de la science, dans la prochaine période de 1875 à 2000 la Chine résoudra à son tour le même problème en quatre temps avec les lettrés de Pé-king et les rebelles du Chen-si. Elle a si souvent passé des phases les plus sanguinaires aux plus pacifiques qu’elle pourra commenter les King avec nos sciences physiques avant que nous arrivions au règne des fonctionnaires philosophes. »[7]

Cependant, la pensée peut-être trop systématique, trop mécanique, pas assez européocentrée de l’histoire du monde a pu ne pas convaincre et l’ouvrage de Ferrai sombra dans l’oubli, jusqu’à ce que Robert Bonnaud [8] l’en sorte au début des années 1990 et se l’approprie dans une réflexion personnelle sur « les tournants historiques mondiaux » [Bonnaud, 1992]. De fait, certains synchronismes que distingue Ferrari et que reprend Bonnaud, non sans les corriger, ou du moins non sans en souligner les limites et les erreurs, ne peuvent qu’interpeler les tenants de l’histoire globale et reposer la question même de la globalité. L’hypothèse de fond qui est posée par ceux-ci est celle de l’interconnexion croissante des hommes et des sociétés et l’histoire des mondialisations, dont la globalisation est le dernier terme, est précisément celle du tissage de la toile humaine [McNeil R. & McNeil W.H., 2003]. Or, pour Ferrari, l’unification sociale qui résulte d’interactions croissantes est le fait notamment de la guerre.

C’est ce qu’a bien rappelé Laurent Testot dans son précédent billet sur la guerre, sur la place de celle-ci dans les diffusions et les interactions à l’intérieur d’un espace eufrasien dont l’Europe et la Chine constitueraient les deux pôles, et dont l’histoire pourrait presque se résumer à une sorte de ping-pong mondial, selon le modèle élaboré par Christian Grataloup dans les Lieux d’histoire [Grataloup, 1996].

Pourtant, Bonnaud reproche à Ferrari d’être « contactualiste » :

« Faut-il que les peuples fassent la chaîne, que les hommes se touchent, pour que leur histoire soit commune, pour que leur devenir soit collectif ? Pour que la recherche des moyennes planétaires soit légitime, faut-il d’abord démontrer que les hommes sont parents, et que la noosphère existe ? »[9]

Il établit ainsi un parallèle entre la mécanique newtonienne qui nécessitait l’existence d’un éther comme médiateur de la force gravitationnelle et la pensée ferrarienne qui exigerait, pour reprendre une notion moderne, un « méta-espace » :

« Nouveaux Ferraris, partirons-nous à la recherche d’autres éthers ? Appellerons-nous au secours des synchronismes d’hypothétiques marchands, de mystérieux missionnaires, compterons-nous sur de providentiels marchands nomades, sur de prodigieux migrants ? Remplacerons-nous la chaîne des guerres par la chaîne des complots et des consignes, avec ses chefs d’orchestre clandestins et ses émissaires internationaux, ou par la chaîne de l’or et des circuits monétaires, ou par la chaîne des nuées, des fluctuations climatiques, ou par celle des virus ? »[10]

On pourrait presque s’étonner de ces remarques tant le diffusionnisme est un modèle prégnant dans l’explication historique, notamment en histoire globale, dont l’approche est notoirement sécante avec celle de l’histoire connectée.

Car il est une autre hypothèse qui permet d’expliquer certaines synchronies : l’évolutionnisme structuraliste ; et Bonnaud regrette que Ferrari en soit resté « au seuil de la notion de structure planétaire ». De fait, sans forcément suivre Robert Bonnaud dans ses réflexions, on peut simplement rappeler que les Européens débarquant en Amérique ont trouvé un autre monde, pas une autre humanité.

Au final, c’est là une autre manière d’appréhender l’histoire globale. L’unité de l’humanité résulte-t-elle de la mondialisation ? Ou bien lui est-elle antérieure ? Le lecteur prendra garde d’éviter le piège rhétorique d’une question en réalité mal formulée en distinguant l’unité essentielle, originelle, de l’humanité, diffusée à l’occasion d’une pré-mondialisation, et l’uniformité acquise par l’humanité, qui résulte bien, elle, de la mondialisation comme entremise croissante des hommes entre eux. Ce n’est donc pas tant la Chine qui doit interpeler que l’Amérique « pré-colombienne » et son histoire parallèle. Mais on quitte ici l’histoire globale pour l’histoire universelle.

