L’histoire au prisme impérial

À propos de :

Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Jane Burbank et Frederick Cooper, Trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2011.

Titre original : Empire in World History. Power and the politics of difference, Princeton University Press, 2010.

 

De nombreux livres ont récemment réexaminé la question impériale, dévoilant progressivement les complexités des empires du passé. Empires, de Jane Burbank et Frederick Cooper, offre une synthèse précieuse de nombre de ces travaux qui ont changé notre regard sur ces formations politiques.

Une histoire eurocentrée, dont nous avons héritée, a longtemps estimé que les empires n’étaient que des formes archaïques et despotiques dans l’échelle d’une évolution se dirigeant vers la forme aboutie supposée être celle des États-nations. Dans la réalité, les empires étaient des entités politiques complexes, qui surent s’adapter aux changements. Seule leur réactivité explique leur durée (quatre siècles – ou dix, si on postule que la République fut aussi impérialiste que l’Empire – pour Rome, autant pour Byzance, six pour l’Empire ottoman, etc. – à comparer aux quelques décennies que durèrent les empires coloniaux européens). Et pour durer, en intégrant des multitudes de peuples et de religions, il fallait savoir gérer les différences, faire des compromis, déléguer le pouvoir parfois, ne recourir à la force qu’en dernière extrémité – les outils de contrôle social utilisés par les dictatures du 20e siècle n’avaient pas leur équivalent dans le passé.

Les auteurs nuancent néanmoins : « Bien entendu, les empires n’étaient pas spontanément ouverts à la diversité. La violence, la coercition quotidienne furent des éléments essentiels à leur construction et leur fonctionnement. Mais lorsqu’ils réussirent à tirer profit de leurs conquêtes, ils eurent à gérer des populations dissemblables et pour cela conçurent divers modes d’exploitation et de gouvernement. Chacun mobilisa et contrôla différemment ses ressources humaines, incluant ou excluant, récompensant ou exploitant, partageant ou concentrant le pouvoir. »

De Rome à la Chine contemporaine

Les deux auteurs sont professeurs d’histoire à l’Université de New York. Cooper est spécialiste de l’histoire coloniale de l’Afrique – plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français (liste en fin d’article) – ; Burbank des Empires russes et soviétiques. Le livre couvre deux mille ans d’histoire. Il commence par une étude d’histoire comparée des empires de Rome et de la Chine des Han (deux modèles de gestion des différences, qui s’enrichiront d’une troisième voie avec l’Empire mongol), et s’étend pour l’essentiel sur l’Eurasie de ces deux derniers millénaires. Il n’y a donc rien, par exemple, sur la naissance des empires antiques qui, en Mésopotamie, en Égypte et ailleurs, ont inauguré cette forme de gouvernement. Rien non plus sur les empires africains… Cette partialité, reconnue par les auteurs qui rappellent qu’ils n’avaient pas plusieurs vies à consacrer à un ouvrage exhaustif, confère une unité à un livre qui est déjà épais, couvre une multitude de sujets et ouvre de nombreuses réflexions.

Le terme empire s’applique à une multitude de choses : en mettant de côté son emploi dans des expressions comme « l’empire des médias », il qualifie néanmoins des structures politiques composites, aussi différentes que les empires antiques de Rome et de la dynastie Han, les empires coloniaux européens des 19e-20e siècles, voire l’empire américain (aujourd’hui en phase terminale ?) ou chinois (en ascension ?) – en bref, le terme englobe toutes ces « vastes unités politiques, expansionnistes ou conservant le souvenir d’un pouvoir étendu dans l’espace, qui maintiennent la distinction et la hiérarchie au fur et à mesure qu’elles incorporent de nouvelles populations ».  Tandis que l’État-nation homogénéise ses populations, l’empire incorpore des populations dont « la différence se voit explicitée sous sa domination ».

