Diasporas commerciales et histoire globale : l’analyse d’Avner Greif

Nous avons déjà abordé à plusieurs reprises l’apport des diasporas commerciales à l’histoire globale (cf notamment les chroniques du 17 octobre 2011 pour leur contribution au capitalisme européen et du 3 mai 2012 pour l’usage multiple du terme même de diaspora). En tant que pure institution économique et commerciale, largement présente dans l’océan Indien depuis des millénaires, la diaspora a été remarquablement disséquée par Avner Greif [2006, pp. 58-90], dans la lignée des travaux néo-institutionnalistes de North [1981], mais en intégrant les apports de la sociologie économique. Nous proposons ici de donner un aperçu de son mode de raisonnement sur les logiques de fonctionnement des diasporas. Pourquoi les diasporas travaillaient-elles surtout de façon communautaire ? Pourquoi les liens de solidarité étaient-ils si forts entre les patrons (mandants) et leurs agents (mandataires) ? Comment l’honnêteté était-elle maintenue dans ces réseaux commerciaux ? Telles sont quelques-unes des questions en filigrane de l’analyse micro-économique de Greif, analyse souvent mathématisée, mais que nous présenterons ici de façon relativement libre par rapport à l’original et, évidemment, sur un mode purement littéraire.

Greif s’appuie sur le cas des commerçants Maghribi, marchands juifs établis au Caire et opérant au 11e siècle en Méditerranée. Ces commerçants achetaient et vendaient hors d’Égypte grâce à un réseau d’agents, rarement de leur propre famille (moins de 12 % des cas) mais néanmoins de leur communauté, agents qu’ils appointaient sur la base des informations données par l’ensemble des membres de leur réseau commercial. On imagine facilement le problème potentiel : ayant de fait entre leurs mains une partie du capital de leur mandant, ces agents pouvaient évidemment adopter un comportement malhonnête ou risqué. C’est à partir de ce risque que se construit, d’un point de vue fonctionnel, la diaspora commerçante. Pour le pallier, les membres d’un réseau s’engageaient de fait à donner toute information utile, à punir les agents déviants en les « débauchant », à ne pas embaucher d’agent déjà répudié par un autre membre du groupe. Dans ce cadre très strict, le souci de leur « réputation » semble avoir été crucial, sinon vital, pour les agents. Inversement la menace pesant sur eux se devait d’être crédible. Or elle ne pouvait l’être que si les marchands jouaient systématiquement le jeu, bien sûr, mais surtout avaient une claire connaissance commune de ce que les agents devaient ne pas faire (dans le cas contraire les indiscutables discussions pour interpréter un cas auraient encouragé les comportements opportunistes). Greif montre bien que cette connaissance, d’ordre culturel, des « interdits », ou plutôt de l’ « économiquement correct », se substituait avantageusement à toute loi des affaires fondée sur une autorité, dans une situation où les distances interdisaient une intervention rapide de cette dernière. La diaspora fonctionnait donc comme « institution basée sur la réputation », en dehors de toute loi exogène, comme de tout contrat explicite.

On imagine facilement que l’impossibilité, pour un agent, d’être recruté ailleurs en cas de tricherie (ou même de soupçon sur son honnêteté) soit dissuasive et empêche à peu près toute fraude. Tricher voudrait dire ne plus pouvoir être embauché de nouveau, donc perdre ses moyens de subsistance, voire être exclu de la communauté. Dans de telles conditions, un agent restera honnête, encore que l’hypothèse d’un détournement massif de fonds, quitte à se couper définitivement de sa communauté, ne soit pas totalement à exclure.

Comment les mandants pouvaient-ils appréhender ce principe de punition communautaire ? Greif en analyse formellement la solidité en montrant que la punition était à la fois inéluctable et « auto-renforçante », un marchand allant vraisemblablement « punir » (en ne le recrutant pas) même un agent tricheur qui ne lui aurait rien fait à lui. La raison est finalement simple. Embaucher un tricheur avéré obligerait à lui accorder un revenu plus haut qu’à un non-tricheur dans la mesure où le tricheur, ayant une probabilité bien plus faible d’être réembauché ultérieurement, même en cas de perte d’emploi purement accidentelle due à une mésentente avec le mandant, une maladie ou toute autre cause, serait plus disposé qu’un non-tricheur à avoir des comportements opportunistes avec son employeur (en fait, partir avec la caisse !), donc ne serait fiable que moyennant une rémunération très substantielle. C’est le fait de croire (savoir ?) que les autres ne le réembaucheront jamais qui, dans ce raisonnement, poussera finalement un marchand donné à ne pas l’embaucher, à la fois parce qu’il casserait ainsi une solidarité entre marchands d’une part, créerait une redoutable iniquité salariale entre tricheurs et non-tricheurs d’autre part, parce que le recruter lui coûterait alors bien trop cher enfin. Où l’on voit donc que les comportements des membres d’une diaspora sont donc aussi justifiables économiquement, en termes d’intérêt propre, mais sur la base d’une véritable culture, commune et opératoire, de l’ « économiquement correct ».

Pourquoi en revanche les agents ainsi lâchés par leur communauté n’en rejoindraient-ils pas une autre, altérant ainsi la portée de toute menace de débauchage (ou de non réembauche) en cas de tricherie ? Sans doute parce qu’aucun autre réseau n’oserait les appointer… Ce résultat est certes intuitif mais peut aussi se démontrer selon Greif. Pour qu’une communauté B recrute un agent issu de la communauté A, il faut que le revenu à lui accorder, et qui assure de son honnêteté future, ne soit pas plus élevé que celui qui satisferait un agent déjà membre de B. Or ce revenu sera toujours trop élevé, du fait qu’il ne peut exister de « punition de type communautaire entre communautés ». On peut évidemment expliquer ce dernier fait par la séparation étanche entre communautés. Mais d’autres arguments purement logiques sont mobilisables…

Pourquoi ne peut-il y avoir de punition intercommunautaire ? De fait, si des membres de A devaient écouter ce que des membres de B (supposés peu responsables de leur parole dans une autre communauté que la leur) disent d’un agent et en tenir compte, cela rendrait cet agent beaucoup plus sensible à la calomnie. Le contenu de celle-ci serait d’autant plus invérifiable que la confiance serait limitée entre les communautés. Cette probabilité forte de calomnie réduirait son espérance de vie comme agent accepté puisqu’il serait soumis alors à un risque lourd de perte d’emploi, même sans tricher. Ce risque élevé augmenterait donc paradoxalement son incitation à tricher. Aucun employeur potentiel n’accepterait un tel mécanisme générateur de comportement déviant pour son agent étranger. En conséquence, aucune écoute des dires de marchands étrangers, donc aucune punition intercommunautaire n’est envisageable, en raison d’une pure recherche de son intérêt propre par chaque marchand.