Bibliographie

Bonnaud R., 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé.

Capdepuy V., 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo : European Journal of Geography, article 576, : http://cybergeo.revues.org/24903

Courcy R., marquis de, 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie.

Ferrari J., 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie,

Grataloup C., 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Montpellier, GIP Reclus.

Gruzinski S., L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard

McNeil R. & McNeil W.H., 2003, The Human Web: a Bird’s View of Word History, New York, W.W. Norton & Company.

Pomeranz K., 2010, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité ».


Notes

[1] J’en profite ainsi pour ouvrir le blog à une certaine interactivité. Dans la mesure de nos compétences, ces billets peuvent être des réponses à d’éventuelles questions de nos lecteurs.

[2] Réné de Courcy (marquis), 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie, p. viii.

[3] Joseph Ferrari, 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie, p. v.

[4] Ibidem

[5] Joseph Ferrari, 1860, Histoire de la raison d’État, Paris, Michel Lévy frères, p. 117.

[6] Ibidem, p. 595.

[7] Ibidem, p. 596.

[8] Robert Bonnaud (né en 1929) n’est pas à proprement parler un historien de la globalité, mais davantage de l’universalité. Hors-normes, il s’inscrit dans un courant de pensée peu estimé par l’historiographie traditionnelle, celle de la synchronie et du comparatisme. Et lorsqu’il parle de Joseph Ferrari, de la marginalité de celui-ci, de son rejet par l’Université, on peut penser qu’il parle aussi un peu de lui-même. Sa vision de l’histoire est fondamentalement un engagement. Ami d’enfance de Vidal-Naquet, il dénonça les massacres perpétrés par l’armée française dans un article paru dans la revue Esprit en 1957, puis soutint le FLN, ce qui lui valut d’être emprisonné en 1961. Son universalisme est un anti-nationalisme et son ouvrage sur Ferrari, publié en 1992, est une forme de manifeste.

«Sans doute, parce que les années 1980, nationales et nationalistes, néo-impériales même, pleines de ferveurs et de nostalgies patriotiques et occidentalistes, les années Rambo, Malouines, les années Reagan, Thatcher, Craxi, Hernu, etc., les années de la revanche des histoires nationales et du “quadripartisme” (les quatre périodes canoniques, une vision très occidentale de l’histoire), n’avantagent guère le théoricien des parallélismes planétaires. »

Robert Bonnaud, 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé, p. 10.

[9] Robert Bonnaud, 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé, p. 105.

[10] Ibidem


Texte 1

Réné de Courcy, 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie, préface, pp. v-xi.

« Les traités de Tien-Tsin et les conventions qui leur servirent de corollaires ont réalisé une des plus grandes et des plus nobles conquêtes de la civilisation moderne, en ouvrant aux entreprises du négoce étranger, à la libre propagande des missionnaires chrétiens, aux investigations du voyageur et du savant, la plus riche, la plus industrieuse, la plus féconde, la plus populeuse, la plus curieuse contrée de l’univers. Désormais il n’est plus un port important des côtes chinoises qui n’admette les navires de toutes les nations du globe, il n’est pas un lieu de l’empire chinois qui ne puisse être visité par les Européens ; il ne s’y rencontre pas une ville, pas un village où le prêtre chrétien ne puisse enseigner ouvertement sa doctrine. Nos ambassadeurs résident à Péking. Aucune humiliation ne leur est imposée. Ils interprètent directement les griefs de leur pays et de leurs nationaux, et traitent d’égal à égal avec les conseillers intimes de l’empereur. Que de belles et brillantes promesses dans ces conquêtes ! Déjà nos marchands se sont établis, sous la protection de nos consuls, dans les grandes villes que baigne le Yang-tze-Kiang, la principale artère de la Chine. Les intelligentes populations du vaste et fertile bassin qu’arrosent le fleuve Bleu et ses tributaires, profitent, avec empressement, des avantages de notre industrie. Sa supériorité éclate à leurs regards. Elles en partagent avec nous les bénéfices. Éclairées par l’intérêt, le guide irrésistible de leur race, elles ouvrent les yeux à la lumière. Le vieux préjugé chinois est frappé au cœur. Quels magnifiques triomphes attendent notre civilisation, quels gains immenses sont réservés à notre commerce si ce préjugé vient à disparaître entièrement, si, mettant à profit la science de nos ingénieurs aussi bien que l’expérience de nos industriels, et nous abandonnant la part de bénéfice et d’influence qui serait due légitimement à notre concours, la nation chinoise vient à multiplier la puissance de ses ressources nationales, par la construction de chemins de fer et de télégraphes qui relient entre elles ses grandes cités, par l’établissement d’un service régulier de steamers sur les innombrables rivières qui sont les routes commerciales de l’empire, avant tout, par l’exploitation des richesses inouïes que recèlent ses mines d’argent, de cuivre, de fer et de houille.

