Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : la diffusion du bouddhisme

Dans la chronique de la semaine dernière, nous avions résumé la typologie des conversions sociales posée par Jerry H. Bentley [1993]. Celui-ci distingue trois types de conversion susceptibles de transformer des sociétés par l’acceptation d’une nouvelle religion : par coercition, par association volontaire et par assimilation. L’histoire du bouddhisme illustre à merveille l’usage extensif du deuxième type, son expansion dans l’Ancien Monde ayant reposé sur le dynamisme conjoint des communautés marchandes et monastiques. Sa propagation, vingt-cinq siècles durant, a été en effet largement liée à la mise en place d’ententes commerciales entre des étrangers, souvent des marchands itinérants, et les élites locales. Facilitées par la plasticité de la nouvelle religion, propice à la cohabitation et à l’hybridation avec d’autres idéologies, ces conversions ont permis la mise en place de communautés partageant des valeurs morales.

Le bouddhisme émerge en Inde du Nord avec les prêches d’un homme de la caste des guerriers, le Bouddha historique, dont il faut convenir qu’il n’a d’historique que le nom. Le bouddhisme des origines s’étant refusé à la transmission de son dogme par l’écriture, la seule connaissance qui subsiste de l’existence de ce sage est un ensemble de récits mythologiques posant le cadre d’une révélation ponctuée de miracles. Si le Bouddha semble s’être abstenu de se prononcer sur l’existence des dieux, ses adeptes admettront très vite comme allant de soi l’existence des multiples représentants du panthéon brahmanique, dont les diverses figures sont présentées dans le mythe comme ayant manifesté leur allégeance au Bouddha. Dont acte : le bouddhisme n’est pas une religion sans dieu, mais une religion qui ne se prononce pas sur l’existence de dieux. Elle peut donc accueillir, au prix du silence parfois gêné de ses traditionalistes, toute divinité étrangère.

Le bouddhisme, religion impériale

À partir de la mort du Bouddha, vers la fin du 5e siècle de notre ère, l’archéologie suggère que de petites communautés monastiques commencent à se diffuser depuis son foyer d’origine, autour de Varanasi (Bénarès) vers l’est, suivant la route commerciale qui remonte le cours du Gange. Les monastères sont cruciaux, car ils sont le lieu du salut : le Bouddha a en effet imposé l’idée que pour atteindre la paix dans le nirvanâ, soit l’extinction des souffrances, il faut être un homme, de sexe masculin, né dans les castes supérieures et prenant refuge dans le sangha, la communauté des moines – plus tard étendue à l’ensemble des croyants. Dans l’attente d’un avenir meilleur, les laïcs peuvent toujours améliorer leur destin, karma, en faisant l’obole de leur nourriture quotidienne aux moines.

Le bouddhisme entre réellement dans l’histoire lors du règne de l’empereur Ashoka, de la dynastie Maurya, qui contrôle la quasi-totalité du subcontinent indien. Vers – 261, Ashoka conquiert la province du Kalinga et se convertit au bouddhisme – le mythe raconte que cet acte dérive de son écœurement devant les massacres. Cette conversion est devenu légendaire, on la devine surtout politique : le devoir d’un bon souverain, dans la tradition indienne, est de se poser en garant de l’harmonie religieuse. Les communautés monastiques bouddhiques offrant un puissant relais aux administrateurs de l’empire, sa politique de soutien à ces instances religieuses résulte d’un pacte tacite. À l’image du Constantin chrétien du 4e siècle de notre ère, Ashoka convoque un concile dans sa capitale de Pataliputra (actuelle Patna) pour définir une orthodoxie, initie un important culte des reliques semblant destiné à canaliser les manifestations émotionnelles de son peuple, et patronne déjà des missions d’évangélisation vers le Sri Lanka, le Myanmar et la Bactriane – alors un royaume de culture grecque, issu des diasporas créées par l’expédition d’Alexandre le Grand, qu’Ashoka semble prendre pour référence.

Religion d’Orient, statuaire grecque

À partir de ce moment, les bouddhistes fixent leurs croyances par écrit, et ne cesseront de graver une multitude d’images pédagogiques destinées entre autres à l’édification des foules. Sous l’inspiration de la statuaire grecque classique, le Bouddha se voit revêtu des vêtements à plis popularisés par le courant artistique gréco-asiatique du Gandara. Au 12e siècle, cette tradition atteint le Japon, où se multiplient les statues qui, pour être de lointaine inspiration grecque, n’en conservent pas moins un étonnant air de ressemblance avec les canons d’origine.

De ville-étape en oasis ou en port, le bouddhisme poursuit son expansion au fil des routes marchandes : du Sri Lanka vers Sumatra et Java ; du Myanmar vers la Malaisie et le Laos ; et de la Bactriane vers la Chine, qui sera atteinte au début de l’ère chrétienne. En Perse et en Asie centrale, les étapes des routes de la Soie abritent des communautés bouddhistes de plus en plus importantes. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie mentionne anecdotiquement dans son œuvre la présence de moines en robes vives en Égypte, mais s’il s’agit de bouddhistes, leur séjour sur les rives du Nil ne connaîtra pas de postérité.

