L’héritage néolithique. Entretien avec Jean Guilaine

Jean Guilaine, professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, est l’auteur notamment de Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Fayard, 2008 ; Pourquoi j’ai construit une maison carrée, Actes Sud, 2006 ; La Mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ, Hachette, 2005 ; De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, 8000-2000 avant J.-C., Seuil, 2003. Rencontre avec un grand nom de la préhistoire, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Gallimard, 2011.

Votre dernier livre : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, expose magistralement l’état des recherches sur le Néolithique. Pourtant vous ne faites, sauf lecture inattentive de ma part, qu’une mention anecdotique de chacun de ces noms. Pourquoi ce titre ?

Jean Guilaine : Mon intention première était d’intituler ce livre « Caïn, Abel, Ötzi et les autres », c’est-à-dire de désigner l’ensemble de l’humanité néolithique et pas seulement trois figures emblématiques (dont deux imaginaires). Poussé par mon éditeur, je m’en suis finalement tenu aux trois personnages-symboles pouvant représenter un condensé de la période : d’un côté le premier cultivateur et le premier pasteur de la planète (tels que les nomme le mythe biblique), de l’autre Ötzi, déjà usager de la métallurgie et contemporain d’une époque où tensions et inégalités signent plutôt le stade terminal du processus.

Nous connaissons grâce à l’anthropologie des milliers de sujets néolithiques mais ils sont terriblement anonymes, d’où le recours à l’artifice du titre. Sur la rivalité des deux frères, l’Ancien Testament est peu loquace. Caïn, agriculteur sédentaire, présente sans succès au Seigneur les fruits de la terre. Abel, le pasteur, lui offre les bêtes de son troupeau. Ses présents sont appréciés peut-être parce qu’Abel est un sacrificateur, qu’il va jusqu’à faire couler le sang de ses brebis. Jaloux, Caïn tue son frère et est condamné à l’errance. Il ne m’appartenait pas de faire l’exégèse de cet événement sinon dire que très tôt, au Proche-Orient, les premières communautés sédentaires ont donné naissance, sur les terres peu aptes à l’agriculture, à un nomadisme pastoral pour tirer également parti d’un environnement réfractaire. Le mythe peut refléter la compétition pour certains espaces frontaliers entre les tenants des deux économies.

Si Caïn et Abel sont deux figures mythiques, Ötzi est un personnage historique, ou plutôt archéologique. Que savons-nous de lui aujourd’hui ?

J.G. : On fête cette année les vingt ans de la découverte d’Ötzi dont la momie congelée a été retrouvée à plus de 3 000 m d’altitude sur la frontière austro-italienne. Ce sujet, qui a vécu à la fin du 4e millénaire avant notre ère, est devenu depuis un authentique « personnage » archéologique dont on peut voir la dépouille au musée de Bolzano. On l’a beaucoup étudié au plan anthropologique (taille, morphologie, état sanitaire, tatouages, ADN, etc.). On a analysé par le détail ses vêtements et son équipement (armes, outils, contenants). Mais au-delà de ces recherches anatomiques et archéologiques, la curiosité des chercheurs et du public s’est beaucoup focalisée sur les circonstances de sa mort, fait social.

On l’a cru d’abord mort de froid mais l’on s’est ensuite rendu compte qu’il avait reçu dans l’épaule un projectile mortel. Il semble aussi qu’il se soit battu avec plusieurs personnes. Autant de données signant une atmosphère de violence. La dernière hypothèse proposée fait état d’une sépulture en deux temps : Ötzi aurait pu être tué à basse altitude et sa dépouille placée dans une sépulture provisoire. Plus tard, son corps aurait été transporté sur un sommet alpin (peut-être sur un territoire revendiqué par les siens) et mis en terre avec tout son équipement, celui-ci étant pour partie un simulacre (son arc et la plupart de ses flèches n’étaient pas fonctionnels). Sépulture rituelle d’un défunt, devenu un ancêtre, inhumé avec une évidente mise en scène, nanti des attributs dus à son rang ?

À vos yeux, que reste-t-il du Néolithique aujourd’hui ?

J.G. : Il y a deux aspects dans le legs du Néolithique : matériel et idéel. Au plan matériel, notre alimentation végétale est aujourd’hui fondée sur les trois principales céréales (blé, riz, maïs) issues de la néolithisation, tandis que notre nourriture carnée provient pour beaucoup d’animaux domestiques. Cette « révolution » fut aussi le moment où apparut toute une série d’innovations techniques : systèmes hydrauliques (puits, barrages, irrigation), exploitations minières (silex puis minerais), outils de déforestation, instruments agricoles (araire, fléau, planche à dépiquer), attelage, véhicules à roues (chars, chariots), sceaux et premiers indices de comptabilité, etc.

D’autres traits culturels ont carrément conditionné la trajectoire humaine jusqu’à aujourd’hui : la maison pérenne (lieu impliquant une histoire familiale et une généalogie), le village à vocation agricole (la ville introduira ensuite un nouveau seuil dans le regroupement des populations), le territoire exploité pour la production de nourriture et symbole de l’appropriation d’un espace.

SH : À vous lire, la néolithisation est corrélée à nombre de processus dont nous sommes les héritiers. Nous assisterions alors il y a dix millénaires à l’émergence de nouveaux rapports symboliques, qu’ils aient trait à la perception de l’espace et du temps, aux rapports avec les morts et les divinités… Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences induites par ces changements ?

J.G. : Mais c’est peut-être, par-delà ce cadre matériel, toute une série de comportements sociaux et symboliques que le Néolithique a favorisés. Au niveau de la maison d’abord se détermine la place physique et mentale de chaque occupant. Les aménagements domestiques renvoient à des gestes, à des idées, à des codes qui s’incrustent dans l’inconscient.

