Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.

Une grande divergence

Comment expliquer que l’Europe ait pris, au 19e siècle, un ascendant sur les autres parties du monde, au point de jouir pendant plus d’un siècle d’une suprématie indiscutable dans l’arène économique mondiale ? Parmi les nombreux travaux qui se sont attachés, au cours des dernières décennies, à revisiter cette vieille question, l’ouvrage de l’historien américain Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, publié en anglais il y a dix ans à peine et récemment traduit en français (Albin Michel, 2010), fait figure de référence. Une référence incontournable, que tout spécialiste se doit de citer, même si c’est souvent pour la balayer d’un revers de main. Il faut dire que la thèse de Pomeranz prête le flanc à la simplification, elle qui se laisse résumer en une formule presque lapidaire. Jusqu’au début du 19e siècle, avance l’historien, l’Europe ne possédait aucun avantage décisif sur la Chine, grande puissance économique de l’époque. La région la plus avancée du Vieux Continent, l’Angleterre, n’a dû son décollage industriel qu’a deux avantages fortuits : l’existence de gisements de charbon proches de ses centres industriels et la réserve de terre que lui conféraient ses colonies dans le Nouveau Monde.

Il y a en effet là de quoi heurter plus d’un historien économique. Normalement constitué celui-ci cherche généralement à mettre à jour les mouvements de fond, les évolutions séculaires, les processus cumulatifs à l’œuvre derrière le développement économique. S’agissant de l’ascension de l’Europe, les historiens ont souvent insisté sur les cercles vertueux entre innovation technologique et accumulation du capital qui ont présidé à la révolution industrielle et au décollage économique du Vieux Continent. Lorsqu’ils ont voulu relativiser, comme il est d’usage aujourd’hui, la rupture qu’aurait constituée la révolution industrielle, ils se sont attachés à décrire le processus endogène par lequel l’Europe s’est doté du capital, du profil démographique, des technologies, des institutions qui lui ont permis de faire la différence avec le reste du monde. Et même lorsqu’un tel récit a été contesté, notamment par Immanuel Wallerstein et les historiens du système-monde, ce fut pour lui substituer une autre narration de la genèse de la suprématie européenne, insistant quant à elle sur le rôle de du commerce avec les autres régions du monde. On conçoit alors qu’attribuer, comme le fait Pomeranz, le décollage du Vieux Continent à des facteurs « contingents », autant dire tenant largement au hasard, puisse être difficile à avaler.

L’historien américain n’est pas le seul à avancer une proposition aussi dérangeante. On sait que dans les rangs de l’histoire globale, des auteurs comme André-Gunder Frank [1] ou John M. Hobson [2] et même comme Janet Abu-Lughod [3] ont avancé un argument analogue. Ces auteurs ont montré à quel point l’Europe a dû son essor aux transferts de technologies et à l’effet d’entraînement des réseaux commerciaux asiatiques sur un Vieux Continent longtemps en retard sur le plan économique [4]. La suprématie européenne résulterait en définitive d’une combinaison de hasard (le déclin des échanges asiatiques vers le 15e siècle selon Abu-Lughod) et de violence : le seul trait différenciant véritablement les petites puissances européennes étant en définitive leur agressivité, qu’elle se manifeste par une alliance inédite entre réseaux marchands et puissance militaire (Abu-Lughod, Arrighi) ou par le racisme et l’impérialisme (Hobson).

