In memoriam : William H. McNeill (1917-2016), pionnier de l’histoire globale

Il était un géant parmi les historiens. William H. McNeill est décédé vendredi 8 juillet 2016 à Torrington (Connecticut, États-Unis), à l’âge de 98 ans. Père fondateur de la World/Global History, ce pionnier laisse lui derrière une œuvre immense.

William H McNeill

En 1963, William H. McNeill publie The Rise of the West. A History of the Human Community aux Presses de l’Université de Chicago, fruit d’une décennie de travail. Il y étudie l’histoire humaine, à l’échelle du Monde, sur cinq millénaires. Dès sa sortie, l’ouvrage est acclamé par la critique. Il est couronné par le prix National Book Award, catégorie histoire. Dans l’influent New York Times, l’historien Hugh Trevor-Roper ne tarit pas d’éloges, y voyant « le livre le plus savant, le plus intelligent, le plus stimulant, le plus fascinant jamais rédigé. » Cet imposant pavé de plus de 800 pages se vendra à 75 000 exemplaires dans la décennie qui suit.

William H. McNeill n’est pourtant pas le premier à se colleter à une histoire d’ampleur planétaire. Arnold J. Toynbee (A Study of History, 14 tomes, publiés entre 1934 et 1961), Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident, 2 tomes, 1918 et 1922) ou Herbert G. Wells (The Outline of History, 1920), pour ne citer que les plus connus, se sont déjà livrés à cet exercice. La différence est que les travaux de William H. McNeill feront école, amenant des générations d’étudiants à porter un nouveau regard sur l’histoire des autres. Ils encourageront d’autres historiens, d’abord anglo-saxons, puis espagnols, allemands, japonais, indiens, chinois, africains, arabes, et même aujourd’hui français…, à explorer la nouvelle voie d’une histoire mondiale « à parts égales ».

 

L’histoire globale comme un antidote

Comme l’essentiel des sciences humaines, l’histoire académique a été conçue au 19e siècle, une époque où l’Europe dominait le monde, par ses empires coloniaux et ses politiques d’influence sur les rares États qui échappaient à sa mainmise directe. Les minorités raciales étaient priées de se tenir au service du Blanc, les femmes n’avaient nulle voix au chapitre. Cette histoire académique était souvent raciste. Elle bâtissait notamment des récits nationaux fondant la légitimité des conquêtes – le mythe de Charles Martel écrasant les troupes « arabes » à la bataille de Poitiers en fournit un exemple… Comme toute histoire en train de s’écrire, elle était subjective : elle entendait expliquer le présent à la lumière du passé. Le présent manifestait une supériorité militaire et géopolitique écrasante de l’Occident. D’où une histoire téléologique, s’efforçant de déterminer le ou les facteurs qui avaient amené à cet état de choses – dont on ne pouvait deviner à l’époque qu’il serait transitoire.

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William H. McNeill, comme il le souligne dans sa préface à l’édition révisée de The Rise of the West, sous-titrée With a Retrospective Essay (publiée en 1991, University of Chicago Press), voyait ce livre comme un antidote aux vision d’Oswald Spengler et d’Arnold Toynbee (pour lequel il conserva toute sa vie un très grand respect). Dans leurs ouvrages respectifs, ces deux auteurs concevaient les civilisations comme des entités autonomes voire figées dans leur essence – même si, dans la vision organiciste d’Oswald Spengler, une civilisation était tel un être vivant, croissant vigoureusement avant de décliner et de s’éteindre. Dès cet ouvrage de 1963, William H. McNeill ambitionnait de revoir à nouveaux frais l’histoire, de la libérer du déterminisme eurocentré. Il confesse que la première édition était entachée de défauts – ne serait-ce que parce que les sources disponibles à cette époque surévaluaient systématiquement le rôle des Européens dans l’histoire mondiale.

En 1991, les travaux de William McNeill et de ceux qui l’avaient rejoint avaient entraîné la fusion de nombre de département d’area studies (des laboratoires d’enseignement supérieur spécialisé dans l’étude d’aires culturelles données) autour de cursus généraux en World History. Des chercheurs influents avaient produit des études séminales… L’histoire mondiale n’était désormais plus documentée ni enseignée de la même façon. Il y avait eu un avant et un après The Rise of the West – même si cet ouvrage, relu après le nettoyage historiographique qu’il avait contribué à engendrer, semble désormais souffrir, à son tour, d’eurocentrisme, car rédigé à la lumière de sources qui étaient alors, à l’époque, forcément eurocentrées.

 

Aux sources des histoires connectée et environnementale

Le grand apport de The Rise of the West a été de s’attarder sur les données démographiques (élaborant une démarche réellement transdisciplinaire), de prendre en compte le temps long et les grands espaces (cinq millénaires d’histoire, le Monde pour terrain), de procédéer par jeux d’échelles et de souligner ainsi que la dynamique de l’Occident était au plus vieille de cinq siècles. Que cette dynamique s’était nourrie des apports orientaux. Et que les civilisations, comme les gens, ne vivaient qu’en échangeant, que ce soient des biens, des coups, des gènes ou des germes. « Le moteur des changements sociaux, insistait William H. McNeill, est le contact avec des étrangers dépositaires de techniques nouvelles et non familières. (…) On ne peut concevoir d’histoire mondiale qui ne prenne pas en compte la circulation des idées et des techniques. » Ce faisant, William H. McNeill ne faisait pas que rédiger le premier ouvrage, à proprement parler, d’histoire globale. Il semait aussi les graines à venir d’une histoire connectée magnifiquement relayée par Jerry H. Bentley, et aussi celles d’une histoire environnementale, incarnée aujourd’hui, entre autres, par son fils John R. McNeill, avec lequel il a cosigné, en 2003, le superbe et synthétique essai d’histoire mondiale environnementale The Human Web: A Bird’s View of World History (W.W. Norton & Company).

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Né à Vancouver (Canada), William H. McNeill a passé les quarante ans de sa carrière d’enseignant-chercheur à l’Université de Chicago (1947-1987), signant une vingtaine de livres. Mentionnons juste deux d’entre eux, qui ont eu la chance insigne (à l’inverse de The Rise of the West) d’avoir été traduits en français – même si ils sont épuisés). Plagues and Peoples (Anchor Press Book, 1977), a été traduit par Claude Yelnick sous le titre Le Temps de la peste. Essai sur les épidémies dans l’histoire (Hachette, 1978). Et The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000 (The University of Chicago Press, 1982), est devenu, traduit par Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an Mil (Économica, 1992). Ces deux ouvrages développent un regard complémentaire, quasi biologique, des évolutions des sociétés, que ce soit à travers le prisme des épidémies ou celui de la technologie guerrière. Ils n’ont pas pris une ride et s’imposent comme des classiques fondateurs d’une histoire environnementale innovante, prise au sens large. Respect.