Le village est aussi un espace dans lequel se construisent le respect de certaines règles de sociabilité, le sentiment identitaire, la notion de racines et d’appartenance à une même entité. Cet esprit communautaire n’empêche pas l’expression de comportements plus individuels : le besoin de se distinguer par des marqueurs personnels (armes, parures) ; celui de briller, de se mesurer à autrui, d’acquérir du prestige. Le village néolithique est très vite devenu un laboratoire de fabrication du pouvoir et le siège d’inégalités. En Europe du Sud-Est, vers – 4 500/- 4 000), deux millénaires seulement après l’arrivée des premiers cultivateurs, des privilégiés sont enterrés à Varna avec une profusion de richesses. À la même époque d’autres dominants se font inhumer en Armorique sous de vastes tertres avec des pièces exotiques de haute valeur (roches alpines d’apparat, variscite ibérique).

Un nouveau sentiment lie désormais les morts aux vivants. Les défunts sont revendiqués comme les fondateurs du territoire, ils sont la légitimation des origines de la communauté et le ciment de celle-ci dans le temps. Ils acquièrent le statut d’ancêtres et sont vénérés pour cela (le mégalithisme en est l’expression). Les ancêtres des groupes dominants finiront par devenir des divinités veillant sur l’ensemble de la population.

Le Néolithique inaugure donc, à travers des localités désormais stables, des notions qui sont demeurées en nous : sens de l’identité, règles de sociabilité, goût de la distinction, quête du prestige, sens de la compétition et du pouvoir, constitution de clientèles et d’obligés, contestation des élites, etc. Les néolithiques sont « modernes ».

Une autre rupture du Néolithique, dont les effets sont allés s’amplifiant, serait une modification de notre rapport au milieu. Je me rappelle avoir entendu votre collègue Pascal Depaepe dire que si le paléolithique était l’environnement subi, le néolithique était l’environnement agi…

JG : Évidemment c’est peut-être le legs du Néolithique qui, aujourd’hui fait le plus problème. Tout au long des temps paléolithiques, l’homme restait soumis aux rythmes climatiques et se moulait dans les environnements que la nature lui proposait. Avec le Néolithique, le voici désormais acteur de son propre milieu puisqu’il a désormais la possibilité de modeler celui-ci à sa guise et de l’artificialiser.

Pour bâtir leurs villages, cultiver, faire paître leurs troupeaux, les néolithiques ont eu besoin d’espace. Par le feu et la hache à lame de pierre, ils ont troué les forêts. En favorisant l’ouverture du paysage, ils ont généré les premiers phénomènes érosifs : transferts de sédiments, appauvrissement des sols. En Eurasie, la destruction du couvert végétal aurait entraîné, dès – 6 000, une première augmentation du gaz carbonique. Ces agressions sont toutefois demeurées modestes, la nature pouvant un temps contrer les effets négatifs de ces blessures.

Pour autant, un pas décisif était franchi. Poussées démographiques, moyens techniques mais surtout absence de régulation des capacités biologiques, stratégies économiques et soif de profits ont, par la suite, fait de l’homme un manipulateur sans scrupules de son environnement. Le message prometteur du Néolithique – une nourriture assurée pour tous – s’est perdu sur les chemins de l’Histoire.

Propos recueillis par Laurent Testot

Note
Ce texte est la version longue de l’entretien publié dans le n° 227 de Sciences Humaines sous le même titre.

Les échanges commerciaux de l’Afrique subsaharienne avec l’Asie

On sait que les continents géographiques sont des constructions relativement arbitraires, trop souvent susceptibles de prédéterminer notre jugement [Grataloup, 2009] et donc d’éluder des phénomènes importants. Évitant précisément ce danger, beaucoup d’africanistes ont montré combien le désert du Sahara a constitué historiquement, entre les sociétés qui le bordent, à la fois une séparation majeure et un espace de mise en relation, au même titre du reste que les étendues maritimes bordant l’Afrique subsaharienne vis-à-vis du Proche-Orient et de l’Asie du Sud [Manning, 2010]. Il y a de fait de grandes homologies entre les relations commerciales transsahariennes et les relations marchandes de la mer Rouge ou de l’océan Indien occidental. Faisant ainsi de l’Afrique du Nord un espace partenaire similaire, pour l’Afrique noire, des mondes yéménite, omanais, voire indien, nous pouvons identifier l’Afrique subsaharienne comme un pôle d’échange éventuellement plus pertinent que la totalité du continent africain.

Sur cette hypothèse, la question que nous proposons d’aborder aujourd’hui est celle des échanges de cette Afrique-là, non pas avec l’Europe (question éminemment rebattue), mais avec l’Asie, de l’Arabie jusqu’au Japon. Ce faisant il apparaît rapidement que, sur deux millénaires ou plus, l’Afrique noire a presque exclusivement exporté des produits primaires pour importer en retour des produits fabriqués, souvent des produits assurant un prestige social à ses possesseurs (soie et céramique chinoises, textiles indiens notamment). On trouverait donc ici une structure économique très ancienne, de fait bien antérieure à la colonisation européenne, avec au passage des groupes sociaux tirant profit de ce commerce, sans pour autant le faire servir à une accumulation productive (voir sur ce blog, l’étude de la société swahilie, le 6 juin dernier). On peut sans doute synthétiser ces échanges autour de la circulation des biens, des métaux précieux et des hommes. Mais ce bilan ne serait pas pertinent sans une présentation des parcours intéressant l’Afrique subsaharienne, que ce soit pour ses propres produits ou ceux qu’elle importe, et le repérage des destinations finales des produits africains, souvent très lointaines, et ce depuis longtemps.

