1432, les Chinois aux portes de la Très Grande Méditerranée

Les grandes navigations chinoises du premier tiers du 15e siècle sont sans doute un lieu commun de l’histoire globale. Elles n’en sont pas moins un fait majeur qui a le paradoxe de constituer un non-événement. Cependant, je préfère le souligner d’emblée et l’assumer, les interprétations qui suivent ne sont que de frêles esquisses dont l’erreur n’est pas forcément absente. L’histoire globale est aussi cela : une recherche à venir et un projet d’écriture permettant de nouer des archives éparses d’horizons divers.

On le sait, les documents chinois sur les sept grandes expéditions menées par l’eunuque Zheng He entre 1405 et 1433 manquent suite à la destruction d’une grande partie des archives les concernant. Il demeure cependant quelques textes, dont celui de Ma Huan (ca. 1380-1430), le Ying-yai Sheng-lan (L’Étude globale des rivages des océans). Ma Huan participa à plusieurs de ces expéditions, notamment la dernière, et fit partie de ceux qui en 1432 visitèrent La Mecque, point ultime de ces voyages.

Voici, partiellement, ce qu’il écrit à propos du pays de La Mecque :

« Mettant les voiles à partir du pays de Ku-li [Calicut], vous allez vers le sud-ouest ‒ le point shen sur le compas ; les bateaux voyagent durant trois lunes, et atteignent alors l’embarcadère de ce pays. Le nom étranger pour celui-ci est Chih-ta [Jedda] ; il y a un grand chef qui le contrôle. De Chih-ta vous allez vers l’ouest [en réalité vers l’est], et après un jour de voyage, vous atteignez la ville où les rois résident ; cette capitale est appelée Mo-chieh [La Mecque].

Ils professent la religion musulmane. Un saint homme exposa et répandit cette loi en l’enseignant à travers le pays, et jusqu’à aujourd’hui, les gens de ce pays observent tous les règles de cette loi dans leurs actes, sans jamais commettre la moindre transgression.

Les gens de ce pays sont vigoureux et de belle apparence, leurs membres et leurs visages sont de couleur violet très foncé.

Les hommes coiffent leurs têtes d’un turban ; ils portent de longs vêtements ; à leurs pieds, ils mettent des chaussures de cuir. Les femmes portent toutes un voile sur leurs têtes, et vous ne pouvez pas voir leurs visages.

Ils parlent la langue A-la-pi [arabe]. La loi de ce pays interdit de boire du vin. Les mœurs de ces gens sont pacifiques et admirables. Il n’y a pas de familles misérables. Ils observent tous les préceptes de leur religion, et les contrevenants sont peu nombreux. En vérité, c’est un pays très heureux.

Pour les rites du mariage comme pour ceux des funérailles, tous les conduisent en accord avec les règles de leur religion.

Si vous voyagez d’ici pendant environ la moitié d’un jour, vous arrivez à la mosquée de la salle céleste ; le nom étranger pour cette salle est K’ai-a-pai [Kaaba].

[…]

En la cinquième année du règne de Hsuän-te [1430], un ordre de la cour impériale fut reçu enjoignant le grand eunuque Cheng Ho et d’autres de gagner tous les pays étrangers pour y lire les décrets impériaux et accorder des récompenses.

Lorsque une partie de la flotte atteignit le pays de Ku-li, le grand eunuque Hung vit que ce pays envoyait des hommes pour voyager jusqu’ici ; sur ce, il choisit un interprète et d’autres personnes, sept hommes en tout, et les envoya avec un chargement de musque, d’objets en porcelaine, et d’autres choses ; ils joignirent un bateau de ce pays et partirent là-bas. Cela leur prit un an d’aller et revenir.

Le roi du pays de Mo-chi’eh dépêcha également des envoyés qui portèrent quelques articles locaux, accompagnèrent les sept hommes, dont l’interprète, qui avaient été envoyés là-bas, et présentèrent les objets à la cour. »[1]

Le texte comprend donc deux parties : d’abord, un résumé assez général des mœurs locales, fortement liées à l’islam ; ensuite, un bref récit de son propre voyage à La Mecque, alors qu’il accompagnait Zheng He lors la septième grande expédition chinoise vers les « mers occidentales » (1431-1433).

