Histoire écologique de la colonisation

Ce texte est une version raccourcie du chapitre « Géohistoire de la dette écologique » in : DE RUEST Eric, DUTERME Renaud, La dette cachée de l’économie, Les Liens qui libèrent, Paris, mars 2014.

La dette caché de l'économie

Il n’est guère surprenant qu’un des courants de l’histoire globale se focalise sur l’histoire de l’environnement. Cette question, notamment à travers la crise écologique que nous connaissons, ne peut en effet être comprise sans prendre en compte les interconnexions entre les différentes régions du monde, en particulier celles entre les grandes puissances et les pays dits du Sud [1]. De ce fait, comprendre cette crise nécessite de revenir aux débuts de l’intégration mondiale du processus qu’on nomme « mondialisation », à savoir la conquête de l’Amérique par les Européens.

Si l’année 1492 marque un tournant pour l’histoire des peuples du Nouveau Monde, les écosystèmes américains subiront également les effets importants de la colonisation.

L’« échange colombien »

Implicitement, l’idée même qui sous-tendait la colonisation était environnementale : l’objectif principal était l’exploitation de ressources naturelles inexistantes (ou difficilement exploitables) dans les contrées européennes. Fourrures, denrées alimentaires, minerais et ressources énergétiques constituèrent donc (et constituent toujours, dans une certaine mesure) la motivation première de la plupart des entreprises coloniales [2].

Bien évidemment, cette situation entraîna des bouleversements écologiques considérables dans de nombreuses régions de ce qui allait devenir plus tard le tiers-monde. C’est un sujet sur lequel portent depuis peu plusieurs études stimulantes, centrées sur ce que les chercheurs nomment l’« échange colombien ». Cette expression renvoie aux transferts (volontaires ou non) d’une multitude d’espèces bactériologiques, végétales et animales entre des zones géographiques jusque-là séparées, en particulier le Nouveau et le Vieux Monde (notamment l’Afrique par le biais de la traite négrière). Parmi les plus importants de ces transferts, on peut citer ceux d’une série de maladies européennes (grippe, variole, rougeole…) qui décimèrent des millions de gens et conférèrent un avantage déterminant à la domination coloniale, d’animaux tels que les vers de terre, les chevaux et le bétail, ou encore de denrées alimentaires qui devinrent vite des composantes à part entière de l’alimentation de millions de personnes (pomme de terre, tomate, maïs, cacao, haricot, manioc…).

Les effets de l’échange colombien restèrent sans doute largement méconnus des populations concernées à l’époque, mais quelques-uns perçurent rapidement les avantages qu’ils pouvaient en tirer : transmission volontaire de maladies, usage militaire d’espèces animales, et surtout exploitation de ressources nouvellement découvertes. Ce dernier point est fondamental : c’est cela qui va donner un avantage décisif à l’Europe dans son développement économique.

Vers un nouveau monde

Les atteintes à l’environnement se manifestèrent en réalité dès l’arrivée des Européens sur ce continent qui allait devenir l’Amérique [3]. Ainsi, la première terre foulée par les équipages européens, l’île d’Hispaniola, vit rapidement ses forêts disparaître (tout comme sa population) en raison de l’arrivée de chevaux, de bovins et de moutons, inconnus dans ces contrées [4]. Quelques années plus tard, sur la côte Est des futurs États-Unis, l’exploitation agricole par les premiers colons, faisant fi des techniques amérindiennes, contribua également à de profondes modifications des écosystèmes. La monoculture (notamment pour le tabac) et le déboisement au profit des pâturages bouleversèrent à jamais les paysages locaux. Les conséquences ne furent pas qu’esthétiques, puisque ces pratiques entraînèrent un épuisement des sols ainsi qu’une érosion importante.

Mais l’assaut le plus destructeur (à l’époque) contre la nature vint avec l’exploitation de type capitaliste qui accompagna bientôt la colonisation du reste de la planète. Cette exploitation se distinguait de la plupart des relations commerciales des périodes précédentes par le mode de production sur lequel elle reposait. Autrefois, les marchands et autres négociants se contentaient de revendre des marchandises à un prix plus élevé que celui auquel ils se les étaient procurées, souvent sur des marchés différents [5]. C’est donc « en qualité d’intermédiaires commerciaux bien plus que de producteurs de marchandises vendues que les grandes puissances commerciales acquirent des formidables fortunes [6] ». De ce fait, les possibilités de profit dépendaient essentiellement de relations et de réseaux d’approvisionnement, voire d’un contrôle des voies commerciales [7], ainsi que de l’asymétrie de l’information entre des marchés très éloignés les uns des autres [8]. Les bénéfices augmentèrent évidemment de manière drastique avec le pillage des ressources découvertes dans le Nouveau Monde. Mais le problème est que ces ressources s’épuisaient rapidement. Dès lors, c’est tout naturellement que le système des plantations s’imposa [9].

Plantations capitalistes

Une plantation était une exploitation agricole, souvent de grande taille, ayant pour spécificité que les récoltes étaient destinées à l’exportation. Elle appartenait le plus souvent à de riches négociants et bénéficiait ainsi de marges très élevées. Contrairement aux époques précédentes, il y avait bien là un processus de production intensive destinée au marché, ce qui permit une création de richesses importante. Les plantations furent d’autant plus rentables qu’elles employaient sur le continent américain une main-d’œuvre captive, principalement africaine. Si les conséquences humaines de ce système insatiable ont été décrites dans quantité d’ouvrages, ses effets écologiques méritent d’être soulignés et dénoncés.

Au XIXe siècle, Engels pointait déjà la destruction des forêts cubaines par les grands producteurs de café espagnols et la désertification qui résultait de l’exploitation des sols. Il dénonçait « l’attitude immédiate et prédatrice envers la nature de l’actuel mode de production et l’indifférence pour les effets naturels nuisibles de ses actions à plus long terme » [10].

Au sujet de la canne à sucre – l’une des premières monocultures tropicales destinées à l’exportation vers l’Europe –, Eduardo Galeano brosse le tableau suivant : « Le sucre a détruit le Nord-Est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. […] Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore : le cerf, le sanglier, le tapir, le lapin, le paca et le tatou disparurent. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne [11]»

Dans les siècles qui suivirent, ce schéma, agrémenté de l’imposition des principes capitalistes, se reproduisit dans la majeure partie de l’Amérique du Sud, mais aussi en Asie et en Afrique. La monopolisation des terres par le colonisateur, justifiée « légalement » par le concept de propriété privée, fournit aux Européens les surfaces nécessaires à leurs besoins (et à leur avidité). De la même manière, la mise en place de taxes devant impérativement être payées sous forme d’argent contraignit des populations à travailler leur terre prioritairement en fonction de leur rémunération pour s’acquitter de l’impôt. Dans l’Inde victorienne, des paysans se virent ainsi contraints de mettre en culture des terres marginales et de surexploiter leur lopin pour satisfaire aux demandes du fisc britannique [12]. Par ailleurs, bien souvent « l’introduction de l’impôt en monnaie était destinée à transformer les agriculteurs indépendants en salariés taillables et corvéables à merci dans les plantations [13] ». À cet égard, les colonies de plantation annonçaient les futures usines capitalistes, caractérisées par une production intensive et une main-d’œuvre surexploitée.

Mais, plus que capitaliste, l’expansion commerciale était avant tout fondée sur des monopoles, garantissant aux puissances coloniales la priorité d’approvisionnement et de débouchés. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’évolution de la colonisation de l’Inde, où les Britanniques sont passés d’un commerce de comptoirs à la destruction de l’artisanat indien et à l’imposition d’un modèle primo-exportateur de coton aux XVIIIe et XIXe siècles. Ce type de procédé était d’ailleurs à l’œuvre chez la plupart des grandes puissances, et il a contribué à la désintégration de sociétés et d’écosystèmes entiers. En Indonésie, les marchands hollandais ont ainsi détruit des surfaces importantes d’arbres à cannelle pour faire face à la baisse des prix des épices sur le marché européen, sans considération du fait que les populations tiraient leur subsistance de cette culture [14]. Dans la plus grande partie de l’Amérique du Sud coloniale, on assista à la destruction de la polyculture préhispanique, qui poussa les Indiens vers une spécialisation agricole dictée par les besoins du marché [15].