Sur cette question des parcours, ce qui frappe, c’est la profonde intégration des trois frontières de l’Afrique noire (transit saharien, commerce de la mer Rouge, échanges de la côte swahilie) dans le système des routes asiatiques. Ces trois commerces débouchent respectivement en Afrique du Nord et en Égypte, en Arabie (notamment Yémen et Oman) et en Perse. Les produits transsahariens arrivés en Égypte, comme les produits de la Corne abordant l’Arabie et non consommés sur place, prennent logiquement la route de l’Inde par l’océan Indien occidental. Les produits parvenus en Perse, soit reprennent la même route maritime via le golfe Persique, soit se retrouvent au niveau de la route continentale de la Soie (via Rayy, Merv et Boukhara jusqu’au 13e siècle, Ispahan et Boukhara ensuite). Les biens africains trouvent donc des débouchés en Asie centrale ou en Inde. De l’Asie centrale, ils repartent facilement vers la Chine, le Tibet ou la Mongolie (allant alors à l’extrémité de la route de la Soie) mais aussi la Russie. De l’Inde, qui en prélève une part importante, ils rejoignent l’Asie du Sud-Est et la Chine par l’océan Indien oriental, gagnant la mer de Chine par l’isthme de Kra (Malaisie aujourd’hui) et le Funan (Sud-Cambodge), jusqu’au 4e siècle, par les détroits de la Sonde, puis de Malacca, ensuite. À partir du 7e siècle, ils pénètrent en Chine par le port de Canton, siège de communautés arabe et persane importantes.

On peut repérer les parcours précis de certaines marchandises africaines. Prenons l’exemple du premier cycle systémique, c’est-à-dire les six premiers siècles de notre ère (pour le repérage de ces cycles, voir Beaujard [2009]). C’est en premier lieu la myrrhe du Nord de la Corne qui est exportée par des commerçants arabes, puis largement revendue aux Indiens. Ces derniers, essentiellement Cholas du Sud, en font (avec l’encens africain ou arabe) un produit phare transporté jusque sur l’isthme de Kra et au Funan, puis vers la Chine, avant que les commerçants des îles de la Sonde ne lui substituent leur benjoin (4e siècle). L’encens suit exactement le même trajet et finit par être lui aussi partiellement substitué par des résines de pin indonésiennes… La corne de rhinocéros aboutit très largement en Chine où ses supposées vertus aphrodisiaques sont toujours d’actualité, parfois après avoir été réduite en poudre, sans doute pour l’essentiel par la route océanique. Au cours du deuxième cycle systémique (600-1000), outre l’or et les esclaves qui seront analysés plus loin, c’est l’ivoire qui décolle, essentiellement utilisé en Inde pour fabriquer des manches de poignard ou des fourreaux d’épée, et qui vient compléter la production propre de ce pays. Le bois de construction, originaire de la mangrove de la côte est-africaine, finit sa course dans le golfe Persique et à Bagdad. Quant à l’ambre gris, il vient compléter les productions locales, dans l’ensemble de l’océan Indien, en tant que fixateur de parfum. Il en va de même des carapaces de tortue, utilisées dans toute la région dans des travaux d’incrustation et pour la fabrication de peignes.

Dans le troisième cycle systémique (11e-14e siècles), on mentionnera d’abord l’ivoire, notamment à destination de Byzance, mais qui, selon le Zhao Rugua (chronique chinoise de l’époque Song [2010]) parviendrait aussi en Chine à partir du port de Murbât en Hadramaout (Yémen). Faisant le bilan des produits que les chroniques de l’époque mentionnent comme arrivant en Chine, Beaujard [2007, pp. 64-65] recense, sur la période, des gommes aromatiques, de l’aloès, du bois de santal jaune et des carapaces de tortue. Le sang-dragon, substance résineuse d’origine végétale originaire de Socotra, serait aussi importé en Chine pour servir dans la préparation des vernis et encres. Nouvelle exportation, le quartz n’irait pas plus loin que l’Égypte, tandis que café et musc de civette s’arrêteraient en Arabie. À partir du 15e siècle et de l’expansion du quatrième cycle systémique, les mêmes produits continuent à pénétrer en Asie. Deux différences majeures cependant. Entre 1405 et 1433, l’intrusion des grandes jonques chinoises de Zheng He dans l’océan Indien amène, pour un temps, un approvisionnement direct de l’Extrême-Orient en produits africains. De même l’irruption des Portugais sur la côte est-africaine, à la toute fin du siècle, dynamise les exportations locales vers l’Inde et le reste de l’Asie, tout en constituant un monopole pour l’exportation de l’ivoire.

Pour ce qui est de l’or africain, on sait ce que fut son rôle dans la frappe du dinar, à l’instigation notamment de la dynastie égyptienne des Fatimides, au 10e siècle. Certes, l’or du Soudan et de l’Afrique de l’Est n’est pas la seule source de ce métal précieux pour l’Empire musulman : l’Arabie occidentale, le Caucase, l’Arménie, l’Oural et l’AltaÏ fournissent des apports anciens, désormais bien contrôlés par le pouvoir omeyyade puis les Abbassides. Mais l’or du Soudan constitue une source très nouvelle, et surtout quantitativement plus importante que les autres à partir du 8e siècle. En ce sens, l’or des caravanes transsahariennes constitue un facteur de bifurcation de l’histoire globale. Jusque-là, déficits commerciaux aidant, l’Europe perdait son or au profit de Byzance et celle-ci au profit de la Perse sassanide, laquelle l’engloutissait dans la thésaurisation (bijoux, mobilier précieux) et l’utilisait en achats auprès de l’Inde, elle-même grande thésaurisatrice. Ce circuit tendait donc à se bloquer de lui-même et c’est bien pourquoi la découverte de l’or du Soudan constituait une irrigation précieuse pour l’économie eurasiatique. Et de fait, cet or ne reste pas en Afrique du Nord mais « chemine vers les régions de grosse production qui travaillent pour le commerce d’exportation : l’Égypte avec son blé, ses papyrus et ses étoffes, la Mésopotamie avec sa canne à sucre et ses tissus. Il chemine aussi vers les régions de transit où arrivent les marchandises provenant de l’extérieur du monde musulman (…), les places qui reçoivent les produits de l’Asie, les épices notamment, les centres marchands de l’Asie centrale, Samarkand, Boukhara, le Kwarizm, qui commandent les routes vers les fleuves russes, le pays des Turcs, la Chine et l’Inde » [Lombard, 1971, p. 132]. Il est donc certain qu’une partie de cet or a terminé sa course en Inde et en Chine. Mais pour ce dernier pays, il ne peut s’agir que d’or thésaurisé dans la mesure où la Chine ne frappait pas de pièces d’or, passant d’un système monétaire fondé sur le bronze jusqu’au 13e siècle à un système basé sur l’argent à partir de la dynastie Ming.

