Le papier ou l’invention chinoise devenue universelle

Le papier est sans doute l’invention chinoise devenue la plus rapidement universelle, là encore transmise à l’Europe par le biais du monde musulman. Il apparaît très tôt, au second siècle avant l’ère conventionnelle, fabriqué à partir de fibres de chanvre, mais parfois aussi de lin, de paille de riz, d’hibiscus, de bois de santal ou de mûrier, voire de ramie, de jute, de bambou ou encore d’algues. Son procédé de fabrication est demeuré à peu près le même depuis ces origines. Les fibres sont déstructurées dans une solution aqueuse et la « feuille » qui est formée à l’intérieur d’un moule plat est soigneusement récupérée puis séchée. En Chine ancienne, la nature des matériaux utilisés aboutissait à une feuille sensiblement plus épaisse que celle que nous utilisons aujourd’hui. En témoigne la plus ancienne feuille de papier connue, découverte près de Xian, en 1957, et datée entre 140 et 87 av. J.-C, à l’évidence trop grossière pour servir de support à l’écriture [Temple, 2007, p.92].

Et de fait, le « papier » chinois aurait d’abord servi d’accessoire d’hygiène et de vêtement. Il n’aurait commencé à recevoir d’écrit que vers 110 de notre ère. Les exemples abondent de ses utilisations anciennes [ibid., p.92-96]. Un texte de 93 avant J.-C. mentionne l’utilisation d’une feuille de papier pour couvrir le nez d’un prince (sic !) tandis que 80 ans plus tard une feuille similaire servait d’emballage pour le poison ayant servi à un meurtre. Son usage comme vêtement s’enracine dans l’habitude de faire des habits à partir d’écorces de mûrier, sans doute dès l’époque de Confucius, au 6ème siècle avant notre ère. C’est évidemment son épaisseur qui destinait le papier à protéger les Chinois d’un froid souvent très vif. De fait, il était parfois utilisé dans la fabrication des chaussures et pouvait alternativement servir comme rideau de lit pour maintenir ce dernier au chaud. On peut se faire une idée de sa dureté et de son épaisseur en réalisant qu’il servait aussi de matériau destiné à la fabrication des armures, dès le 9ème siècle. Il semble qu’au 17ème siècle c’était même le matériau le plus recommandé pour se protéger des dégâts provoqués en Chine par les armes à feu. Ce qui n’empêche pas des usages plus esthétiques avec l’invention du papier imprimé mural comme décoration. Plus étonnant peut-être, son utilisation hygiénique, sans doute très ancienne, remontant au moins au 6ème siècle de notre ère, est très bien attestée par la connaissance des usages de la cour impériale : en 1393, cette dernière consommait de l’ordre de 700.000 feuilles de papier toilette par an, tandis que la famille impériale elle-même en utilisait 15.000, certes plus fines et par ailleurs parfumées… A l’orée du 20ème siècle, la seule province du Zhejiang en aurait produit plus de 10 milliards d’exemplaires…

Plus encore que par la multiplicité de ses usages, le papier est remarquable par sa circulation dans l’espace afro-eurasien. Il se diffuse en effet en Inde dès le 7ème siècle, puis atteint le monde musulman vers 751 après la bataille du Talas, gagnée par les Arabes contre l’armée chinoise. Il semble que ce soient des prisonniers chinois, experts en fabrication du papier, qui aient établi les premiers un atelier à Samarkand. Rapidement des ateliers similaires apparaissent aussi à Bagdad (794), au Caire (850), puis à Damas et en Sicile (autour de l’an 1000), avant que Fez devienne un haut lieu de sa fabrication (vers 1050), dévoilant ainsi les techniques chinoises à l’Asie occidentale et à l’Afrique du Nord [Tsien, 1985, p.297 ; Pacey, 1996, p.42]. De là, le secret de fabrication serait passé dans l’Espagne musulmane, sans doute près de Valence (1151), permettant alors une vente lucrative de papier au reste de l’Europe. Cette dernière aurait commencé à s’essayer à sa confection au 12ème siècle, mais la première véritable fabrique européenne serait italienne, vers 1276 seulement [Tsien, p.299]. Il est possible que l’habitude d’écrire, d’abord sur du papyrus jusqu’au 7ème siècle, puis sur du parchemin, ait freiné l’introduction et surtout la fabrication du papier en Europe, quoique l’Afrique du Nord s’y soit mis de son côté  très rapidement à l’orée du deuxième millénaire.