L’intérêt des puissances coloniales primait donc sur tout le reste, et les conséquences sociales et environnementales pesaient peu face aux perspectives de profit d’une minorité. L’industrialisation européenne et américaine accentua cette tendance, notamment avec la découverte des propriétés du caoutchouc. Utilisé depuis des siècles par les Indiens d’Amazonie (notamment comme imperméabilisant), le caoutchouc fut un des piliers de la révolution industrielle, au même titre que le charbon et l’acier [16]. De nombreuses régions amazoniennes virent se multiplier les plantations d’hévéas, avec pour principal effet la destruction de la forêt tropicale. Ce commerce international contrôlé par une dizaine de firmes européennes [17] fut étendu par la suite à l’Asie et à l’Afrique (notamment au Congo par le roi Léopold II [18]).

L’influence de Ricardo

Dès les prémices de la colonisation, les métropoles capitalistes contraignirent donc les pays du Sud soit à se spécialiser dans des productions agricoles prisées par les consommateurs européens aisés et incultivables en climat tempéré (café, cacao, caoutchouc, coton, canne à sucre…) ; soit à exploiter massivement des sous-sols riches en or, diamant, cuivre, fer, etc., en fonction des besoins du capital. En plus de désintégrer l’économie locale en l’organisant uniquement en vue de l’exportation, l’exploitation massive des ressources naturelles engendra toujours plus de dégâts écologiques – épuisement des sols, vulnérabilité aux éléments nuisibles tels que les maladies ou les insectes, bouleversement des paysages… – qui constituent une partie de la dette écologique.

Ceux qui entendaient profiter de cette situation trouvèrent en David Ricardo (1772-1823) le moyen de se justifier. Selon le père de la théorie des avantages comparatifs (élément clé de la théorie libérale [19]), chaque pays avait intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle il possédait l’avantage productif relatif le plus grand par rapport à ses concurrents. Cette spécialisation, qui dépendait du climat, des ressources naturelles ou encore du degré d’industrialisation, permettait alors un gain d’efficacité. En se focalisant sur un certain type de produit et en abandonnant les autres exploitations moins rentables, le pays améliorait sa productivité. Cette vision encouragea une production intensive ne tenant absolument pas compte des limites environnementales. Aux Philippines, à la fin du XIXe siècle, le démantèlement des formes traditionnelles de propriété collective de la terre au profit de monocultures de riz et de canne à sucre entraîna une déforestation rapide, une érosion grandissante, un envasement des cours d’eau, une intensification des inondations et une désertification des basses terres [20]. En Afrique de l’Ouest, à la fin des années 1950, la culture extensive de l’arachide sous la pression des colons français contribua à la dégradation des sols et à l’avancée du désert, notamment en raison de la suppression de la jachère et de la diversité des cultures [21]. Cela fut d’ailleurs dénoncé dès 1945 par l’inspecteur des eaux et forêts du Sénégal, qui affirma que « le poids structurel des cultures d’exportation [était] une des causes de la surexploitation des sols [22] ».

Ces monocultures de rente subsistèrent très souvent après la décolonisation. Au Guatemala, les terres communales consacrées aux cultures vivrières furent ainsi expropriées par le président Justo Rufino Barrios à partir de 1873 et remises gratuitement aux candidats immigrants européens à condition qu’ils s’engagent à planter des caféiers. Dans d’autres pays, comme le Mexique ou le Costa Rica, de grandes entreprises transnationales, telle la United Fruit, reçurent d’immenses concessions destinées à des monocultures. À noter que ces politiques mono-exportatrices concernaient également les ressources minières de nombreux pays du Sud, ressources qui contribuèrent au décollage économique de l’Occident.

Plusieurs décennies après les dernières indépendances, force est de constater que la structure de la plupart des économies du tiers-monde est toujours largement tributaire du secteur primaire et des cultures de rente développées pendant la période coloniale. L’Afrique est emblématique à cet égard : de nombreuses économies y sont dominées soit par l’exportation de cultures agricoles (coton au Bénin et au Mali, café au Rwanda et en Éthiopie, cacao au Ghana…), soit par l’extraction minière (uranium au Niger, bauxite en Guinée, cuivre en Zambie, pétrole en Angola et au Nigeria…), et ce malgré les impacts environnementaux considérables. C’est cela qui conduit certains mouvements sociaux à parler de « dette écologique ».

Renaud Duterme est enseignant en Belgique, actif au sein du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde. Il est notamment l’auteur de Rwanda, Une histoire volée, aux éditions Tribord et de La Dette cachée de l’économie, op. cit.



[1] Nous utilisons l’expression « pays du Sud » dans un souci de facilité, et ce malgré les limites géographiques et économiques de ce concept.

[2] D’aucuns feront remarquer avec raison qu’un objectif civilisationnel habitait également nombre de colons. Mais cet argument servait le plus souvent de prétexte pour cacher les motivations économiques.

[3] Bien entendu, les écosystèmes américains avaient subi l’influence de l’activité humaine bien avant l’arrivée des Européens, comme le montrent les catastrophes écologiques qu’ont connues plusieurs sociétés précolombiennes (voir notamment à ce sujet Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006). Cela dit, l’intégration du continent à l’économie européenne va avoir des impacts sans commune mesure avec ceux du passé.

[4] Notamment en raison de la tendance des animaux à piétiner les jeunes pousses et à s’en nourrir. Voir Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2013, p. 28.

[5] Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme [1985], Paris, Flammarion, 2010, p. 53-60.

[6] Ellen Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Montréal, Lux Éditeur, 2009, p. 132-133.

[7] Les variations des prix de vente dépendaient quasi exclusivement des variations des prix d’achat.

[8] Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 112.

[9] Christian Vandermotten, La Production des espaces économiques, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2010, p. 276.

[10] Cité par LÖWY Michael, Ecosocialisme, Mille et une Nuits, Paris, 2011.

[11] Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon, 1981.

[12] Mike Davis, Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2006, p. 335.

[13] Ibid., p. 224.

[14] Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Paris, 10/18, 1962, t. 1, p. 133-134.

[15] Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, Paris, Hachette Littératures, 2003, p. 198.

[16] Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, op. cit., p. 286.

[17] Ibid., p. 292-293.

[18] Voir notamment Lucas Catherine, Promenade au Congo, Bruxelles, Aden, 2010.

[19] Voir notamment Éric Toussaint, Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Mons, Éditions du Cerisier, 2010.

[20] Mike Davis, Génocides tropicaux, op. cit., p. 217.

[21] René Dumont, Pour l’Afrique, j’accuse, Paris, Plon, 1986, p. 30-31.

[22] Christophe Bonneuil, Céline Pessis, Sezin Topçu (dir.), Une autre histoire des Trente Glorieuses, Paris, La Découverte, 2013, p. 143.

De quoi l’Anthropocène est-il le nom ?

À propos de : BONNEUIL Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste [2013], L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

9782021135008L’histoire environnementale a le vent en poupe. À la suite de l’éditeur Champ Vallon et de sa collection « L’environnement a une histoire », plusieurs éditeurs se lancent dans des collections dédiées à ce thème. Le Seuil se distingue en inaugurant une collection « Anthropocène », dans laquelle paraissent simultanément trois titres – L’Événement Anthropocène ; Les Apprentis Sorciers du climat ; Toxique planète. Le premier volume est rédigé par les directeurs de cette collection, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. Il fait office de manifeste, et son argumentaire s’inscrit dans une histoire globale de l’environnement.

Trois étapes, un éveil des consciences…

L’Anthropocène est un terme récent, formulé pour la première fois en février 2000 par le Néerlandais Paul J. Crutzen, chimiste spécialiste de l’atmosphère, à l’occasion d’un séminaire des Nations unies sur la géosphère prenant place au Mexique. Crutzen, prix Nobel de chimie, inlassable lanceur d’alerte climatique, entendait souligner que nous vivons dans une nouvelle ère, qui nécessite de nouveaux concepts pour être appréhendée. L’humanité a, expose-t-il, connu trois grands moments, qui correspondent à autant d’âges géologiques : le moment des chasseurs-cueilleurs couvre les dernières 2,5 millions d’années, le Pléistocène ; celui de la Révolution néolithique, l’agriculture, marque un nouveau rapport de l’homme à la nature et est résumé par le terme géologique d’Holocène, qui réfère au sens géologique davantage au réchauffement débutant voici 11 500 ans, phénomène ayant probablement favorisé l’apparition et l’extension de l’agriculture ; la Révolution industrielle, enfin, permet à l’humanité de s’affranchir des limites énergétiques qui ont toujours été les siennes et de se rendre maître du Monde. Un moment qui devrait être, selon Crutzen rejoint aujourd’hui par un nombre croissant de spécialistes et de mouvements écologistes, matérialisé par l’adoption d’une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène, qui courrait pour Crutzen à dater de 1850, quand la Première Révolution industrielle (basée sur le moteur à vapeur mû par la combustion du charbon) fait sentir ses effets à l’ensemble du globe – il prend aussi l’« invention » [voir sur ce sujet] de la machine à vapeur, en 1784, comme date symbolique. S’ensuit pour les spécialistes une Deuxième révolution industrielle, impulsée par le moteur à explosion, le pétrole s’ajoutant au charbon pour enrichir la palette d’énergies accessibles.