Une transformation si magnifique et si féconde n’est point improbable. Nous avons vu la valeur approximative du négoce étranger que représentait en Chine, pour l’année 1855, la somme de 300 millions de francs y atteindre, neuf ans plus tard, sans tenir compte du trafic de l’opium, le chiffre énorme de 4 milliard 200 millions de francs bien que les districts producteurs du thé et de la soie eussent été, en partie, dévastés par les rebelles, bien que la terreur qui régnait autour de Shang-haï, au temps où l’insurrection cernait, de toutes parts, ce grand] emporium des échanges maritimes, en eût banni, pendant plusieurs années le crédit et la confiance. Que de si rapides progrès, accomplis dans des conditions défavorables, nous servent de leçons et d’encouragements ! La formidable muraille qui abritait les soupçons et l’ignorance de l’Empire du Milieu n’existe plus. Nous contemplons maintenant face à face cette civilisation antique dont l’éclat émerveillait les regards de nos voyageurs, alors que l’Europe sortait à peine des ténèbres du moyen âge. Elle est restée immobile dans son égoïste isolement, et son immobilité l’a fatalement conduite à la décrépitude. La civilisation occidentale, que ses origines chrétiennes et les instincts naturels de notre race ont faite, au contraire, essentiellement expansive, est maintenant aux prises avec elle; elle doit la vaincre en la régénérant.

Ce prodigieux triomphe est-il assuré, est-il prochain ? Nul doute pour moi, que les destinées sociales, industrielles et mercantiles du peuple chinois n’appartiennent désormais à l’Europe. »


Texte 2

Joseph Ferrari, 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie, préface, pp. i-vi.

« Les premières études relatives à la Chine causèrent une vive impression sur le monde savant de l’Europe par la révélation de faits qui blessent profondément l’orgueil de la tradition chrétienne. On a eu tout à coup une autre tradition, avec des dates aussi anciennes que les nôtres, avec la prétention non moins exclusive de remonter seule aux origines de l’humanité, avec des fondateurs, des inventeurs, des réformateurs bien supérieurs aux patriarches et aux héros de la Bible, enfin avec une religion reproduisant tellement nos dogmes et nos cérémonies que nos missionnaires en ont été réduits à imaginer que le démon avait parodié notre religion dans l’intérêt de l’enfer. Le spectacle de trois cent millions d’hommes régis depuis 4000 ans par des philosophes qui laissent passer chez eux les rédempteurs et les papes comme les accidents éphémères de l’ignorance ou les maladies incurables de l’esprit achevait d’humilier notre vanité.

Pour s’en délivrer, on a inventé trois mots ; et en disant que le Céleste Empires est barbare, stationnaire et isolé, on l’a livré à la stérile curiosité des antiquaires.

Mais la Chine est-elle barbare ? Il n’y pas un éventail, pas une boîte à thé arrivée de Nan-king qui ne démente cette extravagante accusation. Demandons plutôt si l’Europe est civilisée en Angleterre, où l’aristocratie règne sur le sol ; en Russie, où le peuple est esclave ; à Constantinople, où il n’y a ni arts, ni philosophie, ni littérature ; en France, en Espagne, en Italie, en Autriche, où l’on adore un pontife inutilement combattu par tous les hommes éclairés. Demandons plutôt si toutes les places mises au concours dans toute l’Europe, abstraction faite de tout rang nobiliaire, et si les hommes supérieurs mis à la tête des États de par la loi ne nous donneraient pas un progrès qu’on doit encore considérer comme une utopie.