La diffusion du papier est évidemment parallèle à celle de l’imprimerie, apparue sans doute avant le huitième siècle en Chine, peut-être sur la base de l’impression des tissus en Inde, sans doute aussi avec l’antécédent des reproductions sur papier des textes importants gravés dans la pierre (la feuille de papier, posée sur la pierre, était simplement frottée avec un bâton plein d’encre). Au 9ème siècle la technique d’imprimerie à partir de planches de bois se développe, notamment au Sichuan, grande région productrice de papier. Au 11ème siècle, la Chine des Song est déjà grande exportatrice de livres, en particulier vers l’Asie du Sud-est. Vers 1050, l’invention des caractères mobiles vient faciliter le travail d’impression mais le nombre extrêmement élevé des caractères chinois vient limiter son expansion. Alternativement, le nombre de traits composant ces mêmes caractères reste lui aussi trop important tandis que les « clés » qui sont combinées deux par deux ou trois par trois pour former les caractères donnent lieu à des variations d’écriture elles aussi rédhibitoires. Autrement dit la méthode des caractères mobiles ne pouvait faire de réel progrès en Chine. Et de fait, la technique européenne des caractères mobiles (attribuée à Gutenberg, en 1458) constituerait une invention indépendante [Pacey, 1996, p.56], en dépit du fait que la technique chinoise d’origine fut clairement diffusée vers la Perse, à la fin du 13ème siècle, puis propagée en Russie et Europe centrale par les Mongols.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

TSIEN Tsuen-Hsuin [1985], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 1, Paper and Printing, Cambridge, Cambridge University Press.

Techniques agricoles : la précocité chinoise

La Chine a commencé à cultiver selon des rangs et à systématiquement biner pour désherber, sans doute dès le 6ème siècle avant l’ère commune. Mais c’est dans le domaine de la charrue à soc métallique que son avance apparaît tout à fait spectaculaire. On sait [Haudricourt et Brunhes-Delamarre, 1955, p.26-33] que la charrue se distingue de l’araire principalement par l’existence d’un versoir, métallique ou en bois, qui rejette les mottes de terre en dehors du sillon tracé et rend ainsi l’appareil dissymétrique par rapport à son axe. Cette charrue au sens propre n’apparaîtrait, avec un versoir plat et en bois, qu’au 14ème siècle en Europe [ibid., p.305]. La charrue chinoise à versoir métallique aurait en revanche été apportée d’Asie en Europe, par les Hollandais, au 17ème siècle, puis diffusée en Angleterre (sous le nom de charrue de Rotherham) avant d’atteindre la France [Temple, 2007, p.20]. Les chinois, qui connaissaient l’araire depuis le néolithique, avaient adopté le soc métallique au 6ème siècle avant l’ère commune, puis le versoir incurvé en fonte, au 2ème siècle au plus tard. Ce dernier, en facilitant l’évacuation des mottes de terre, permettait une remarquable diminution de l’effort requis des animaux de trait et diminuait donc leur nombre au sein de l’attelage. Par ailleurs les chinois utilisaient aussi un étançon (morceau de bois reliant le timon, barre horizontale longue de la charrue, au sep, barre de bois plus courte glissant au sol sur le sillon à peine creusé) ajustable, de façon à régler la profondeur des sillons. Au total, la charrue métallique constitue, sinon un apport chinois direct à la révolution agricole européenne des 17ème et 18ème siècles, du moins une source d’inspiration qui a sans doute radicalisé une évolution relativement lente des outils de labour occidentaux.

