Le Moyen Âge est une période historiquement déterminée. Et encadrée par des événements qui ne font sens que d’un point de vue occidental : 476, date symbolique de la chute de Rome déterminée par la déposition du dernier empereur par le chef de guerre barbare Odoacre – on peut retenir d’autres marqueurs – ; 1453, prise de Constantinople par les Ottomans et aussi fin de la guerre de Cent Ans, ou 1492, « découverte » accidentelle du Nouveau Monde par Christophe Colomb et expulsion des Juifs d’Espagne. Un millénaire approximatif, longtemps vu comme une période obscure et violente assurant la transition entre l’âge d’or de l’Empire romain et le rayonnement de la Renaissance européenne.
La réalité, dans une perspective mondiale, est bien différente. Mais cette périodicité fait sens en portant un regard d’ensemble sur l’Eurasie. Les évolutions conjointes des sociétés et du fait guerrier offrent, au fil de ce long millénaire prémoderne, d’étonnantes similitudes, de l’Europe à la Chine en passant par le Nord de l’Afrique et le Moyen-Orient.
La première similitude nous est donnée par la quasi-simultanéité de la chute des grands empires qui dominaient le monde au début de notre ère. La Chine impériale des dynasties Han (de 206 à 9 avant notre ère puis de 25 à 220) s’effondre sous les coups de la confédération de tribus nomades d’Asie centrale, les Xiongnus. Dans les deux siècles qui suivent, les confédérations huns, probablement de même origine que les Xiongnus, provoquent l’effondrement de l’ensemble des grandes puissances de l’Ancien Monde, poussant les Goths jusqu’à l’Empire romain : les grandes invasions fragmentent les empires romain, kushan au nord de l’Inde, et chinois. Elles sont le fait de peuples nomades, dont la force de frappe repose sur une cavalerie mobile harcelant les armées impériales majoritairement composées de fantassins. Ces peuples se regroupent ponctuellement sous la bannière de chefs susceptibles de leur assurer la victoire au sein de confédérations politiquement complexes. Et cette élite nomade a surtout pour but de s’insérer dans les civilisations qu’elles visent. Les peuples des steppes en Chine, les Goths, Alains, Burgondes et Vandales en Occident n’auront de cesse de copier les puissances qu’ils ont dépecées.
En Occident, la disparition des grandes entités étatiques d’antan entraîne celle du soldat – la machine de guerre romaine ne pouvait exister qu’entretenue par les richesses de territoires fiscalement productifs. Les royaumes romano-barbares ne mobilisent, quand les circonstances l’exigent, que de petites armées de volontaires nobles. En 841, la bataille de Fontenoy-en-Puisaye, qui engage le destin de l’Europe quand les trois petits-fils de Charlemagne se disputent son empire, n’a probablement mobilisé que quelques milliers d’hommes. Ces combattants devaient en effet disposer des ressources suffisantes pour entretenir leur équipement, soit un bouclier – et dans l’idéal une armure – complété d’une lance, d’une hache et mieux, d’une épée. La complexité des techniques de forge et le coût en matériaux font de cette arme, souvent entourée de pouvoirs magiques et transmise de génération en génération, un luxe symbolisant le statut d’homme libre. D’élément militaire clé des armées nomades qui sévissent toujours entre Chine et Europe – jusqu’à la Hongrie magyare –, le cheval est devenu en Europe un moyen de déplacement jusqu’au champ de bataille, où l’on s’affronte généralement à pied, en petites formations compactes – les Vikings et Normands passent maîtres en cet art, qui leur vaut d’être embauchés comme mercenaires partout en Europe, jusqu’à la cour de Byzance.
Le voyage de l’étrier
En Chine, vers la fin du 6e siècle, intervient un nouvel élément : l’apparition de la cavalerie lourde, rendue possible par l’étrier, qui dote le guerrier armuré chargeant à la lance d’une puissance de frappe inégalée. L’invention complète un arsenal chinois depuis longtemps conséquent (paysans-soldats évoluant en formations de piquiers, arbalétriers équipés d’armes à tir rapide, cavalerie d’archers montés des auxiliaires nomades…), et contribue à la nouvelle réunification d’une Chine infiniment plus peuplée que l’Europe sous la dynastie Tang (618-907). L’étrier se diffuse rapidement et atteint l’Europe de l’Ouest dès le 8e siècle. Il permettra à l’Empire byzantin d’aligner des cataphractaires, à l’Occident de voir se structurer la chevalerie, favorisera au 13e siècle l’affirmation des Mamelouks en Égypte.
Car dans l’intervalle, entre Orient et Occident a émergé une nouvelle puissance : l’Islam, entité territoriale fédérée par une foi commune et une obéissance très symbolique à la personne du calife, dépositaire plus ou moins légitime de l’héritage du prophète fondateur Mahomet. Entre 632 et 751, cette nouvelle puissance a annexé un espace s’étendant de l’Afghanistan à l’Espagne – se morcelant in fine entre plusieurs États. Très vite, les Arabes intègrent dans leurs rangs les contingents des peuples conquis, renforçant leur cavalerie légère à la logistique assurée par des dromadaires, des lourds cavaliers perses, des archers montés turcs comme des fantassins du Moyen-Orient. Les Mamelouks ne sont, au départ, qu’une troupe d’élite spécialisée, des cavaliers lourds formés à partir d’esclaves entraînés dès l’enfance – les élites musulmanes faisant un usage régulier de soldats conscrits de force dès leur plus jeune âge, tels les janissaires du futur Empire ottoman.