L’analyse de Pomeranz se déroule néanmoins sur une toute autre trame que la précédente. Si cet auteur appartient au domaine d’étude de l’histoire globale, c’est moins parce qu’il étudie les connections entre les différentes parties du monde (il ne s’y intéresse guère), que parce qu’il porte un regard comparatif nouveau sur les histoires respectives de l’Europe et des contrées non occidentales. L’historien américain se place pour cela sur le même terrain que l’histoire économique traditionnelle de l’Europe. Il privilégie, comme elle le fait, la dynamique endogène du Vieux Continent pour la comparer à celle de la Chine. Ce faisant, il réexamine l’un après l’autre les avantages que, selon l’histoire économique dominante, l’Europe aurait acquis sur son rival chinois. Et il aboutit à une conclusion renversante : non, l’Europe ne possédait aucun avantage endogène qui expliquerait l’écart qu’elle a creusé avec la Chine à partir du 19e siècle. Pis, elle partageait avec elle des obstacles écologiques qui auraient parfaitement pu avoir raison de son développement économique, comme ce fut le cas pour l’empire du Milieu. Cette conclusion conduit à retourner entièrement l’analyse : il ne s’agit plus d’expliquer pourquoi, en raison de quels blocages, la Chine n’a pas pu faire aussi bien que l’Europe, mais au contraire de comprendre par quel miracle cette dernière a pu échapper au déclin qui la menaçait tout autant que sa rivale asiatique. C’est ici qu’interviennent les facteurs « contingents » avancés par Pomeranz. Sans eux, considère l’historien, la « révolution industrielle », et son lot d’innovations généralement considérées comme décisives, auraient pu n’avoir aucun effet durable sur la dynamique du vieux continent.

Mais reprenons plus en détail la comparaison proposée par Pomeranz. Pour la mener à bien, l’historien introduit une innovation méthodologique : rappelant la profonde hétérogénéité économique tant de l’Europe que de la Chine, il privilégie la comparaison de deux régions, les plus avancées de chaque zone – l’Angleterre et la région du Bas-Yangzi – sans pour autant s’interdire des incursions dans d’autres zones de l’Europe continentale ou de l’empire du Milieu. Le travail comparatif peut alors commencer. Pomeranz commence par discuter l’idée selon laquelle, bien avant la révolution industrielle, l’Europe aurait commencé à diverger de la Chine, en termes de richesse amassée, de niveau de vie, d’espérance de vie, de démographie et de technologie. Plus riche, moins populeuse, plus innovatrice, l’Europe aurait lentement constitué ce qui ferait les facteurs de son succès futur : une plus grande capacité à accumuler du capital. Pomeranz montre cependant que la comparaison tourne rarement à l’avantage de l’Europe. La Chine était au moins aussi riche, ses paysans et artisans contrôlaient les naissances pour dégager un surplus accumulable, ses technologies (irrigation, conservation des terres, métiers textiles, hauts-fourneaux) étaient généralement plus avancées.

Pomeranz s’attaque à un autre morceau en examinant l’argument avancé par l’institutionnaliste Douglas North selon lequel l’Europe aurait acquis un dynamisme économique sans équivalent grâce à des marchés plus efficients. Là encore, Pomeranz montre qu’il n’en est rien. Non seulement la Chine n’avait rien à envier à l’Europe dans ce domaine, mais l’organisation de ses marchés se rapprochait plus de l’idéal des économistes libéraux. La vente et la location des terres ? C’était, selon Pomeranz, chose plus aisée en Chine, et ce malgré le processus des enclosures britanniques. L’historien en rappelle au demeurant la lenteur, et en relativise l’impact sur les rendements agraires anglais, prenant ainsi le contrepied des travaux néomarxiens de Robert Brenner [5] ou Ellen Meiksins Wood [6]. L’essor d’un « marché libre du travail » ? Là encore les guildes des villes européennes ont considérablement entravé le processus, bien plus en tout cas que ce qui se produisait en Chine. Et qu’en est-il de la faible productivité du travail des paysans chinois ? On sait que l’historien américano-chinois Philip Huang [7] y voit le signe d’une  « involution » de l’économie chinoise, synonyme d’une compression du niveau de vie. Pomeranz repère quant à lui l’existence en Chine d’une « révolution industrieuse » comparable à celle que Jan de Vries [8] a identifié dans le cas des Pays-Bas : la population chinoise a accru son niveau de vie en consacrant plus de travail, non seulement aux tâches agricoles, mais aussi à des travaux artisanaux vendus sur le marché.

