Le système-monde qui se met en place à partir du début de l’ère chrétienne dans l’Afro-Eurasie connaît un développement qui passe par quatre cycles jusqu’au XVIIe siècle, cycles en partie initiés par des changements climatiques que l’on peut considérer comme faisant partie d’une logique systémique (cf. mon schéma sur la « Logique cyclique des systèmes-mondes avant le XVIe siècle », dans l’article « La théorie du système-monde appliquée à l’ensemble afro-eurasien [IVe siècle av. J.-C. – VIe s. ap. J.-C.] » publiée sur ce blog le 15 février 2010).
Ceci est déjà vrai pour l’Âge du Fer dans les trois systèmes de tailles plus restreintes que l’on peut distinguer dans l’Ancien Monde, avec des replis globaux vers 850 et 200 av. J.-C. (Beaujard 2010), et pour l’Âge du Bronze, vers 3200/3100, 2200, 2000/1900, 1750 et 1200 av. J.-C. (Beaujard 2011), ces périodes étant toutes marquées par une baisse globale de la température. On ne saurait s’étonner de cette influence des changements climatiques. Braudel (1958 : 732) soulignait déjà ici « la fragilité du plancher de la vie économique » dans les sociétés anciennes. Ces baisses de la température, qui semblent intervenir à intervalles relativement réguliers, seraient liées pour une grande part, au rythme de l’activité solaire, qui jouerait également – d’une manière encore mal comprise – sur la fréquence des événements El Niño-Oscillation Méridionale (ENSO) (cf. Crowley 2000, Grove et Chappell 2000). Elles s’accompagnent dans l’océan Indien et la mer de Chine d’une baisse de la mousson et d’un repli vers le Sud de la Zone de Convergence Intertropicale, qui entraînent une aridité plus grande en Chine, en Asie du Sud-Est continentale, en Inde du Nord, et en Égypte (avec ici un affaiblissement des crues du Nil) (Quinn 1992, Wang et al. 2005). On note aussi généralement dans ces périodes une aridification de la Mésopotamie – cependant non touchée par la mousson – et en Europe du Sud. La situation dans les steppes eurasiatiques et en Europe du Nord est plus contrastée, la baisse des températures s’accompagnant soit d’une aridité plus poussée soit d’une plus grande humidité selon les régions. Si les baisses de températures ont des effets différents selon les régions, il est à noter en outre que les sociétés réagissent de manière variée aux transformations de l’environnement.
La reconstruction d’une histoire du climat et des environnements est rendue possible par les recherches palynologiques, la dendrochronologie, l’étude de carottages glaciaires ou coralliens. Les synthèses réalisées (cf. Mann 2000, Jones et al. 2001, Jones et Mann 2004) peuvent être rapprochées des données démographiques, économiques et politiques.
Les périodes de refroidissement et/ou d’aridification jouent sur l’équilibre interrne des sociétés et sur les rapports inter-sociétaux, ainsi entre sédentaires et nomades. Elles se traduisent souvent par d’importants mouvements de population : changement climatique, « invasions » et conflits internes se conjuguent. On le perçoit bien dans la longue phase de repli du système-monde qui commence au IIIe siècle et se prolonge jusqu’à la fin du VIe siècle, avec les mouvements Xiongnu vers la Chine, Huns vers l’Inde, la Perse et l’Europe. Disparaissent au même moment les empires han (220), parthe (226) et kushan (vers 250), tandis que l’empire romain se décompose. C’est aussi dans une phase de refroidissement global que s’effondre l’empire tang, à partir du milieu du IXe siècle. Au même moment, l’empire abbasside se disloque, et en Asie centrale, des désordres se produisent, liés à une aggravation de l’aridité (mouvements kirghizes vers le Sud, pénétration des Oghuz en Transoxiane…). Une détérioration climatique dans les steppes joue peut-être un rôle dans l’éruption mongole au début du XIIIe siècle. Surtout, le refroidissement qui se produit vers 1320 (lié au minimum de Wolf dans l’activité solaire) initie une récession majeure du système-monde. De mauvaises récoltes affectent l’Europe, puis l’Égypte, l’Iran et l’Inde. L’empire yuan connaît des difficultés grandissantes à partir de 1327. Des conflits éclatent au Yémen (1333) et en Asie Centrale, où le khânat de Djaghataï disparaît vers 1334. Le régime ilkhânide d’Iran s’effondre à partir de 1335, et le sultanat de Delhi se disloque à partir de 1334. Tout ceci avant que la Grande Peste ne se propage à travers l’Asie en 1346.
Les phases de réchauffement climatique, ainsi aux VIIe et VIIIe siècles, et de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle (l’« Optimum Climatique Médiéval » européen), en Chine, en Asie occidentale et dans une partie de l’Europe, ont au contraire permis une croissance agricole qui a sous-tendu l’essor du système-monde dans ces périodes.
D’abord étirées dans le temps (IIIe-VIe, VIIIe-Xe siècle), les régressions du système apparaissent ensuite plus brèves (environ 70 ans au XIVe siècle, moins de 60 ans peut-être au XVIIe siècle). Ce raccourcissement des phases de repli pourrait être lié à une intégration plus poussée et à des forces d’accélération toujours plus grandes du système-monde. Il est remarquable, en outre, que la baisse globale de la température qui intervient vers 1450 (corrélée à un déclin de l’activité solaire – minimum de Spörer – ca. 1460) n’a pas entraîné de repli généralisé du système, mais seulement des bouleversements régionaux (mauvaises récoltes et troubles en Chine et en Égypte, décadence de l’empire du Zimbabwe en Afrique du Sud-Est…).
Les replis sont aussi des périodes de restructuration, qui s’accompagnent parfois d’innovations, ainsi dans le secteur agricole, une période climatique défavorable pouvant induire des changements allant dans le sens d’une intensification. Des innovations apparaissent aussi dans le domaine institutionnel, lorsque les élites tentent de s’adapter aux conditions nouvelles créées par un contexte politique et social chaotique ou une situation de crise écologique. En témoigne par exemple la renaissance du néo-confucianisme en Chine au IXe siècle dans le sillage d’un mouvement « culturaliste » : la crise de légitimité qui touche les élites dirigeantes les amène à rechercher de nouvelles sources justifiant leur pouvoir.
Si les périodes d’adoucissement du climat, dans les deux millénaires passés, semblent avoir favorisé une grande partie des régions de l’Ancien Monde, la phase actuelle, due à l’action de l’homme et d’une tout autre ampleur que les précédentes, aura des conséquences entièrement différentes, que l’on commence seulement à percevoir. Relié à d’autres phénomènes (croissance démographique, déforestation, pollution…), le réchauffement en cours pourrait s’accompagner d’une disparition d’un grand nombre d’espèces végétales et animales, d’un recul des surfaces agricoles, et entraîner une récession économique sans précédent (cf. le rapport 2008 de l’OCDE, A. Gurria éd.), qui pourrait menacer la survie même du système-monde.
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