La (Première) Révolution industrielle avait été qualifiée par Claude Lévi-Strauss de seconde rupture de l’histoire mondiale (entendue comme étant celle de l’humanité) avec la Révolution néolithique. Pour Crutzen, dont la pensée est accessible en français dans L’Âge de l’homme [SCHWÄGERL, 2010], il faut ainsi prendre acte de ce que l’humanité est depuis devenue l’agent qui désormais modèle la Terre, le principal acteur géologique : nous créons de nouveaux paysages, impactons le climat, altérons les océans, modifions le vivant. Comme le montrait John R. Mc Neill dans Du nouveau sous le Soleil  [McNEILL, 2000], nous avons ce faisant affecté de façon irréversible toutes les sphères de notre existence : lithosphère, pédospère, atmosphère, hydrosphère, biosphère… L’Anthropocène serait donc le vocable sous lequel l’humanité prendrait conscience d’un changement de paradigme capital.

Ou une fable ?

Le postulat de Bonneuil et Fressoz tient en une formule : il faut se méfier des grands récits. Et, insistent-ils, cela vaut aussi, et surtout, pour ce récit de l’Anthropocène, dont ils examinent à nouveaux frais la genèse et les implications sociopolitiques. Pour résumer, il existe un grand récit de l’Anthropocène, qui est le suivant : l’homme a modifié la Terre depuis deux siècles, mais il n’en n’était alors pas conscient ; jusqu’à ce que se manifestent une poignée de scientifiques éclairés et militants, les lanceurs d’alerte, à partir des années 1960-1970 ; leur discours a d’abord été ignoré, mais leur détermination a fini par payer à partir de l’an 2000, la troisième scansion où l’humanité a enfin pris conscience qu’elle jouait aux dés avec la planète sans connaître les règles du jeu, selon la formule de McNeill. Bref, un premier moment d’hubris technologique avec James Watt et sa machine à vapeur (1784) ; un deuxième épisode, marqué par l’éveil de quelques consciences avec Rachel Carson (Le Printemps silencieux, 1962) et le rapport The Limits to Growth du club de Rome (1972) ; et enfin un troisième temps, matérialisé par une entrée dans la maturité de la conscience écologique, les cris d’alarme de Crutzen et de quelques autres (James Lovelock, Claude Lorius, André Lebeau ou Al Gore…) finissant par être entendus à l’aube du 21e siècle.

Qu’on n’en déduise pas pour autant que les auteurs s’inscrivent en faux contre ce concept d’Anthropocène, qu’ils font résolument leur – « L’Anthropocène est une prise de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive ». Ils le martèlent : « L’Anthropocène (…). C’est notre époque. Notre condition. (…) Le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. C’est une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1 400 milliards de tonnes de CO2 que nous y avons déversées en brûlant charbon et pétrole. C’est un tissu vivant appauvri et artificialisé, imprégné par une foule de nouvelles molécules chimiques de synthèse qui modifient jusqu’à notre descendance. C’est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus hautes, des climats déréglés. »

Mais pour eux, le grand récit officiel de l’Anthropocène, cette saga d’éveil à la conscience environnementale scandée en trois étapes, est une fable. Une fable qui n’a d’autre but que de déposséder l’humanité de ses capacités d’action, de la convaincre de confier le sort de la planète aux ingénieurs du système Terre, aux scientifiques comme aux politiques qu’ils conseillent. Ils rappellent d’abord que l’Anthropocène a été un moment voulu, par des entrepreneurs, des États qui ont fait le choix de cette nouvelle époque. Que les choix technologiques auraient pu être autres. Ainsi de cette machine à vapeur solaire qui aurait pu rivaliser en performance et coûts avec ses concurrentes à charbon, mais qui a été mise de côté par choix industriel. Ainsi des décisions qui ont fait de l’Amérique la première puissance industrielle du 20e siècle : l’éolien et le solaire fournissaient en électricité nombre de foyers au début du siècle, et le lobbying des grandes compagnies a poussé à imposer un système de production d’énergie massif et centralisé. Un choix aujourd’hui contesté, générant des mouvements de reprise en mains par les citoyens – voir à ce sujet Bénédicte Manier [MANIER, 2012], qui mentionne par exemple que 47 % de la distribution d’énergie aux États-Unis est aujourd’hui aux mains de coopératives ou de structures politiques locales. Le même développement, soulignent entre autres exemples Bonneuil et Fressoz, vaut pour le tramway. Sa disparition aux États-Unis a été planifiée par les groupes industriels qui en avaient acquis la concession. Ils ont imposé le développement des bus qu’ils commercialisaient, puis la vente en masse de véhicules individuels. Leur stratégie a fait de la ville nord-américaine, planifiée au commuting, ce qu’elle est aujourd’hui. 

Les enjeux d’une déconstruction

Dans ce combat visant à poser l’Anthropocène comme mythe planifié de notre époque, se profilent bien des enjeux sémantiques : réduire, comme on le fait souvent, l’Anthropocène à une « crise » environnementale induit ainsi que l’on peut s’en sortir en prenant les bonnes décisions – en ayant recours aux bons experts tel Jeremy Rifkin, qui prône une Troisième Révolution industrielle verdissant, décentralisant et démocratisant la production et la distribution d’énergie… Une crise serait donc passagère et gérable, tout le contraire de cette accélération vers le mur que l’on peut lire entre les lignes des rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Le développement durable, credo du verdissement de notre économie capitaliste, est à disséquer de la même façon : le développement durable est un mieux, en ce qu’il injecte le respect de l’écologie dans le paradigme économique. Mais est-il vraiment une solution « durable » ? Pourra-t-on consommer toujours plus, fût-ce en étant écologiquement responsables ? Allons plus loin : le développement durable n’est-il pas le cache-sexe derrière lequel s’abrite notre économie, et plus largement notre soif de confort consumériste, pour éviter de se poser la question de la décroissance à l’heure où la croissance faramineuse de la classe moyenne mondiale, dopée par l’émergence, promet aux industriels des profits immenses ?

La récente apparition des lanceurs d’alerte, accompagnant une prise de conscience globale, est pour Bonneuil et Fressoz un autre mythème de cette fable. Ils citent Buffon qui écrit, dans Les Époques de la nature (1780) : « La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme ». Et Buffon de prophétiser ce qu’aujourd’hui nous promet la géoingénieurie, éreintée par Clive Hamilton dans Les Apprentis Sorciers du climat [HAMILTON, 2013] : l’humanité pourra « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient ». À tous les moment du déploiement de l’Anthropocène, soulignent les auteurs, il s’est trouvé des gens pour alerter sur la pollution de l’air, le recul des forêts, l’extinction des espèces, le réchauffement climatique… Ajoutons que la fable est occidentalocentrée, puisque ses acteurs-jalons ont en commun d’être états-uniens ou européens – les lanceurs d’alerte n’ont-ils pu aussi être chinois ou indiens ? Peut-être, demain, la démocratie locale en Chine s’exercera-t-elle aux cris des mouvements environnementalistes ?

Au final, quel sens donner au mot « événement » ? Un événement n’est pas une « chose ». Adhérer à cette chose qu’est le grand récit officiel, « géocratique », de l’Anthropocène, pour Bonneuil et Fressoz, nous dépossède de nos capacités de citoyens. C’est un imaginaire aliénant, qui revient à confier à ceux qui savent, ceux qui nous amenés là, le sort du système Terre. Le débat renvoie à la science, à la technologie, à la philosophie, à la science politique (liberté, démocratie…) comme à l’histoire globale, les auteurs ayant clairement intégré les apports de ces différents champs dans leurs analyses. La Terre n’est pas une grande machine cybernétique que les savants pourraient réguler, l’histoire n’est pas linéaire et les citoyens ont leur mot à dire. Prendre conscience des enjeux sous-tendus par le mythe moderne de l’Anthropocène, c’est faire en sorte de nous approprier le contrôle de notre futur.