Mais a contrario, l’absence d’une telle punition pourrait tout aussi bien conduire l’agent concerné, susceptible d’être toujours réembauché ailleurs, même s’il triche, à frauder partout où il passera… Ceci hausserait évidemment, au-delà du raisonnable, le revenu à lui octroyer pour le dissuader de tricher… Il ne sera donc jamais recruté hors de sa communauté.

Résumons-nous. Au sein de la communauté, la connaissance commune de « ce qui est acceptable » d’une part, « ce qui guide le comportement intéressé de chacun » d’autre part, interdisent toute tricherie (sauf, pour le tricheur, à quitter irrémédiablement la communauté) et toute embauche de tricheur. Entre communautés, la punition est impossible car trop déstabilisante de la position de l’agent du fait de la vulnérabilité à la calomnie ; si donc elle n’est pas applicable, les agents étrangers sont formidablement incités à frauder : ils ne seront donc pas recrutés.

De quelque côté que l’on se tourne, c’est seulement au sein d’une communauté, seul milieu où les paroles sont prises comme vérités d’une part, seul collectif où existe une connaissance commune de ce qui est correct (comme des comportements liés à cette connaissance) d’autre part, que les affaires sont possibles entre mandants et agents. Dans un cadre aussi défini, on voit que les relations entre les deux parties devaient être particulièrement stables et peu conflictuelles… De fructueuses relations, internes à la diaspora, étaient donc intimement liées à la nécessité reconnue d’une certaine séparation entre les différentes communautés.

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from medieval trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NORTH D.C. [1981], Structure and Change in Economic History, New York, Norton.

L’hégémonie de l’Europe

Afin de poursuivre sur la notion d’hégémonie abordée dans les quatre billets précédents, je voudrais attirer l’attention sur un article du géographe anarchiste Élisée Reclus, paru en 1894 dans La Société nouvelle, et intitulé « L’hégémonie de l’Europe ». Dans le cadre d’un article consacré à la Nouvelle géographie universelle du même auteur, Federico Ferretti s’est interrogé sur la posture de l’auteur dans le contexte colonial de son époque. Mon approche sera quelque peu différente.

Je retiendrai trois points.

1) Pour Élisée Reclus, cette hégémonie de l’Europe consiste dans une domination directe et indirecte du monde.

« Après l’Australie, l’Europe est la plus petite parmi les parties du monde, mais si elle constitue un ensemble de terres émergées bien moindre que l’Asie, l’Afrique ou les deux continents américains, elle ne le cède qu’à la seule Asie par le nombre de ses habitants, et sa population, beaucoup plus dense, est animée d’une vie autrement active et d’un plus rapide élan de civilisation.

Trois cent soixante-dix millions d’hommes, soit environ le quart de la race humaine, telle est la part des Européens, mais ils possèdent beaucoup plus de la moitié des richesses du monde, et dans les autres continents c’est d’eux que vient la poussée d’initiative. L’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud appartiennent à des colons de leur race, de même que l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils se partagent l’Afrique et l’Océanie par le droit du plus fort : la plus puissante des nations européennes, l’Angleterre, a pris possession de la merveilleuse péninsule Gangétique, où vivent près de trois cents millions d’hommes entre l’océan des Indes et l’Himalaya. L’Indo-Chine est aussi plus qu’à moitié conquise par les Européens, et les nations de l’Extrême-Orient, Chine, Corée, Japon, subissent de plus en plus l’influence de ces “barbares de l’Occident” ; de ces “démons aux cheveux rouges” qu’elles méprisaient naguère. Même le Japon a poussé l’esprit d’imitation jusqu’à l’absurde en essayant de s’européaniser par les institutions politiques, le costume et les mœurs. Du moins a-t-il bien fait de se mettre à l’école des Européens pour apprendre les sciences et suivre la méthode rigoureuse d’observation et d’expérience, sans laquelle l’humanité ne procède qu’au hasard et comme en rêve.

Quelle est la raison de cette hégémonie de l’Europe ? » [1]

Le constat reste cependant assez banal et fait écho à celui de Conrad Malte-Brun au début du siècle :

« Tel est néanmoins le pouvoir de l’esprit humain. Cette région que la nature n’avait ornée que de forêts immenses, s’est peuplée de nations puissantes, s’est couverte de cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île, qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain et la législatrice de ce vaste univers. L’Europe est partout ; un continent entier n’est peuplé que de nos colons ; la moitié de nos armées suffirait pour conquérir la faible Asie et la féroce Afrique. Nos pavillons couvrent l’Océan, et tandis que l’industrieux Chinois n’ose dépasser les bornes des mers qui l’ont vu naître, nos hardis navigateurs suivent d’un pôle à l’autre les routes que leur traça dans son cabinet un de nos géographes. » [2]

Toutefois, de l’un à l’autre, l’hégémonie de l’Europe s’est renforcée par la colonisation de la seconde moitié du 19e siècle.

Mais ce n’est pas le seul biais de cette hégémonie européenne et un terme mérite d’être souligné : « européaniser ». Même si une étude resterait à faire, il appert que Reclus utilise une notion assez récente en français et qui remonterait au milieu du 19e siècle. Le nom même d’« européanisation » est encore plus tardif puis qu’il semble apparaître au milieu des années 1880, sans doute sous l’influence de la langue anglaise où le terme d’« europeanization » est usité depuis les années 1850. L’exemple du Japon auquel se réfère Reclus n’est d’ailleurs pas anodin. La notion d’européanisation est souvent associé à ce pays qui exerce une réelle fascination à cette époque pour un pays qui échappe à la conquête européenne, mais imite, intègre la culture européenne.

2) Mais l’européanisation, pour Reclus, doit aboutir à une égalisation du monde.

« C’est que les mouvements de la civilisation ne se propagent plus maintenant sur une seule ou sur quelques lignes de moindre résistance, mais se répercutent d’une extrémité du monde à l’autre, comme les ondulations qui frémissent à la surface d’un étang et vont se réfléchir sur le rivage. À chaque période de civilisation, le foyer d’irradiation complète se faisait plus vaste. Dans sa plus grande expansion, le monde grec embrassa non seulement toute la Méditerranée orientale, mais tout le bassin de la mer intérieure avec l’Égypte, l’Asie Mineure et même les approches de l’Inde. Rome fut le centre d’un monde beaucoup plus étendu, limité au sud par les solitudes du désert, au nord par les forêts de l’Hercynie. Beaucoup plus considérable encore fut le monde que l’on pourrait appeler celui des communes libres et qui était représenté dans l’Europe entière par les mille communes indépendantes et d’ardente initiative constituées en petites républiques guerroyantes ou fédérées, celles de l’Italie et de l’Espagne, de la France et des Pays-Bas, de l’Allemagne et même de la Russie, jusqu’à la grande Novgorod. Par leur trafic et leur mouvement de civilisation, elles propageaient leur puissance dans la Mongolie, en Chine, le pays de la Soie, dans l’Insulinde, l’archipel des Épices, l’Afrique ou pays de l’Ivoire. Et maintenant le foyer de l’Europe n’illumine-t-il pas le monde et n’a-t-il pas créé d’autres Europes sur la superficie de la terre entière, dans l’Amérique du Nord et du Sud, en Australie, dans l’Inde, au cap de Bonne-Espérance ? Ainsi, de progrès en progrès, la civilisation européenne en est arrivée à la négation de son point de départ. Elle visait à la domination, à la prépondérance, et par ses conquêtes mêmes elle constitue l’égalité. Le monde entier s’européanise : on peut même dire qu’il est européanisé déjà.