 

 

L’évolution de l’humanité par elle-même

Nous savons que nos ancêtres ont connu une évolution influencée par leur environnement. Mais pouvons-nous deviner, alors que nous avons entrepris plus ou moins à l’insu de notre plein gré de modifier de fond en comble les biotopes terrestres, de quoi aurons l’air nos descendants ? Les modifierions-nous d’aventure ?

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Le primate en son milieu

Jean-François Bouvet, dans son Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, relève le défi. Il procède à une utile compilation des récents découvertes scientifiques concernant notre évolution d’Homo sapiens depuis quelque 200 000 ans. Un succès de l’évolution que cette bête, passée de quelques milliers d’individus hantant la savane africaine à plus de 7 milliards aujourd’hui. Une image résume le parcours : plus besoin de chasser-cueillir, le supermarché est au coin de la rue. Nous avons bouleversé le taux de CO2 atmosphérique (+ 40 % en deux siècles), disséminé épisodiquement comme à Fukushima quelques nucléotides à longue durée de vie, cultivons des organismes génétiquement modifiés un peu partout – tant pour le soja que pour le colza, 80 % des surfaces cultivées dans le monde –, menaçons la biodiversité mondiale au point d’émuler les grandes catastrophes d’antan avec une sixième extinction… Bref nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, de l’humain-qui-modifie-la-Terre, cela nous le savons.

Ce que nous savons moins, c’est que l’Anthropocène n’est pas qu’une ère géologique dont l’humanité serait l’agent tellurique. Elle est aussi une ère biologique dont l’Humain est acteur autant qu’objet, démiurge et victime. L’Anthropocène transforme nos corps, nous fait muter, défend Bouvet. « Songez que le 7 août 2013 à 15 h 32, le Chemical Abstract Service (CAS), autorité mondiale en matière d’information chimique, ne recensait pas moins de 72 962 494 substances différentes – et 96 de plus seulement vingt minutes plus tard… Un véritable big bang chimique ! » Dans lequel baignent nos organismes.

Récapitulons en quoi nous avons changé, à quoi ressemble ce nouvel Homo mutans qui se change lui-même ? Nous sommes de plus en plus grands ; de plus en plus gros ; de moins en moins fertiles ; de plus en plus sexuellement précoces ; et vivons de plus en plus vieux…

Souvent taille varie…

Commençons par le poncif qui veut que la taille ait toujours eu vocation à s’accroître. Pour autant que nous puissions le deviner, nos ancêtres du Paléolithique étaient… grands ! Les ossements des chasseurs-cueilleurs arrivés en Europe depuis quarante millénaires (à l’époque, les Aborigènes australiens du lac Mungo tutoient le double mètre) montrent des gaillards musclés excédant le mètre quatre-vingts. La femme de Menton (France), vieille de 20 000 ans, aurait affiché sous la toise un insolent mètre quatre-vingt-dix. C’est apparemment la Révolution néolithique qui met un terme à ces belles statures : les paysans du Néolithique mesurent en moyenne 1,60 m. Et mathématiquement, perdent en volume cervical. Ce qui, incidemment, facilite l’accouchement et participerait, entre bien d’autres facteurs, du succès reproducteur des paysans sur les chasseurs-cueilleurs.

D’autres variations de taille se devinent dans les séries statistiques. Elles peuvent être dues, comme les variations de la pigmentation de la peau, à des adaptations au climat : en règle générale, une grande taille facilite la transpiration, de concert avec une peau foncée. Au froid, mieux vaut être trapu et de peau claire pour synthétiser la vitamine D apportée par les rayons solaires. Il semble que les populations grandissent progressivement jusque vers le 12e siècle de notre ère, puis que les tailles s’effondrent de 6 cm – peut-être à l’occasion du Petit Âge glaciaire (13e-19e siècle). À partir de la seconde moitié du 19e siècle, les tailles repartent à la hausse en Europe. La conscription aide à camper des séries statistiques pour les humains mâles, et montre que ceux-ci ont gagné 12 cm en France ce dernier siècle et demi. D’autres facteurs que l’hérédité influent : les apports suffisants en nourriture lors des périodes de croissance (les quatre premières années, puis à la puberté) se révèlent déterminants – un Nord-Coréen mesurerait aujourd’hui en moyenne 20 cm de moins que son cousin de Corée du Sud, alors qu’ils auraient été de stature égale avant la Partition (1953) – ; certaines parasitoses, longtemps très répandues, peuvent aussi limiter la croissance de l’enfant ; et plus on est exposé précocement dans son enfance à un travail pénible, moins on grandit.

Famines, parasitoses, travail des enfants… Ces trois derniers facteurs affectent davantage les milieux pauvres que les riches, ce qui explique que les séries de l’école militaire de Saint-Cyr – l’élite de la Nation – donnent de meilleures moyennes que les bureaux enregistrant les soldats du tout-venant. Pour aller vite, les chiffres disponibles montrent que partout sur la planète, les Humains grandissent – aujourd’hui plus vite dans les pays en développement (Chine), moins rapidement dans des pays riches qui ont déjà connu des gains de croissance importants (États-Unis). La disponibilité en ressources alimentaires et l’allongement des études (donc le non-travail des enfants) contribuent à cette crise de croissance mondiale, qui entraîne aussi un léger renforcement de notre dimorphisme sexuel : l’écart de taille entre hommes et femmes s’accroît doucement.

Nos héritiers ? Obèses et féminisés

Non, décidément, nous ne sommes plus des Cro-Magnons. Notre nourriture devenant de moins en moins coriace, nos mâchoires se sont réduites au point que les 32 dents se bousculent dans nos bouches. Les taux de prévalence de l’obésité (pour bonne part corrélés au niveau de vie) explosent partout sur la planète, suite à une vie de plus en plus sédentaire allant de pair avec une consommation inédite et croissante de graisses, de sucres et d’un cocktail chimique qui, pour être fait de faibles doses, n’en influence pas moins un certain nombre d’évolutions : le bisphénol A diffusé par certains plastiques alimentaires et la tributyltine libérée par les tuyaux en PVC distribuant l’eau courante sont obésogènes, de même que semblent l’être les antibiotiques dispersés dans la nature suite à l’élevage intensif.