Mais dans l’agriculture, l’influence chinoise va certainement au-delà. Avec l’invention du harnais de trait, au 4ème siècle avant l’ère commune, qui faisait déjà porter la force de traction sur la poitrine du cheval, les chinois s’affranchissent définitivement de la « sangle de gorge » ou « joug de garrot » qui diminuait l’efficacité de la traction, du fait de l’étranglement progressif de l’animal. Au 3ème siècle, ils passent au collier qui améliore encore le dispositif en évitant l’irritation de la peau du cheval liée à la traction. Certes, les Romains possédaient parallèlement le joug d’encolure (apparu sans doute au Proche-Orient) et le joug dorsal (hérité des Grecs). Dans ce second cas, le harnais pèse sur l’ensemble du poitrail et c’est avec ce dernier que l’animal tire sa charge [Andreau, 2010, p.37]. Mais il ne s’agit pas encore de la « collier de poitrail » proprement dit, invention sans doute spécifiquement chinoise. Celui-ci serait passé en Europe, en même temps que l’étrier (lui-même invention chinoise du 3ème siècle de notre ère), par le biais des grandes invasions qui touchent la Hongrie, en 568, mais n’aurait atteint l’Europe de l’Ouest qu’au 8ème siècle. De fait, le « collier d’épaule » n’y fut définitivement mis au point que vers le 9ème ou le 10ème siècle.

Pour ce qui est de l’étrier, Hobson [2004] fait sans doute preuve d’un déterminisme technologique excessif quand il prétend que le féodalisme lui-même n’aurait pas existé sans cette invention chinoise qui, permettant la cavalerie de choc (apparue à Byzance et en terre d’islam vers 640), donne en bout de chaîne à Charles Martel, en 732, les moyens militaires qui faisaient défaut à ses prédécesseurs. Le coût d’entretien de cette cavalerie de choc aurait par ailleurs entraîné la distribution, par le souverain, de fiefs à ses vassaux, à charge pour eux d’exploiter les paysans qui s’y trouvaient. Dans cette logique, la vassalité, le servage et la chevalerie seraient des conséquences en droite ligne de l’invention chinoise de l’étrier au 3ème siècle de notre ère et de sa transmission à l’Europe de l’Ouest trois siècles plus tard… Il est évident que ce raisonnement est un inacceptable raccourci : les historiens ont montré que la pratique des dons aux soutiens militaires des chefs Francs est bien antérieure au 7ème siècle et entre dans « un système régulier d’échanges gratuits qui se ramifie dans tout le corps social » [Duby, 1973, p.64]. Et même si Charlemagne va effectivement en modifier la nature (l’octroi d’un bénéfice ne venant plus récompenser un service passé mais assurant le souverain du soutien ultérieur de son vassal), limiter le sens de ce bénéfice à un problème d’intendance ne tient pas [voir Norel, 2004, p.138-139]. Hobson a sans doute raison de faire de l’étrier une condition nécessaire du féodalisme, mais au milieu d’autres qu’il ne détaille pas et qui ont forgé le féodalisme concret observé en Europe. Si l’étrier était vraiment déterminant, le féodalisme à l’européenne aurait dû aussi concerner toute l’Eurasie, ce qui n’est pas précisément le cas ou reste à démontrer.

On citera encore la machine rotative à vanner le blé, inventée au 2ème siècle avant l’ère commune, et transmise à l’Europe au début du 18ème siècle par les Hollandais et les Jésuites. De même, le semoir à plusieurs tubes est inventé à la même époque et permet à la fois de ne pas gaspiller les semences et de les enfouir plus profondément : sans avoir importé de tel semoir, mais après en avoir appris l’existence, les Italiens le réinventent au 16ème siècle avant que Jethro Tull ne crée le sien, en Angleterre, peu après 1700 [Temple, 2007, p.26].