La démonstration est éloquente : à tous moments, ce sont des choix industriels et politiques qui ont dicté notre trajectoire. Alors qu’il est possible sinon probable que cette lancée nous mène dans l’impasse, savoir que de tout temps des voix se sont élevées pour signaler qu’il existait d’autres bifurcations, c’est nous donner les moyens de prendre le volant, de conceptualiser un « autre monde », peut-être de le rendre possible. Un monde que nous n’aurions plus honte de léguer à nos enfants.

 

CICOLELLA André [2013], Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

HAMILTON Clive [2013], Les Apprentis Sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, trad. fr. Cyril Le Roy, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

LEBEAU André [2008], L’Enfermement planétaire, Paris, Gallimard.

LEBEAU André [2011], Les Horizons terrestres. Réflexions sur la survie de l’humanité, Paris, Gallimard.

LORIUS Claude et CARPENTIER Laurent [2011], Voyage dans l’Anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud.

LOVELOCK James [2006], La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle ?, trad. fr. Thierry Piélat, Paris, Flammarion, 2007, rééd. J’ai lu, 2008.

MANIER Bénédicte [2012], Un million de révolutions tranquilles. Travail, argent, habitat, santé, environnement : tout ce que les citoyens changent dans le monde, Paris, Les liens qui libèrent.

McNEILL John R. [2000], Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au 20e siècle, trad. fr. Philippe Beaugrand, Paris, Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », 2010.

SCHWÄGERL Christian [2010], L’Âge de l’Homme. Construire le monde de demain à l’âge de l’Anthropocène, trad. fr. Nicolas Vergnaud, Paris, Éditions alternatives, 2012.

 

Le tour du monde de George Anson (1ère partie)

Premier volet d’un polyptyque consacré au livre rédigé par Richard Walter, et traduit en français en 1749 : Voyage autour du monde, fait dans les années MDCCXL,I,II,III,IV, par George Anson, présentement Lord Anson, commandant en chef d’une escadre envoyé par Sa Majesté britannique dans la mer du Sud, trad. de l’anglais, Paris, chez Charles-Antoine Jombert.

L’ouvrage, quelque peu oublié aujourd’hui, a été en son temps un best-seller. Paru à Londres en 1748, le livre est traduit en français dès l’année suivante ; et il est réédité cinq fois dans cette même langue au cours de la décennie suivante. Le livre est également traduit en hollandais, dès 1748, en allemand, en 1749, en italien, en 1756, en suédois, en 1761, mais pas en espagnol – ce qui n’est pas anodin, comme on le comprendre par la suite. Au 18e siècle, en tout, on compte 44 éditions. L’influence de ce récit de l’expédition conduite par le commodore Anson autour du globe se lit aussi bien dans l’œuvre de Montesquieu que dans celles de Voltaire ou encore de Rousseau, et l’ouvrage, à n’en point douter, constitue une source majeure pour l’histoire globale.

La circumnavigation terrestre opérée en 1522 a marqué l’entrée dans la mondialisation globale, même si on peut considérer qu’il ne s’agit là encore que d’une proto-mondialisation. En effet, comme le souligne l’auteur, au milieu du 18e siècle, malgré la multiplication des voyages, le tour du monde reste un fait rare et remarquable. On en compte alors à peine une vingtaine.

« Quoique depuis deux siècles on ait fait de grands progrès dans l’art de la navigation, un voyage autour du monde ne laisse pas d’être considéré comme une chose singulière, & le public a toujours paru fort curieux des accidents, qui accompagnent la plupart du temps cette entreprise extraordinaire. » *

Outre le récit, qui satisfera les amateurs d’aventures : l’expédition dura plus de trois ans, moins de deux cents hommes survécurent sur les deux mille engagés au départ… ; le livre rédigé par le chapelain Richard Walter, membre de l’expédition, s’avère très riche de renseignements sur des thématiques multiples, ce dont ces deux billets tâcheront de donner un aperçu, au risque de paraître un peu décousus.

Carte du tour du monde du Centurion (2)

Fig. 1. Le tour du monde d’Anson (BnF)

La guerre mondiale

La guerre de 1914-1918 a-t-elle vraiment été la première guerre mondiale ? Il y a déjà quelque temps que la question commence à être posée sérieusement et de plus en plus d’auteurs attirent l’attention sur la guerre de Sept Ans (1756-1763) dont le déploiement en Europe, en Amérique, en Asie, pourrait justifier que le concept de « guerre mondiale » soit employé. C’était l’objet d’un très récent colloque organisé par Pierre Serna, Hervé Drevillon et Marion Godfroy. Or la logique globale qui est à l’œuvre dans ce conflit est déjà en place dans les années antérieures, comme le remarquait Voltaire en historien du temps présent :

« La France ni l’Espagne ne peuvent être en guerre avec l’Angleterre, que cette secousse qu’elles donnent à l’Europe ne se fasse sentir aux extrémités du monde. Si l’industrie & l’audace, de nos nations modernes ont un avantage sur le reste de la terre & sur toute l’Antiquité, c’est par nos expéditions maritimes. On n’est pas assez étonné peut-être de voir sortir des ports de quelques petites provinces inconnues autrefois aux anciennes nations civilisées, des flottes dont un seul vaisseau eût détruit tous les navires des anciens Grecs & des Romains. D’un côté ces flottes vont au-delà du Gange se livrer des combats à la vue des plus puissants empires, qui sont les spectateurs tranquilles d’un art & d’une fureur qui n’ont point encore passé jusqu’à eux ; de l’autre, elles vont au-delà de l’Amérique se disputer des esclaves dans un Nouveau Monde. » *

Or cette réflexion de Voltaire est précisément motivée par l’expédition d’Anson, qui s’inscrit au cours d’une guerre appelée par les Anglais « guerre de l’oreille de Jenkins » et par les Espagnols « guerre de l’asiento ». La traite des noirs de l’Afrique vers les possessions espagnoles d’Amérique était un monopole (asiento) concédé à l’Angleterre à l’occasion du traité d’Utrecht (1713) pour trente ans. Une clause annexe limitait l’importation de marchandises britanniques à un seul navire par an. En 1731, un navire de contrebande fut arraisonné. Le capitaine espagnol fit trancher l’oreille du capitaine anglais, Robert Jenkins. Les relations entre les deux nations se dégradèrent, mais l’affaire fut étouffée. Provisoirement. En 1739, Jenkins fut appelé à comparaître à la Chambre des communes et l’indignation prévalut. Robert Walpole, qui dirigeait alors le gouvernement de la Grande-Bretagne, fut contraint par le roi et par la majorité à la Chambre des communes, de déclarer la guerre contre l’Espagne. Or, pour affaiblir la puissance espagnole, il fut décidé d’aller frapper celle-ci à la source de sa richesse, à l’autre bout du monde, à Manille. Deux flottes devaient faire la moitié du tour du globe, l’une par l’ouest, l’autre par l’est, et frapper par surprise.

« Ce projet était certainement très bien conçu, & pouvait contribuer puissamment, tant au bien public qu’à la réputation & à la fortune de ceux qui avaient été choisis pour l’exécuter ; car si M. Anson était parti pour Manille au temps & de la manière que l’avait dit le Chevalier Wagner, il serait, suivant toutes les apparences, arrivé sur les lieux avant que les Espagnols y eussent reçu avis qu’ils étaient en guerre avec les Anglais, & par conséquent avant qu’ils se fussent mis en état de faire résistance. On peut hardiment supposer que la ville de Manille se trouvait dans une situation pareille à celle de tous les autres établissements espagnols, lors de la déclaration de guerre : c’est-à-dire que les fortifications de leurs meilleures places étaient négligées, & en divers endroits tombées en ruine, leur canon démonté, ou rendu inutile, faute d’affuts ; leurs magasins, destinés à contenir les munitions de guerre & de bouche, tous vides ; leurs garnisons mal payées, & par cela même peu fortes, & découragées ; & la caisse royale du Pérou, qui devait seule remédier à tous ces désordres, entièrement épuisée. On sait par des lettres de leurs vice-rois et de leurs gouverneurs, qui ont été interceptées, que c’était là précisément l’état de Panama, & des autres places espagnoles le long de la côte de la mer du Sud, près de douze mois après notre déclaration de guerre ; & l’on n’a aucun droit de s’imaginer que la ville de Manille, éloignée d’environ la moitié de la circonférence de notre globe, ait été l’objet de l’attention & des soins du gouvernement espagnol plus que Panama, & les autres ports importants du Pérou & du Chili, d’où dépend la possession de cet immense empire. On sait même à n’en pouvoir douter, que Manille était alors incapable de faire une résistance tant soit peu considérable, & qu’elle se serait probablement rendue à la seule vue de notre escadre. Pour se former une idée de quelle conséquence cette ville, & l’île dans laquelle elle est située, nous auraient été, il faut considérer que l’air est très sain, qu’elle a un bon port & une excellente baie, que ses habitants sont nombreux et riches, & qu’elle fait un commerce très lucratif dans les principaux ports des Indes Orientales & de la Chine, sans compter son négoce exclusif avec Acapulco, dont elle retire par an près de trois millions d’écus. » *