Autre « produit » spécifique, les esclaves, qui seront très rapidement envoyés en Asie. Lors du premier cycle systémique, la traite orientale semble se concentrer sur la côte est-africaine, des esclaves arrivant en Somalie pour être redirigés sur l’Égypte. Mais on mentionne déjà des « esclaves Kunlun, grands et noirs, présents en Chine sans être sûr qu’il ne s’agit pas de captifs d’origine papoue » [Beaujard, 2007, p. 37]. C’est lors du deuxième cycle systémique, à partir du 7e siècle, que la traite orientale se développe véritablement. Des esclaves Zanj quittent le port de Pemba pour rejoindre l’Oman et Bassora. Selon Lombard [1990, t. 2, p. 30], on en retrouverait des quantités importantes en Indonésie. De là, des ambassades d’États insulindiens en auraient amené dans la Chine des Tang, à la capitale Chang’an où il est de bon ton de disposer de serviteurs noirs. Cette présence ne constituera pas un feu de paille : au début du 12e siècle, les riches de Canton possèdent habituellement des esclaves noirs. Ceux-ci se retrouveraient aussi comme soldats sur des jonques chinoises vers 1225 [Hirth, Rockhill, 2010] et « Ibn Battûta note, en 1355, l’emploi dans les villes chinoises de serveurs noirs comme gardiens » [Beaujard, 2007, p. 58]. La présence des Africains concerne aussi l’Inde : Manning [2010, p. 39] évoque les immigrants Habshi (venant de la Corne de l’Afrique) et Siddi (de la côte Sud-Est) pour le 13e siècle, certains ayant atteint une position sociale d’influence, parfois esclaves affranchis mais aussi venus comme hommes libres. Au 15e siècle, les guerriers africains constituaient le fleuron de l’armée du sultanat de Delhi, puis une composante non négligeable des forces de l’Empire moghol [ibid., p. 68]. Ils seront également employés dans les troupes ottomanes… En tout état de cause, l’impact des réseaux commerciaux issus du monde musulman a été déterminant dans cette géographie, comme du reste dans la dynamique initiale de la traite. Pétré-Grenouilleau [2004, pp. 94-105] en a remarquablement montré les déterminants tout en développant la profonde synergie entre la traite marchande et la formation des empires du Soudan.

Au final, ce parcours nous apprend que l’Afrique noire a incontestablement connu, dans la longue durée, une relation asymétrique avec l’Asie, fondée sur l’échange presque exclusif de produits primaires contre des produits fabriqués. il semble aussi que, contrairement aux acteurs des cités-États européennes du Moyen Âge, leurs homologues subsahariennes vivaient surtout par leur position dans des circuits commerciaux largement décidés en dehors d’elles et sur lesquels elles n’avaient qu’une faible créativité. Il n’est donc pas totalement anodin qu’elle ait ensuite suivi, dans la seconde moitié du 20e siècle, des stratégies de développement très ambiguës, fondées sur la seule exportation de produits primaires.

BEAUJARD P. [2007], « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le 16e siècle », in NATIVEL D. et RAJOANAH F., L’Afrique et Madagascar, Paris, Karthala.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in BEAUJARD P., BERGER L., NOREL P., Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GRATALOUP C. [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.

LOMBARD D. [1990], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, Éd. EHESS.

LOMBARD M. [1971], L’Islam dans sa première grandeur, 8e – 11e siècle, Paris, Flammarion.

MANNING P. [2010], The African Diaspora: A History through Culture, New York, Columbia University Press.

PÉTRÉ-GRENOUILLEAU O. [2004], Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard.

La société swahilie au cœur du grand commerce africain

L’histoire de l’océan Indien met souvent l’accent sur les diasporas arabes, persanes, gujaratis ou cholas, dans la formation de réseaux commerciaux qui s’étagent sur presque trois millénaires. On sait le rôle des diasporas indiennes dans l’implantation du bouddhisme et de l’hindouisme en Asie du Sud-Est. On connaît l’importance des Arabes et Persans dans la diffusion de techniques commerciales et financières qui précèdent les réussites génoises ou vénitiennes en la matière. Mais, comme souvent, les diasporas commerciales africaines restent partiellement dans l’ombre. Leur rôle a pourtant été déterminant dans l’ouest de l’océan Indien : c’est en particulier la société swahilie, implantée dans des sites portuaires et urbains le long d’un corridor allant de Mogadiscio aujourd’hui jusqu’au sud du Mozambique, qui doit être mise à l’honneur pour sa pérennité, sa spécialisation commerciale presque exclusive, sa capacité aussi à s’adapter aux changements de l’histoire globale.