Dans un registre similaire, avec les mêmes accusés : la puberté est de plus en plus précoce. Pour les filles, depuis le milieu du 19e siècle, il a été constaté que l’âge moyen des premières règles (marquant la fin du processus de puberté) aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest est passé de 17 à 12 ou 13 ans. Les jeunes filles sportives connaissent cette étape généralement plus tardivement que leurs voisines obèses… La puberté est un processus complexe, faisant intervenir nombre d’hormones facilement perturbables : or le DDT (toujours utilisé dans le monde pour lutter contre les moustiques) comme le bisphénol A ont des molécules proches des œstrogènes. Si l’on commence juste à deviner les raisons de l’avancement de ce stade chez les filles, on se perd en conjectures pour les garçons. Seul reste le constat : leur puberté est plus précoce.

L’évolution, apparemment liée en première ligne à la pollution chimique et aux progrès de l’obésité, affecte largement les jeunes hommes. Ils se « féminisent » : pénis plus court, distance ano-génitale de plus en plus réduite, baisse du taux de testostérone. Les accusés ? Les perturbateurs endocriniens, substances entre autres très largement présentes dans les pesticides ou les cosmétiques, ont souvent des actions anti-androgène (parmi d’autres, certains ayant des actions de type œstrogène, d’autres des effets cancérigènes…). Quant à la qualité du sperme, dixit Bouvet, elle « régresse à une vitesse stupéfiante » : une étude française montre que pour la teneur moyenne en spermatozoïdes du sperme des hommes de 35 ans a décru de près d’un tiers entre 1989 et 2005. Alors que l’indice moyen de 100 millions de spermatozoïdes / mL, calculé dans les années 1950, reste la norme supposée, les prélèvements dans le monde se situent entre 60 et 50 millions aujourd’hui. Les suspects ont noms phtalates, bisphénol A et alii… L’infertilité féminine s’accroissant également (un nouveau suspect fait irruption : les particules fines polluant l’atmosphère…), en parallèle avec le report vers un âge avancé de la conception du premier enfant, nul étonnement devant les progrès fulgurants de la procréation médicalement assistée.

Vieillir, oui, mais combien de temps ?

S’il est un leitmotiv fréquemment entendu, c’est l’allongement de l’espérance de vie. Il a été extrêmement important en un siècle et demi, on le sait. Sans revenir sur tous les débats en cours, notons que si l’espérance de vie continue à croître en France, l’espérance de vie en bonne santé, elle, ne croît plus et a même tendance à baisser. Il y a une décennie que les États-Unis, et d’autres pays développés, ont suivi le même chemin. Aujourd’hui c’est l’espérance de vie, tout court, qui décline chez eux. On peut accuser les effets délétères et à long terme du tabac, ils sont indéniables, reste aussi que l’accès aux soins joue un rôle essentiel dans l’allongement de l’espérance de vie – les Russes, avec le démantèlement des soins de santé basique du système communiste, le savent bien pour en avoir payé le prix fort durant les décennies 1990-2000. D’ici à pronostiquer que le démantèlement progressif des services de santé en France devrait à moyen terme exercer un impact sur l’espérance de vie… Vous prendrez bien un report de retraite supplémentaire ?

Résumons l’essentiel : certaines évolutions (multiplication des accouchements par césarienne, qui altère la faune intestinale du nourrisson ; sélection de l’embryon permettant d’éliminer des maladies héréditaires…) sont culturelles et donc, comme le dit Bouvet, « révisables au gré de l’évolution des mœurs ». D’autres (allongement de l’espérance de vie, augmentation de la taille…) sont à relier aux conditions de vie et « sont réversibles à court terme si lesdites conditions viennent à se dégrader ». D’autres enfin (troubles relatifs à la sexualité et à l’obésité) semblent liées au moins pour partie au big bang chimique. Et on peut parier que ces mutations-là resteront acquises par nos descendants. D’abord parce que les polluants persisteront. Ensuite parce que nombre d’expériences en laboratoire ont prouvé les effets transgénérationnels de ces substances.

BOUVET Jean-François [2014], Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, Paris, Flammarion. La plus grande part de ce billet est issu de la lecture de cet ouvrage. En complément, le lecteur pourra se référer à NISAND Israël et MATTEI Jean-François [2014], Où va l’humanité ?, Paris, Les Liens qui Libèrent ; et De PUYTORAC Pierre [2014], L’Homme. Coauteur de l’évolution, Versailles, Quae Éd.

Et si… la science-fiction rencontrait l’histoire globale ? 1/2

Ces derniers mois ont été publiés Exquise planète, de Pierre Bordage, Jean-Paul Demoule, Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer (Paris, Odile Jacob, 2014) ; L’Effondrement de la civilisation occidentale d’Erik M. Conway et Naomi Oreskes (2013, trad. fr. Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014) ; et Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener de Pierre Cassou-Noguès (Paris, Seuil, 2014). Trois ouvrages, très différents dans leurs sujets et leurs angles, qui ont en commun d’exploiter des rapports entre histoire et science-fiction (SF). Après avoir rappelé ce qu’est l’histoire uchronique, revenant sur une parution antérieure, La Saint-Barthélémy n’aura pas lieu de Joël Schmidt (Albin Michel, 2011), nous allons explorer en quatre actes et deux billets les dangers et apports potentiels de ce type d’approche.

1) L’uchronie peut-elle faire l’histoire ?

L’uchronie est initialement un genre de la SF. Il se décline aussi en histoire contrefactuelle, virtuelle, ou alternative, mélangeant se faisant histoire et fiction. Une uchronie pose une question commençant par : « Que se serait-il passé si… ». Et de se prolonger par exemple d’un « … si les nazis avaient eu la bombe A avant les Américains ? », « … si l’assassinat de Kennedy avait échoué ? », « … si Napoléon avait remporté Waterloo ? », voire « … si les Amérindiens avaient été en mesure de briser l’invasion espagnole des 15e-16e siècles ? »

La dernière question sert de toile de fond à l’uchronie de SF historique La Rédemption de Christophe Colomb (Orson Scott Card, 1996, trad. fr. Arnaud Mousnier-Lompré, L’Atalante, 1998). Réchauffement climatique, hégémonie européenne, réflexions sur l’esclavage, plasticité de l’histoire…, nombre des notions chères à l’histoire globale y sont brassées avec un talent prémonitoire. D’ailleurs, tous les thèmes, toutes les interrogations évoquées dans le paragraphe précédent, et bien d’autres, ont été exploitées dans la SF uchronique. À cette aune se sont illustrés, outre Orson Scott Card, bien des géants de la SF, de H.G. Wells à Christopher Priest, en passant par Philip K. Dick, Michael Moorcock ou Robert Silverberg.