L’Europe et la Chine se ressemblaient donc sur bien des points, ce qui conduit à penser que rien ne prédisposait leurs trajectoires à connaître la « grande divergence » qui devait se creuser pendant le 19e siècle. Selon Pomeranz, elles partageaient un autre trait commun : leurs régions les plus avancées, l’Angleterre et le Bas-Yangzi, étaient, au début du 19e siècle, sur le point de parvenir à un point de saturation de leurs ressources naturelles. Cela se traduisait, sur le plan écologique, par un degré avancé de déforestation et d’épuisement des sols et, sur le plan économique, par une insuffisance des denrées alimentaires et la hausse de leurs prix. Le développement économique des deux régions menaçait tout simplement de s’enrayer.

L’originalité du travail de Pomeranz est de déployer son analyse de la « grande divergence » sur cette trame écologique. Si des facteurs « contingents » comme la proximité des gisements de charbon et la réserve de terres du Nouveau Monde ont pu jouer un rôle décisif, c’est qu’ils ont permis à l’Angleterre, puis à l’Europe, et à elle seule, de faire sauter les limites écologiques à la croissance. Pomeranz avance deux registres d’arguments à l’appui de sa thèse. En premier lieu, l’un et l’autre facteur permettaient de passer outre la rareté relative des terres britanniques grâce à l’apport d’ « hectares fantômes » (estimés entre 10 et 12 millions d’hectares). Parce qu’on y cultivait du coton, un substitut avantageux de la laine ou du lin, les plantations du Nouveau Monde économisaient des centaines de milliers, voire des millions d’hectares consacrés à l’habillement de la population insulaire.  Parce qu’il se substituait au charbon de bois ou au bois de chauffe, le charbon épargnait lui aussi des surfaces conséquentes de terre. En second lieu, pour Pomeranz, sans cet approvisionnement aisé en fibres textiles faciles à travailler et en charbon, il est probable que le modèle industriel britannique, fondé sur le remplacement du travail par le capital (entre autre grâce aux « machines à vapeur ») et l’industrie textile, n’aurait pas été une option économiquement viable. C’est ainsi que l’Occident s’est engagé dans le mode de développement fortement consommateur en capital et en ressources naturelles qu’on lui connaît.

Telle est donc l’explication de la « grande divergence » selon Pomeranz. On peut noter au passage l’affinité que sa thèse entretient avec la théorie des systèmes-monde. Aux yeux de l’historien américain, la périphérie du Nouveau Monde, exploitée au moyen d’un système de travail esclavagiste, a bien joué un rôle décisif dans l’essor de l’Europe. Il propose néanmoins une interprétation écologique de cet apport, sous la forme des économies de terres qu’autorisait la possession des colonies américaines. La Chine, quant à elle, ne disposait pas de périphéries qui auraient pu lui apporter un tel avantage.

Le travail de Pomeranz a considérablement marqué les esprits, sans évidemment emporter l’adhésion de tous. On peut mentionner deux lignes de divergence avec son travail. Auteur lui aussi d’un travail de référence dans la comparaison historique entre l’Europe et de l’Asie [9], l’historien japonais Kaoru Sugihara diffère au moins en un point avec le récit de Pomeranz.  À ses yeux, les sentiers de développement européen et est-asiatique (soit essentiellement la Chine et  le Japon) s’étaient écartés bien avant 1820, point de départ de la « grande divergence ». Dès le 15e siècle, on peut selon lui repérer deux voies distinctes, celle de l’Asie de l’Est, fondée sur un modèle intensif en travail, celle l’Europe fondée sur des technologies intensives en capital, technologies que la révolution industrielle a par la suite considérablement approfondies [10].