Si l’on recherche les origines de cette population originale il faut d’abord souligner qu’un commerce est-africain, dans l’océan Indien, pourrait avoir débuté dès l’âge du Bronze. On a en effet retrouvé des formes précoces de mil spécifiquement africain, en Arabie ou dans le nord de l’Inde, dès la fin du 3e millénaire avant l’ère commune. De même, dès 2500 avant notre ère, les objets fabriqués en résine de trachylobium, plus connue sous le nom de copal, auraient voyagé d’Afrique de l’est vers la Mésopotamie. On ne sait cependant pas si ces transferts ont fait partie d’un commerce régulier, ni même si des Africains en étaient les acteurs : il faut donc rester assez prudent malgré ces présomptions. En revanche, c’est sans doute au 1er siècle av. J.-C. que la côte est africaine est indubitablement entrée dans le grand commerce de l’océan Indien. Si, jusqu’alors, des navigateurs égyptiens, hellénistiques ou romains, avaient fréquenté la région via la mer Rouge, c’est bien juste avant notre ère que la structure future des échanges se met en place. Des commerçants, pour l’essentiel arabes et indiens, viennent désormais régulièrement chercher de l’ivoire pour le transporter dans les ports situés sur le parcours reliant la mer Rouge, le golfe Persique et la côte indienne. Au début de notre ère, le port de Rhapta, dominé par des Yéménites, marque une réelle institutionnalisation de ces échanges (voir chronique du 24 mai sur ce blog).

La légende voudrait que les premiers marchands arabes soient à l’origine du peuplement swahili… Il est beaucoup plus probable que les premiers Swahilis aient été en continuité avec des populations bantoues pratiquant l’agriculture mais dotées assez tôt d’une réelle technologie maritime [Horton et Middleton, 2000, pp. 37-46]. L’idée d’une origine purement arabe des Swahilis est donc aujourd’hui complètement abandonnée même si les interactions matrimoniales entre Africains et Arabes ou Persans seront nombreuses, constituant ainsi une population en partie métissée. Il n’en reste pas moins que l’identité swahilie se maintiendra au cours des siècles, absorbant les individus extérieurs et contrôlant souvent ses alliances matrimoniales (notamment au 18e siècle face aux conquérants omanais) pour ne rien perdre de son pouvoir commercial. Par ailleurs, ce métissage n’est pas une réelle surprise et résulterait de l’intégration de l’Afrique de l’Est comme périphérie du système-monde, entre 6e et 10e siècle [Beaujard, 2007, p. 43], laquelle imposait un lien fort entre les courtiers africains que furent les Swahilis et les commerçants de longue distance, de fait largement musulmans.

Aux premiers siècles de notre ère, ce « commerce pré-swahili » a incontestablement pâti de la disparition de l’Empire romain, laquelle devait raréfier les voyages via la mer Rouge, laissant donc toute la place aux Orientaux. À leur place, des commerçants perses sassanides viennent de fait, au 6e siècle, s’approvisionner en esclaves. C’est avec la montée de l’islam, au 7e siècle, que le commerce swahili allait prendre toute sa dimension. Le premier califat omeyyade, plutôt centré sur la Syrie et la Méditerranée, laissait une certaine liberté à des groupes musulmans dissidents pour développer le commerce de l’océan Indien. Ce sont les Kharidjites de Bassora et leurs alliés Ibadites d’Oman qui allaient saisir l’opportunité, en développant d’abord le commerce des esclaves destinés à assainir les marais du sud de l’Irak, à partir des ports négriers de Pemba et de Zanzibar. Sous le califat abbasside, après 750, l’ivoire deviendrait une denrée de plus en plus importante, réexportée par les Arabes vers l’Inde et surtout la Chine [Horton et Middleton, pp. 75-76] tandis que la demande d’esclaves devait faiblir suite à la révolte de ces derniers en Irak (868). À côté de ces deux produits, c’est aussi le bois de construction qui est exporté (bois dur et poteaux extraits de la mangrove), la corne de rhinocéros (à destination de la Chine), l’ambre gris utilisé dans la parfumerie, enfin les carapaces de tortue servant à fabriquer des peignes… Au total, le commerce entre le golfe Persique et l’Afrique de l’Est était devenu régulier, voire routinier, dès les 9e et 10e siècles.

La liaison avec la mer Rouge allait cependant reprendre aux 10e et 11e siècles sous l’impulsion de la dynastie égyptienne des Fatimides. Ces derniers viennent d’abord en Afrique de l’Est pour l’or (exploité dans la région du Grand Zimbabwe) qu’ils fondent ensuite pour obtenir le dinar, véritable monnaie de référence de l’époque. Ils y exercent aussi, en partie pour répondre à des besoins byzantins et européens, une forte demande pour l’ivoire. C’est enfin le cristal de quartz qui rejoint les produits traditionnellement exportés et sera remarquablement travaillé dans les ateliers cairotes. Sur cette lancée, les marchands swahilis deviennent plus ambitieux, allant peut-être jusqu’à fréquenter le port d’Aden au 13e siècle [ibid., p. 81]. Et de fait les marchands d’Aden concurrencent activement ceux venus d’Égypte ou originaires du Golfe dans le commerce est-africain. Ils s’intéressent notamment à l’or, permettant à la ville swahilie de Kilwa de devenir le centre régional incontesté de ce trafic. C’est au 15e siècle que les marchands indiens, notamment de Cambay, deviennent sans doute prépondérants, apportant riz, blé, indigo, savon, cornaline, huile, poterie vulgaire et surtout du textile : la production textile swahilie pourrait alors avoir diminué, voire disparu [ibid., p. 82] au profit de ces tissus et vêtements prestigieux importés…