Il ne saurait donc plus être question d’une lente translation du foyer de lumière dans le sens de l’orient à l’occident, suivant la marche du soleil autour de la Terre. C’est là un phénomène qui fut relativement vrai dans le passé, mais qui n’a plus de réalité dans le présent. Les navires qui partent de la “Nouvelle Carthage” pour cingler vers d’autres Nouvelle Carthage, New York ou Sans-Francisco, Bombay, Madras ou Singapour, Hong-Kong, Sidney ou Valparaiso, passent à l’ouest par le détroit de Magellan ou bien à l’est autour du cap des Tempêtes. Les lignes de circumlocomotion, par mer ou par terre, se dirigent dans tous les sens : à l’ouest, à l’est, au nord, au midi. Non seulement le mouvement d’égalisation entre l’Europe et les autres parties du monde se fait par la fondation de colonies nouvelles, par le peuplement de régions désertes ou le croisement de race avec les indignes, mais il restaure les contrées déchues, leur inspire un nouveau souffle de vie, les rattache au monde de la civilisation dont elles étaient séparées. C’est ainsi que, grâce à l’Occident, la Grèce a pu se reconstituer et qu’elle a cessé d’être une terre de ruines pour se couvrir de cités nouvelles ; de même les pays où nous cherchons les origines première de notre civilisation, l’Égypte, ou la Chaldée, l’Inde surtout, sont désormais partie intégrante du monde moderne. La fille a retrouvé sa mère. Les savants ont eu le bonheur de remonter à la source de nos langues, à celle des religions qui, sous diverses modifications, s’étaient répandues en Europe, passant par la Judée, par la Grèce et par Rome. C’est à Ceylan, dans les montages du Tibet, que les affamés de mysticisme religieux vont se nourrir de la parole bouddhique, dont les Occidentaux n’avaient autrefois entendu que les lointains échos, presque étouffés par la distance. » [3]

La mondialisation introduit donc une rupture dans l’histoire de « la civilisation mondiale », de « l’humanité consciente », pour reprendre des expressions d’Élisée Reclus. Alors que pendant des millénaires, celle-ci a toujours suivi une ligne, une « marche en diagonale à travers le continent » européen [4], « maintenant, c’est le monde entier qui devient le théâtre de l’activité des peuples civilisés : la Terre est désormais sans limites, puisque le centre en est partout sur la surface planétaire et la circonférence nulle part. » [5]

La formule employée mérite explication. Elle est sans doute directement empruntée à Pascal :

« Tout ce que nous voyons du monde n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. » [6]

Mais son origine est en fait plus ancienne puisque qu’elle provient d’un ouvrage qui daterait du 4e siècle et qui serait réapparu au 12e, le Liber viginti quattuor philosophorum, le Livre des vingt-quatre philosophes, où Maître Eckart, Nicolas de Cues, Giordano Bruno puis Blaise Pascal purent lire, parmi vingt-quatre définitions de Dieu, celle-ci :

« 2. Deus est sphaera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam.
Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »

Dans sa description de la mondialisation à venir, Reclus sécularise ainsi une vieille formule mystique qui lui permet d’exprimer le décentrement du monde moderne par la négation même du centre. De toute évidence, la géohistoire reclusienne appartient aux utopies planétaires. Reclus développe une vision eschatologique d’une mondialisation qui doit étendre le progrès au monde entier et abolir les inégalités.

3) Cependant, dans cette égalisation du monde, conséquence de son européanisation, une inquiétude sourd : quelle place aura l’Europe lorsque l’Europe sera partout ?

« Cette annexion de l’Orient à l’Occident dans le monde de la civilisation moderne effraie nombre d’historiens et d’économistes, qui se demandent si dans ces conditions nouvelles, l’homme civilisé d’Europe, enseignant ses sciences et ses industries, ne se condamne pas à une déchéance inévitable ou même à l’extermination dans la bataille de la vie.

Des usines s’élèvent dans l’Inde, aux Antilles, au Mexique, au Brésil, à côté des lieux de production, et les jaunes, les noirs, les gens de toute race commencent à travailler à la place des blancs, même à diriger les industries, sans que les travaux aient à souffrir de la différence de la main-d’œuvre, payée seulement à des prix inférieurs. Les esprits chagrins ou timorés en ont conclu que le jour viendrait bientôt où les Européens et leur descendance, incapables de lutter dans le grand drame de la concurrence vitale, seraient promptement écartés de la lutte et voués à la mort par l’intervention disciplinée des Chinois, des Hindous, même des Cafres, comme à Natal et dans le pays des Bechuana. Certainement les débouchés que cherchaient les industriels de notre Europe manufacturière leur manqueront successivement, et les ingénieurs que l’on fabrique à coups de diplômes pour l’exportation ne trouveront plus à s’employer chez tous ces peuples lointains dits “inférieurs”. Ce sont là des événements d’une gravité capitale qui nous pronostiquent toute une révolution économique, et à laquelle nous devons nous préparer, mais sans anxiété et surtout sans faiblesse. Ayons l’audace et l’intelligence d’aborder sur place tous les problèmes sociaux qui nous assiègent, d’utiliser toutes les ressources que nous avons dans chacune de nos contrées occidentales. Nous prétendons qu’elles sont largement suffisantes pour donner à tous les habitants le travail et le bien-être, même dans les contrées, comme l’Angleterre et la Belgique, obligées d’importer annuellement une partie de leur pain.

Mais pour cela il faut changer de régime et ne plus se fier aveuglement à la concurrence forcenée, à l’esprit de spéculation et d’accaparement, orienter toute notre politique vers une ère de solidarité, de compréhension commune et de bon vouloir entre les hommes. Les événements prouvent avec toute évidence qu’un immense travail d’égalisation s’accomplit à la surface de la planète. » [7]

Cependant, en des termes assez mystiques, Reclus termine sur l’idée que l’Europe pourrait continuer à montrer la voie au monde.