Le sociologue italo-américain Giovanni Arrighi fait lui aussi partie de ceux qui se sont penchés sur l’énigme de la « grande divergence », sans pour autant retenir l’explication écologique  de Pomeranz, qu’il considère réductrice [11]. Si elle permet, selon lui, de comprendre pourquoi l’Angleterre s’est engagée dans la voie industrielle, elle n’expliquerait pas pour quelles raisons la Chine ne l’a pas fait – l’argument de l’éloignement relatif des gisements de charbons chinois ou de l’inexistence de périphéries comparable au Nouveau Monde ne lui semble pas suffisant pour remporter l’adhésion. Pour Arrighi, la différence fondamentale entre la « voie européenne » et la « voie chinoise », est en définitive que la première était « capitaliste », à la différence de la seconde, le propre du capitalisme étant de contourner les cadres institutionnels et sociaux qui limitent l’accumulation du capital.

Quoi que l’on pense de ces différends, ils indiquent en tout cas la place qu’occupe aujourd’hui le travail de Pomeranz dans l’histoire économique globale : celle d’une analyse pénétrante à laquelle on doit impérativement se frotter.


[1] A.G. Franck, ReOrient: Global economy in the Asian age, Berkeley, California University Press, 1998.

[2] J.M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge University Press, 2004.

[3] J. Abu-Lughod, Before European Hegemony. The World System A.D. 1250-1350, Oxford University Press, 1989.

[4] P. Norel, L’Histoire économique globale, Seuil, 2009.

[5] T.H. Aston et C.H.E. Philpin (ed.), The Brenner Debate: Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe, Cambridge University Press, 1985.

[6] E. Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Lux, 2009.

[7] P. Huang, The Peasant Family and Rural Development in the Yangzi Delta, 1350-1988, Stanford University Press, 1990.

[8] J. de Vries, The Industrious Revolution, Cambridge University Press, 2008.

[9] K. Sugihara, « The East-Asian path of economic development: A long term perspective », in G. Arrighi et al. (ed), The Resurgence of East-Asia: 500, 150 and 50 year perspectives, Routledge, 2003.

[10] « La voie est-asiatique du développement », entretien avec K. Sugihara, in « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, numéro spécial n° 11, mai-juin 2010.

[11] G. Arrighi, Adam Smith à Pékin, Max Milo, 2009.

Le thé, une « plante globale » entre Chine, Grande-Bretagne et Assam

Le thé est sans doute originaire des forêts orientales de l’Himalaya. Dans les premiers temps, les feuilles de l’arbre à thé sont mâchées et utilisées comme remède en application sur les blessures. Mais le thé sert aussi directement de nourriture comme en témoignent de nombreuses pratiques en Birmanie, en Thaïlande ou en Chine du Sud-Ouest. S’il est probable que ces populations ont très tôt vendu leur thé aux Chinois, c’est seulement au 4e siècle avant l’ère conventionnelle que ce dernier apparaît en usage dans les monastères taoïstes, puis bouddhistes. Parée de vertus méditatives, la feuille de thé est alors infusée et pousse désormais sur des arbustes que les moines ont su acclimater. Considérée au départ comme une plante de la pharmacopée, la feuille de thé donne une boisson de consommation courante dès le 5e siècle, dans la vallée du Yangzi, pour être ensuite diffusée dans toutes les provinces durant la dynastie Tang (618-907). Évitant de consommer de l’eau polluée non bouillie, le thé contribue alors à l’expansion de la population et de l’économie chinoise.

Dès cette époque, le thé a des effets économiques et sociaux importants. Il stimule la fabrication de grès puis de porcelaine et entraîne un réel raffinement dans les types de tasses utilisées. Mais le thé est aussi très vite exporté, notamment vers le Tibet, l’Asie centrale et la Sibérie où il est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack. Il est aussi diffusé vers le monde musulman où, mélangé au sucre, il devient un providentiel substitut du vin. Un commerce actif de « briques de thé » se met donc en place sur la route de la Soie, à tel point que ces briques en viennent, au 12e siècle, à servir de monnaie sur ce parcours commercial. C’est cependant au Japon que, dès 593, le thé rencontre ses succès les plus vifs et permet l’élaboration d’un cérémonial qui s’installera au centre de la culture japonaise [Okakura, 2006]. Pour MacFarlane [2003, p. 63], il est probable qu’il ait aussi contribué à la diffusion du bouddhisme zen dans toutes les couches de la société nippone.