Au total, la précocité chinoise en matière de techniques agricoles est aujourd’hui l’hypothèse de travail la plus probable. Il serait pourtant sans doute erroné de parler de simple transfert à l’Europe, avec plus ou moins de retard, des inventions propres à l’empire du Milieu, comme tend parfois à le faire Temple. L’Europe avait elle-même bien avancé en matière d’araire ou de traction animale. Il n’en reste pas moins que le contact avec l’Asie a très certainement infléchi la trajectoire technologique européenne pour aboutir aux solutions définitives que la Chine avait, de fait, déjà adoptées…

ANDREAU J. [2010], L’économie du monde romain, Paris, Ellipses.

DUBY G. [1973], Gueriers et paysans, Paris, Gallimard.

HAUDRICOURT A. et BRUNHES-DELAMARRE M. [1955], L’homme et la charrue à travers le monde, Lyon, La Manufacture [réédition 1986].

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press

NOREL Ph. [2004], L’invention du marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Poudre et armes à feu : une histoire d’innovation collective

L’histoire globale s’intéresse tout particulièrement aux techniques, qu’elles concernent la production, les transports, l’armement, le commerce ou la finance. Il s’agit d’abord évidemment de savoir où ces techniques ont été inventées et, le cas échéant, se sont mues en innovations en donnant lieu à un usage massif et standardisé. Il s’agit aussi d’analyser leur diffusion ultérieure ou, alternativement, leur mise au point indépendante en différents lieux de la planète et à des époques semblables. Il s’agit enfin de comprendre leurs améliorations et modifications successives par d’autres sociétés que celles qui leur ont donné le jour. Ce point est peut-être le plus important : beaucoup de techniques en effet sont radicalement transformées dès lors qu’elles circulent, prennent alors une importance toute nouvelle, voire sont retournées contre leur sociétés d’origine. Les défis et contre-défis ainsi instaurés déterminent une véritable dynamique de l’innovation collective globale… Nulles n’illustrent plus clairement ce processus que les techniques relatives à  la poudre et aux armes à feu.

La poudre semble avoir été connue en Chine, au moins dès le 9ème siècle de l’ère conventionnelle, comme un sous-produit des recherches menées initialement par les alchimistes. Dès le 11ème siècle, les formules de la poudre sont codifiées mais celle-ci n’est utilisée que dans des projectiles incendiaires ou à explosion feutrée, par ailleurs mécaniquement catapultés. Ce n’est qu’au début du 12ème siècle que la proportion minimale de salpêtre pour obtenir une détonation brutale est acquise, permettant d’abord de catapulter des bombes réellement explosives, mais aussi d’envisager de tirer plus efficacement n’importe quel projectile. Les bombes explosives sont transmises aux Mongols vers 1241, puis développées par les Arabes et utilisées contre les croisés en 1249. Parallèlement les armées musulmanes développent l’usage du lance-flammes, lui aussi d’origine chinoise, et consistant à incendier une poudre située à la sortie d’un fût métallique monté sur un axe en bois. C’est en 1288 que les Mongols apparaissent pour la première fois sur le champ de bataille avec une véritable arme à feu, sorte de lance flammes mais avec ignition de la poudre à la base du fût et projection de flèches ou d’autres projectiles. Les conquêtes mongoles ne sont donc pas seulement dues à la légendaire habileté de leurs cavaliers mais à la possession de ces tout premiers « fusils »… Et l’on comprend alors que ce type d’arme soit passé en Europe via la Russie et la Scandinavie, sur les traces des Mongols. Dès 1326 à Florence, il se transforme en véritable canon à tirer des projectiles métalliques. L’histoire ne finit pas là : ce canon se retrouve dans le monde musulman (années 1330), puis de nouveau en Chine (1356), avant d’atteindre la Corée (années 1370).