Face à ce témoignage, il existe des documents arabes, dont la recension reste cependant à faire. Je n’en citerai qu’un, trouvé dans un ouvrage de l’historien égyptien Ahmad al-Maqrīzī (1364-1442) :

« L’an 835 [1431/1432], plusieurs jonques chinoises étant venues trafiquer sur les côtes de l’Inde, deux d’entre elles chargées de porcelaine, de soie, de musc et autres objets de prix, se détachèrent des autres, et allèrent aborder au port d’Aden. Mais n’ayant pas pu trouver à y vendre leurs marchandises, à cause de l’état malheureux où le Yémen se trouvait à cette époque, le commandant des deux jonques écrivit au shérif Aboul-berekat Ibn Hasan, émir de La Mecque, et à Saad-ed-Din Ibrahim, inspecteur de Djiddah, leur demandant une autorisation pour venir débarquer au port de cette ville. Les deux officiers ayant consulté le sultan, et lui ayant représenté que le commerce avec les Chinois lui procurerait une branche de revenus considérable, il ordonna de leur accorder la permission qu’ils avaient demandée, et de les recevoir avec toutes sortes d’honneurs. »[2]

Ces jonques, dont l’arrivée est présentée ici comme accidentelle, font-elles partie de la septième et dernière expédition de l’amiral chinois Zheng He ? Ma Huan écrit que les sept Chinois qui sont parvenus à Jedda et à La Mecque ont voyagé sur des navires indiens, ou arabes (le texte est un peu flou) ; il ne mentionne pas de jonques chinoises. Pourtant, le reste du texte d’al-Maqrīzī correspond de façon assez juste au fait que les Chinois qui parviennent à Jedda font partie d’une flotte plus vaste arrivée à Calicut. Il explique également les raisons de cette « excursion » jusqu’à La Mecque : les difficultés que traverse alors le Yémen. On ne peut cependant exclure qu’il s’agisse là simplement d’autres marchands chinois, dont la présence dans la mer Rouge, certes rare, ne serait pas exceptionnelle, comme le montre Éric Vallet dans sa magistrale étude de l’Arabie marchande (début du 13e siècle – milieu du 15e siècle).

Du reste, rien dans ce texte ne vient dénoter l’exceptionnel, le surprenant qu’on aimerait pouvoir accorder à ces expéditions chinoises de la « Flotte Trésor ». Les Chinois arrivant à Jedda ne sont pas les Européens débarquant dans le Nouveau Monde. Nul choc des civilisations. L’événement a lieu dans le système eufrasien, les liens dans l’océan Indien ont été noués depuis des siècles. Comme l’écrivait déjà le voyage arabe Ibn Battūta, qui passa à Calicut à plusieurs reprises dans les années 1340 : c’est « un des grands ports du Malabar où abondent mes navires en provenance de la Chine, de Java, de Ceylan, des Maldives, du Yémen et du Fars et où se réunissent les marchandises de tous les horizons car c’est un des plus grands ports du monde »[3].

Au-delà de la question du non-étonnement, un point mérite explication : pourquoi les navigateurs chinois n’ont pas atteint l’isthme central de l’Eufrasie ? Tout d’abord, al-Maqrizi le souligne bien : le principal port en relation avec les ports indiens était Aden. C’était là que se faisait la connexion entre deux systèmes de réseau. Mais le Yémen est alors ruiné, ce qui oblige les navigateurs chinois à poursuivre leur route à l’intérieur de la mer Rouge. Or le principal port, jusqu’à peu, « un des ports les plus fréquentés qui fussent au monde » (Ahmad al-Maqrīzī), était celui d’ ‘Aydhab, situé sur la côte égyptienne, détruit en 1426.

« Les marchands de l’Inde, du Yémen et de l’Abyssinie arrivaient par mer au port d’Aïdab, traversaient le désert jusqu’à Kous, et de là descendaient à Fostat [Le Caire]. Ce désert était toujours couvert de caravanes de pèlerins et de marchands, qui partaient et qui arrivaient. On trouvait quelquefois des charges de poivre, de cannelle, et d’autres épices, jetées sur la route, et qui restaient là jusqu’à ce que le possesseur vînt les chercher. »[4]

Jedda, situé un peu plus au sud de ‘Aydhab, mais sur la rive arabique de la mer Rouge, doit sans doute plutôt être considéré comme un port par défaut, et non comme la destination choisie par les navigateurs chinois, sauf pour les marchands musulmans venus en pèlerinage. Quoi qu’il en soit, il est en effet difficile d’aller plus loin que ‘Aydhab et Jedda.