Une grammaire impériale

Les auteurs observent que « les empires – qui maintenaient délibérément la diversité des peuples qu’ils conquéraient et intégraient – ont longtemps joué un rôle crucial dans l’histoire de l’humanité ». Ils ont été la réalité politique du monde de ces deux derniers millénaires. Leurs politiques et leurs imaginaires, les connexions qu’ils établirent entre eux (telle la migration de ressortissants de pays autrefois colonisés vers l’ex-métropole) ont façonné notre univers. L’objectif du livre est de fournir une grammaire impériale, de discerner le répertoire des stratégies mises en œuvre pour intégrer des populations dans les sociétés d’empires, tout en maintenant ou en instaurant des distinctions entre elles. Cooper et Burbank discernent cinq thèmes transversaux qui parcourent l’ouvrage :

1) la politique de la différence, par exemple la distinction opérée entre colons et colonisés, qui pouvait connaître d’innombrables variations au sein d’une même entité ;

2) les intermédiaires impériaux (gouverneurs, percepteurs… ainsi que les populations de colons, les multiples intermédiaires locaux, voire les esclaves administrateurs de haut rang de l’Empire ottoman) gérant et exploitant les territoires conquis ;

3) les interactions impériales : imitation, conflit et transformation furent l’ordinaire des empires en contact avec d’autres ;

4) les imaginaires impériaux, telle la « mission civilisatrice » des empires coloniaux ;

5) les répertoires de pouvoir, rendant compte de la multiplicité des modes de gestion et souvent de leur coexistence au sein d’un même empire, certaines zones étant directement administrées par le centre impérial, d’autre conservant une souveraineté plus ou moins graduée.

Façonner un monde

À cette grille de lecture, exposée en introduction, succède une longue entreprise de description et d’analyse, respectant un plan chronologique visant à restituer la dynamique impériale dans l’histoire, les héritages transmis d’un empire à l’autre, enrichis et transformés. Retour au début de notre ère. La Chine des Han et Rome ont alors en commun d’intégrer « le commerce et la production dans des économies » d’échelle considérable, de façonner littéralement un monde, chinois ou méditerranéen, et pour stratégies respectives de « créer une classe de fonctionnaires loyaux et qualifiés » pour la première, d’instaurer « la responsabilisation – au moins théorique – de ses citoyens » pour la seconde.

Ces deux axes vont exercer des effets durables dans les régions où se sont étendus ces empires. Par exemple, du côté occidental, les entités politiques qui prendront la relève de Rome s’instaurent sur des bases religieuses, du durable Empire byzantin à l’éphémère État carolingien, de même que les successifs califats islamiques. Le glaive de la foi se révèle alors à double tranchant. L’exclusivité monothéiste autorise à mobiliser les guerriers de l’islam ou du christianisme, mais introduit également le ferment d’explosions potentielles – lorsqu’un hétérodoxe s’avise de contester le pouvoir en place, il a l’opportunité de plonger l’empire dans un bain de sang en se présentant comme détenteur de la vraie foi. « Les régimes impériaux les moins exigeants en termes de conformité religieuse […], observent Burbank et Cooper, furent parmi les plus durables. »

Au 13e siècle, la tornade mongole entraîne la formation du plus vaste empire terrestre de l’histoire, rendu brièvement possible par une formule originale, une approche pragmatique des différences religieuses et culturelles. Les khans instaurent par exemple des débats entre religieux chrétiens, bouddhistes, taoïstes, musulmans, et les arbitrent. Cette conception ouverte de la société permet aux khans d’utiliser au mieux les compétences des populations conquises, et inspireront des Empires ultérieurs (russe, moghol, ottoman). La richesse de l’Asie devient visible aux yeux des Occidentaux lorsque les Mongols, pacifiant l’Eurasie, impulsent une ère de commerce transcontinental – les routes de la Soie, terrestres comme maritime.

Cette richesse sera l’aimant qui mènera l’Europe à exercer une hégémonie mondiale, louvoyant autour de trois axes : il convient d’accéder aux biens produits en Chine ; pour cela, il faudra contourner les obstacles, notamment cet Empire ottoman qui barre la route ; et trouver les ressources nécessaires au premier objectif, pour des États en compétition, aucun pays européen n’étant en mesure d’exercer une hégémonie durable sur ses voisins. L’enclave fortifiée devient alors une stratégie à part entière, qui permet d’asseoir un pouvoir maritime.