« Nous pouvons reprendre ici l’ancienne comparaison de la Bible qui nous montre la vérité s’élevant sans cesse comme une marée et recouvrant la terre entière ainsi que les eaux d’un océan. Nous progressons toujours, et bien que l’ère de la civilisation européenne ait commencé pour le Nouveau Monde, elle ne s’est point achevée pour l’Ancien.
L’heure de la mort n’a pas sonné pour nous et notre force n’est point épuisée. Nous nous sentons encore jeunes, emmagasinant sans cesse, pour une vie plus intense, plus de chaleur solaire. » [8]

Lorsqu’il écrit ce texte, en 1894, Élisée Reclus pressent le retournement de l’hégémonie européenne et l’émergence de nouvelles puissances. On ne peut évidemment que penser à l’ouvrage d’Albert Demangeon paru après la Première Guerre mondiale, qui s’ouvre sur cette interrogation :

« Déjà la fin du dix-neuvième siècle nous avait révélé la vitalité et la puissance de certaines nations extra-européennes, les unes comme les États-Unis nourries du sang même de l’Europe, les autres, comme le Japon, formées par ses modèles et ses conseils. En précipitant l’essor de ces nouveaux venus, en provoquant l’appauvrissement des vertus productrices de l’Europe, en créant ainsi un profond déséquilibre entre eux et nous, la guerre n’a-t-elle pas ouvert pour notre continent une crise d’hégémonie et d’expansion ? » [9]

Et qui se termine sur cette même idée d’une pérennité de l’Europe :

« Est-ce à dire que l’Europe ait fini son règne ? Est-ce à dire que, suivant l’originale expression de M. P. Valéry, elle “deviendra ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique” ? Pour cela, il faudrait qu’elle fût réduite à ne plus compter que proportionnellement à sa superficie. Or, l’espace n’est pas la mesure de la grandeur des peuples. Cette grandeur se fonde encore sur le nombre des hommes, sur leur état de civilisation, sur leur progrès mental, sur leurs aptitudes à dominer la nature ; il s’agit ici plutôt de valeur que de grandeur. C’est pourquoi l’on peut dire que, si l’Europe n’occupe plus le même rang dans l’échelle des grandeurs, elle doit à sa forte originalité de conserver une place toute personnelle dans l’échelle des valeurs. » [10]

Bibliographie

Le livre des vingt-quatre philosophes : Résurgence d’un texte du IVe siècle, éd. par F. Hudry, Paris, Vrin, 2009.

Demangeon A., 1920, Le déclin de l’Europe, Paris, Payot.

Ferretti F., 2010, « L’egemonia dell’Europa nella Nouvelle géographie universelle (1876-1894) di Élisée Reclus : una geografia anticoloniale ? », Rivista Geografica Italiana, vol. 117, pp. 65-92.

Malte-Brun C. & Mentelle E., 1803, Géographie mathématique, physique et politique de toutes les parties du monde, vol. 2, Paris, chez H. Tardieu / Laporte.

Mattelart A., 2009, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte (1ère éd. 1999, augmentée).

Reclus É., 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, pp. 433-443.

Sloterdikj P., 2010, Globes. Macrosphérologie. Sphères II, trad. de l’allemand, Paris, Méta-Éditions (éd. originale 1999).


Notes

[1] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, p. 433.
[2] Conrad Malte-Brun, 1803, Géographie mathématique, physique et politique de toutes les parties du monde, Paris, chez H. Tardieu / Laporte, Volume 2, pp. III-IV.
[3] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, pp. 441-442.
[4] Élisée Reclus, ibid., pp. 438.
[5] Élisée Reclus, 1889, Nouvelle géographie universelle. L’Homme et la Terre, vol. 14, Océan et terres océaniques, Paris, Hachette, p. 6.
[6] Blaise Pascal, Pensées, texte de l’éd. Brunschwicg, 1951, Paris, Garnier Frères, Pensée 72.
[7] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, p. 442.
[8] Élisée Reclus, ibid., p. 443.
[9] Albert Demangeon, 1920, Le déclin de l’Europe, Paris, Payot, p. 15.
[10] Albert Demangeon, ibid., pp. 313-314.

Hégémonie occidentale : une histoire longue, un avenir sombre

À propos de :

MORRIS Ian [2010], Why the West rules… For now, trad. fr. Jean Pouvelle, Pourquoi l’Occident domine le monde… Pour l’instant. Les modèles du passé et ce qu’ils révèlent sur l’avenir, L’Arche, 2011.

Pourquoi l’Occident domine-t-il le monde ? La question est souvent présentée comme fondatrice de l’histoire globale, puisque nombreux sont ceux qui considèrent l’ouvrage de William H. McNeill The Rise of the West: A History of the Human Community [1963] comme pierre fondatrice de ce courant. L’archéologue et historien Ian Morris s’attaque à nouveaux frais à la question, dans un livre démesurément ambitieux qui évoque irrésistiblement Jared Diamond et son De l’inégalité parmi les sociétés. Une passionnante histoire du monde, renforcée d’un argumentaire plutôt déterministe, se concluant de façon inquiétante…

Comme Diamond, Morris multiplie les récits issus de ses lectures, et pratique une interdisciplinarité revendiquée, contre une multidisciplinarité qui serait l’apanage de l’ouvrage collectif compilant des articles de spécialistes. Il campe une fresque haletante qui nous fait parcourir des millénaires d’histoire, et esquisse ce faisant une logique sous-jacente à la marche du monde. Cette logique repose sur 3 piliers :

• la biologie, qui conditionne les possibilités du développement de l’espèce humaine ;

• la sociologie, qui étudie les causes et les résultats du changement social, en vertu d’un théorème maintes fois souligné par l’auteur, inspiré par une boutade de l’écrivain de science-fiction Robert Heinlein : « Le changement est apporté par des gens paresseux, avides et apeurés, recherchant des moyens plus faciles, plus avantageux et plus sûrs de faire les choses. Et ils sont rarement conscients de ce qu’ils font. »

• la géographie, ou plus largement l’environnement, qui fournit le cadre dans lequel se peint l’histoire.

Passons sur les détails encyclopédiques de millénaires d’histoires brassés en 750 pages, de l’homme de Neandertal à la Chimerica, et concentrons-nous sur les prémisses et la conclusion.

La grande saga des idiots gaffeurs

Morris s’est penché sur la foultitude d’auteurs qui, de Karl Marx à Jack Goldstone, ont posé le diagnostic d’une domination de l’Occident sur le reste du monde et essayé de l’expliquer. Il les scinde en deux courants : les partisans d’un « verrouillage à long terme » (typiquement Diamond et ses contraintes environnementales, conditionnant les ressources auxquelles les sociétés, dans un espace donné, avaient accès) et ceux de l’« accident à court terme » (comme Kenneth Pomeranz et sa « grande divergence »).

Morris estime que sa thèse transcende les deux camps qu’il a discernés. Disons qu’on le rangerait plus volontiers dans une histoire verrouillée au long terme, puisque son analyse repose avant tout sur l’idée que l’environnement de l’Occident était plus favorable à l’innovation que le milieu oriental, du biface paléolithique (immense progrès conceptuel dans la taille de la pierre) à la révolution industrielle. Avec une petite place pour l’accident, puisque pour lui, l’histoire est aussi écrite par les erreurs des « idiots gaffeurs » (davantage que par les idées des grands hommes), en bien ou en mal : le successeur de l’empereur Yongle sur le trône de Chine, en interdisant la navigation hauturière au 15e siècle, condamnait ses lointains héritiers à se faire humilier par les canons britanniques en 1840 ; et Christophe Colomb, se trompant dans ses calculs et trébuchant sur le Nouveau Monde, offrait à l’Europe les moyens de son expansion.