Mais parallèlement à ces transferts spectaculaires, aller et retour, entre l’Est et l’Ouest, c’est dans la Turquie ottomane que le développement des armes à feu sera le plus significatif. Se basant aussi sur des expérimentations anciennes dans le monde musulman, les Turcs deviennent producteurs et exportateurs d’armement à poudre dès les années 1360. Lors de la prise de Constantinople par ces derniers (1453) il apparaît évident que « le canon est devenu une arme de siège des plus efficaces » [Pacey, 1996, p.74]. Parallèlement le mousquet à mèche, arme manuelle, progresse de façon similaire en Turquie et en Europe, avec semble-t-il un avantage à la première pour ce qui est des techniques de mise à feu [ibid., p.75]. A l’époque, les dignitaires Ottomans n’abandonnent pas pour autant la cavalerie, symbole de leur noblesse, mais assignent au corps des janissaires (chrétiens réduits en esclavage) le maniement de ces redoutables armes à feu.

Au 16ème siècle, la diffusion des mêmes armes performantes dans l’empire Moghol en Inde (1526-1756), l’empire Ottoman (1299-1922) et la Perse Safavide (1501-1722) crée une certaine homogénéité de puissance entre ces trois pouvoirs. Hodgson [1975] considère que ces « empires de la poudre à canon » ont en conséquence été incités à centraliser le pouvoir afin de trouver les ressources en cuivre et en étain, contrôler leurs arsenaux, financer leurs unités d’artillerie. Autrement dit, la technologie militaire exercerait un certain déterminisme sur les structures du pouvoir et la modernisation de l’Etat. Au-delà de cette thèse discutable, force est de reconnaître l’avance prise par ces trois puissances à l’époque : ainsi l’Inde est-elle la première à réaliser des fûts en laiton, matériau idéal pour les petits canons ; ce même pays produit le wootz, acier de grande qualité, tandis que la Turquie développe la fabrication de tubes de mousquets dans ce matériau. Mais en raison de la qualité des matériaux indiens, comme de l’habileté des techniciens turcs, il faudra attendre la toute fin du 18ème siècle pour que les Européens, pourtant capables de prouesses dans la partie mécanique des armes à feu, parviennent à un résultat similaire en matière d’acier, avec l’expérience de Nicholson, lequel n’aurait fait du reste que retrouver un procédé déjà pratiqué en Islam au 11ème siècle [Hill, 1998, VII-22]…

Au total, pour ce qui concerne les techniques destructives, l’Europe constitue pour les orientaux, et notamment les « empires de la poudre à canon », un partenaire utile certes, un lieu évident de perfectionnement d’innovations (cas de Florence au début du 14ème siècle), mais surtout un pâle concurrent qui reste longtemps à la traîne et ne se hissera que lentement aux standards requis. C’est bien l’Europe, en revanche, qui retournera, finalement et avec une efficacité durable, ces armes contre les sociétés qui l’avaient un temps devancée…

HILL D. [1998], studies in Medieval Islamic Technology, Aldershot, Ashgate.

HODGSON M. [1975], The Venture of Islam, 3, The Gunpowder Empires and Modern Times, Chicago, Chicago University Press.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

Liaisons dangereuses : ésotérisme et histoire globale

Un des premiers articles publiés sur ce blog [https://blogs.histoireglobale.com/?p=56] portait sur le travail de Gavin Menzies [2004]. Ce sous-marinier britannique, retraité de la Royal Navy, défend qu’en 1421, les flottes chinoises ont fait le tour du monde. Elles auraient exploré et cartographié les Amériques et l’Antarctique en détail, exploité des mines en Australie, réalisé une multitude d’exploits nautiques abracadabrants, contournant par exemple dans des jonques de bois le continent eurasiatique par les mers septentrionales…

Un de nos lecteurs nous avait alors dit qu’il ne voulait plus entendre parler de Menzies, sauf si nous étions en mesure de lui expliquer pourquoi cette personne arrivait à écouler tant d’exemplaires de ses livres de pseudohistoire, quand les historiens sérieux n’atteignent pas le millième de ses ventes. Mentionnons que Menzies a d’ailleurs publié un autre ouvrage, non encore traduit en français [2008]. Titre : 1434. Le sous-titre résume la thèse : « The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance ».