Les Amériques, on le sait, fournissent l’argent qui irrigue ce commerce en expansion en Europe occidentale, dans le Sud-Est asiatique et dans le monde chinois. Elles voient naître un autre répertoire de pouvoir, qui permet aux colons européens d’instaurer une société inégalitaire, reposant en grande partie sur le travail forcé dans les mines ou les plantations, mais offrant des opportunités variables d’intégration faisant office de soupape de sécurité. En France, par exemple, l’idée de conférer la citoyenneté aux populations des colonies est envisagée dans les années 1790, rejetée par Napoléon en 1802, ré-envisagée en 1848, limitée à la fin du 19e siècle, de nouveau débattue lorsque la métropole a besoin de soldats, et finalement brièvement appliquée en 1946.

Toujours s’adapter

Au 19e siècle, l’Europe acquiert un avantage technologique sur les autres régions du monde, jouissant d’une supériorité qui « ne fut jamais totale ni assurée » et connaissant des contestations internes, amenant par exemple à l’abrogation de l’esclavage et à l’imposition du libre-échange en lieu et place d’un commerce strictement encadré par les États. Partout sur la planète, alors que l’histoire s’accélère au rythme de l’accroissement des connexions, les empires subissent des convulsions politiques qui les obligent à toujours s’adapter.

« Empire de liberté » selon les mots de Thomas Jefferson, les États-Unis, nés d’une révolution menée par des colons britanniques, divergent du modèle colonial européen en acquérant des territoires qu’ils érigent au rang d’État, excluent Indiens et esclaves de leur société, survivent à une guerre civile liées à des conceptions différentes de ce que doit être le contrat social américain, avant de devenir, en annexant par exemple les Philippines au début du 20e siècle, une puissance coloniale qui refuse de se reconnaître comme telle. Face à elle, un autre empire. « L’Union soviétique opta pour une stratégie combinant reconnaissance des diverses “nationalités” et État à parti unique afin de tisser un réseau communiste englobant ses nombreux groupes nationaux et de susciter ailleurs des contestations de l’empire capitaliste. »

La permanence du concept d’empire – que celui-ci naisse d’une confédération tribale (cas des Mongols), d’une cité-État (Rome…), d’un royaume, etc. –, dans l’histoire mondiale amène, selon les auteurs, à postuler « l’existence d’une dynamique politique fondamentale, dynamique qui permet d’expliquer pourquoi les empires ne peuvent être confinés à une région ou une époque particulière et n’ont cessé d’émerger et réémerger au fil des millénaires ». L’État-nation, nous disent-ils, n’était pas une finalité historique en soi, juste un choix dans une gamme de possibilités. Et par son idéal homogénéisant, il pose un danger : comment ces entités gèrent-elles la différence quand elles sont fragilisées, sinon par la guerre ou le génocide, comme on l’a vu lors de l’éclatement de la Fédération yougoslave ? Ils soulignent que d’autres formes, fédératives notamment, portent en germe un avenir potentiellement plus pacifié qu’ils appellent de leurs vœux, posant en exemple l’Union européenne.

Reste qu’aujourd’hui la Chine, « au système administratif fort et intact, mobilise son immense population, contrôle étroitement ses élites, lutte contre l’agitation de ses populations tibétaines et musulmanes, envoie à l’étranger – sans faire de prosélytisme – ses entrepreneurs, ses spécialistes et ses travailleurs, et contrôle des ressources aux quatre coins du globe ». On peut se poser la question : sans se dévoiler comme empire, ne suivrait-elle pas un itinéraire impérial, en l’enrichissant d’un nouveau répertoire d’action, celui du capitalisme d’État ?

 

À lire aussi

Ann Laura Stoler et Frederick Cooper [1997], Repenser le colonialisme, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2013.

Frederick Cooper [2002], L’Afrique depuis 1940, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2008, rééd. 2012.

Frederick Cooper [2005], Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2010.

Ann Laura Stoler [2002], La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, trad. fr. Sébastien Roux, La Découverte, 2013.