À partir du 16e siècle le commerce swahili change de nature avec l’intrusion portugaise, puis la conquête omanaise. Les Portugais s’implantent dans les ports swahilis et cherchent à monopoliser le commerce de l’or et de l’ivoire, tant avec l’intérieur que vers l’extérieur, en créant des forts militarisés. Mais ils ne gênent que marginalement les affaires de la diaspora qui, étant moins présente sur l’or et sur l’ivoire, se replie sur une multitude d’autres produits d’exportation (copal, ambre gris, bois de construction, coquillages, esclaves et plusieurs produits alimentaires, céréales, noix de coco, vinaigre, coprah). Il en ira de même au 18e siècle après la conquête par Oman des forts portugais en Arabie du Sud puis, dans la foulée, sur la côte est-africaine. Le commerce swahili connaît alors son âge d’or, se développant sur l’ivoire et les esclaves (à destination des plantations omanaises, comme des établissements français sucriers des Mascareignes et de Madagascar) en dehors des taxations omanaises. Au début du 19e, c’est la production du clou de girofle sur Zanzibar et Pemba qui fournit une autre recette d’exportation. Les choses commenceront à changer en 1832 avec l’établissement de la capitale du sultanat à Zanzibar (au lieu d’Oman), la militarisation de la côte et la saisie progressive du commerce swahili par les Omanais, enfin avec la mainmise anglaise sur l’administration du sultanat après 1888.

Cette chronologie étant posée, il importe aussi d’analyser la structure des échanges des marchands swahilis, tant avec leurs partenaires étrangers, Arabes ou Indiens, qu’avec leurs fournisseurs de l’intérieur. Ce qui frappe d’emblée, c’est la remarquable capacité de ces commerçants à ne pas régler leurs achats intérieurs de produits destinés à l’exportation via le transfert de produits importés. Plus précisément, ils paient l’or, l’ivoire, les esclaves, obtenus à l’intérieur du continent, en remettant d’abord leur propre production urbaine de textile, de produits métalliques (fer et cuivre), ou de coquillages. Ce n’est qu’accessoirement qu’ils transmettent les perles et pièces de verre d’importation, la céramique chinoise ou les textiles indiens, tout au moins jusqu’au 15e siècle. Ces produits serviraient longtemps de marqueurs sociaux, d’indicateurs de statut et de bon goût, et à ce titre seraient jalousement conservés dans une société où le waugwana, le statut de « patricien » est assimilable à une élégance, une culture, un style spécifique. Tout se passe donc in fine comme si les commerçants swahilis échangeaient ces signes importés de statut social contre leur propre production urbaine. Mais avec, à travers la médiation des produits exportés de l’intérieur, une conséquence économique potentiellement désastreuse : la relégation des populations non côtières dans un statut de fournisseur de produits primaires non transformés, dont la « fabrication » relève moins de l’économie que du brigandage (razzias esclavagistes) ou du pillage des ressources naturelles (massacre des éléphants et rhinocéros). Il en irait de même des monnaies obtenues parfois dans l’échange : les dinars d’or venus du Yémen resteraient dans l’économie urbaine côtière tandis que seules les pièces locales de cuivre et d’argent circuleraient sur le corridor swahili et, plus marginalement, vers l’intérieur.

Au total, la société swahilie a certainement construit une des diasporas commerciales parmi les plus durables de l’océan Indien. Sa forte culture élitiste, son souci de maintenir les structures de base de son commerce, sa capacité à gérer intelligemment ses contacts avec l’intérieur des terres comme ses alliances extérieures ont assuré son succès sur plus de deux millénaires. En revanche sa faiblesse militaire et surtout sa difficulté apparente à voyager en dehors de la côte africaine ne lui ont pas permis de s’adapter au mieux au contexte, de fait militarisé, de l’économie globale, à partir du 17e siècle.

BEAUJARD P. [2007],   « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde eurasiatique et africain avant le 16e siècle », in : L’Afrique et Madagascar, D. Nativel et F. Rajaonah (éds.), Paris, Karthala, pp. 29-102.

HORTON M. et MIDDLETON J. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ?

L’histoire globale a souvent été définie comme étant, à son niveau le plus élémentaire, une analyse des connexions de longue distance entre des sociétés éloignées. Il s’agirait alors de décrire, puis de comprendre la portée, de relations lointaines matérialisées par des échanges de biens, des transferts de plantes ou de semences, des transmissions de techniques, des circulations d’hommes ou de métaux précieux, voire des contaminations microbiennes ou virales… Ainsi, saisir les conséquences des grandes pestes qui traversent l’Eurasie d’est en ouest, au début du 14e siècle, est de première importance pour analyser la crise du Moyen Âge en Europe et la dissolution du féodalisme. De même, savoir que 60 % au moins de l’argent extrait aux Amériques par les conquistadors espagnols terminait sa course, non pas sur notre continent mais en Inde et en Chine, en raison du déficit commercial européen vis-à-vis de l’Asie, amène à s’interroger sur la hiérarchie des puissances économiques à l’époque. Sur cette base, l’histoire globale peut alors tenter d’identifier des hiérarchies, des phénomènes d’exploitation commerciale, voire des systèmes-monde suivant la conceptualisation mise en place par Braudel et Wallerstein.