Il est bien sûr possible de contester les hypothèses de Menzies selon les usages des controverses académiques. Le jeu consiste alors à disséquer son travail, à prouver que les cartes sur lesquelles il s’appuie sont des faux, que sa méconnaissance des sources le pousse à des conclusions erronées, et que ses procédés sont antiscientifiques : il ne remet jamais en cause son hypothèse, et fait obsessionnellement feu de tout bois pour la nourrir. C’est ignorer le fond du problème : sa démarche, si elle se pare des atours de la recherche scientifique, n’est historique que superficiellement. Il ne rédige pas des livres d’histoire, mais d’ésotérisme.

Un mythe moderne

Un des meilleurs ouvrages à ce jour consacré à l’ésotérisme savant a été publié par l’ethnologue Wiktor Stoczkowski [1999]. Au terme d’une enquête de quatre ans passés à étudier la thématique des anciens astronautes, il a produit une analyse de la façon dont se bâtit un mythe moderne. En l’espèce, une croyance partagée, qui fait d’extraterrestres, ces « anciens astronautes », les créateurs de l’humanité, et/ou les démiurges des anciennes civilisations. Andines, mésoaméricaines, indiennes, égyptiennes ou pascuane…, elles n’auraient, devrait-on croire, jamais été à même d’élever de monuments conséquents, pyramides ou mégalithes, sans l’aide des visiteurs de l’espace.

Cette croyance trouve ses racines dans des livres. Un des premiers jalons est posé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens [1960]. Passionnés d’ésotérisme, les deux compères vulgarisent un grand nombre de thématiques occultistes, présentées comme des découvertes « scientifiques » annonçant l’avènement d’une nouvelle Renaissance, nourrie de la redécouverte de vérités spirituelles issues de l’aube des temps. Cet ouvrage préfigure ce que l’on appellera le New Age, qui vise à réenchanter un monde perçu comme étouffé par le scientisme. Entre autres thèmes, Pauwels et Bergier abordent l’hypothèse des anciens astronautes ; idée reprise, et enrichie, par un employé des PTT du nom de Robert Charroux peu après [1963]. Mais c’est un Suisse, Erich Von Däniken, qui donne à cette croyance un essor mondial, avec Souvenirs du futur [1968]. En deux décennies, ce livre se vendra sur toute la planète à plus de 50 millions d’exemplaires, sans compter les éditions pirates diffusées dans le monde communiste.

Une épidémie de notre temps

Depuis, la thématique a poursuivi son chemin. Pourtant, les archéologues se sont employés à démolir le fatras d’arguments avancés par ces auteurs à l’appui de leurs thèses : on sait bien que les gigantesques dessins de Nazca (Pérou), visibles seulement du ciel, ne sont pas des pistes d’atterrissage pour soucoupes volantes ; ou que le bas-relief de Palenque (Mexique) représente un prêtre et non un cosmonaute ; on a pu expérimenter que l’on peut déplacer une statue de l’île de Pâques avec quelques dizaines de personnes rudimentairement outillées… Sans compter tous ces mythes indigènes, apparus opportunément dans ces ouvrages pour valider la thèse, dont on a prouvé qu’ils sont de pures inventions des auteurs… Rien n’y fait. La « dänikenite » (dixit Stoczkowski), cette épidémie de notre temps, persiste. Elle contamine même le cinéma : 2001 l’odyssée de l’espace, Stargate, Le Cinquième Élément, Indiana Jones et le royaume des crânes de cristal… Les sondages sur les croyances restent constants depuis les années 1980 : 20 % des Français et 35 % des États-Uniens adhèrent à la théorie des anciens astronautes.