Le projet tel quel fut finalement abandonné, mais Anson fut bien chargé de commander une flotte, unique, pour affaiblir l’empire espagnol dans l’océan Pacifique en passant par l’ouest. Ce qu’il mit à exécution. La guerre ne fut pas mondiale par le nombre de pays engagés, mais elle le fut par la stratégie, conséquence directe de la mondialisation des puissances européennes. La thalassocratie anglaise fut testée, et avec un certain succès car si Manille ne fut pas attaquée, la ville espagnole de Païta, au Pérou, fut prise et incendiée en 1741, et le galion de Manille finit par être capturé en 1743 à son arrivée aux Philippines :

« C’est ainsi que le Centurion se rendit maître de cette riche prise, dont la valeur montait à un million & demi de piastres. Elle se nommait Nostra Signora de Cabadonga, & était commandée par le général Don Jeronimo de Montero, Portugais de naissance, le plus brave & le plus habile officier, qui fût employé au service de ces galions. Le galion était beaucoup plus grand que le Centurion : il était monté de cinq cent cinquante hommes, de trente-six pièces de canon, & de vingt-huit pierriers, de quatre livres de balle. L’équipage était bien pourvu de petites armes, & le vaisseau bien muni contre l’abordage, tant par la hauteur de ses plats-bords, que par un bon filet de cordes de deux pouces, dont il était bastingué, & qui se défendait par des demi-piques. Les Espagnols eurent soixante-sept hommes tués dans l’action, & quatre-vingt-quatre blessés ; le Centurion n’eut que deux morts, & de blessés, un lieutenant & seize matelots, dont il en mourut un seul : on peut voir par-là le peu d’effet des meilleures armes, lorsqu’elles sont entre des mains peu expérimentées à s’en servir. » *

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Fig. 2. Capture du galion espagnol Nuestra Señora de Covadonga par le navire britannique Centurion, commandé par George Anson, le 20 juin 1743. Huile sur toile de Samuel Scott.


Le galion de Manille (ou d’Acapulco)

Il a déjà été question dans le blog de ce navire qui assurait une fois l’an la jonction entre les Philippines et l’Amérique espagnoles (cf. billet de Morgan Muffat-Jeandet), entre la Chine de l’argent et l’Europe de l’or.

« Nous vîmes donc renaître pour la seconde fois notre attente & nos espérances ; & de jour en jour nous nous confirmions dans l’idée que ce galion était la plus riche prise qu’on pût trouver dans aucun lieu du monde. Tous nos projets pendant le reste de notre voyage étant relatifs à ce vaisseau presque aussi fameux que celui des Argonautes, & le commerce qui se fait entre Manille & le Mexique par le moyen de ce galion étant peut-être le plus lucratif qui se fasse, eu égard à son peu d’étendue, j’ai cru devoir employer le chapitre suivant à en donner à mes lecteurs l’idée la plus juste qu’il me sera possible. » *

L’auteur revient ensuite sur l’origine de cette connexion transpacifique : la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, le partage du globe entre l’empire espagnol et l’empire portugais, puis l’expédition de Magellan.

« Quoique les Espagnols n’eussent pas obtenu ce qu’ils s’étaient proposé dans ce voyage, la découverte qu’on y fit des îles Philippines n’était pas un objet à mépriser. Ces îles ne sont pas fort éloignées de celles qui produisent les épiceries ; elles sont très bien situées pour le commerce de la Chine & des autres pays des Indes Orientales ; aussi la communication fut-elle bientôt établie, & depuis soigneusement conservée entre ces îles & les colonies espagnoles sur les côtes de la mer du Sud. Manille, ville située dans l’île de Luçon, la plus considérable des Philippines, devint bientôt le marché de toutes les marchandises des Indes, que les habitants achetaient & envoyaient tous les ans pour leur propre compte en Amérique ; & les retours de ce commerce se faisant en argent, Manille devint en peu de temps une des villes les plus opulentes, & son négoce si considérable, qu’il attira l’attention de la cour d’Espagne, & qu’on jugea à propos de le régler par un grand nombre d’édits royaux. […]

Le commerce de Manille avec la Chine & les autres pays des Indes Orientales, consiste principalement en marchandises propres pour le Mexique & le Pérou. Telles sont les épiceries, des soieries de la Chine, surtout des bas de soie, dont j’ai ouï dire qu’il ne s’en transporte pas moins de cinquante mille paires par an : grande quantité d’étoffes des Indes, mousselines, toiles peintes & autres, sans compter d’autres articles de moindre importance, tels que des ouvrages d’orfèvrerie, dont la plus grande partie se travaille par des Chinois, établis à Manille même, où il y en a plus de vingt mille domestiques, ouvriers, courtiers ou fripiers. Toutes ces marchandises sont transportées par le moyen d’un vaisseau, quelquefois de deux, qui partent tous les ans de Manille, pour Acapulco.

Ce commerce n’est pas libre pour tous les habitants de Manille, il est restreint à certaines personnes, par plusieurs ordonnances, à peu près dans le goût de celles qui règlent celui des vaisseaux de registre qui partent de Cadis pour les Indes Orientales. Les vaisseaux qui sont employés à celui de Manille sont entretenus par le roi d’Espagne, qui en paie les officiers & l’équipage, & la charge en est divisée en un certain nombre de balles, d’égale grandeur. Ce nombre est distribué entre les couvents de Manille, & les jésuites y ont de beaucoup la meilleure part. C’est une espère de gratification que le roi leur fait, pour soutenir leurs missions, destinées à la propagation de la foi catholique ; & chaque couvent a droit de charger sur le galion une quantité de marchandises, proportionnée au nombre des balles qui leur est assigné ; ou s’il l’aime mieux il peut vendre & transporter ce droit à tout autre. » *

Mais la clé de cet échange tient sans doute à sa monnaie.

« La partie de beaucoup la plus considérable de la charge de ce galion, pour le retour, consiste en argent. Le reste est composé de quelque quantité de cochenille, de confitures de l’Amérique espagnole, de merceries & de colifichets d’Europe, pour les femmes de Manille, & de vins d’Espagne, de tinto, de vins secs d’Andalousie, nécessaires pour dire la messe. » *

Ce commerce joue un rôle important dans la mondialisation en autonomisant l’Amérique espagnole par rapport à l’Europe, malgré les tentatives de réglementation.

« On croira aisément que la plus grande partie de ces retours ne reste pas dans Manille, & qu’elle se distribue dans toutes les Indes Orientales. C’est une maxime de politique admise par toutes les nations européennes, qu’on doit tenir les colonies d’Amérique dans la dépendance la plus absolue à l’égard de leur métropole, & qu’on ne doit leur permettre aucun commerce lucratif avec d’autres nations commerçantes. Aussi n’a-t-on pas manqué de faire souvent des représentations au Conseil d’Espagne, sur ce commerce entre le Mexique & le Pérou & les Indes Orientales. On lui a remontré que ces soieries de la Chine, transportées directement à Acapulco, se donnaient à bien meilleur marché, que celles qui se fabriquaient à Valence & en d’autres villes d’Espagne ; & que l’usage des toiles de coton de la côte de Coromandel réduisaient presque à rien le débit des toiles d’Europe, transportées en Amérique, par la voie de Cadix. Il est clair que ces raisons sont solides, & que ce commerce de Manille rend le Mexique & le Pérou moins dépendants de l’Espagne, à l’égard de plusieurs marchandises très nécessaires, & qu’il détourne de très grandes sommes, qui sans cela, passeraient en Espagne, en payement de ses produits & manufactures, & au profit des marchands & commissionnaires d’Espagne. Au lieu qu’à présent ces trésors ne servent qu’à enrichir des jésuites & quelques autres personnes en petit nombre, à l’autre bout du monde. Ces raisons parurent si fortes à Don Joseph Patinho, Premier Ministre en Espagne & fort peu ami des jésuites, qu’il résolut, vers l’année 1725 d’abolir ce commerce, & de ne permettre le transport d’aucune marchandise des Indes Orientales en Amérique, que par le moyen des vaisseaux de registre, partis d’Europe. Mais le crédit de la Société para le coup.