L’histoire globale ne serait cependant pas purement « connexionniste », vouée à révéler des liens cachés et des hiérarchies lointaines. Pour reprendre ici la définition de Patrick O’Brien, elle serait aussi comparatiste, c’est-à-dire vouée à analyser des différences de trajectoires économiques, politique, sociales ou culturelles entre des espaces supposés largement indépendants et obéissant à des déterminants aussi endogènes. Ainsi en est-il de la construction de marchés ou de quasi-marchés entre l’Europe et la Chine, de la relation différente entre pouvoir politique et grands marchands d’un extrême à l’autre du continent eurasien. À la limite, cette démarche comparatiste conduit à analyser pourquoi le capitalisme européen forgé entre 15e et 18e siècle ne s’est pas répandu rapidement sur la planète. Ou inversement, si l’on entend sortir de l’eurocentrisme spontané de nos représentations, pourquoi le développement économique chinois des périodes Song et Ming, fondé sur l’accès direct au marché des producteurs (et moins le salariat) comme sur des technologies intensives en travail (et non en capital), ne s’est pas spontanément développé en Europe. L’illustration la plus frappante de cette méthode comparatiste se situerait sans doute dans le travail effectué par Kenneth Pomeranz sur « la grande divergence » du 18e siècle…

L’analyse de l’histoire de la mondialisation contemporaine, de ses précédents historiques reconnus à la fin du 19e siècle, voire de ses origines plus lointaines, semble a priori relever du connexionnisme, donc constituer un champ immédiatement légitime au sein de l’histoire globale. Il n’en reste pas moins que certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour lui contester ce statut. Dans la mesure où l’histoire de la mondialisation relèverait d’une certaine téléologie, chercherait à reconstruire des chaînes causales et des processus en connaissant le point d’arrivée, négligeant ainsi des faits importants pour ne sélectionner que ce qui l’intéresse, elle relèverait au mieux d’une attitude naïve, au pire d’une escroquerie pseudo-scientifique… Si cette critique doit être prise au sérieux et met le doigt sur des dérives qui existent effectivement (notamment dans l’histoire économique d’inspiration néo-classique menée par O’Rourke et Williamson), il semble cependant qu’elle oublie quelques fondements épistémologiques de la démarche historique, particulièrement bien élaborés en son temps par Raymond Aron.

Le point de départ de toute réflexion sur la démarche historique est sans doute l’interrogation sur les « intérêts de connaissance » de l’histoire. Que veut-on apprendre d’elle ? Est-elle l’objet d’une simple curiosité factuelle et descriptive ? Est-elle au contraire source d’une interprétation du monde, d’une théorisation du changement social ? Aron s’est particulièrement intéressé à cette problématique. On peut sans doute résumer son travail en affirmant qu’il convient, pour lui, de ne pas confondre « dépendance téléologique » et « interprétation téléologique » dans le travail de l’histoire. Par dépendance téléologique, il faut entendre ce fait que nous nous intéressons inévitablement au passé à partir de problématiques qui nous sont propres, donc en connaissance de la « suite des événements », afin de reconstruire un  cheminement plausible vers aujourd’hui. Et cette trajectoire reconstruite n’aurait d’intérêt que pour nous, laisserait largement indifférents nos prédécesseurs du 19e siècle comme elle paraîtra sans doute simpliste ou déplacée pour nos descendants dans trois générations. Notre intérêt pour le passé dépendrait donc inéluctablement de ce que nous sommes devenus aujourd’hui et il n’y aurait pas lieu d’en avoir honte. Il faudrait au contraire l’assumer puisque cette dépendance constituerait le fondement même de notre compréhension du présent. Mais il n’en faudrait pas moins se garder d’une tentation bien réelle, celle de faire inconsciemment une interprétation téléologique de l’histoire, travers dans lequel sont clairement tombées les « philosophies de l’histoire », de saint Augustin à Karl Marx : tentons de cerner en quoi ces dernières sont réellement inacceptables

Pour Karl Löwith, ces philosophies dériveraient inconsciemment vers une « interprétation systématique de l’histoire du monde selon un principe directeur qui permet de mettre en relation événements et conséquences historiques et de les rapporter à un sens ultime » [Löwith, 2002, p. 21]. Elles commenceraient avec Voltaire et reprendraient, en quelque sorte en la laïcisant, la conception propre à saint Augustin d’une histoire déterminée par un grand dessein divin et destinée à s’achever dans le « Salut » promis à tout le genre humain. Ces conceptions téléologiques de l’histoire se présenteraient d’autant plus facilement, encore aujourd’hui, comme « philosophie spontanée des historiens » que, jusqu’à Hegel et Marx, soit jusqu’au milieu du 19e siècle, elles auraient dominé le champ historique. Il vaut sans doute la peine de présenter les deux phases qui caractérisent chronologiquement cette forme particulièrement prégnante de penser l’histoire.

La première phase commencerait, au début du 5e siècle, avec saint Augustin, pour qui seule importe, en fait comme en droit, l’histoire religieuse. Celle-ci commencerait par la Création, puis les promesses de l’Ancien Testament, culminerait dans la mort et la résurrection du Christ, lesquelles inaugureraient un deuxième âge devant mener à la rédemption. Dans ce déroulement, c’est le péché originel qui naturellement « exige » l’histoire. Chez saint Augustin, l’histoire du monde n’a aucune importance ni en elle-même, ni en tant que révélateur potentiel du moment de la fin puisque celle-ci est tout entière dans la volonté de Dieu et ne saurait donc a priori être annoncée par des signes quelconques. Cette vision se modifie avec Joachim de Flore qui, au 12e siècle, insinue que le déroulement de l’histoire du monde a de l’importance pour l’histoire du Salut, en tant que révélateur de la marche vers celui-ci. Une transformation a donc eu lieu même si le sens de l’histoire du monde lui est finalement toujours conféré de l’extérieur. Avec Bossuet, au 17e siècle, le renversement est beaucoup plus radical puisqu’il considère que c’est la Providence, le dessein de Dieu, qui se manifeste dans l’histoire du monde, à l’encontre même des désirs et des actes individuels et collectifs, et qui révèle une sagesse là où notre vision limitée ne verrait que désordre… Ce règne de la Providence dans l’histoire du monde détermine donc une interaction entre les deux histoires (événements sacrés et profanes ne sont de fait plus distingués). C’est cette liaison de l’histoire mondaine et de l’histoire sacrée qui permet de donner un sens ultime à l’histoire du monde. En effet, « ce n’est plus seulement l’histoire sacrée mais aussi l’ascension et le déclin des empires terrestres qui doivent être expliqués par une conduite mystérieuse » [Löwith, 2002, p. 178]. Ainsi s’achèverait la phase proprement religieuse de la vision téléologique de l’histoire.