En effet, les remarques du pilote arabe Abū Zay Hasan, certes plus anciennes (vers 916), montrent bien les dangers qu’il y avait pour un navire à remonter la mer Rouge au-delà de cette limite et l’absence totale d’aménités aux yeux d’un marchand du golfe Persique :

« Les navires appartenant à des armateurs de Sîraf [grand port du golfe Persique], lorsqu’ils sont arrivés dans cette mer qui est à droite (c’est-à-dire à l’ouest) de la mer de l’Inde (la mer Rouge) et qu’ils sont parvenus à Judda [le port de La Mecque], restent dans ce port. Les marchandises qu’ils ont apportées et qui sont destinées à l’Égypte, y sont transportées sur des [navires spéciaux, d’un moindre tirant d’eau, appelés] navires de Kulzum. Les navires des armateurs de Sîrâf n’osent pas faire route [dans la partie septentrionale] de la mer [Rouge] à cause des difficultés qu’y rencontre la navigation et du grand nombre d’îlots [coralligènes] qui y croissent. Sur les côtes, il n’y a ni roi (ni gouvernements), ni endroits habités. Un navire qui fait route dans cette mer, doit tous les soirs chercher un mouillage abrité par crainte des îlots [sur lesquels il ne manquerait pas de se briser, s’il naviguait pendant la nuit]. [La règle, dans cette mer,] est de naviguer de jour et de mouiller de nuit, car cette mer est sombre et il s’en exhale des odeurs désagréables. Il n’y a rien de bon dans cette mer, ni au fond, ni à la surface. »[5]

Ce sont ces mêmes contraintes que décrit, au tout début du 16e siècle, le voyageur portugais Ludovico di Varthema dans le récit de son voyage aux Indes orientales :

« La raison pour laquelle on ne peut naviguer de nuit est qu’il y a beaucoup d’îles et d’écueils, et qu’il faut toujours qu’un homme monte en haut du mât du vaisseau pour observer la route, ce qu’on ne peut faire la nuit. »[6]

Ou bien encore, à la fin du 18e siècle, Jacques Capper, colonel au service de la Compagnie des Indes orientales :

« Il y a des bas-fonds assez dangereux entre Mocha et Gedda [Jeddah], mais il n’y a rien à craindre dans cette saison, lorsque le vent porte au Nord. […] C’est à Gedda que commence la partie désagréable du voyage ; à un ou deux degrés de là la mousson vous abandonne. Vous trouvez le vent du Nord-Ouest qui contrarie votre course. »[7]

Arrivés au point extrême du réseau commercial maritime de l’océan Indien, les marchands chinois ne purent découvrir l’existence d’un isthme qui aurait été la porte vers la Méditerranée et vers l’Europe. Mais là où on voit aujourd’hui un isthme, une mince barrière entre deux mers, il faut donc imaginer un véritable espace-tampon faisant obstacle entre deux mondes. C’est cette distance que n’ont pas franchie les jonques chinoises, et à cause de laquelle leur présence aux bornes de la « Très Grande Méditerranée » braudélienne est passée inaperçue.

Figure 1. Le système eufrasien au 13e et 14e siècles (d’après Beaujard, 2007)

Sur ce point précis, je voudrais citer un autre document, d’interprétation difficile. Il s’agit d’un extrait du livre de Bertrandon de La Broquière (mort en 1459), Le Voyage d’outremer. Bertrandon de la Broquière avait été envoyé au Levant en 1432-1433 par le duc de Bourgogne pour y collecter secrètement des informations. Alors qu’il revenait en France par voie de terre, à Pere, dans cette ville proche de Constantinople où se retrouvaient nombre de marchands et de voyageurs européens, Bertrandon de La Broquière rencontre un Napolitain qui lui raconte qu’il a été avec un Français et un Espagnol au « pays du Prêtre Jean », c’est-à-dire dans le royaume d’Éthiopie, où il a vécu quelque temps, aux alentours de l’année 1430. Or, parmi les diverses merveilles de son récit, on trouve ceci :

« Item, me dit qu’il [le roi d’Éthiopie] fait toujours la guerre contre un grand seigneur qui est près de son pays, devers le Soleil levant, lequel ils nomment Chinemachin, et nous l’appelons le Grand Can.