Donnons quelques indices permettant d’identifier une démarche ésotérique : d’abord, l’auteur est souvent un « amateur éclairé », se présentant comme ostracisé par l’institution académique et porteur d’une vérité qui s’est imposée à lui comme une évidence. Ladite vérité est susceptible de bouleverser toutes nos connaissances. Il va énumérer de multiples « preuves », essentiellement piochées dans des lectures antérieures. Il n’hésitera pas à citer ses « sources », ce qui donnera à sa démarche un vernis scientifique. Et son livre rejoindra sur les étagères des librairies un flot d’ouvrages du même tonneau. Que l’on parle des anciens astronautes, du « sang réal » (qui fait des rois mérovingiens les descendants de Jésus-Christ, thème qui inspira à Dan Brown son Da Vinci Code), des protocoles des sages de Sion ou des pérégrinations de flottes chinoises au 15e siècle, l’hypothèse va se transformer en subculture, lue, assimilée, toujours dénoncée, mais aussi enrichie par des millions de lecteurs enthousiastes sur toute la planète.

Des secrets cachés de l’histoire

Ces subcultures peuvent se diffuser par le biais d’ouvrages classés d’emblée comme ésotériques. Parmi une foule de publications récentes, prenons par exemple un ouvrage du Suédois Carl Johan Calleman [2004] récemment traduit en français. Calendrier maya. La transformation de la conscience… Vous changez le titre, le faites diffuser par un autre éditeur, et ça se transforme aisément en l’équivalent du 1421 de Menzies. Le déroulé est similaire à un livre traitant de l’histoire du monde, on y voit une analyse érudite des transformations civilisationnelles, de l’effondrement de l’Empire romain à l’expansion européenne dans le monde… Ici, ce ne sont pas les flottes chinoises qui agissent comme deus ex machina, mais le calendrier maya – qui prédit incidemment la fin de notre monde pour 2012. Cet ouvrage n’est pas isolé, on en recense plus d’une centaine publiés ces dernières années en français sur le même thème.

Un livre arborant un titre tel que Calendrier maya…, signé par un vague « expert sur le cancer ayant travaillé pour l’Organisation mondiale de la Santé » et publié chez un éditeur spécialisé dans les médecines parallèles… On sait à peu près dans quel rayon de la bibliothèque le ranger. Les choses se corsent avec, par exemple, la publication en français de L’Histoire secrète de l’espèce humaine [2002]. Un éditeur qui nous a habitués à plus de sérieux, des auteurs présentés respectivement comme « chercheur en histoire » et « mathématicien » – même si lesdits auteurs travaillent pour le mouvement religieux « International Society for Krishna Consciousness »… Pour une thèse classique : il a été découvert des centaines de preuves démontrant que l’être humain est beaucoup plus ancien qu’on veut bien le reconnaître, il semblerait même qu’il aurait pu côtoyer les dinosaures, ce qui prouverait que l’évolutionnisme est un dogme absolument faux. Et le danger, c’est qu’on se rapproche ici de champs de pensée institués, comme l’Intelligent Design – qui postule que l’évolution est dirigée par une intention sous-jacente. D’autres ouvrages, parfois publiés par des sommités scientifiques, proposent souvent des explications uniques à des problèmes immensément complexes. Certains universitaires, paléoanthropologues ou biologistes, font ainsi de divers os, sphénoïde ou iliaque, le seul moteur de l’évolution humaine… À tort ou à raison, ils se voient dénoncés avec véhémence par leurs collègues.

Universités : le flirt ésotérique

Rapprochons-nous de certaines disciplines académiques : ainsi l’afrocentrisme, dont certains partisans, universitaires reconnus, relaient des thèses discutables. À la base, l’afrocentrisme est un courant intellectuel militant pour une réforme radicale de l’histoire de l’Afrique [FAUVELLE-AYMAR et al., 2002]. Certains de ses membres ont poussé la démarche jusqu’à faire des actes de l’homme noir le seul moteur d’une histoire universelle, à rebours d’une histoire communément admise, eurocentrée, qui postulait que l’Afrique était restée en marge de l’histoire. Le tout s’appuie sur une subculture largement diffusée dans la communauté noire états-unienne. Si certains pans de l’afrocentrisme, relayés par des organisations radicales comme Nation of Islam, ont pu postuler des hypothèses risibles (l’homme blanc aurait été créé par l’homme noir il y a 6 000 ans, suite à une expérience de laboratoire qui aurait mal tourné), d’autres semblent se situer aux limites du soutenable : certains chercheurs ont élaboré des théories visant à démontrer que la Grèce antique n’aurait pas connu son rayonnement sans l’héritage égyptien, présenté lui-même comme exclusivement élaboré dans la matrice civilisationnelle subsaharienne [BERNAL, 1987] ; ou que les civilisations précolombiennes des Amériques n’ont pu se développer que grâce à l’apport de navigateurs africains [VAN SERTIMA, 1976]… On est là à la frontière de l’ésotérisme et de la science, ce qui explique le malaise ressenti autour de certains ouvrages, cités par les uns comme sources potentielles, méprisés ouvertement par les autres.