Si l’exercice est parfaitement codé dans les gènes de la SF, l’histoire semble éprouver plus de mal à le digérer. Niall Ferguson a dirigé par exemple un ouvrage de style, demandant à neuf historiens d’imaginer des scénarios de Virtual History. Alternatives and counterfactuals (London, Picador, 1997). Quelques auteurs s’y sont essayés en France. Ainsi Joël Schmidt, avec La Saint-Barthélémy n’aura pas lieu (Paris, Albin Michel, 2011). Son postulat ? À l’aurore de la première guerre de Religion française, la régente Catherine de Médicis serait parvenue à circonvenir les extrémistes des deux bords à l’issue du colloque de Poissy, en septembre 1561.

Dans la réalité, la rigidité du théologien protestant Théodore de Bèze s’est heurtée au dogmatisme du cardinal de Lorraine, Charles de Guise, autour d’une question cruciale : oui ou non, le Christ est-il présent en substance dans l’hostie ? Pour Schmidt, la bascule s’est jouée en une fraction de seconde : alors que Charles allait répondre péremptoirement aux assertions  maladroites de Théodore et ouvrir la voie à huit atroces guerres civiles, il aurait eu un bref rictus… « Et si… » Catherine lui avait alors cloué le bec de toute son autorité ? La France aurait été épargnée par les bains de sang, se serait progressivement et paisiblement convertie au protestantisme, et aurait connu une autre histoire. Le bon roi calviniste Louis XVI aurait accepté une monarchie constitutionnelle, par exemple, avant de mourir à Waterloo en combattant aux côtés de Wellington contre son ex-général devenu empereur. C’est dire si la face du monde en aurait été changée.

Sauf que ? Un micro-événement de cette nature, Catherine proférant la réplique adéquate au bon moment, est-il vraiment en mesure d’infléchir des tendances lourdes, un contexte entier ? Cela n’aurait rien changé aux armées fanatisées de part et d’autre, à la circulation des pamphlets incendiaires, à la violence larvée qui n’attendait qu’un prétexte pour se déchaîner – mieux vaut lire les ouvrages de Denis Crouzet pour s’imprégner de cette histoire-là. De même, si l’archiduc n’avait pas été assassiné à Sarajevo en 1914, qui peut être certain qu’il n’y aurait pas eu de Première Guerre mondiale ? À tout moment, en tout lieu, n’aurait-il pas suffi d’une autre étincelle pour que s’enflamme la poudrière qu’était l’Europe ? Ajoutons que la lecture d’une histoire contrefactuelle de cette facture est dangereuse pour celui qui n’a pas des références solidement assises : a-t-on vraiment besoin de livres flirtant avec l’historique pour enrichir la litanie des perles du bac – Louis XVI tué à Waterloo d’un boulet de canon ? D’ailleurs, quelle étonnante loi que celle-ci, qui s’emploie à faire bifurquer l’histoire au gré d’un événement précis, avant de la faire retomber aussitôt dans ses ornières ? Si Catherine avait converti la famille royale au calvinisme dès les années 1560, qui voudrait parier qu’il y aurait eu une révolution en 1789 ?

2) Pourrait-on tout reprendre à zéro ?

Exquise planète est un exercice ludique et ambitieux d’histoire alternative, à ranger au rayon de la big history contrefactuelle. Le principe est celui du surréaliste jeu du cadavre exquis : l’astrophysicien et grand spécialiste de la SF Roland Lehoucq imagine une planète soumise à des lois physiques se situant aux antipodes, si l’on peut dire, de celles qui régissent la Terre, et pourtant une planète favorable à la vie. Ce premier chapitre une fois rédigé, il sert de point de départ au paléontologue Jean-Sébastien Steyer pour imaginer l’évolution de différentes formes de vie sur cette planète, jusqu’à l’apparition d’organismes collectivement intelligents, les exogrades – des sortes de « nounours à huit pattes ». Rebondissant sur ce deuxième chapitre, l’archéologue (et contributeur ponctuel de ce blog) Jean-Paul Demoule postule que lesdits nounours sont en mesure d’explorer l’espace par une sorte de télépathie. Et que leur attention est attirée par une petite planète bleue, où s’agite une curieuse espèce qui, bien qu’ayant atteint l’intelligence, aurait aussi pu tutoyer, à divers moments, la sagesse, en refusant par exemple d’entreprendre la pénible Révolution néolithique, ou en acceptant au Moyen Âge les Lumières rayonnant d’Extrême-Orient. Le quatrième et dernier chapitre a été confié à un des géants français de la SF, Pierre Bordage, qui imagine un avenir où l’espèce humaine quitte sa planète bleue pour s’essayer à coloniser la planète des nounours arachnoïdes, se référant au Ray Bradbury des Chroniques martiennes.

Si l’initiative est intéressante, et si chacun des auteurs a par le passé produit des ouvrages mémorables, le résultat est dans sa première moitié difficilement lisible pour le profane en sciences dures. Il faut ainsi quelques notions d’astrophysique pour apprécier la cosmologie de Lehoucq, des connaissances en biologie pour savourer l’inventivité cladistique de Steyer. Quant à la partie purement d’histoire contrefactuelle, elle postule entre autres que les premiers agriculteurs finissent par renoncer à gagner leur vie à la sueur de leur front pour en revenir aux joies simples de la cueillette et de la chasse, ou que l’amiral chinois Zheng He vient au 15e siècle civiliser les Parisiens restés à l’écart de la grande Pax sinica. C’est amusant. L’idée de se jouer de codes effectivement classiques en histoire globale permet de montrer, certes, que l’histoire peut être rythmée par des choix. Cependant, le choix du Néolithique n’a pas été un processus simple et unique, qui aurait fait tâche d’huile. C’est un processus multiforme, complexe, qui a opéré plusieurs fois, en plusieurs lieux. Et nul en France n’a mieux que Demoule participé à la diffusion de ce concept (par exemple dans Demoule [dir.], La Révolution néolithique dans le monde, Paris, CNRS Éd., 2010).