[…]

Item, me dit que ce grand seigneur que l’on nomme Chinemachin a bien huit grosses naves trop grosses qu’il n’y a nulle part deça ; et que en son pays se trouvent les pierres précieuses et les épices et les autres merveilles qu’Alexandre raconte. »[8]

À côté de la référence au récit merveilleux d’Alexandre le Grand, très répandu en Asie, il se pourrait que ce soient bien les jonques chinoises à la taille exceptionnelle pour un Européen du 15e siècle, qui soient ici mentionnées. Pour désigner la Chine, les « Éthiopiens » utilisent une expression, dont l’origine est mal identifiée, et qui est attestée notamment dans le Shah Nahmeh du poète persan Firdawsi, « Chin et Machin », tandis que Bertrand de La Broquière traduit l’expression par le terme de « Grand Khan », qui provient, lui, des langues altaïques et qui renvoie à l’époque de la domination mongole sur la Chine, donc avant 1368. On a ainsi une illustration, à une époque où l’Eufrasie fonctionne encore comme un archipel de mondes, des deux grandes voies de mise en relation entre l’Europe et la Chine, soit par les steppes de l’Asie centrale, soit par les mers du Sud.

Il n’y a pas eu de guerre entre l’Empire chinois et l’Éthiopie, mais on sait qu’effectivement, les navires de la flotte chinoise eurent à faire usage de la force devant certains ports de la Corne de l’Afrique. Il se pourrait que ce texte en soit l’écho lointain et étouffé.

Ces trois documents, de Ma Huan, d’al-Maqrīzī et de Bertrandon de La Broquière, mériteraient incontestablement une exploitation plus fouillée, mais ils montrent les jeux possibles d’une histoire polycentrique et réticulaire, et les difficultés inhérentes à l’épaisseur du monde.

Bibliographie

Beaujard Ph., 2007, « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le XVIe siècle », in D. Nativel et F.V. Rajaonah (dir.), Madagascar et l’Afrique, Paris, Karthala, pp. 29-102.

Vallet E., 2010, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (628-858/1229-1454), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne.


[1] Ma Huan, Ying-yai Sheng-lan, The Overall Survey of the Ocean’s Shores [1433], trad. et éd. par Feng Ch’eng-Chün, introduit et annoté par  J.V.G. Mills, Bangkok, White Lotus Press, 1997 (1re éd. Hakluyt Society , 1970), pp. 173-178.

[2] Macrizy, « Mémoire sur les relations des princes mamlouks avec l’Inde », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, pp. 290-291, d’après le mns arabe 673 fol. 498 r° (BNF).

[3] Ibn Battuta, « Voyages et périples », in : Voyageurs arabes, trad. par P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 913.

[4] Macrizy, « Description du désert d’Aïdab », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, p. 162, d’apr. le mns arabe 682 fol. 111 (BNF).

[5] Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine, rédigé en 851, suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), trad. de Gabriel Ferrand, Paris, 1922, p. 130 sq.

[6] Ludovico di Varthema, Voyage de Ludovico di Varthema en Arabie et aux Indes orientales (1503-1508), trad. de l’italien par P. Teyssier, Paris, 2004, p. 78.

[7] Jacques Capper, Voyages du colonel Capper, dans les Indes, au travers de l’Égypte et du grand désert, par Suez et par Bassora, en 1779, in Makintosh, Voyages en Europe, en Asie et en Afrique, trad. de l’anglais, Paris, 1786, Tome II, p. 306.

[8] Bertrandon de La Broquière, Le Voyage d’Outremer, in : Schefer C. & Cordier H. (dir.), Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie, depuis le XIIIe jusqu’à la fin du XVIe siècle, Paris, 1892, Tome 12, pp. 143-144.

Gengis Khan, forgeron du monde moderne

À propos de :

WEATHERFORD Jack [2005], Gengis Khan and the Making of the Modern World, New York, Broadway Books, 2005.

Notre monde ne serait pas tel qu’il est sans Gengis Khan. Telle est la thèse, brutalement résumée, exposée par un certain nombre de chercheurs états-uniens, à la tête desquels chevauche Jack Weatherford avec un livre publié en 2005, Gengis Khan and the Making of the Modern World.