Morris résume ainsi sa démonstration : « Au cours des 15 000 ans passés, l’Orient et l’Occident ont connu les mêmes étapes de développement social et dans le même ordre (…). Mais ils n’ont pas accompli ces choses aux mêmes époques ni au même rythme. » Pour lumineuse que soit la proposition, elle comprend plusieurs biais gênants : d’abord en matière terminologique. Morris définit l’Occident comme toute civilisation qui, du Croissant fertile (terme auquel il préfère le mot arabe Jazira) à l’Empire romain, puis à l’Islam, jusqu’à l’Europe industrielle, a incarné à un moment donné le « noyau », soit le système social le plus développé présent à l’ouest de l’Himalaya. Et en miroir de cet Occident mobile, sur l’autre versant de l’Himalaya, l’Orient serait articulé exclusivement autour du noyau chinois, et non indien, indonésien ou néo-guinéen.

Entre Rome et Chine, l’indice de développement social

Ensuite et surtout, la principale innovation de Morris est aussi sa plus grande faiblesse. Dans sa recherche des lois de l’histoire, il lui faut mesurer le degré de développement respectif des sociétés qu’il compare. Or calculer des Produit intérieurs bruts ou des Indices de développement humain aux temps d’Auguste et de la dynastie chinoise des Han ne va pas de soi. Il a donc recours à un indice maison, ou « Indice de développement social », mêlant le degré d’urbanisation (estimé en nombre d’habitants de la ville la plus importante de la zone considérée à la date considérée) et l’énergie consommée par personne mesurée en kilocalories (extrapolée sur base de la nourriture, des ressources caloriques et agricoles mobilisées, etc.). Diagnostic : l’Occident a toujours été en avance sur l’Orient de quelques millénaires ou siècles, sauf dans la période courant du 8e au 15e siècle de notre ère.

Et cette avance a pu varier dans le temps, car quand une société atteint un seuil de ressources donné, le piège malthusien se referme sur elle et elle implose – effondrement méditerranéen vers 1250 avant notre ère lors des invasions des peuples de la mer, fin des empires han et romain, etc. ; l’auteur qualifie ces épisodes de « ruptures historiques ». Les « cinq cavaliers de l’Apocalypse » – faillite étatique, famine, pandémie, migration et surtout changement climatique – expliquent ainsi les écarts très variables séparant, à différents moments, les sociétés d’Occident de celles d’Orient. Le livre se retrouve ponctué de courbes de développement comparé Occident/Orient, commentées période par période. Même si on peut critiquer la validité du procédé, il a le mérite de matérialiser les évolutions et de structurer l’appréhension de l’histoire de part et d’autre de l’ensemble eurasien.

Le problème, et l’auteur le reconnaît à demi-mot, est qu’à cette aune-là, l’Occident étant beaucoup plus riche que la Chine en données archéologiques, son avance est inévitablement surestimée. Le développement d’une archéologie préventive en Asie, et son affranchissement souhaitable des ingérences politiques, poussera peut-être à réviser les données de Morris dans une ou deux décennies. En attendant, la conclusion est sans surprise : « La domination occidentale ne fut jamais ni verrouillée, ni accidentelle. » Elle fut simplement « le résultat le plus vraisemblable, au cours de la plus grande partie de l’histoire, d’un jeu dans lequel la géographie a pipé les dés en faveur de l’Occident. »

L’historien face aux ténèbres

Aujourd’hui l’Orient rattrape son retard à pas de géant, et dans moins d’un siècle (avant 2103, pour reprendre la date extrapolée précisément par les courbes de Morris), c’en sera définitivement fini de l’hégémonie occidentale. Car arrivé au terme de l’ouvrage, Morris ne peut s’empêcher de jouer son Hari Seldon – ce personnage de science-fiction à la base du cycle Fondation d’Isaac Asimov, qui invente une science, dite psychohistoire, capable de prévoir le futur à partir du passé, et permettant donc de prendre des mesures pour améliorer l’avenir.

À ce stade, le sympathique archéologue se transforme en prêcheur d’Apocalypse. Sur fond de réchauffement climatique, ses courbes annoncent un avenir intenable, tant en termes d’urbanisation que de ressources énergétiques disponibles : « Des cités de 140 millions d’habitants ne fonctionneraient pas. Il n’y a pas assez de pétrole, de charbon, de gaz ou d’uranium au monde pour fournir 1,3 million de kilocalories par jour à des milliards de personnes. (…) Et quant à coupler nos cerveaux avec des machines (conséquence « prévisible » de la révolution de l’information en cours)…, nous cesserions d’être humains. » Alors ? « Nous approchons de la plus importante rupture historique jamais observée », qui fera des effondrements sociétaux passés autant de plaisanteries. Le moyen de l’éviter ? Contre les ténèbres qui menacent, « seuls les historiens peuvent construire la grande narration du développement social ; seuls les historiens peuvent expliquer les différences qui divisent l’humanité et les manières dont nous pouvons les empêcher de nous détruire. » Bigre, quelle responsabilité !

Internationalisation monétaire et cycle hégémonique

Nous publions ci-dessous le troisième volet de notre analyse de l’hégémonie dans les systèmes-monde (voir les chroniques des deux semaines précédentes).

Si l’on reprend les trois derniers hégémons du système-monde moderne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis, selon l’analyse devenue classique, on est effectivement confronté à la même expansion financière en fin de cycle, faite d’une capacité à lever des fonds pour entre autres les investir à l’étranger, notamment dans l’économie du futur hégémon, par exemple en y achetant des titres ou en y réalisant des investissements directs. On est en présence également d’un même affaiblissement productif et commercial, lequel explique assez bien l’orientation ultérieure vers la finance. Si l’on regarde précisément l’ensemble du cycle financier, à l’intérieur du cycle d’accumulation, dans chacun des trois cas, on est confronté à des différences sensibles qui compliquent le schéma très général d’Arrighi (voir notre chronique de la semaine dernière).

Quel est le déroulement attendu du cycle financier de l’hégémon ? Dans une première phase, sa force productive lui permettra de dégager un excédent courant significatif, c’est-à-dire, à peu de choses près, un excédent de ses exportations de biens et services sur ses importations. Ce surplus lui donnera les moyens d’effectuer des prêts à l’étranger, c’est à dire d’acheter des titres (obligations publiques ou privées, actions, reconnaissances de dette) jusqu’à concurrence du montant de cet excédent. C’est vraisemblablement la situation connue par les Provinces-Unies entre 1650 et 1720 environ (de Vries et Van der Woude, 1997, p. 120), rencontrée par la Grande-Bretagne jusqu’en 1880 et par les États-Unis entre 1944 et 1958. Il s’agit d’une phase saine du cycle financier, mais évidemment minimaliste.