En Europe, la supériorité des cavaliers lourds est devenue incontestable, mais elle ne peut se maintenir que grâce à une forte croissance urbaine et agricole – elle-même nourrie d’innovations orientales, telles le collier d’attelage. Jusqu’à l’an mil, l’Europe est la cible de raids, vikings ou sarrasins… À partir du 11e siècle, elle devient expansionniste – le symbole le plus marquant de ce renversement étant les croisades : 8 campagnes militaires menées au Proche-Orient entre 1095 et 1291, reconquista de l’Espagne qui s’étale du 9e siècle à 1492, christianisation par la force des peuples d’Europe orientale, mainmise sur les royaumes situés au Sud de la France sous prétexte de lutte contre les hérésies cathare et vaudoise… Les chevaliers, désargentés lorsqu’ils ne sont pas aînés de leur fratrie, ne rêvent que de conquérir de nouveaux fiefs.
Arts martiaux, entre Europe et Japon
Le progrès technique est une affaire transnationale. Les croisés s’extasient devant la qualité des sabres en acier de Damas, souvent fabriqués en Perse à partir de barres de métal produites en Inde… La poudre, inventée en Chine, suit les cavaliers mongols dans leur expansion avant de voir son usage perfectionné en Europe sous la forme du canon puis des bouches à feu portatives. L’arbalète, inventée en Chine au temps des Royaumes combattants (5e-3e siècles av. notre ère), est « découverte » par les croisés, qui en font rapidement un usage intensif : un arbalétrier est plus vite formé qu’un archer, et ses traits sont capables de percer les lourdes armures des chevaliers. L’efficacité de cette innovation est telle qu’elle est proscrite par bulle papale dans les luttes entre chrétiens dès le début du 13e siècle – une interdiction sans grand effet.
On voit également fleurir, aux deux bouts de l’Eurasie, Europe occidentale et Japon, des traités de combat au corps à corps à partir du 13e siècle. Le parallèle est frappant : les techniques de corps que dévoilent les documents plus ou moins cryptés des écoles (comment bloquer un coup de couteau, utiliser efficacement une lance en engageant la hanche, se battre immergé dans l’eau jusqu’à la taille ou se relever d’une chute engoncé dans une armure…) sont les mêmes. Par suite d’une histoire particulière, les Japonais conserveront ces techniques – pour partie dans leur cas d’origine chinoise – jusqu’à nos jours, sous les kimonos des pratiquants d’arts martiaux. Les Européens les oublieront, jusqu’à ce que l’archéologie expérimentale et les associations de passionnés les exhument. À contextes similaires, évolutions parallèles. Les grandes épées à deux mains ne seront guère utilisées qu’en Suisse, en Écosse ou au Japon par des formations de montagnards devant s’opposer à des invasions de cavaliers – une telle arme, difficile à manier, permet de faucher monture et homme à distance respectable.
Ce rapide survol montre en creux ce qu’il conviendrait encore d’explorer – l’histoire militaire de l’Europe est bien connue, celle des mondes musulmans, indiens, nomades ou chinois moins documentée, exception faite, en anglais, des traités de la maison d’édition Osprey Publishing. On pourrait suivre les Assassins dans leurs méthodes de guerre asymétrique, les empires nomades dans leurs évolutions techniques, les étonnants progrès des machines de guerre comme le trébuchet – l’usage décisif du contrepoids semble introduit en Chine sous les Mongols par des ingénieurs perses, au moment où les Européens le découvrent ; ou s’appesantir sur les ordres religieux militaires, Templiers, Hospitaliers et Teutoniques en Occident, reflétés à l’autre bout par les moines guerriers des sectes Shaolin en Chine, Tendaï au Japon.
Clôturons sur une généralité qui connaît quelques exceptions : alors que les États se font de plus en plus forts, les techniques évoluent partout vers plus d’efficacité, et les pouvoirs religieux, chrétiens, musulmans ou bouddhistes, s’embrigadent progressivement comme avocats des guerres justes menées par les puissances séculières, quand ce n’est pas comme acteurs militaires. D’un bout à l’autre de l’Eurasie, les hommes étaient les mêmes, les sociétés bénéficiaient d’une croissance démographique et d’une complexification des structures administratives. Et tous semblent contribuer à leur insu à l’avènement d’une modernité marquée par une violence de plus en plus soutenue.
Bibliographie
BARLOZZETTI Ugo et MATTEONI Sandro [2008], Les armes blanches qui ont façonné l’histoire. Des origines au 20e siècle en Europe et dans le monde, trad. fr. Denis-Armand Cana, 2010, Paris, Place des Victoires Éd.
CHALIAND Gérard [1990, rééd. 2009], Anthologie mondiale de la stratégie. Des origines au nucléaire, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins ».
CONTAMINE Philippe [1980, rééd. 1999], La Guerre au Moyen Âge, Paris, Puf.
DUBY Georges, dir. [2005, rééd. 2008], Une histoire du monde médiéval, Paris, Larousse.
HOLEINDRE Jean-Vincent et TESTOT Laurent, coord. [nov.-déc. 2012], « La guerre. Des origines à nos jours », Auxerre, Hors-série des Grands Dossiers des sciences humaines Histoire n° 1.
MERDRIGNAC Bernard et MÉRIENNE Patrick [2003, rééd. 2010], Le Monde au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France.
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Vincent Capdepuy m’a signalé, depuis la publication de ce billet, un remarquable article de Didier Gazagnadou sur la diffusion des étriers (2001). Pour actualiser ce qui précède… http://tc.revues.org/266?lang=en