Il part donc tous les ans un vaisseau ou deux, tout au plus, de Manille pour Acapulco. » *


Les vents de la colonisation

Cette boucle maritime, entre Manille et Acapulco, rappelle le rôle des vents dans la géographie des implantations européennes, comme le souligne Greg Bankoff dans un article sur les « vents de la colonisation ». La translation de l’emporium espagnol de Callao à Acapulco en est ainsi un bon exemple.

« Ce commerce se faisait au commencement entre Callao & Manille ; les vents alizés étaient toujours favorables, pour cette traversée, & quoiqu’elle fût de trois à quatre mille lieues, elle se faisait souvent en moins de deux mois. Mais le retour de Manille à Callao en revanche était très pénible & très ennuyeux. On dit qu’on y employait quelquefois plus d’une année, ce qui n’est pas étonnant, si ces navigateurs se tenaient pendant toute la route entre les limites des vents alizés, & on assure que dans leurs premiers voyages, ils étaient assez malhabiles pour cela. On ajoute encore qu’ils ne quittèrent cette mauvaise manière, que sur l’avis d’un jésuite, qui leur persuada de porter au nord, jusqu’à ce qu’ils fussent sortis des vents alizés, & de porter alors vers les côtes de Californie à la faveur des vents d’ouest, qui règnent ordinairement sous des latitudes plus avancées. Cet usage dure déjà depuis cent soixante ans au moins, car dès l’année 1586, le Chevalier Thomas Cavendish se battit vers la pointe méridionale de Californie, contre un vaisseau de Manille destiné pour l’Amérique. Ce plan de navigation a obligé, par la vue d’abréger l’allée & le retour, à changer le lieu de l’étape de commerce, & à la transporter de Callao, qui est situé dans le Pérou, à Acapulco, qui est un port de la côte de Mexique, ou elle reste fixée jusqu’à présent. » *

Ailleurs, l’auteur du Tour du Monde souligne le rôle majeur que pourraient jouer les îles de Juan Fernandez, situées dans le Pacifique Sud, et celles des Malouines pour garantir le passage du Cap Horn.

« À l’égard des îles de Falkland, elles ont été vues de plusieurs navigateurs français & anglais. Frézier les a mises dans sa Carte de l’extrémité de l’Amérique Méridionale, sous le nom de “nouvelles îles”. Wood’s Rogers, qui courut la côte N.E. de ces îles en 1708, dit qu’elles s’étendent environ la longueur de deux degrés, qu’elles sont composées de hauteurs qui descendent en pente douce les unes devant les autres; que le terrain en paraît bon, & couvert de bois ; & que suivant les apparences il n’y manque pas de bons ports. L’un & l’autre de ces endroits est à une distance convenable du continent, & à en juger par leurs latitudes le climat y doit être tempéré. II est vrai qu’on ne les connaît pas assez bien pour pouvoir les recommander, comme des lieux de rafraichissement propres à des vaisseaux destinés pour la mer du Sud, mais l’amirauté pourrait les faire reconnaître à peu de frais ; il n’en couterait qu’un voyage d’un seul vaisseau, & si un de ces endroits se trouvait après cet examen, propre à ce que je propose, il n’est pas concevable de quelle utilité pourrait être un lieu de rafraichissement aussi avancé vers le sud, & aussi près du Cap Horn. Le Duc & la Duchesse de Bristol ne mirent que trente-cinq jours, depuis qu’ils perdirent la vue des îles de Falkland, jusqu’à leur arrivée à l’île de Juan Fernandez, dans la mer du Sud, & comme le retour est encore plus facile, à cause des vents d’ouest qui règnent dans ces parages, je ne doute pas qu’on ne puisse faire ce voyage, des îles de Falkland à celle de Juan Fernandez, aller & revenir, en un peu plus de deux mois. Cette découverte pourrait être de grand avantage à notre nation, même en temps de paix, & en temps de guerre, nous rendre maîtres de ces mers. » *

Les îles Malouines furent colonisées pour la première fois par les Français et par les Anglais dans les années 1760, mais ce n’est qu’en 1840 que l’archipel devint possession de la couronne britannique. Quant à l’archipel Juan Fernandez, au 18e siècle, il était dans la sphère de la puissance espagnole.


La dispersion des plantes et des animaux

Parmi les thèmes de l’histoire globale, l’environnement occupe une place non négligeable (on peut penser en particulier aux travaux d’Alfred R. Crosby et de Richard H. Grove). Les îles sont des milieux particuliers issus d’un isolement plus ou moins marqué. Pour celles qui ont été longtemps à l’écart des voies des hommes, le choc a souvent été assez brutal. Le récit du tour du monde d’Anson est intéressant par rapport à une pratique des navigateurs européens attestée déjà au XVIe siècle. Ceux-ci, même s’ils ne colonisaient pas certaines îles, laissaient des animaux ou des plantes dans celles qui pouvaient être considérées comme des mouillages utiles. Ce fut par exemple le cas dans l’océan Indien, à La Réunion et à Maurice, découvertes dès le 16e siècle, mais peuplées uniquement à partir de la deuxième moitié du 17e siècle. C’est ce que fit Anson à Juan Fernandez.

« La douceur du climat & la bonté du terroir rendent cet endroit excellent pour toutes sortes de végétaux ; pour peu que la terre soit remuée, elle est d’abord couverte de navets & de raves. C’est ce qui engagea Mr. Anson, qui s’était pourvu de presque toutes les semences propres aux jardins potagers, & de noyaux de différentes sortes de fruits, à faire semer des laitues, des carottes, etc. & mettre en terre dans les bois des noyaux de prunes, d’abricots, & de pêches : le tout pour l’utilité de ses compatriotes, qui pourraient dans la suite toucher à cette île. Ses soins, du moins à l’égard des fruits, n’ont pas été inutiles ; car quelques messieurs qui, en voulant se rendre de Lima en Espagne, avaient été pris & menés en Angleterre, étant venu remercier Mr. Anson, de la manière généreuse & pleine d’humanité dont il en avait agi envers ses prisonniers, dont quelques-uns étaient de leurs parents, la conversation tomba sur ses expéditions dans la mer du Sud ; & ils lui demandèrent à cette occasion s’ils n’avaient point fait mettre en terre dans l’île de Juan Fernandez des noyaux d’abricots & de pêches, quelques voyageurs, qui avaient abordé cette île, y ayant découvert un grand nombre de pêchers & d’abricotiers, sorte d’arbres qu’on n’y avait jamais vue auparavant ? » *

« Par rapport aux animaux, qu’on trouve ici, la plupart des auteurs qui ont fait mention de l’île Juan Fernandez, en parlent comme étant peuplée d’une grande quantité de boucs & de chèvres ; et l’on ne saurait guère révoquer leur témoignage en doute à cet égard, ce lieu ayant été extrêmement fréquenté par les boucaniers & les flibustiers, dans le temps qu’ils couraient ces mers. Il y a même deux exemples, l’un d’un Maskite Indien, & l’autre d’un Écossais, nommé Alexandre Selkirk, qui furent abandonnés sur cette île, & qui, par cela même qu’ils y passèrent quelques années, devaient être au fait de ses productions. Selkirk, le dernier des deux, après un séjour d’entre quatre & cinq ans, en partit avec le Duc & la Duchesse, armateurs de Bristol, comme on peut le voir plus au long dans le journal de leur voyage. Sa manière de vivre, durant se solitude, était remarquable à plusieurs égards. Il assure, entre autres choses, que prenant à la course plus de chèvres qu’il ne lui en fallait pour sa nourriture, il en marquait quelques-unes à l’oreille, & les lâchait ensuite. Son séjour dans l’île de Juan Fernandez avait précédé notre arrivée d’environ trente-deux ans, & il arriva cependant que la première chèvre, que nos gens tuèrent, avait les oreilles déchirées, d’où nous conclûmes qu’elle avait passé par les mains de Selkirk. […]

Mais ce grand nombre de chèvres, que plusieurs voyageurs assurent avoir trouvé dans cette île, est à présent extrêmement diminué : car les Espagnols, instruits de l’usage que les boucaniers & les flibustiers faisaient de la chair des chèvres, ont entrepris de détruire la race de ces animaux dans l’île, afin d’ôter cette ressources à leurs ennemis. Pour cet effet ils ont lâché à terre nombre de grands chiens, qui s’y sont multipliés, & ont enfin détruits toutes les chèvres qui se trouvaient dans la partie accessible de l’île ; si bien qu’il n’en reste à présent qu’un petit nombre parmi les rochers & les précipices, où il n’est pas possible aux chiens de les suivre. » *

Alexandre Selkirk dont il est ici question est ce naufragé qui servit de modèle au personnage de Robinson Crusoé. On retrouvera, encore plus soutenue, cette description quasi édénique à propos de l’île de Tinian, dans l’archipel des Mariannes.