Dans une deuxième phase, toujours pourvu d’un excédent courant, l’hégémon achètera des titres étrangers au-delà de son excédent courant, payant donc le supplément à l’aide de sa propre monnaie. Dans cette configuration, l’hégémon ne prête pas ce supplément à proprement parler, ne recycle pas un capital existant, mais achète des actifs financiers étrangers par émission de sa propre monnaie. Dans la mesure où cette monnaie est largement acceptée par ses bénéficiaires, il n’y a pas de réel problème. Par ailleurs l’excédent courant confortable du pays hégémon laisse penser que la contrepartie, en biens fabriqués par l’hégémon, de cette monnaie si facilement « distribuée », sera aisée à obtenir : cette capacité productive supposée et matérialisée dans l’excédent courant vient donc renforcer la confiance de ceux qui reçoivent la monnaie de l’hégémon. Avec cet achat de titres étrangers au-delà de son excédent courant, on a néanmoins coexistence de cet excédent courant et d’un déficit de la balance de base [1] de l’hégémon. C’est le montant exact de ce déficit de base qui est réglé dans la monnaie du pays hégémon. Il y a alors mise à disposition de non-résidents (entités extérieures au territoire du pays hégémonique) de la monnaie même de l’hégémon : c’est ce qu’on appellera ici émission internationale d’une monnaie. La deuxième phase ne peut exister sans cette internationalisation de la monnaie de l’hégémon. Elle reste saine tant que l’excédent courant demeure et que les non-résidents acceptent de garder à court terme cette monnaie dans les banques du pays hégémonique. Cette internationalisation permet par ailleurs de stimuler la croissance des autres pays, donc aussi de fournir des revenus financiers au pays hégémonique. Les Pays-Bas auraient connu cette situation entre 1720 et 1750 à peu près, la Grande-Bretagne entre 1880 et 1918, les États-Unis entre 1958 et 1977.

La troisième phase du cycle correspondrait à la période qualifiée par Arrighi d’expansion financière proprement dite. L’hégémon continue d’avoir un déficit de sa balance de base mais a désormais aussi un déficit courant. Dans ces conditions, la contrepartie en biens du pays hégémonique, de sa monnaie émise internationalement pour régler le déficit de base, n’est plus aussi crédible pour les non-résidents recevant cette monnaie. Ils peuvent se mettre à douter de cette monnaie dont ils disposent, souvent par l’intermédiaire de leur propre banque, sur un compte dans une banque du pays hégémon. Que vont-ils en faire ? D’abord l’utiliser autant que possible pour des achats internationaux de biens et services, afin d’en réaliser concrètement la valeur. Ensuite, pour en obtenir une bonne rémunération, la prêter internationalement, en accord avec leur propre banque locale, laquelle devient alors créancière dans une monnaie qui n’est pas celle de son pays, situation caractéristique de ce qu’on a appelé les « xénocrédits ». Enfin, la vendre contre une autre monnaie, mouvement qui peut évidemment amener une dépréciation de cette monnaie vis-à-vis de toutes celles contre lesquelles elle sera échangée.

Cela dit, quelle que soit la solution retenue, il importe de voir que la monnaie à disposition des non-résidents, parce qu’elle figure dans les livres d’une banque de l’hégémon, elle-même correspondante de la banque locale de ces non-résidents, dans leur propre pays, ne fait toujours que transiter dans le système bancaire de l’hégémon. Si les non-résidents achètent un bien international avec cette monnaie de l’hégémon, la somme correspondant au règlement passera évidemment du compte de la banque locale de l’acheteur à un autre compte dans la banque locale du vendeur. Mais concrètement, comme l’opération a lieu dans la monnaie de l’hégémon, ce transfert ne pourra se matérialiser que par le passage de la somme concernée, de la banque correspondante, dans le pays hégémonique, de la banque de l’acheteur, vers la correspondante, dans ce même pays hégémonique, de la banque du vendeur. Il est facile de voir que la situation est similaire dans les deux autres cas évoqués, prêt international d’une part, opération de change d’autre part : toujours le bénéficiaire de la somme la recevra in fine sur un compte dans une banque de l’hégémon… C’est là tout le privilège lié à la capacité à émettre sa monnaie internationalement qui caractérise l’hégémon… Ce n’est pas un mince pouvoir : dès qu’une monnaie internationale s’est imposée par ce procédé, elle oblige les résidents des autres pays à garder cette monnaie en compte dans le système bancaire de l’hégémon pour toutes leurs transactions internationales. Et le seul risque que courra l’hégémon sera la dépréciation de sa monnaie si la troisième solution (vente de cette monnaie de l’hégémon contre toute autre) est retenue. Sachant que cette dépréciation ne peut qu’être limitée, sous peine de voir fondre drastiquement la valeur des actifs internationaux libellés en cette monnaie et possédés par l’essentiel des épargnant de la planète. Par ailleurs, ce privilège permet éventuellement à l’hégémon de geler, par une simple décision administrative, les avoirs en ses livres des non-résidents, c’est-à-dire d’en empêcher toute utilisation puisque celle-ci passe nécessairement par les livres de ses banques.

Cette troisième phase du cycle a sans doute été connue, par les Pays-Bas, à partir de 1750. Pour les années 1770, on peut grossièrement évaluer leur déficit courant annuel entre 10 et 35 millions de florins et leur déficit de base entre 10 et 20 millions [calculs réalisés d’après de Vries et Van der Woude, 1997, pp. 120-121 et p. 499]. La Grande-Bretagne aurait connu cette situation, pratiquement sans interruption, de 1919 à 1939. Pour les États-Unis, c’est une situation désormais récurrente, depuis 1977 environ, avec des déficits de base (solde courant + solde des investissements directs) atteignant, en 2008, les 700 milliards de dollars. Historiquement, dans le cas britannique, c’est par la vente de la livre sterling, dans les années 1920, que s’est rapidement matérialisée la défiance qui obligea la Grande-Bretagne à monter ses taux d’intérêt pour dissuader les non-résidents peu confiants de changer leurs avoirs. La hausse de ces taux finit par casser la croissance anglaise mais aussi mondiale, pour aboutir enfin, en 1931, à l’abandon de l’étalon-or, dans un contexte de reflux des échanges et de repli généralisé.