Il allait avoir des conséquences initialement analogues en Grande-Bretagne… On commence à l’utiliser aux Pays-Bas dès 1610 mais il n’est consommé en Angleterre qu’après 1657, d’abord brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande, considéré en quelque sorte comme une « bière à réchauffer »… C’est après 1730 et l’établissement d’une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine que le thé est massivement importé et que son prix le rend accessible à l’ensemble de la société. Il devient une composante centrale de l’alimentation : « En 1734, un budget de la classe moyenne allouait 5,25 pences par semaine et par personne au pain contre 7 pences pour le thé et le sucre » [ibid., p. 70]. Il se diffuse également vers les classes les plus modestes et se voit aussi réexporté vers les Amériques. Son intérêt économique est tel que les autorités en encouragent la consommation aux dépens du café tandis que la East India Company en fait une de ses principales sources de revenu. Mais ses conséquences sur le mode de vie britannique sont encore plus fondamentales. Sa consommation se développe dans les tea gardens et contribue au développement de l’art du jardin comme elle stimule la création de teashops où, contrairement au pub, toute la famille peut aller. Elle détermine une sociabilité (notamment féminine) de l’après-midi, tout en instaurant des codes sociaux qui participent des pratiques de différenciation sociale. Plus que tout, en étant associée dès le début du 19e siècle à l’ingestion de gâteaux, liée par ailleurs à la prise de lait et à l’habitude de sucrer abondamment la tasse de thé, la consommation de ce breuvage permet une alimentation en calories plutôt bon marché. Le système des repas britanniques s’en trouve bouleversé tandis que le tea-break des ouvriers leur permet sans doute une meilleure productivité. La production de céramique est aussi abondamment stimulée par l’introduction de nouveaux récipients pour le service, mais la métallurgie n’est pas en reste grâce  l’importance prise par la petite cuillère, le couteau à marmelade et autres ustensiles… Les techniques de la consommation (publicité, emballage, distribution) progressent aussi grâce à la consommation de la feuille chinoise…

Mais précisément, les autorité britanniques s’inquiètent désormais du pouvoir économique que leur consommation de thé procure à l’empire du Milieu, les importations étant payées en cotonnades indiennes et en argent. Par ailleurs,dès la fin du 18e siècle, la Royal Society tentait de trouver des spécimens de plantes, thé notamment, dans l’empire ou à l’extérieur, afin de rationaliser l’exploitation agricole impériale. Et si les Hollandais avaient pu, dès 1828, acclimater le thé sur Java, les Anglais rêvaient de pouvoir cultiver le thé ailleurs afin d’en finir avec un système de production et de transport du thé chinois à la fois artisanal et impénétrable à leurs intérêts. On connaît la suite : à partir du moment où les Britanniques ne furent plus en mesure de payer le thé chinois avec des cotonnades indiennes (du fait de la production chinoise croissante) tandis que le paiement en argent métal se heurtait à la raréfaction des approvisionnements américains, il devenait nécessaire de trouver un produit que les Chinois importeraient massivement… Ce fut l’opium, cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, exporté en quantité négligeable en 1790 mais dépassant en valeur les importations de thé en 1833, à la veille des guerres de l’opium… En ce sens, le lien entre besoin anglais de thé et consommation de l’opium est direct même si la demande chinoise fut de fait motrice et bien des intermédiaires chinois complices. Dans un second temps, il fallait trouver un centre de culture alternatif du thé ; ce fut l’Assam, dans le nord du Bengale.