Ile de Juan Fernandez (paysage)

Fig. 3. L’île de Juan Fernandez (BnF)

Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.

 

 

 

Quand le marxisme dialogue avec l’histoire globale

À propos du dossier « Histoire globale » de la revue Actuel Marx, n° 53, Presses Universitaires de France, avril 2013.

La pensée marxiste est sans doute profondément interrogée, depuis quelques décennies déjà, par l’histoire globale. Cette dernière, en dénonçant l’eurocentrisme de l’histoire traditionnelle d’une part, mais aussi en montrant le rôle structurant, et aux différentes échelles, des échanges globaux d’autre part, met clairement en cause les bases d’une analyse marxiste centrée sur le développement européen à partir du Moyen Âge et ancrée dans l’analyse des (presque) seuls rapports de production. Les interconnexions du Vieux Monde et le rôle clé de l’Asie en matière de transfert vers l’Ouest de techniques et d’institutions y sont alors largement négligés. La capacité de ces interactions à infléchir les rapports de production en Europe y est le plus souvent éludée (au prix d’une articulation tronquée entre production et circulation). Quant à la prise en compte des dynamiques sociales asiatiques, elle s’est longtemps limitée dans le marxisme à l’invocation d’un hypothétique « mode de production asiatique », notion aujourd’hui totalement intenable et récusée précisément par l’histoire globale. En revanche, aux marges du marxisme, l’analyse en termes de système-monde constitue indiscutablement un pont entre ce dernier et l’histoire globale : il faut reconnaître à Immanuel Wallerstein son rôle de pionnier en la matière, même si sa propre analyse, en partie par hypothèse, n’a pas toujours pris les distances nécessaires avec l’eurocentrisme.

Dans cette livraison de la revue Actuel Marx, Jacques Bidet estime que l’histoire globale peut « être interrogée comme lieu de renouvellement du rapport des historiens à Marx ». De façon plus provocante, en tout cas pour les adeptes de la méthode marxiste, il la considère comme « une proposition théorique invitant à reformuler certains des concepts fondamentaux et des thèses centrales de la conception matérialiste de l’histoire ». Au-delà donc du « biais eurocentrique du marxisme », sans doute aisément dénonçable, c’est bien à une réflexion sur les liens entre circulation et production, le statut de l’État, la nature du capital marchand historique, finalement les origines mêmes du capitalisme, que ce dossier nous invite. Seule limite peut-être à ce projet témoignant d’un impressionnant souci de dialogue, la restriction de l’histoire globale aux écrits se réclamant (au moins en partie) du concept de système-monde.

Le numéro s’ouvre sur une interview particulièrement claire de Wallerstein, plus centrée du reste sur la dynamique des crises mondiales récentes que sur l’histoire globale mais utilisant cette dernière pour analyser une actualité brûlante. L’auteur y évoque les crises économiques récurrentes considérées comme inéluctables dans le capitalisme, du fait de l’impossibilité de maintenir des monopoles, seuls à même de générer des profits importants et durables. Il montre aussi la crise partielle de l’hégémonie étatsunienne qui s’est mise en place, parallèlement à la crise économique, dans les années 1965-1970, leur synergie trouvant son expression dans le mouvement mondial de mai 68. Cependant, en délégitimant la « vieille gauche », cette révolution a largement affaibli les contrepoids au libéralisme, lequel a repris clairement le dessus dans les années 1980 et tenté de réaliser des profits accrus par réorganisation du système, délocalisations et revenus spéculatifs. La hausse des coûts de production (gestion des déchets, renouvellement des matériaux bruts et construction d’infrastructures) a pu être en partie reportée sur l’État mais les limites de l’imposition sont devenues criantes. Les contradictions de cette stratégie ont  imposé une diminution des coûts de production et une contraction de l’État. Au total c’est la réunion de trois éléments, l’ampleur du krach normal, la hausse réelle des coûts de production et le surcroît de pression exercé sur le système par le développement chinois (et asiatique) qui constitue le cœur de la crise présente.

Dans la galaxie système-monde, Gills et Frank ont toujours contesté l’approche de Wallerstein qui considère que le capitalisme est strictement lié au système-monde moderne apparu après 1492 (et refuse en conséquence de penser des systèmes-mondes ou des capitalismes antérieurs). C’est à une présentation des concepts de base de leur critique que Barry Gills se consacre dans un article à vrai dire décevant. Faute de place, il ne fait qu’énumérer les outils de leur analyse sans vraiment leur donner sens. Par ailleurs il ne définit ni ne distingue le capital en tant que rapport social et le capitalisme en tant que mode de production. Dès lors l’affirmation qu’un système-monde avec des rapports sociaux capitalistes a pu exister depuis 5 000 ans repose plus sur une pétition de principe que sur une démonstration rigoureuse. Si l’on devait caractériser le rapport social capitaliste comme l’extension du salariat et la généralisation conjointe de l’échange marchand, alors il est peu probable qu’on puisse le prendre comme une norme sur cinq millénaires… Le lecteur trouvera néanmoins ici une bibliographie détaillée des travaux de Gills et Frank.

Suite à ces auteurs fondateurs ou emblématiques, Philippe Beaujard propose un exercice d’historien global grandeur nature en étudiant l’Afrique de l’Est swahili dans ses relations avec le système-monde avant le 17e siècle. Après avoir montré l’existence d’un système-monde afro-eurasien unique depuis les débuts de notre ère (mais certainement pas avant, contrairement à la thèse de Gills), il développe sa thèse sur la désirabilité comme fondement de la valeur des biens marchands (voir chronique du 7 janvier). Parallèlement il montre comment se construisent des positions monopolistiques dans l’échange, d’abord en produisant ou commercialisant précisément les produits fortement désirés, ensuite en contrôlant communication et information concernant la qualité, les coûts et les prix. Mais il se crée aussi des positions de monopsone (un seul acheteur face à une multitude de vendeurs), notamment pour les commerçants intermédiaires captant les ressources des périphéries ou des hinterlands. L’exemple swahili est ici emblématique, monopsoneurs vis-à-vis de l’intérieur de l’Afrique pour l’ivoire, l’or ou la corne de rhinocéros, ils monopolisaient les produits manufacturés (fabriqués par eux-mêmes) payant ces produits primaires, tout en se réservant symboliquement l’usage des biens prestigieux importés d’Asie et la religion musulmane, tous deux sources de pouvoir. On ne saurait trop recommander au lecteur peu au fait des thèses de Beaujard de lire les quelques pages qui dressent un riche panorama des conditions d’un échange inégal dans tout système-monde.