Dans le cas américain, depuis trente ans, les choses se sont passées assez différemment. Les xénocrédits (ce que nous avons appelé la deuxième solution) se sont multipliés mais ont été de fait encouragés par l’hégémon et lui ont même servi de modèle pour la libéralisation des marchés de capitaux des années 1980. Le dollar a par ailleurs été émis internationalement à un tel niveau que ceux qui le reçoivent peuvent difficilement vendre leurs actifs libellés dans cette monnaie sous peine de voir se dégrader la valeur de tout leur portefeuille. La technique de la vente contre une autre devise ne peut donc être que progressive et limitée, ce qu’ont bien réalisé les pays excédentaires sur les États-Unis, Chine et Japon en tête. Moyennant quoi, l’hégémon américain s’est engagé depuis les années 1990 dans des achats importants de firmes à l’étranger et d’actifs financiers extérieurs, en réglant avec des dollars qui creusent son déficit de base. Mais, parallèlement, les besoins financiers du Trésor US l’amènent à réemprunter ces dollars émis, donc à offrir des titres du Trésor aux souscripteurs non-résidents, ce qui a, jusqu’à présent, permis de maintenir une certaine confiance. Il n’en reste pas moins que la chute du dollar, entre fin 2005 et fin 2008, a peut-être amorcé un mouvement de défiance plus profond et durable que la crise des subprimes est loin d’arranger.. Sur le long terme cependant, on ne peut qu’être admiratif devant la capacité de l’hégémon américain à faire durer une situation des plus paradoxales.

Cette situation amène aussi à envisager que la succession des hégémonies ne soit pas aussi régulière, voire mécanique, que le schéma d’Arrighi le laisse supposer. Certes l’économie chinoise, très excédentaire vis-à-vis des États-Unis et recevant des investissements directs de ce pays, paraît tirer profit de cette phase d’expansion financière. Est-elle donc mécaniquement le prochain hégémon ? On pourrait imaginer, en reprenant la chronologie des phases d’Arrighi et Silver, qu’elle renoue avec une hégémonie de type cosmopolite-impérial procédant, à l’image de l’ancienne hégémonie britannique, par extension des échanges plus que par rationalisation du fonctionnement international : ses échanges et investissements en Afrique et en Amérique latine en témoigneraient. On peut imaginer qu’elle ait deux avantages sur l’hégémon américain, un marché intérieur potentiellement encore plus vaste et une importante capacité de contraindre ses opposants, extérieurs comme intérieurs, son régime actuel n’obligeant pas le gouvernement à subir la sanction de l’élection démocratique.

Il faut bien voir cependant qu’elle n’a guère d’autre solution, pour valoriser les dollars qu’elle reçoit (par le fait de son excédent courant et des investissements directs étrangers), que de les prêter au Trésor de la puissance hégémonique. Si bien qu’au final c’est bien la Chine qui fournit aux États-Unis un flux net de capitaux à long terme (et pas seulement par simple dépôt à court terme dans les banques US). On est donc là dans une configuration assez différente du schéma général proposé par Arrighi dans lequel l’ancien hégémon finance son successeur. Certes, ce dernier a montré qu’à certains moments difficiles pour lui, l’hégémon peut être à l’inverse financé par son éventuel successeur : les Etats-Unis ont ainsi financé le Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales. Et le Japon a clairement et volontairement financé les États-Unis dans les années 1980 (mais avec des pertes dues à la dévalorisation du dollar qui a suivi). Dans le cas de la Chine aujourd’hui, il semble qu’elle n’ait pas d’autre alternative viable pour détenir des actifs financiers à l’étranger, en attendant les effets d’une internationalisation de sa propre monnaie qui vient tout juste de commencer…

Ce texte est une reprise, légèrement modifiée, d’un texte paru dans le chapitre 6 de notre ouvrage l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

De VRIES J., van Der WOUDE, A., 1997, The First Modern Economy – Success, Failure and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press.

[1] La balance de base agrège solde courant et mouvements de capitaux nets à long terme, investissements directs pour l’essentiel mais aussi certains investissements de portefeuille, supposés durables.

Une analyse des transitions hégémoniques

Avec ce texte nous abordons le second volet d’une trilogie consacrée au concept d’hégémonie en histoire globale, et  dont le premier texte a été publié la semaine dernière.

Comment passe-t-on d’une puissance hégémonique à une autre lors du déclin d’un système-monde ? Reprenant des remarques de Braudel, Arrighi [1994] observe d’abord que le système-monde moderne a clairement connu plusieurs phases d’une certaine « expansion financière », phases caractérisées par une importance accrue, accordée par les acteurs économiques, au capital financier par opposition au capital commercial ou au capital productif. Ainsi la « globalisation financière » actuelle, avec la recherche de retours sur investissement d’abord dans la sphère financière (recherche caractérisée notamment par la recherche institutionnalisée de gains spéculatifs en capital à court terme), serait proche de la période du « capital financier », à la fin du 19ème siècle, laquelle voyait les banques prendre le contrôle des entreprises productives et allait déboucher sur l’impérialisme et la recherche d’une valorisation à l’extérieur des pays dominants. Mais la parenté serait tout aussi étroite avec la période de retrait des Hollandais du grand commerce, autour de 1740, dans le but de devenir les banquiers de l’Europe. Cette parenté serait encore tout aussi évidente avec la diminution des activités commerciales des Génois, à partir de 1560, pour se consacrer eux aussi à une pure activité bancaire. Autrement dit, les phases d’expansion financière se répèteraient, à intervalles du reste de plus en plus courts, dans le système-monde moderne. Elles succèderaient à chaque fois à des phases d’expansion matérielle qui finiraient par s’épuiser…

Arrighi propose de théoriser ce mouvement en faisant référence au schéma de reproduction du capital proposé par Marx. Pour ce dernier, le mouvement même du capital se résumerait à la forme A-M-A’, dans laquelle un capital argent initial A, signifiant d’abord liquidité et donc liberté d’utilisation, choisirait de s’investir dans une combinaison productive, plus rigide, mais permettant de fabriquer une marchandise donnée M qui, une fois valorisée sur le marché, redonnerait un capital A’, en principe plus important et de nouveau libre d’être réinvesti. C’est évidemment en achetant, dans la combinaison productive, la force de travail, marchandise qui présente la particularité d’avoir une valeur moindre que celle que le travail crée (le prolétaire reçoit en salaire une somme qui lui permet d’acheter, pour sa subsistance, moins de travail d’autrui qu’il n’en a lui-même fourni) que l’augmentation, entre A et A’, est possible. Ce schéma fondamental de Marx donnait, très synthétiquement, la signification du rapport de production capitaliste et caractérisait à la fois la logique de tout investissement capitaliste particulier et celle du mode de production tout entier. Arrighi l’utilise ici, à vrai dire indûment, pour marquer que l’expansion matérielle coïncide résolument avec la phase A-M, tandis que l’expansion financière serait un retour généralisé de M vers A’. Ce n’est là pourtant qu’une allégorie « pédagogique », Marx ne voulant pas marquer, dans ce schéma, une succession de phases mais un mouvement logique permanent. Tout au plus peut-on dire que la phase d’expansion matérielle voit un réel enthousiasme des producteurs à transformer leur capital en combinaisons productives, la phase financière marquant une réticence à cette transformation et la recherche de gains spéculatifs dans le seul achat de titres.