Quant aux voyages de Zheng He, ils ont pris place dans un cadre mental et technologique précis. Dans la première moitié du 15e siècle, les jonques chinoises ont voyagé jusqu’en Afrique – la chose est déjà extraordinaire – en exploitant la Mousson. Elles n’avaient pas la possibilité technique de remonter au vent, et donc d’atteindre Paris – si tant est que les commanditaires de l’expédition l’aient souhaité, tant leur cadre mental devait être étranger à cet objectif. Le musulman Zheng He rêvait d’atteindre La Mecque, et la cour chinoise a financé ces coûteuses expéditions pour des raisons de prestige dans un espace, celui de l’océan Indien, auquel elle attachait de l’importance. Aucun Chinois n’aurait alors rêvé d’atteindre Paris. Une telle histoire contrefactuelle devrait être cohérente, faute de quoi elle s’expose à n’être vue que comme un simple divertissement plutôt que comme un outil révélant, justement, que les choix des sociétés influeraient réellement sur leur devenir.

Enfin, avec son extraordinaire trilogie des Prophéties, son cycle de Wang, sa Fable de Lhumpur… Bordage est de loin, parmi les Français, mon écrivain de SF préféré. Le quatrième chapitre, prometteur (une nouvelle de terraformation sur fond de contact avec des intelligences extraterrestres) se révèle un texte entaché d’une impression de déjà-lu, mélange de vieux classiques tels John Brunner (La Planète Folie) ou Harry Harrison (Le Monde de la Mort).

3) Quel avenir pour les marchands de peur ?

Peut-on savoir de quoi demain sera fait ? Oui, affirment Naomi Oreskes et Erik M. Conway : « et si… » tout continue comme c’est parti, business as usual, on peut imaginer qu’en 2093, deux historiens chinois produisent un livre consacré à expliquer ce paradoxe extraordinaire qu’a été le Grand Effondrement de la civilisation occidentale : ou comment une société qui savait parfaitement qu’elle fonçait dans le mur n’a rien fait pour lever le pied de l’accélérateur. Voici donc, livré du futur, le récit de l’Apocalypse qui nous guette : L’Effondrement de la civilisation occidentale.

Retour sur l’origine : on connaît Oreskes et Conway pour leur ouvrage Les Marchands de doute, doté d’un interminable sous-titre qui a le mérite d’en refléter le contenu : Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique (2011, trad. fr. Jacques Treiner, Paris, Le Pommier, 2012). Le livre est à la fois salutaire et documenté, et quelque peu complotiste ; à longueur de pages surgissent les mêmes lobbies, auxquels sont prêtés de très solides et constantes capacités à influer le politique. Mais l’ensemble porte sur les États-Unis, un pays où il suffit d’un bon hoax (« ce gars a des armes de destruction massive ») pour partir en guerre ; alors…

Alors Oreskes et Conway s’appliquent. Ils décrivent, comme rétrospectivement, écrivant notre futur au passé, ce qui peut / ce qui va advenir alors que les négociations internationales continueront à piétiner et que certaines des prévisions des experts, pour partie médiatisées par les rapports du Giec, s’accompliront. L’Australie, pays pourtant pilote en matière d’écologie, sera totalement grillée et dépeuplée. Les réfugiés climatiques (sécheresse, montée des eaux, destruction du tissu social consécutive aux troubles environnementaux…) se multiplieront. Les troubles saperont les démocraties et les pousseront à la dictature verte pour essayer trop tard de sauver les derniers fragments de la civilisation libérale. Et la Chine, ironiquement, restée sous leadership autoritaire, pourra se permettre de déplacer des centaines de millions de personnes et de leur faire accepter des mesures de rationnement propres à lui épargner l’effondrement civilisationnel qui engloutira alors la planète – n’a-t-elle pas su imposer déjà une politique aussi violente que celle de l’enfant unique ? Et voilà pourquoi, en 2093, il n’y aurait plus que des historiens chinois pour parler de nous, à la manière d’un Jared Diamond dissertant sur les Mayas.

Les deux auteurs reconnaissent leur dette envers la SF, surtout vis-à-vis de Kim Stanley Robinson, prolifique auteur, célèbre tant pour ses uchronies (comme Chroniques des années noires, dans lequel la Peste noire éradique la totalité de la population européenne et débouche sur un monde où seuls rivaliseront l’Islam, l’Inde et la Chine) que pour son triptyque mettant en scène le réchauffement climatique comme une succession de cauchemars écologiques (Les Quarante Signes de la pluie ; Cinquante degrés au-dessous de zéro ; Soixante jours et après).

Qu’en retenir ? Oreskes et Conway entendent plaider leur cause en affolant leurs lecteurs (oui, cet avenir est possible), mais il est à craindre qu’ils fassent fausse route : face à ces marchands de peur, les marchands de doute, climatosceptiques ou assimilés, joueront des failles de leur récit. Car une fiction, quand elle se présente comme prospectiviste, sera forcément démentie par les faits. Il aurait été plus sage de faire exclusivement soit de la prospective classique, soit de la SF, que de mélanger les deux.

Conclusion provisoire : il serait possible de conjuguer histoire globale et SF, mais l’exercice semble difficile, voire périlleux. La semaine prochaine, nous explorerons une quatrième voie, celle d’une mise en abîme entre fiction et récit de vie, ouverte de façon convaincante par le philosophe Pierre Cassou-Noguès pour mieux pénétrer la personnalité de Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique. Génie torturé et aussi, on le découvrira, un auteur de polars…

Comment un colon français de l’île de France voit son île et le monde

Un colon français des Mascareignes

Les hasards d’une recherche concernant les magistrats réunionnais au 19e siècle m’ont fait découvrir un document rédigé par un colon de l’île de France (actuelle île Maurice) à la veille de la Révolution française qui présente l’avantage de montrer une réflexion, que l’on pourrait qualifier d’« environnementale », dont l’intérêt majeur est de présenter un caractère multiscalaire. C’est un mémoire présenté par Étienne Boldgerd, colon français et entrepreneur agro-forestier, aux administrateurs généraux de la colonie (le Gouverneur et l’Intendant) visant à préserver la ressource forestière de l’île tout en maintenant une activité agricole. Ce plan envisage les différents problèmes posés par la surexploitation des ressources forestières de l’Ile de France à différentes échelles : locale (l’île), régionale (l’archipel des Mascareignes, l’Ouest de l’océan Indien) et même mondiale.

Thomas Étienne Boldgerd (1748-1818) appartient à la deuxième génération des colons français de l’île de France. Son père, natif de Bretagne, était un employé de la compagnie française des Indes Orientales. Né dans la colonie et devenu très tôt orphelin, Thomas Étienne fut placé sous la tutelle de Réminiac, officier de l’administration de la compagnie, il épousa la fille d’un colon bourbonnais (Ile Bourbon, actuelle île de La Réunion) et fit une carrière dans la Marine puis dans la milice locale. Il exerça également d’importantes fonctions administratives et politiques à l’époque révolutionnaire et napoléonienne. Il termina sa vie comme un riche colon à l’époque où la colonie était devenue anglaise.