Voltaire va beaucoup plus loin en 1756, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, en niant l’intervention divine dans l’histoire du monde et en récusant la perspective du Salut. Il constitue le tournant crucial puisqu’il sécularise cette perspective en considérant que l’histoire prend un sens nouveau, celui du progrès et de la réalisation du bonheur humain : c’est la première « philosophie de l’histoire » au sens propre. Il commence par discréditer l’histoire biblique en montrant l’ancienneté de l’histoire chinoise. Il sépare ensuite l’histoire sacrée de l’histoire du monde que leur fin commune établissait, selon Bossuet, dans une relation réciproque providentielle. Alors Dieu n’intervient plus dans l’histoire humaine : le sens et la fin de l’histoire consistent à améliorer les relations entre les hommes grâce à leur propre raison, à les rendre moins ignorants, meilleurs et plus heureux…

La deuxième phase peut alors se déployer. Turgot, en 1750, s’intéresse au progrès du genre humain et de l’esprit humain sous l’angle de la contribution que le christianisme a apportée. La loi naturelle du progrès s’impose peu à peu à l’histoire sous l’influence évidente de l’esprit du christianisme qui a permis de prendre conscience des droits naturels de tous les peuples. Cette loi prend de fait la place de la Providence, agissant comme cette dernière en dépit des actions humaines contraires, quoique de mieux en mieux intériorisée. Chez Condorcet (1793), la croyance au progrès et à la perfectibilité humaine est portée à son apogée (et relierait cet auteur à l’espérance chrétienne d’une perfection future). Le cheminement du progrès doit permettre de prédire avec certitude les perspectives futures du genre humain. C’est Hegel qui parachève cette conception vers 1830 : la question du sens de l’histoire se pose nécessairement à nous à partir des drames et du chaos de l’histoire. Il développe comme Voltaire la thématique du progrès historique mais cette fois en reprenant la logique de la Providence, assimilée à la fameuse « ruse de la raison », active à l’insu des passions humaines et qui permet d’établir sur Terre la volonté divine. Si l’histoire est progrès, elle est aussi et surtout réalisation de l’Esprit humain à travers les trois stades de l’esprit subjectif (conscience, conscience de soi, raison), de l’esprit objectif (droit abstrait, moralité, réalité morale et sociale) et de l’esprit absolu (art, religion, philosophie). Il développe aussi l’idée que l’histoire commence en Orient et se finit en Europe, l’esprit parvenant à l’effectivité et à la conscience de la liberté seulement en Europe, à l’époque de Napoléon. Cette effectivité de l’esprit correspond aussi à l’achèvement du sentiment religieux : en tant que sécularisation de l’esprit chrétien, l’histoire du monde est alors une théodicée… Sa pensée est donc « un surprenant mélange : l’histoire du Salut est projetée sur le plan de l’histoire du monde, et cette dernière est élevée au rang d’histoire du Salut » [Löwith, 2002, p. 87].

Clôturant cette deuxième phase, Marx réaliserait une construction historique dans laquelle, de la même façon qu’il y a un avant et un après J.-C., il y aura un avant et un après établissement de la dictature du prolétariat, cette dernière étant censée mener à la fin des antagonismes (comme à la rédemption), établir le règne de la liberté. La composante eschatologique serait donc chez Marx aussi prononcée que dans le christianisme. La composante messianique ne le serait pas moins : s’il reprend la dialectique hégélienne, il instaure le prolétariat comme instrument de la négation. Il en fait le peuple élu du matérialisme historique qui, en luttant pour ses intérêts saura promouvoir l’intérêt général, faisant ainsi rejoindre son histoire particulière et l’histoire universelle. Löwith développe par ailleurs l’idée que l’exploitation chez Marx constitue d’abord un jugement moral et l’assimile au péché originel dans le christianisme. Il poursuit l’analogie en émettant l’idée que jugement dernier et crise finale prédite du capitalisme se correspondraient… Le matérialisme historique devient ainsi « une histoire sacrée formulée dans la langue de l’économie politique » [ibid., p. 70].

Dans toutes ces philosophies  se retrouve une conception presque identique : une loi de Dieu, de la raison ou de l’histoire, serait toujours à l’œuvre, procédant éventuellement par ruses ou détours afin de réaliser l’inéluctable… Nulle importance ici pour l’accident. Peu de place non plus pour les stratégies des acteurs concrets. L’approche néoclassique de la mondialisation, aujourd’hui dominante en histoire économique, relève-t-elle, dans ses fondements comme dans son analyse concrète, d’une interprétation téléologique similaire ? C’est ce que nous tenterons de montrer dans un prochain article (à paraître le 21 février), étayant alors un réel danger inhérent à la « dépendance téléologique ». Mais nous essaierons aussi de montrer qu’il n’y a là rien d’inéluctable et qu’une histoire de la mondialisation, à condition de penser cette distinction entre dépendance et interprétation téléologique, peut être réellement féconde.

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil, coll. « Points ».

LÖWITH K., 2002, Histoire et Salut – les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard.

O’ROURKE K.H. et WILLIAMSON J.G., 2000, Globalization and History, The Evolution of a Nineteenth Century Atlantic Economy, London and Cambridge, MIT Press.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).