Mais « ces périodes d’expansion financière ne seraient pas seulement l’expression de processus cycliques, propres au capitalisme historique, elles seraient également des périodes de réorganisation majeure du système-monde capitaliste – ce que nous appelons des transitions hégémoniques » [Arrighi et Silver, 2001, p.258]. Autrement dit, ces périodes où la finance prend une importance particulière témoigneraient d’une faiblesse toute nouvelle de la puissance hégémonique ancienne et annonceraient son prochain remplacement. Elles constitueraient le moment de repli, dans chaque cycle d’accumulation mené par un complexe spécifique d’organisations gouvernementales et privées, lequel conduirait le système capitaliste mondial, d’abord vers l’expansion productive, puis vers l’expansion financière, les deux moments constituant le cycle. Elles annonceraient l’imminence relative d’un tournant dans le « régime d’accumulation à l’échelle mondiale », à savoir le remplacement progressif d’un complexe d’organisations gouvernementales et privées par un autre.

Pourquoi passerait-on inéluctablement d’une phase d’expansion matérielle à une phase plus financière ? Arrighi invoque une baisse de rentabilité des fonds investis dans la production sans véritablement s’en expliquer, reprenant ainsi à son compte la thèse marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit, dont il a pourtant été démontré qu’elle n’avait rien d’inéluctable. En admettant cette explication, comment comprendre alors qu’un taux de profit plus élevé puisse être réalisé dans la sphère financière de l’économie, apparemment indépendamment de la production, désormais négligée ? A la suite de Pollin [1996], Arrighi suggère trois possibilités : une lutte entre les capitalistes qui se redistribueraient un profit désormais limité ou freiné dans sa croissance ; la capacité de la classe capitaliste, à travers les marchés financiers, à procéder à une redistribution du revenu en sa faveur et au détriment des autres classes ; la possibilité que les fonds soient transférés hors des lieux et secteurs les moins profitables pour être investis dans de nouveaux secteurs ou des économies en forte croissance. La première est évidemment limitée dans le temps mais, en créant un jeu à somme négative, cette concurrence féroce diminuerait encore les taux de rentabilité, précipitant un abandon, par les capitalistes, de la sphère productive et augmentant les fonds disponibles pour la sphère financière. La seconde forme verrait le jour lorsque la demande de fonds correspondrait à l’offre : c’est pour Arrighi la montée des dettes publiques, consécutive au ralentissement de la croissance, qui obligerait les Etats à se concurrencer pour obtenir les capitaux existants. Dans l’opération, les organisations contrôlant la mobilité de ces capitaux se trouveraient en position de force et verraient leur part du revenu augmenter, ce qui est véritablement d’actualité avec la crise grecque. Quant à la troisième possibilité, Arrighi montre qu’elle n’est qu’apparemment financière dans la mesure où elle signifie déjà que l’on passe à un autre cycle d’accumulation, basé sur un investissement productif et rentable en d’autres lieux et dans d’autres activités… Cela dit, le financement par les Vénitiens, au 16ème siècle, des investissements hollandais, celui par les Hollandais, au 18ème siècle, de l’expansion britannique, et enfin le soutien britannique aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, sont bien au cœur du sujet et marquent, à travers cette troisième forme de réalisation d’un profit, à la fois l’expansion financière et l’inéluctabilité du changement d’hégémon…

Sur ces bases, Arrighi et Silver [2001, p.265] développent une stimulante typologie des cycles d’accumulation en montrant que, des Génois du 16ème siècle aux Etats-Unis du 20ème, en passant par les Provinces-Unies du 17ème et la Grande-Bretagne du 19ème, les hégémonies se succèdent et se ressemblent mais aussi se complexifient. Par exemple, les Génois sont incapables d’assurer vraiment leur protection militaire face aux armées de l’époque, qu’elles soient turques, espagnoles ou même vénitiennes, et doivent acheter celle-ci aux Habsbourg. En revanche, les Provinces-Unies qui leur succèdent développent une force suffisante pour résister victorieusement au Saint-Empire. Mais il leur manque aussi, selon Arrighi et Silver, une capacité suffisante de production qui explique qu’ils aient, pour l’essentiel, commercialisé les produits d’autres peuples. Cet autre élément n’allait pas faire défaut à leurs successeurs, les Britanniques, pourvus à la fois d’une forte armée et d’une capacité productive inédite suite à la révolution industrielle… Continuant ce raisonnement, que manquait-il aux Britanniques ? Essentiellement un marché intérieur suffisant ! Ce dernier élément, leur successeur américain allait évidemment en disposer, ajoutant à la puissance militaire et à la capacité productive une sécurisation relative de ses débouchés. Autrement dit, on l’a compris, chaque hégémon aurait définitivement quelque chose de plus que son prédécesseur, gage évident de son succès.

Une autre évolution, non plus vers l’accroissement des « qualités » de l’hégémon, comme nous venons de le voir, mais un mouvement de balancement, affecterait les hégémons successifs. En clair, si Gênes, comme la Grande-Bretagne, étendent l’espace géographique des  échanges, déploient une stratégie en ce sens extensive, Provinces-Unies et Etats-Unis adoptent une attitude plus intensive, occupant les espaces ainsi dégagés par leurs prédécesseurs et tentant d’en rationaliser l’usage. Ces stratégies, extensive et intensive, sont respectivement associées à des structures organisationnelles dites « cosmopolites-impériales » (Gênes et Grande-Bretagne) et « nationales-entrepreneuriales » (Provinces-Unies et Etats-Unis). Les premières étendent l’envergure du système-monde, les secondes le rendent plus fonctionnel. Par ailleurs, plus les hégémons se renforcent, plus leur durée de vie apparaît faible, ce que les auteurs interprètent comme l’expression d’une contradiction majeure du capitalisme mondial.

Au-delà de cette caractérisation des hégémons, Arrighi et Silver montrent comment l’expansion financière, à la fois restaure provisoirement les forces de l’hégémon sur le déclin, tout en renforçant directement les contradictions qui le minent et sont vouées à l’emporter. Pour eux, l’hégémon déclinant, ou plutôt le complexe des organisations gouvernementales et privées qui en dépend, va utiliser sa position éminente pour capter les capitaux mobiles, plus nombreux du fait de la baisse de rentabilité des activités productives, et les recycler vers les activités et les lieux plus rémunérateurs. Il est clair qu’une telle intermédiation est de nature à rehausser le niveau des taux de profit dans l’économie hégémonique, du fait de l’importance nouvelle prise par ces activités financières, tout en dynamisant directement ses concurrentes éventuelles. A terme, le changement d’hégémon serait inéluctable, même si les bases de cette nouvelle prééminence sont tout aussi politiques qu’économiques [Arrighi, 1994, p.36-84].

Dans le troisième volet de cette trilogie, la semaine prochaine, nous nous efforcerons de concrétiser cette théorisation dont le repérage historique est assez clair et l’actualité tout à fait évidente…

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].

BEAUJARD Ph., BERGER L., NOREL Ph. [2009], Histoire globale, mondialisations, capitalisme, Paris, La Découverte.