La geste mongole a de longue date fasciné les historiens. Nombreux sont les ouvrages relatant la saga d’un homme des steppes, dépossédé de son héritage par son clan et relégué aux marges de sa société, qui parvint à unifier sa tribu, à soumettre et intégrer les confédérations voisines, enfin à poser les bases de l’État le plus expansionniste de l’histoire. « Conquête après conquête, l’armée mongole transforma la guerre en une entreprise internationale menée sur des fronts distants de milliers de kilomètres. » Un demi-siècle après la mort de Gengis Khan, ses héritiers dominaient une étendue démesurée, de la Corée à la Hongrie, de Canton à Moscou… « En vingt-cinq années, l’armée mongole subjugua plus de terres et de peuples que l’Empire romain en quatre siècles. »

L’histoire secrète

L’œuvre mongole fut favorablement perçue dans un premier temps. L’écrivain anglais Geoffrey Chaucer (1343-1400) consacre par exemple de longs passages de ses Contes de Canterbury à un éloge des réussites de Gengis Khan. Mais progressivement, le regard change jusqu’à faire des conquérants une « armée de sauvages assoiffés d’or, de femmes et de sang ». Nouveau changement de cap dans les années 1990, avec la traduction intégrale de L’Histoire secrète des Mongols, une biographie de Gengis Khan rédigée au 13e siècle depuis l’intérieur de l’empire [1]. S’appuyant sur ce document qui porte, contrairement aux chroniques perses ou chinoises, un regard favorable sur l’épopée mongole, et en le complétant du résultat de ses campagnes de fouilles menées avec des archéologues mongols, Weatherford (initialement spécialiste des sociétés tribales d’Amérique du Nord) revisite l’histoire. Sa volonté ? Exhumer d’un oubli sélectif les influences qu’exercèrent les gengiskhanides sur le façonnement du monde moderne.

Les secrets de la conquête

S’agissant de Gengis Khan et de ses successeurs, le premier trait qui surgit à l’esprit est évidemment la guerre. Sultanat perse, empires des Kara-Khitan, des Jin, du Khorassan, puis des Song du Sud, califat abbasside, alliance des cités russes et chevaliers teutoniques… Les Mongols terrassèrent un nombre phénoménal de puissances adverses. Weatherford adopte un artifice pédagogique intéressant, quelque peu lassant à terme : il explique comment procédaient les armées d’en face, puis analyse par contraste les stratégies mises en œuvre par les Mongols, les origines de leurs idées, et en quoi leurs innovations déroutèrent complètement leurs adversaires.

Les victoires mongoles sont dues, selon Weatherford, à la combinaison de plusieurs facteurs : une discipline hors du commun, un génie tactique exceptionnel – « La prise par surprise de Boukhara fut la conclusion de ce qui est peut-être l’opération militaire la plus audacieuse de l’histoire : alors qu’une de ses armées faisait diversion par la route la plus directe pour attaquer les terres du sultan du Khorassan, il [Gengis Khan] achemina en secret une autre armée [… par les montagnes du Tian-Shan], lui faisant franchir plus de 3 000 km de désert glacé afin de surgir derrière les lignes ennemies » –, un refus systématique du choc frontal – qu’il lie à l’obsession mongole de la pureté : ne pas avoir les vêtements tâchés de sang… – auquel ils substituèrent les tactiques habituelles des peuples des steppes, à savoir le harcèlement, les embuscades et les volées de flèches décochées du dos des chevaux. Une des batailles les plus connues, celle de la rivière Kalka (aujourd’hui en Ukraine), illustre ce scénario : les généraux Djebe et Subotai, envoyés en explorateurs de futurs territoires à conquérir, se heurtent à une coalition largement supérieure à leurs forces. Volte-face. Plusieurs jours durant, ils esquivent les attaques des divers princes rus et coumans et les conduisent à éparpiller leurs forces. Une fois isolée, la chevalerie lourde à l’européenne est décimée par des volées de projectiles sans jamais obtenir le choc frontal pour lequel elle est conçue. Vient le tour des fantassins, des piquiers équipés pour affronter des charges de cavalerie lourde, qui demeurent un temps stoïques sous les pluies de flèches, puis se débandent et se font massacrer.