Tardivement colonisée par les Britanniques, cette région les intéressait surtout comme voie de passage potentielle vers la Birmanie et le Yunnan chinois d’une part, comme source de métaux précieux d’autre part. Ils ne tardèrent pas à découvrir (1835) que l’arbre à thé y avait poussé depuis toujours et livrait une infusion d’une qualité comparable à celle permise par les plants chinois. Dès 1839 une compagnie privée s’implantait pour généraliser l’exploitation de ce thé. Les débuts furent particulièrement difficiles et MacFarlane note combien sa culture fut dévastatrice, notamment pour les coolies indiens et bengalis décimés par les maladies. Il fallut aussi se débarrasser des indigènes qui refusaient une appropriation privée de leurs terres : cela se fit par la force brute, la taxation, les interdictions de passer sur les plantations génératrices de poursuites. Il fallut enfin créer un réseau de transport, notamment des voies ferrées lourdement subventionnées [Pomeranz et Topik, 2000, p. 86]. Ces « efforts » finirent par payer : entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam furent multipliées par vingt et d’autres régions, aux pieds de l’Himalaya, connurent le même décollage de leur production de thé. « L’Occident disposait désormais d’une offre de thé, non seulement égale à sa soif, mais encore contrôlée par les pays consommateurs » [ibid.]

En conclusion, le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody. Si sa production reste entâchée de sang et d’oppression meurtrière, il constitue vraisemblablement un facteur de diminution des maladies liées à la pollution de l’eau, un facteur incitatif pour la navigation lointaine et la compagnie des Indes britanniques, un stimulant de la révolution industrielle en fournissant une boisson énergisante et saine à la main-d’œuvre, enfin un facteur clé de la construction de l’empire. Le thé a, de fait, largement contribué à changer le monde…

MacFarlane A. et I., [2009], The Empire of Tea, Woodstock and New York, Overlook Press, livre passionnant dont cet article s’inspire largement.

Okakura K. [2006], Le Livre du thé, Paris, Philippe Picquier.

Pomeranz K. et Topik S., [2000], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.

Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ?

Nous savons tous que les Espagnols ont extrait de l’argent (et marginalement de l’or) aux Amériques. Nous nous souvenons également que ces apports de métaux précieux ont permis une véritable restructuration des économies européennes. N’investissant pas productivement cet argent, les Espagnols financent leur guerre contre le protestantisme, mais consomment aussi des céréales originaires d’Europe orientale et achètent des textiles néerlandais et anglais. Dans ce dernier pays, le débouché espagnol permet d’entamer la révolution des enclosures : en clôturant les prairies, autrefois d’usage semi-communautaire, on y développe le mouton pour la laine, source de fructueuses exportations de laine brute et de textiles. Parallèlement, les paysans privés de ressources par les enclosures sont en partie réutilisés comme ouvriers tisserands à domicile et approvisionnés en laine brute par un marchand qui leur reprend ensuite le produit fini : c’est le putting-out system qui amorce la proto-industrialisation en Europe. Les Néerlandais, pour leur part, vendent aussi céréales et textiles aux Espagnols et financent ainsi, avec l’argent obtenu, leur flotte maritime et leur fructueuse pénétration dans l’océan Indien du 17e siècle. Quant à l’Europe orientale, elle fournit des céréales à l’Ouest quitte à réinstaurer un servage partiellement disparu. L’Italie, pour sa part, bénéficie de l’argent espagnol via le remboursement, par les rois catholiques, des avances consenties par les Génois. Bref, c’est une véritable division internationale du travail (mais aussi une hiérarchisation des économies) qui est mise en place sur le continent européen [Wallerstein, 1974], apparemment stimulée par la seule alimentation américaine en métaux précieux. Par le biais de la conquérante Espagne, l’Europe serait donc la première bénéficiaire d’un jeu économique inédit qu’elle maîtriserait parfaitement…