Son mémoire de 1789 porte en réalité sur un autre aspect de sa vie : Étienne Boldgerd fut un entrepreneur agro-forestier et se constitua une importante fortune foncière. Son exploitation principale est située au Sud de l’île le long de la Rivière des Citronniers près du Poste Jacotet.

Carte reliefCarte 1. L’île de France

Les différents échelons de sa réflexion sont les suivants : son « quartier », son île, l’archipel des Mascareignes, l’espace indianocéanique et le monde.

Le quartier

Thomas Étienne Boldgerd consacre une grande partie de son mémoire au récit de sa carrière d’entrepreneur agro-forestier. Il a obtenu des concessions dans une partie sauvage de l’île (le Sud) où il a opéré des défrichements, pratiqué des cultures, monté une exploitation forestière et même construit des navires. Dans le cadre de son domaine il a su, suivant le contexte, faire alterner deux types de cycles : cycles forestiers durant les périodes de guerre avec l’Angleterre pour répondre aux besoins militaires et cycles agricoles (périodes de paix). Ses activités ont eu des répercussions sur tout le « quartier » : il a fait reculer le marronnage et il a attiré autour de lui d’autres colons.

L’île et l’archipel

L’échelon insulaire intéresse Étienne. L’île est une escale entre l’Europe et l’Inde, elle sert de point d’appui aux navires français en cas de guerre. Elle fournit eau et vivres aux navires de passage et du bois pour la construction navale. D’où la nécessité de préserver des espaces boisés. Boldgerd dresse d’abord un tableau de l’état des défrichements :

« Les bords de mer, les environs du Port-Louis sont rasés à plus de trois lieues dans les terres, on trouve partout des traces de dévastations. Toute la côte du vent est absolument dépouillée, celle de sous le vent l’est à plus de huit lieues, il en est de même des environs du Port-Bourbon »

Il s’agit là du résultat des défrichements opérés dès l’époque hollandaise et continués à l’époque française à partir de quelques fonts-pionniers correspondant aux lieux où les premiers colons se sont installés (voir carte n° 2).

Defrichement_MauriceCarte 2. Extension des défrichements à l’île de France (fin 18e siècle)

Boldgerd dénonce aussi la destruction irrationnelle des espaces boisés en rapport avec l’extension des espaces cultivés : « Les plus beaux bois de construction étoient abatus et brulés sur le sol. » Contrairement à une partie des colons qui veulent poursuivre la déforestation, il se montre favorable à une véritable réserve forestière :

« cette considérations lui paroit n’avoir pas assez fixé l’attention des personnes qui s’élèvent contre l’étendue des possessions boisées que se sont insensiblement formées quelques habitans de cette île […] cette disposition, dénoncée comme nuisible aux progrès de la colonie, est, en effet très heureuse, en ce qu’elle a servi de correctif au plan de dévastation des bois trop généralement adopté et qu’elle en a arrêté les funestes effets, au moins dans quelques cantons ».

Mais la réflexion d’Étienne Boldgerd dépasse le cadre insulaire. Son raisonnement multiscalaire prend son sens si l’on songe au contexte historique. Nous sommes à l’époque de l’expansion européenne qui se fait aussi bien dans l’océan Indien que dans les Amériques. Cette expansion entraîne une forte rivalité franco-britannique dont le théâtre est nord-américain et indianocéanique (guerre de Sept Ans, guerre d’Indépendance américaine). Le colon français cherche à justifier l’utilité de son île au sein de l’empire colonial français, c’est-à-dire dans un cadre régional et mondial.

L’île appartient à un archipel (les Mascareignes) qui comprend Bourbon et Rodrigue. Étienne évoque les capacités agricoles de l’île Bourbon (La Réunion) comme pouvant compléter celles de l’île de France. Rodrigue n’est pas citée, son rôle, en rapport avec sa taille, est modeste. On sait qu’au 18e siècle, elle a servi aux Français de réserve de tortues. Celles-ci étaient embarquées sur les navires pour lutter contre le scorbut.

L’espace indianocéanique et le monde

L’évocation de ces espaces proches (océan Indien) et lointains (Amérique du Nord et Europe) se fait dans le cadre d’une réflexion sur la double vocation que l’auteur assigne à son île : celle-ci doit être à la fois un « grenier » (fourniture de vivres aux flottes de passages) et un « chantier » (production de bois).

« Dans l’hypothèse que nous soyons réduits à l’alternative de nous approvisionner au dehors ou de bois, ou de grains, le choix pourrait-il être douteux ? Le dernier de ces besoins, plus pressant sans doute ne sauroit être absolu dans aucun temps, notre sol et celui de Bourbon sont des ressources assurées contre la disette, avec un peu de prévoyance, l’Europe et l’Amérique septentrionale nous rapportent des farines ; toutes les côtes voisines nous offrent des ris et des bleds, et l’importation de ces denrées est aussi facile que peu couteuse. Il n’en est pas ainsi des bois où les prendrons-nous ? Combien de difficultés n’éprouverons-nous pas pour l’extraction ! combien de dépenses pour le transport ! »

Thomas Étienne intègre donc son île dans un système-monde créé par l’expansion coloniale européenne (voir carte n°3). Il préfère accentuer la vocation forestière de la colonie (vocation à laquelle il a pris une part active dans le cadre de sa propre exploitation) car il sait que les Mascareignes peuvent compter sur d’autres espaces : Madagascar (les « côtes voisines »), l’Amérique du Nord et l’Europe. La capacité de ce contemporain des Lumières à raisonner à plusieurs échelles s’explique par plusieurs facteurs.

carte1bis_hammerCarte 3. Les Mascareignes dans le système-monde français

Étienne Boldgerd est un membre de la diaspora coloniale française, un « colon de la seconde génération » des Mascareignes. Son père est né en France et lui aux colonies. Il a lui-même voyagé : il a fait une carrière dans la marine (1762-1766) qui l’a sans doute amené à voyager dans l’océan Indien et il a épousé une Bourbonnaise. L’île de France est un lieu de passage entre l’Europe et l’Inde, une colonie cosmopolite. On sait par ailleurs qu’Étienne a rencontré Bernardin de Saint-Pierre (celui-ci narre sa rencontre avec le colon dans le récit de son voyage à l’Ile de France, août 1769). D’une manière plus générale Thomas Étienne est un contemporain de l’expansion coloniale française et de la rivalité britannique, c’est-à-dire qu’il a vécu à une époque qui constitue une phase majeure de la mondialisation.