Dévastation…

Retenons surtout l’importance d’autres facteurs : la logistique, dont l’absence valut aux Mongols les quelques défaites qui ponctuèrent leur expansion, au Japon, en Indonésie, en Palestine ou en Inde ; la propagande, un art dans lequel ils passèrent maître et qui leur valu la réputation de monstres qu’ils traînent encore aujourd’hui ; et la terreur. Celle-ci reposait en partie sur leur stratégie consistant à rafler toutes les populations rurales qu’ils pouvaient capturer, les traitant selon les méthodes qu’ils employaient pour rassembler leur bétail, et à les envoyer se faire massacrer à l’assaut de leurs compatriotes retranchés derrière les remparts des cités.

Au final, les Mongols remportèrent la quasi-totalité des batailles majeures qu’ils livrèrent au 13e siècle, et leur impact fut terrible en termes environnementaux. Car Gengis Khan ne réalisa que sur le tard qu’un paysan est un producteur de richesse. Sa politique consistait à dévaster irrémédiablement les terres cultivées, leurs travaux d’irrigation, les villes… Pour métamorphoser les pays conquis en pâturages qui permettraient, à la prochaine incursion, de revigorer les chevaux et de pousser plus loin. La première phase des conquêtes mongoles – les héritiers du terrible conquérant se montrèrent plus civilisés – transforma irrémédiablement les étendues fertiles du nord de la Chine et d’une bonne partie de l’Asie centrale en steppes.

Le plus important… Weatherford souligne un facteur déterminant entre tous : la capacité des Mongols à intégrer systématiquement les innovations militaires des peuples conquis, amenant un brassage sans précédent de savoir-faire léthaux. L’artillerie, à l’en croire, en offre le meilleur exemple : « Quand ils eurent rassemblés des ingénieurs hautement qualifiés venus de Chine, de Perse et d’Europe, qu’ils les amenèrent à combiner les lance-flammes musulmans, la poudre chinoise et la technologie de fonte des cloches européennes, ils produisirent… le canon. »

… et postérité

Passeurs de civilisation ; c’est là le maître-mot de l’ouvrage. En termes lyriques, Weatherford rappelle que les Mongols « ne savaient pas tisser, ni forger, ni produire de poterie ou même de pain. […] Et pourtant, alors que leurs armées soumettaient une civilisation après l’autre, ils collectèrent tous ces éléments et les diffusèrent. Les seules structures permanentes que Gengis Khan érigea furent des ponts. […] Il fit construire plus de ponts que peut-être aucun autre dirigeant de l’histoire […] afin de faciliter le mouvement de ses troupes et des marchandises. […] Son empire amalgama de multiples civilisations en un nouvel ordre mondial. […] À sa mort en 1227, il avait connecté Orient et Occident avec des liens diplomatiques et commerciaux qui demeurent encore présents aujourd’hui. Il transforma les villes disjointes et endormies de la route de la Soie pour en faire la plus vaste zone de libre-échange qu’ait connue l’humanité. Il abaissa les impôts de chacun, en dispensa les médecins, les enseignants, les prêtres […]. Il établit un recensement des populations et créa le premier système de poste internationale. Son empire n’était pas de ceux qui accumulaient richesse et trésors ; il redistribua les biens pillés afin qu’ils puissent alimenter le commerce. Il créa un droit international […] et ouvrit de façon délibéré le monde à un nouvel espace où circulaient marchandises, idées et savoirs. Les Mongols amenèrent des mineurs allemands en Chine et des médecins chinois en Perse […] Ils répandirent l’usage des tapis partout où ils s’établirent, transplantèrent citronniers et carottes de Perse en Chine, diffusèrent les nouilles, les cartes à jouer et le thé de l’Est vers l’Ouest. Ils financèrent la construction d’églises chrétiennes en Chine, de temples bouddhiques en Perse et d’écoles coraniques en Russie. Les Mongols envahirent le monde en conquérants, mais furent surtout des passeurs de civilisation inégalés. »