De son côté, Philippe Norel montre que l’analyse marxiste des origines du capitalisme doit, au contact de l’histoire globale, relativiser sa double focalisation sur l’Europe d’une part, la formation des classes sociales d’autre part. De fait, l’essentiel des techniques et institutions qui ont fait le capitalisme européen ne sont pas spécifiquement occidentales mais sont nées d’interactions significatives avec une Asie plutôt en avance… De même, l’histoire globale montre que « des économies de marché, avec formation de véritables marchés du capital et de la terre, recherche relativement rationnelle du profit en vue de son accumulation illimitée et soutien actif de l’État à cette dernière ont pu exister ailleurs qu’en Europe sans pour autant impliquer la domination tendancielle du rapport salarial », sans pour autant déposséder les travailleurs de leurs moyens de production comme en Angleterre. Et finalement, l’histoire globale doit permettre de mieux articuler dynamiques externes et internes dans l’essor du capitalisme européen. Norel s’intéresse alors à la question d’un capitalisme antérieur à 1492 pour conclure que, si l’on adopte les approches de Marx ou de Weber, nul capitalisme au sens propre n’est décelable ailleurs avant cette date. Ce n’est qu’en se rapprochant de la définition de Braudel que l’on peut envisager éventuellement un « capitalisme marchand » : dans la mesure où élites politiques et marchandes parviennent à fusionner leurs intérêts, on peut parler de quelques exemples de capitalisme, au sens de Braudel, dans l’océan Indien notamment. L’auteur précise son analyse par une typologie des relations entre États et marchands, laquelle permet de situer les différents cas de figure historiques. Mais il montre surtout la distance entre l’approche braudélienne, les structures forgées par ce capital marchand et, les économies de marché d’une part, le capitalisme en tant que mode de production à la Marx (ou en tant que logique d’organisation de la production à la Weber) d’autre part. Il importe pour Norel de ne pas mélanger ces niveaux hétérogènes d’analyse sous peine de déboucher sur un débat largement stérile.

Le dossier se poursuit avec trois réactions d’auteurs proches de la revue et confrontant véritablement histoire globale et analyse marxiste.

Yves-David Hugot propose une synthèse très claire et documentée des idées respectives de Brenner, Wallerstein et Frank sur les « origines » du capitalisme ou plutôt son sens fondamental. Pour Brenner, c’est dans le capitalisme agraire anglais du 17e siècle et sa capacité à libérer de la main-d’œuvre pour ce qui deviendra l’industrie que se situe le véritable essor du rapport de production capitaliste, à savoir le salariat. Et cette transformation est plus vue comme interne et résultant de contradictions internes au féodalisme. Pour Wallerstein, la combinaison du capitalisme européen et du système-monde moderne marquerait en revanche l’importance du mode de circulation et du marché, soit une certaine relativisation des modalités de la production. Il est sans doute dommage ici que l’auteur ait plus opposé Wallerstein et Brenner, sans voir une complémentarité que Brenner lui-même avait en partie relevée : c’est bien avec le système-monde, l’argent espagnol qui permet d’acheter massivement la laine anglaise (directement et par son influence générale sur le pouvoir d’achat en Europe) que la révolution des enclosures devient une nécessité incontournable pour la gentry anglaise. Enfin pour Frank, le mode de production capitaliste disparaît objectivement derrière des modes d’accumulation susceptibles de prendre des formes très diverses et qui ont existé depuis cinq millénaires, parfois dans le cadre de structures politiques tributaires et non marchandes. Il faut pour cela, d’abord qu’il y ait production de surplus, ensuite que les entités en charge de collecter ce dernier soient en concurrence pour l’accès aux biens non-agricoles qui leur manquent. Elles doivent alors sortir de leur niche écologique et créer ce système mondial qui se mettrait en place vers 2500 avant notre ère entre Indus, Mésopotamie, Égypte et Levant. Pour conclure, Hugot relève à juste titre que la théorie « continuiste » présente chez Frank, cette approche en termes de « quasi-naturalisation » de l’accumulation pour elle-même, l’empêche d’envisager tout dépassement du capitalisme.

C’est à un tout autre type d’analyse que nous invite Pierre Charbonnier, pour qui la dégradation longue des milieux naturels amène à poser la question de ce qui est légitime ou pas dans l’exploitation de la nature d’une part, et quels sont « les mécanismes sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions biophysiques de l’environnement » d’autre part. Estimant que les réponses à ces questions peuvent se situer à la confluence de l’histoire globale (plus précisément l’histoire du capitalisme mondialisé) et de l’histoire environnementale, Charbonnier énonce trois hypothèses théoriques : le social ne se réduit pas à des rapports entre les hommes mais inclut la relation de ceux-ci à l’environnement naturel ; le système économique et social ne prend sens qu’à une échelle supra-étatique, voire mondiale ; l’expérience qui est faite des rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intelligibilité dans une logique globale. Sur ces bases, l’auteur cerne, pour mieux les éviter, quelques formes d’aplatissement de l’analyse comme l’approche par la seule rupture dans les formes et quantités d’énergie utilisée, la conception naturaliste de l’histoire s’appuyant sur le fait que l’homme serait devenu un agent naturel (l’hypothèse Gaia), l’opposition entre la rationalité économique du marché et une supposée rationalité écologique ancestrale. À rebours de ces fausses pistes, il trouve dans l’œuvre de Pomeranz le premier véritable essai faisant se rejoindre histoire globale et histoire de l’environnement, notamment parce qu’il traite directement des facettes multiples de la forme capitaliste radicalement nouvelle d’accès à la nature et parce qu’il éclaire les conditions sociales et techniques ayant permis l’apparition de cette exploitation massive. Il montre aussi que Pomeranz, en donnant un rôle central au charbon dans « la grande divergence », rejoint en quelque sorte Polanyi pour qui l’histoire du Marché était celle du désencastrement des activités économiques par rapport au social : l’usage du charbon (comme du pétrole) déconnecte la ressource énergétique du travail humain ou de l’intensification des sols, désencastre cette ressource des conditions naturelles présentes en consommant une rente sur la nature qui s’est formée sur des centaines de millions d’années. Il conclut en évoquant un environnement de fait globalisé par l’action humaine dans le cadre du capitalisme, mais aussi différencié entre centre et périphéries : reprenant Pomeranz, il n’hésite pas à poser que « le pôle européen, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort écologique nécessaire au décollage économique, a réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle politique ». Au total, un remarquable article faisant dialoguer avec brio histoire globale, analyse du capitalisme et problématique environnementale.

Finalement, peut-on dire que l’histoire globale mette le marxisme en crise ? C’est la problématique centrale que Jacques Bidet explore dans un papier servant de conclusion à ce riche dossier. Pour l’auteur, la fécondité de l’histoire globale, en tout cas dans sa version « système-monde » dévoile crûment la limite fondamentale du concept marxiste de mode de production. « Parce qu’il n’a pas de déterminant géographique, ce concept ne fournit pas les moyens de penser la relation entre l’élément singulier, l’État-nation et la totalité, le monde. Il est purement structurel. » À l’inverse, si le « système-monde » introduit une historicité que la conceptualité marxienne ne parvient pas à établir, c’est bien parce qu’il croise ainsi l’histoire par la géographie. Et en fin de compte, « ce qui est déterminant, ce ne sont pas seulement les tendances endogènes autour desquelles les classes s’affrontent, mais tout autant le jeu, plus hasardeux, des échanges et des interférences, des contacts (culturels ou microbiens), des guerres, des migrations, des emprunts et des réinterprétations ». Bidet n’en reste cependant pas à cette reconnaissance des atouts de la méthode propre à l’histoire globale. Il développe ensuite un « méta-marxisme » susceptible d’affronter l’histoire globale. On ne peut ici tout résumer en quelques lignes mais l’idée générale revient à dire que, si le marxisme a analysé la structure de classe (fondée sur la violence politico-économique que l’on sait), il doit à présent analyser aussi l’organisation (fondée sur la nécessité de dirigeants compétents, tant pour les grandes entreprises que les appareils étatiques). Et notamment saisir la dimension fondamentale de cette organisation c’est-à-dire qu’elle s’est jusqu’à présent développée à l’échelle nationale-étatique. Pour l’auteur, cette bipolarité est sans doute plus ancienne que la modernité européenne et apparaitrait sans doute sous la dynastie Tang ou Song en Chine, autour du 10e siècle, ce que révèle l’histoire globale comparative. Mais en regardant aussi vers l’avenir, Bidet envisage que l’organisation sorte de ces limites étatiques nationales. La relation entre structure et système finirait par se renverser : « Alors que la structure État-nation apparaît historiquement au sein du système-monde, elle évolue jusqu’à la dimension d’un État-monde, qui englobe en quelque sorte le Système-monde. » On ne peut ici que renvoyer à la lecture du papier pour sentir plus précisément l’intérêt de ces distinctions…

Au total ce dossier montre non seulement qu’un certain marxisme est plus que capable de dialoguer avec une démarche qui n’est pas strictement la sienne, mais qu’il recherche activement cette confrontation en vue de se transformer. Et la preuve est ici faite qu’histoire globale et analyse d’inspiration marxiste ont vraiment à cheminer ensemble…