Quant aux travaux de Menzies, ils s’inscrivent dans un contexte similaire, celui du sinocentrisme… Si l’histoire globale entend redonner toute sa place aux histoires des autres civilisations, les nations qui sont longtemps restées exclues du grand récit de l’Occident font aussi entendre leur voix. Les sources de Menzies sont à chercher dans les travaux d’historiens nationalistes chinois. Ceux-ci auraient pu se contenter de rester dans la vérité historique, à savoir que dans les années 1420, un amiral chinois du nom de Zheng He dirigea plusieurs expéditions jusqu’en Inde, en Afrique et en Arabie, à bord de vaisseaux technologiquement sans rivaux à l’époque : plus de 100 m de long, utilisant des caissons étanches, de l’artillerie embarquée, des boussoles… Ce seul fait suffit à souligner la place qu’occupait la Chine dans le concert des nations d’alors, et peut nourrir de beaux ouvrages.

Nul besoin d’enrichir l’histoire de fiction, elle est déjà souvent incroyable… Et le flirt avec l’ésotérisme se poursuivra toujours, car sur la carte des disciplines, certaines lignes de partage sont destinées à rester floues.

BERNAL Martin [1987]. Black Athena: Afroasiatic Roots of Classical Civilization, Volume I: The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985, Rutgers University Press (New Jersey) ; Volume II: The Archaeological and Documentary Evidence, Rutgers University Press ; traduit en français [1996 et 1999], Black Athena, Tome 1 : L’invention de la Grèce antique, 1785-1985, Puf ; Black Athena, Tome 2 : Les Racines afro-saiatqiues de al civilisation classique, Puf.

CALLEMAN Carl Johan [2004], The Mayan Calendar and the Transformation of Consciousness, Bear and Company (New York), publié en français [2010], Calendrier maya. La transformation de la conscience, Testez… Éditions (Embourg, Belgique).

CHARROUX Robert [1963], Histoire inconnue des hommes depuis 100 000 ans, Robert Laffont.

CREMO Michael et THOMPSON Richard [1996], The Hidden History of the Human Race, Bhaktivedanta Book Publishing (Los Angeles), traduction française par Emmanuel Scavée [2002, rééd. 2010], L’Histoire secrète de l’espèce humaine, Éditions du Rocher.

FAUVELLE-AYMAR François-Xavier, CHRÉTIEN Jean-Pierre et PERROT Claude-Hélène [2000], Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Karthala.

MENZIES Gavin [2004], 1421: The year China discovered the world, Bantam (London), traduit en français par Julie Sauvage [2006], 1421. L’année où la Chine a découvert l’Amérique, Intervalles.

MENZIES Gavin [2008], 1434: The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance, Harper Collins (London).

PAUWELS Louis et BERGIER Jacques [1960], Le Matin des magiciens, Gallimard.

STOCZKOWSKI Wiktor [1999], Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Flammarion.

VAN SERTIMA Ivan [1976], They Came before Columbus. The African presence in Ancient America, Random House (New York).

VON DÄNIKEN Erich [1968], Erinnerungen an die Zukunft, Econ (Düsseldorf), traduit en français par Bernard Kreiss [1969], Présence des extraterrestres, Robert Laffont.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).