La « création » de la Renaissance

On en retiendra, d’un autre passage, le portait de Gengis Khan comme porteur de valeurs très modernes, bâtissant un empire sécularisé avant la lettre, défendant la liberté religieuse, imposant un nouveau calendrier, faisant élaborer un alphabet inspiré du syriaque en usage chez les Ouighours, mais s’écrivant verticalement à la chinoise, afin de codifier, inlassablement, l’appareil d’État requis pour administrer les immenses étendues conquises. À lire Weatherford, on aurait pu titrer cette recension « Gengis Khan, le premier citoyen du monde ». Même l’énigme du « miracle européen » trouve ici sa solution : « Les nouvelles technologies, connaissances et richesses commerciales créèrent la Renaissance, qui permit à l’Europe de redécouvrir quelques pans de sa culture antérieure, mais plus important, d’absorber les technologies de l’imprimerie, des armes à feu, de la boussole, et de l’abaque. Comme l’observait le savant Roger Bacon au 13e siècle, les Mongols ne l’emportèrent pas simplement parce qu’ils se battaient mieux que les autres ; ils durent leur réussite à “leur maîtrise de la science”. […] Il semble que tous les aspects de la vie européenne – technologie, guerre, vêtements, commerce, nourriture, art, littérature, et musique – changèrent durant la Renaissance sous l’influence mongole.. »

On ne fera finalement qu’un seul reproche à Weatherford : obnubilé par son sujet, il force parfois le trait et tend à présenter les Mongols comme ayant exercé une influence quelque peu démesurée. À l’en croire, il aurait fallu attendre les Mongols pour comprendre l’usage possible du papier-monnaie, alors qu’il était d’usage en Chine depuis près de deux siècles. De nombreuses autres remarques, sur nombre de détails, pourraient être faites. L’ouvrage aurait gagné à être plus nuancé… Reste qu’une fois ce livre refermé, on regarde son environnement d’un œil interrogatif, tant Weatherford origine d’objets de notre quotidien, du pantalon à la guitare, dans le brassage cosmopolite auquel se sont livrés les Mongols. Il se fait ainsi le héraut d’une nouvelle étymologie pour le cri de hourra, du mongol huree, huree, huree qui concluait, tel l’amen judéo-chrétien-musulman, les prières.

[1] Pour une traduction en français, voir EVEN Marie-Dominique et POP Rodica [1994], Histoire secrète des Mongols. Chronique mongole du 13e siècle, Paris, Gallimard.

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.

Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.

L’œuf de Colomb se cuisait-il à la coque ?

« Au Moyen Âge, les gens croyaient que la Terre était plate… » Quelles bêtises n’a-t-on dites sur le contexte des Grandes Découvertes, ces expéditions maritimes qui ouvrirent à partir du 16e siècle les horizons européens au monde ? Les copies des travaux des géographes grecs, circulant dans l’Europe médiévale, attestent qu’au minimum les élites savaient que la Terre ne ressemblait pas à une galette – un postulat qui n’apparaît d’ailleurs pas, à rebours des clichés, dans la Bible.

Démâtant 20 autres idées reçues du même tonneau, voici un petit livre très accessible qui fait œuvre utile. Bien sûr, les spécialistes n’y apprendront rien. Ils ont déjà lu ailleurs que l’école de Sagres, aréopage de savants planifiant les explorations sous l’égide d’Henri le Navigateur, est un mythe national portugais ; ils savent que le téléfilm La Controverse de Valladolid est une fiction basée sur la libre reconstitution d’un événement historique ; et ils sont convaincus de ce que Christophe Colomb n’avait pas pour obsession d’écraser des œufs sur les tables pour convaincre la galerie, que Hernán Cortés n’était pas fou au point de brûler ses navires (il les a démantelés), et enfin que Fernand de Magellan n’a pas réalisé le premier tour du monde – pour cause de décès impromptu à mi-parcours.

Mais comme chacun sait, ça va toujours mieux en le disant, et en y ajoutant des compléments d’information. Ainsi apprend-on que Magellan n’avait même pas l’intention d’accomplir l’exploit qui sera réalisé par son second, Juan Sebastián Elcano, puisque ses instructions étaient de reconnaître la moitié du monde dévolue à l’Espagne par le traité de Tordesillas, qui divisait le globe en deux demi-sphères, une lusitanienne et une hispanique. En aucun cas ne devait-il pénétrer dans le domaine portugais, ce qui lui barrait le chemin par les côtes de l’Inde et de l’Afrique. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, Elcano jugea plus sûr de rentrer par la route la mieux connue, celle des Portugais. Cette première circumnavigation ne résulta que du hasard.