Ce billet est inspiré de l’article du même auteur, 2013, « Les enjeux de la préservation de la forêt dans l’océan Indien au XVIIIe siècle. Expérience et réflexion d’un colon de l’Ile de France (actuelle Ile Maurice) »Revue de géographie historique, N° 3.

Un si altruiste prédateur

La biodiversité globale est menacée. Manifestant une prise de conscience, le terme de sixième extinction qualifie la disparition massive et contemporaine de la faune (et de la flore), comparable par son ampleur à quelques phénomènes passés, comme l’extinction des dinosaures à la fin du Crétacé il y a 65 millions d’années (Ma). Une différence, mais de taille : si les extinctions d’antan avaient des causes naturelles (climatiques, volcaniques, peut-être cosmiques…), la présente sixième extinction biologique est pour l’essentiel d’origine anthropique – on rejoint ici le concept d’Anthropocène.

Plusieurs débats agitent la communauté des spécialistes autour de ces concepts de sixième extinction et d’Anthropocène. Ce billet explore celui de la datation des débuts de la sixième extinction – nous utiliserons ce terme par commodité, et parce qu’il est largement usité, pour qualifier la présente extinction, ayant bien noté que certains auteurs préfèrent parler de crise de la biodiversité ou ne retiennent que deux grandes extinctions antérieures. Quand peut-on déceler les premières manifestations de la sixième extinction ? Au 20e siècle ? Ou il y a 2,5 Ma ? Et que nous disent ces débats de la nature humaine ?

 

Que sont devenues les hyènes d’antan ?

Projetons-nous en Afrique orientale, il y a 7 Ma, bien avant le moment où ce lieu s’apprête à endosser le rôle du « berceau de l’humanité ». Foisonnent alors les grands carnivores, hyènes à longues pattes, chiens-ours géants (amphicyonidés, famille de Carnivora aujourd’hui éteinte), mustélidés aussi imposants qu’un léopard, félidés à dents de sabre, ursidés et viverridés de bonne taille, etc. – une diversité dont les actuels carnivores africains de plus de 20 kg (les vedettes des safaris que sont les lions, panthères, guépards, hyènes et lycaons) ne sont plus que le pâle reflet. Et pourtant, de nos jours, l’Afrique est le continent qui abrite la plus grande variété de mégafaune, les animaux de plus de 100 kg devenus exceptionnels dans le reste du monde, sauf en Asie. Or Homo est en Afrique depuis au moins 2,5 Ma, en Asie depuis env. 2 Ma.

L’explication : les humains auraient conquis le monde par la chasse, anéantissant ici le mammouth, là l’oiseau-éléphant… Si la légende de massacres insensés de rennes ou de chevaux, née dans l’étude ancienne de sites comme celui de Solutré (Bourgogne), est abandonnée, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de la faible densité de ses populations préhistoriques, l’humain se devine dès ses débuts comme un chasseur susceptible d’impacter fortement les milieux dans lesquels il s’installe. Certains chercheurs voient ainsi dans la disparition quasi totale de la mégafaune américaine, australienne ou européenne, il y a quelques dizaines de milliers d’années, l’amorce de la sixième extinction. On supposait jusqu’ici qu’en Afrique (et secondairement en Asie), coévoluant avec les progrès cynégétiques de l’humain, les grands animaux avaient appris à l’éviter. Franz J. Broswimmer, popularisant la notion d’écocide, estime ainsi qu’au cours du Pléistocène (soit la période qui va de l’apparition des Homo, – 2,5 Ma, aux débuts du Néolithique il y a 12 000 ans), les humains ont dépeuplé l’Australie de 94 % de ses grands mammifères, l’Amérique du Nord de 73 %, l’Europe de 29 % et l’Afrique de 5 % [Broswimmer, 2002].

 

Le vrai roi des animaux

Les travaux du paléontologue suédois Lars Werdelin bouleversent aujourd’hui ce consensus [Werdelin, 2013, 2014]. Ils montrent que, dans la période allant de – 2,5 à – 1,5 Ma, les grands carnivores est-africains ont connu un effondrement spectaculaire de leur « richesse fonctionnelle », soit la diversité des niches écologiques occupées par ces carnivores. Cette richesse fonctionnelle passe il y a 1,5 Ma à 1 % de ce qu’elle était à son apogée il y a 3,3 Ma, ce qui revient à dire que la quasi-totalité des carnivores de plus de 20 kg disparaît alors de nombreux biotopes. Or ce moment coïncide avec l’essor de l’hominisation et la modification du régime alimentaire de nos ancêtres, qui consomment de plus en plus de viande. La plus vieille trace de coupe visible sur un os remonte à 3,4 Ma – ce qui amène à un débat subsidiaire : Homo n’étant pas supposé présent à ce moment, le boucher serait-il un autre homininé, Australopithèque ou Paranthrope ? Notre image d’un Homo seul concepteur d’outils subit un nouvel accroc – on sait aussi désormais que nos cousins chimpanzés peuvent occasionnellement chasser en groupes, procédant à des battues, utiliser ponctuellement des projectiles (Patou-Mathis, 2009], se faire la guerre et entretenir des traditions culturelles sur la base de l’utilisation d’outils…

Le constat de cette première vague d’extinctions corrélée à l’émergence de l’homme lève d’autres questions, dont celle du procédé : cette victoire des hominidés dans un passé très reculé a pu se produire par superprédation (les humains auraient tué délibérément les prédateurs concurrents) ou par concurrence (ils auraient monopolisé les proies et affamé leurs rivaux). Sans oublier le rôle des déterminants environnementaux, l’Afrique connaissant alors une aridification partielle. Les 6 Ma nous ayant précédés sont marqués dans leur ensemble par une série de glaciations, une vague de refroidissement qui accumule de la glace sur les pôles et aridifie une partie des Tropiques. Ce refroidissement assèche entre autres l’Afrique de l’Est, et initie des changements des milieux, notamment des couverts végétaux, jouant sûrement un rôle dans l’hominisation : notre évolution de primates arboricoles vers la bipédie aurait été confortée sinon poussée par la logique de s’adapter à un environnement plus aride, avec moins d’arbres, plus d’espaces découverts, etc.