La Chine est-elle stationnaire ? Elle nous dit au jour le jour la date précise de ses inventions ; elle nous apprend quand elle a inventé l’écriture, quand elle l’a perfectionnée, à quelle époque elle a fondé son académie, comme elle l’a depuis étendue, quelles ont été les vicissitudes de ses lois, les modifications qu’elle a imposées à la propriété, à la pénalité, à l’administration ; elle nous dit combien de fois elle a réformé sa géographie, déplacé ses capitales, renouvelé son calendrier. L’idée qu’elle soit stationnaire vient de ce que nos habits, nos modes, nos gouvernements beaucoup plus mobiles qu’ils ne le sont ; nos moindre variations nous absorbent ; nous y jouons la vie et les biens, tandis que les Chinois, vus à distance et engagés à leur tour dans des variations et des vicissitudes qui nous échappent, nous semblent immobiles comme les astres. Mais eux aussi, en nous observant de loin, en voyant les Grecs, les Romains toujours habillés de la même manière, les Français toujours sous la monarchie, les catholiques constamment attachés à la Bible, pourraient nous croire sinon barbares, du moins stationnaires.

L’accusation d’isolement serait moins injuste, car nous n’avons connu la Chine que sous Louis XIV ; elle a eu tort de ne pas se présenter plus tôt à notre curiosité, à ne pas recevoir plus tôt la visite de Cabral, de n’avoir vu dans nos premiers navigateurs portugais ou espagnols que des pirates incapables de l’étudier, dans nos missionnaires français ou italiens que des bonzes disposés à la tromper, dans nos voyageurs les plus ingénieux que des individus dédaignés par leurs compatriotes, comme Marco Polo chez les Vénitiens. C’est un tort ; mais la distance de Pé-king à Paris étant la même que celle de Paris à Pé-king, on pourrait avec autant de raison dire à la Chine que nous avons vécu isolés, dans un coin du monde, que notre politique et notre religion n’ont pas eu la force de dépasser Madras et Bombays, de se faire connaître à Canton, que dis-je ? de rester à Constantinople ou à Jérusalem. Si nous avons bouleversé plusieurs fois notre continent, si les Grecs, les Romains, les chevaliers, les croisés ont fait un effroyable fracas, il faut aussi user d’indulgence envers les Chinois qui ont plusieurs fois rasé leurs villes, incendié leurs capitales, envahi ou absorbé les barbares, subi ou imposé d’affreux désastres pendant des siècles, en un mot mis aux prises des armées de quinze cent mille combattants sans que l’Europe s’en soit aperçue. Ne faut-il pas leur pardonner s’ils ne sont venus chez nous ni pour inventer le papier-monnaie, qu’ils ont connu deux siècles avant nous, ni pour imiter l’imprimerie, qu’ils ont fait fonctionner cinq siècles avant nous, ni même pour dérober la boussole, qu’ils possédaient une vingtaine de siècles avant que les Romains eussent des barques ? Ils n’ont pas été plus isolés que nous, puisque la Perse, le Japon, l’Inde et la Tartarie recevaient leurs nouvelles.

Mais si la Chine n’est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire, si elle mérite toute notre attention, si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D’après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l’existence les uns des autres ? Je crois avoir résolu ce problème dans mon Histoire des Révolutions d’Italie, où j’ai montré comment à chaque période les républiques de la Toscane, le royaume de Naples, le duché de Milan, les États les plus variés, la papauté elle-même et par l’entremise de la papauté victorieuse ou vaincue, tous les États de l’Europe marchaient sur la même route, sans le savoir, sous l’unique pression de la guerre qui les condamnait à se maintenir de niveau pour rester indépendants. Dans mon Histoire de la raison d’État, j’ai généralisé cette loi et maintenant je m’adresse encore une fois au lecteur dans l’espérance de confirmer ces généralisations en expliquant le monde par la Chine. Puisque toutes les histoires se ressemblent, l’histoire la plus ancienne, la plus continue, la plus explicite servira de guide, et en voyant toutes ses révolutions reproduites en Europe l’une après l’autre, on comprendra comment le jour om Salomon disait mélancoliquement : “Il n’y a rien de nouveau sous le soleil”, on lisait sur la statue mystérieuse du temple de Lo-yang : “Le ciel n’a point de parenté ; il traite également tous les hommes.” »

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.

Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.