La réalité est sans doute plus complexe. On sait en effet que si les Européens sont allés chercher des métaux précieux au loin c’est qu’ils en manquaient cruellement au 15e siècle, victimes consentantes d’un déficit commercial récurrent avec l’Orient [Findlay et O’Rourke, 2007]. Les importations, notamment grâce aux Vénitiens et aux Génois, de produits asiatiques (encens et parfums d’Arabie, textiles et épices de l’Asie du Sud, épices de l’Asie du Sud-Est, ou encore soie, laque et porcelaines de Chine) n’étaient nullement compensées par des exportations occidentales encore très frustes aux yeux de l’Orient… Et dès lors, une grande partie de l’argent reçu d’Amérique va permettre de continuer à financer ce déficit durable. De fait, Frank [1998, p.146-149] estime qu’entre 1550 et 1800, sur 98 000 tonnes d’argent arrivées d’Amérique en Europe, 39 000 tonnes seraient reparties pour gagner in fine la Chine, soit environ 40 %. Dès lors, on voit que les métaux précieux d’Amérique sont insérés dans une économie globale plus large que l’Europe et dans laquelle cette dernière semble plutôt en position de faiblesse économique…

Flynn et Giraldez [1995] vont plus loin dans l’interprétation de cette conjonction des économies. Ils montrent que l’histoire traditionnelle néglige le transfert direct d’argent, du Mexique vers l’Asie, via la fameuse route maritime reliant Acapulco et Manille. Cette route permettait aux Espagnols (plus tard aux Néerlandais) d’acheter directement des produits de luxe asiatiques, et notamment chinois, inondant ainsi l’empire du Milieu de métaux précieux. Or il apparaît probable que le volume de ce transfert ait été, au moins vers 1600, du même ordre que celui des envois d’argent de l’Europe vers l’Asie (soit 120 à 150 tonnes par an), peut-être bien davantage si l’on se fie aux estimations du volume de contrebande (de l’ordre de 300 tonnes par an pour l’année 1597 par exemple [Flynn et Giraldez, p. 204]). Notre appréciation de l’importance de l’économie chinoise se trouve donc renforcée par ce constat d’une réalité trop souvent oubliée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Non seulement la Chine importait beaucoup de métal-argent par ces deux voies, européenne et mexicaine, mais encore recevait du Japon, qui en produisait lui-même, un volume au moins équivalent à chacune de ces deux routes (peut-être de l’ordre de 200 tonnes par an jusque vers 1650). La Chine semble donc avoir fonctionné comme un véritable siphon de l’argent métal produit, dans l’ensemble de l’espace mondial, au cours de cette période.

Ce constat conduit évidemment à revoir complètement le rôle joué alors par la Chine dans l’économie globale. Pourquoi tenait-elle tant à recevoir cet argent métal ? Ne serait-ce qu’un effet secondaire de l’attirance, alors universelle, pour ses produits ? Ou existait-il une spécificité chinoise qui expliquerait cette soif ? De fait, si l’on regarde le prix relatif de l’or vis-à-vis de l’argent, il était couramment de 1 pour 6 en moyenne à Canton, vers 1600, contre 1 pour 13 environ en Espagne. Cela signifie qu’un gramme d’or s’échangeait contre 6 grammes d’argent en Chine, mais 13 grammes à Séville [ibid., p.206]. Autrement dit, l’argent valait environ deux fois plus cher en Chine qu’en Espagne. Dans ces conditions que devaient faire des acteurs économiques rationnels ? Par exemple acheter de l’or en Chine (avec 6 g d’argent ils en obtenaient 1 g), le faire sortir et l’échanger à des étrangers contre 13 g d’argent. En tenant compte des frais de transport, l’opération, réalisée sur des montants suffisants, devenait hautement lucrative. Plus simplement, un commerçant européen avait tout intérêt à acheter des biens chinois, d’autant moins coûteux en équivalent argent que le cours de ce métal était élevé. Pour un bien valant 1 gramme d’or, il ne versait en Chine que l’équivalent de 6 g d’argent et pouvait revendre ce bien plus à l’Ouest pour l’équivalent de 13 g d’argent, et ce sans même tenir compte évidemment de la désirabilité du produit à l’Ouest et de la plus-value ainsi permise. En clair, avec de tels ratios bimétalliques, l’or devait fuir de Chine et l’argent nécessairement y pénétrer. « C’est précisément ce qui s’est passé du milieu du 15e jusqu’au milieu du 17e siècle, cette valeur élevée de l’argent à l’intérieur de la Chine déterminant les opportunités de profit tout autour du globe [ibid., p. 206].»