 

L’humain, un agressif altruiste

Vient aussi la nécessité de trouver de nouvelles ressources alimentaires : les paranthropes développent une dentition de brouteurs, les Homo se lancent dans la chasse, se procurant un apport massif de protéines, ce qui nourrira la croissance très importante de leur cerveau. Et la chasse en retour favorise le développement des capacités anticipatrices vitales pour garder une longueur d’avance sur le gibier. Alimentation, milieu, comportement et évolution ont partie liée. Le temps d’apprentissage du petit humain s’allonge, douze ans de vulnérabilité (quand la gazelle est capable de courir dans l’heure qui suit sa naissance), et pour les Homo, seule la coopération du groupe aurait permis de faire survivre les enfants. Cette coopération, également indispensable à des chasses de plus en plus efficaces, mènerait, à un moment à définir, au langage, et ferait de l’humain un animal paradoxalement à la fois très agressif et très altruiste. C’est cet altruisme qui aurait été le « catalyseur de l’humanisation », dit Marylène Patou-Mathis [Patou-Mathis, 2013].

Ne maîtrisant pas le feu, comment les hominidés d’il y a 2 Ma auraient-ils été capables d’exterminer des lions ou des hyènes bien plus puissants qu’eux ? Certes, les outils et projectiles peuvent conférer un avantage physique. Plus important, l’humain altruiste et coopératif partage avec le loup l’avantage inestimable de chasser en groupes coordonnés – c’est un singe extrêmement sociable, un « primate caractérisé par une socialité intense », selon la formule de Paul Shepard [Shepard, 1998]. Les humains auraient aussi pu vaincre indirectement, sans affronter leurs rivaux mais en leur dérobant leurs proies. Un vieux débat reprend alors : étaient-ils à leurs débuts charognards, vrais chasseurs ou mêlaient-ils plus probablement, à l’image des loups, une prédation sur les animaux les plus faibles à une recherche de cadavres à dérober à d’autres prédateurs ? Enfin, selon Werdelin, le meilleur atout adaptatif de notre espèce aurait été d’être omnivore – manger de tout permet de s’adapter à tous les aléas des niches écologiques, et de survivre quand des rivaux plus spécialisés périssent.

On le sait aussi, un phénomène aussi complexe qu’une extinction n’est pas mû par un seul facteur – la prédation humaine a joué un rôle, les variations climatiques de même. Excluons donc les hypothèses monocausales, mais rappelons aussi qu’une action sur un élément peut exercer un effet de levier très important : la disparition des grands carnivores affecte ainsi massivement le couvert végétal, puisque les gros herbivores dont ils se nourrissaient prospèrent alors sans limite et détruisent le couvert végétal. Ce qui peut aboutir à des bouleversements d’amplitude géologique.

Le débat sur les causes des extinctions locales et récentes de mégafaune, en Australie, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande ou en Patagonie, s’est dans le passé limité trop souvent à un affrontement entre partisans de l’extinction par action directe de l’homme et avocats de l’action du climat. La dernière hypothèse n’est plus tenable, car ces vagues d’extinctions massives ont eu lieu en un clin d’œil géologique – quelques siècles – coïncidant toujours avec les traces de l’arrivée de l’Homme moderne, alors que les géants qui disparaissent avaient survécu à des millions d’années de variations climatiques. Le climat est certes un acteur de l’histoire, et si l’humain n’est peut-être pas le seul responsable des extinctions de mégafaune, il en a été le premier agent, cumulant des effets directs par prédation et des effets indirects par répercussion sur l’environnement. Pour résumer : l’arrivée de l’Homme moderne aurait partout amorcé une spirale dégressive. Par la destruction de la mégafaune, les humains auraient propulsé la biodiversité des milieux conquis en chute libre, selon un mécanisme probablement similaire à celui proposé pour la Patagonie par Alberto L. Cione et ses collègues [Cione et al., 2003].

Il faut prendre ces extinctions du passé récent comme autant d’indicateurs, de microrépétitions du grand drame qui se joue aujourd’hui à l’échelle mondiale, alors que le tiers ou la moitié des espèces animales au minimum sont estimées condamnées à brève échéance. Comme pistes de réflexion anticipatrices aussi, à l’heure où des chercheurs en quête de crédits évoquent par exemple un possible « Pleistocene rebuilding », visant à réintroduire des animaux disparus par sélection génétique (comme l’auroch) ou par séquençage de leur ADN (comme le mammouth), afin de réinstaurer l’équilibre des biotopes préexistant à l’arrivée des humains.

 

BROSWIMMER Franz [2002], Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, trad. fr. Jean-Pierre Berlan, Paris, Agone, 2010.

CIONE Alberto L., TONNI Eduardo P. et SOIBELZON Leopoldo [2003], « The broken zigzag: Late Cenozoic large mamal and tortoise extinction in South America », Buenos Aires, Rev. Mus. Argentino Nat., n° 5(1).

COURTILLOT Vincent [1995], La Vie en catastrophes. Du hasard dans l’évolution des espèces, Paris, Fayard.

DELORD Julien [2010], L’Extinction d’espèce.
Histoire d’un concept et enjeux éthiques, Paris, Publications scientifiques du Muséum.

LEAKEY Richard et LEWIN Roger [1995], La Sixième Extinction. Évolution et catastrophes, trad. fr. Vincent Fleury, Paris, Flammarion, 1995, rééd. coll. « Champs Sciences », 2011.

PATOU-MATHIS Marylène [2009], Mangeurs de viande. De la Préhistoire à nos jours, Paris, Perrin.

PATOU-MATHIS Marylène [2013], Préhistoire de la violence et de la guerre, Paris, Odile Jacob. Notons que la chercheuse s’élève au passage contre l’hypothèse qui nous fait descendre d’un « singe tueur » – selon elle,  nos ancêtres auraient su réguler leur agressivité, à l’image des sociétés animistes de chasseurs-cueilleurs, qui encadrent de tabous et rituels la mise à mort des animaux.

RAMADE François [1999], Le Grand Massacre. L’avenir des espèces vivantes, Paris, Hachette.

SHEPARD Paul [1998], Retour aux sources du Pléistocène, trad. fr. Sophie Renaut, Éditions Dehors, 2013. Notons que ce philosophe écologiste voyait dans les chasseurs-cueilleurs des êtres vivant en harmonie avec la nature, sachant réguler leurs prédations. À  l’inverse de la majorité des travaux exposés dans cet article.

WERDELIN Lars et LEWIS Margaret E. [2013], « Temporal change in functional richness and evenness in the Eastern African Plio-Pleistocene carnivoran guild » [www.plosone.org], Plos One, 6 mars 2013.

WERDELIN Lars [2014], « Le vrai roi des animaux », Pour la science, n° 436, février 2014.