Ajoutons que les mythes ont une merveilleuse coutume, celle de se reproduire par scissiparité. Dans le sillage du folklore magellanien – « il a prouvé que la Terre était ronde » – a jailli une autre légende, très séduisante, celle de Henrique, un esclave de Magellan dont on sait qu’il est né à Sumatra, qui se révéla selon Antonio Pigafetta (chroniqueur de cette première circumnavigation) capable de communiquer avec les Philippins – probablement en malais, alors lingua franca de l’Asie maritime. Il n’en fallait pas plus pour que des romanciers, et même des historiens, le présentent comme le vainqueur très involontaire de la course à l’exploit circumterrestre. « Comme le reproche d’européocentrisme pèse sur tout sujet concernant l’histoire des découvertes, la perspective d’un indigène ayant réalisé le premier tour du monde est des mieux venues », soulignent Michel Chandeigne et Jean-Paul Duviols. Et ils rajoutent un concluant « mais les sources sont têtues ».

Le livre s’organise en quatre parties, composées comme il est d’usage dans la collection « Idées reçues » qui fait le succès de cet éditeur, de chapitres dont les titres exposent crûment les stéréotypes. Le plan retenu, ce sera la première critique, limite le propos à Colomb (chapitre 2) et à Magellan (c. 4), et symétriquement aux navigateurs portugais (c. 1) et aux conquêtes espagnoles (c. 3). Il n’y aura donc rien, absolument rien sur Abel Tasman, Jacques Cartier (ah si, 2-3 mentions) ou Willem Barentzs, la « découverte » de l’Australie ou les pérégrinations de James Cook. Peut-être n’existe-t-il sur tout ça aucune idée reçue ?, mais plus probablement les auteurs rêvent-ils de s’embarquer dans un second tome, et ont-ils en conséquence stocké des biscuits. Deuxième critique, une petite erreur factuelle, les auteurs s’obstinent à qualifier Isabelle Ire de Castille et  Ferdinand II d’Aragon de « rois catholiques » avant 1496, date à laquelle le pape Alexandre VI leur décerne officiellement ce titre – mais l’erreur est tellement partagée qu’on leur pardonnera volontiers cette petite anicroche à leur parti-pris de traque des préjugés.

Troisième critique, on regrettera enfin que le chapitre attendu consacré à la reine des idées fausses dans le royaume des Grandes Découvertes, j’ai nommé sa Majesté « Colomb a découvert l’Amérique », se compose de passages détaillés pour rappeler que les Vikings se sont offert une excursion attestée dans le Nouveau Monde vers l’an mil, et que des auteurs ont fantasmé sur de potentiels prédécesseurs égyptiens, phéniciens, chinois, basques (oups !, ils ont oublié les Maliens chers à Ivan Van Sertima). Reste que quelques paragraphes argumentés pour exposer qui étaient ces gens qui vivaient dans ce « Nouveau » Monde depuis quelque vingt ou quinze mille ans avant que Colomb ne foule le sol de ce qu’il prenait pour les Indes – ce qui leur a valu le nom qu’ils portent aujourd’hui d’Indiens ou Amérindiens – auraient été bienvenus. Le parti-pris des auteurs est ici clair : découvrir, c’est aller, revenir et faire connaître au monde…

Passé le cap des récriminations, il faut reconnaître que, de même qu’il n’y a pas de mouettes sans terres proches, certains stéréotypes se révèlent porteurs d’une part d’exactitude. Le chapitre « Vasco de Gama a découvert la route des Indes » souligne ainsi qu’il a été certes le premier à « accomplir d’une seule traite, à partir du Cap-Vert, une grande boucle dans l’océan Atlantique pour dépasser le sud de l’Afrique et gagner l’Inde sur sa lancée : pour la première fois dans l’histoire des navigations européennes, des marins naviguèrent en haute mer plus de trois mois (en 1492, Colomb n’avait vogué que trente-sept jours en haute mer) ». Il a bien découvert « une » route des Indes, qui allait plus tard éclipser les autres, plus anciennes, qui longeaient les côtes.

Au final, ce petit livre luxueux (les couvertures rigides deviennent tellement rares…) fera un excellent cadeau de Noël pour historien novice.

À propos de :

CHANDEIGNE Michel et DUVIOLS Jean-Paul [2011], Sur la route de Colomb et Magellan. Idées reçues sur les Grandes Découvertes, Paris, Le Cavalier Bleu, 2011.