Cette situation vient évidemment ruiner l’hypothèse d’un « pur déficit courant » de l’Europe vis-à-vis de l’Asie et de la Chine. Si telle était l’explication, ce déficit pouvait être réglé en n’importe quel métal précieux. Or non seulement l’or ne sortait pas d’Europe, mais au contraire il y rentrait ! Ce qui est bien la preuve que c’est la différence, entre les deux extrémités de l’Eurasie, des ratios de valeur entre or et argent, qui expliquait les mouvements et non une quelconque incapacité commerciale ou avidité consumériste de l’Europe.

Reste à savoir pourquoi la Chine accordait tant de valeur relative à l’argent. Ce sont en fait les premières tentatives d’émission de papier monnaie, entamées avec succès sous les Song, mais qui avaient commencé à dégénérer sous les Yuan, au début du 14e siècle, qui en sont responsables [Von Glahn, 1996]. La dévalorisation totale du papier monnaie qui était manifeste dès 1360 imposait des réformes et, peu à peu, le métal argent, moins coûteux que l’or et plus facilement testable que le cuivre s’imposait dans la circulation. Après la décision impériale, sous les Ming, en 1430, de percevoir les taxes en argent, la soif de ce métal ne pouvait que s’accroître pour alimenter une économie, par ailleurs fort dynamique. Et il est évident que ce marché de l’argent ne pouvait, à partir du 16e siècle, qu’attirer massivement les premiers acteurs européens à traiter en Asie. En ce sens, les commerçants portugais, néerlandais ou britanniques, ne furent que de simples « intermédiaires » au comportement dicté, voire manipulé, par les besoins de l’immense Chine. Ce ne furent que des agents dans un marché profitable et certainement pas des conquérants sûrs d’eux-mêmes et maîtrisant une situation qu’ils auraient contribué à créer… Bien au contraire, la demande chinoise de métal argent « assurait des profits prodigieux pour les individus ou les institutions les mieux placés ; des mines andines ou japonaises jusqu’aux rues de la Chine, le profit constituait la force motrice à chaque étape de ce commerce » [Flynn et Giraldez, p. 209].

On a donc ici un exemple particulièrement parlant de la myopie propre à l’eurocentrisme, qui empêche de percevoir où sont les autres moteurs possibles d’une économie globale. D’une certaine façon, il est sans doute possible de dire que toute l’activité néerlandaise et britannique du 17e siècle avait d’abord pour but l’obtention de l’argent espagnol, afin de tirer parti du marché chinois de ce métal. Que la disposition de ce métal permette en retour d’acquérir des produits exotiques, hautement valorisés à l’Ouest, ne faisait qu’ajouter à la profitabilité de l’opération et accentuait la prééminence en Europe des puissances les plus efficaces. Mais en aucun cas la vente d’argent à la Chine, pour ses propres besoins, ne peut être éludée dans l’analyse de l’économie globale de cette époque.

FINDLAY R., O’ROURKE K. [2007], Power and Plenty: Trade, War, and the World Economy in the Second Millenium, Princeton, Princeton University Press.

FLYNN D., GIRÁLDEZ A. [1995], “Born with a Silver Spoon: The Origin of World Trade in 1571”, Journal of Economic History, vol. 6, n° 2.

FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article reprend les pages 25-29 légèrement modifiées.

VON GLAHN R. [1996], Fountain of Fortune – Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.