Un bouddha syncrétique

Au 4e siècle commencent à être décorées les grottes de l’oasis de Dunhuang, étape-phare des routes de la Soie, qui abritent un très important monastère. Sa présence montre le paradoxe d’une religion qui, partie d’Inde n’atteint la Chine qu’au terme d’un contournement séculaire de l’Himalaya par la Perse et d’une propagation par la conversion de certains leaders des peuples des steppes impliqués dans le commerce eurasiatique. Notons qu’en Perse, où le bouddhisme se maintient jusqu’à la conquête musulmane, le contact a probablement fait germer les graines de l’idée millénariste. Si l’Apocalypse existait dans l’idéologie indienne et bouddhiste d’origine, émerge dans la nouvelle religion une divinité très populaire en Asie orientale, Maitreya, le Bouddha du Futur, qui semble devoir son existence à des influences mazdéennes ou zoroastriennes.

À son arrivée en Chine, le bouddhisme fait face à un redoutable défi : adapter un dogme qui fait sens dans le contexte idéologique indien au fonctionnement mental chinois. Plusieurs siècles sont nécessaires pour que s’opère la fusion, au prix d’adaptations, de concessions, de traductions du sanskrit au chinois et d’adoption par le bouddhisme des concepts du taoïsme, religion populaire de Chine.

Progressivement s’imposent deux courants conceptuellement distincts : 1) le gradualisme, qui défend conformément à la tradition que le nirvanâ n’est accessible qu’à l’issue d’une longue série d’existences vertueuses ; 2) le subitisme qui, pour plaire notamment aux Chinois, estime que le nirvanâ est plus facilement accessible.

Certaines des écoles subitistes iront jusqu’à dire que le phénomène peut être soudain, par méditation ou récitation d’une formule magique. Les courants du chan chinois / zen japonais postulant l’illumination soudaine par méditation ou réflexion sur des paradoxes (kôan), ou ceux de l’amidisme de même origine garantissant le paradis à celui qui récite une formule magique juste avant sa mort, témoignent du pragmatisme chinois. Ils connaîtront un grand succès, que les courants qui les avaient précédés, plus intellectuels, n’auront pas su soulever. Ainsi aux 12e et 13e siècles, l’amidisme des sectes de la Terre pure et de l’Authentique Terre pure parvient à convertir les couches populaires japonaises, alors que les formes antérieures de bouddhisme restaient confinées aux élites.

Paraboles et conversions

Vers 406, à Chang’an, le moine Kumârajîva traduit le sûtra du Lotus du sanskrit au chinois. En cela, il est un acteur parmi d’autres de la forte diffusion via le chinois des textes bouddhiques vers la Corée, le Viêtnam et l’Asie centrale. Émergeant d’un ensemble colossal de plus de 2 000 écritures saintes, ce sûtra est à bien des égards un texte idéal : censé résumer et dépasser tous les autres, il constitue à la fois une critique des doctrines gradualistes antérieures et comporte de nombreuses paraboles, telle celle du fils pauvre, souvent comparée à celle de l’enfant prodigue des Évangiles. Ces historiettes se prêtent à l’élaboration littéraire ou artistique, et soutiennent les efforts des moines qui prêchent en milieux populaires : des myriades de paraboles et d’histoires édifiantes, brodant souvent autour de thèmes mythologiques liés aux pays évangélisés et compilées dans des recueils de contes, permettent de mettre en avant le rôle déterminant du Bouddha dans l’histoire. Un de ses recueils, le Konjaku monogatari shû (Histoire qui sont maintenant du passé), compilé au Japon peu après l’an Mil, se compose ainsi d’un millier d’anecdotes réparties entre récits d’Inde (un pays totalement imaginaire pour un Japonais du 11e siècle), de Chine et du Japon.

Car vers 550, une ambassade coréenne envoyée au Japon y introduit le bouddhisme et l’écriture. L’adoption de la nouvelle religion se fait au prix d’une guerre civile, livrée par deux clans rivaux se disputant le contrôle du royaume. La nouvelle religion se pérennise. Les monastères, qui envoient fréquemment des moines en Chine pour s’inspirer des différentes écoles, se multiplient et joueront un rôle politique et militaire important jusqu’en 1600. Le bouddhisme chinois et japonais verra se constituer, comme le christianisme occidental, des armées de moines-soldats idéologiquement appuyées par des prédicateurs de guerre sainte – que l’on retrouve également au Tibet ou en Thaïlande. Par réaction, la religion chamanique nippone, le shintô, se structure progressivement. Des phénomènes syncrétiques font leur apparition, et des doctrines visant à assimiler les divinités locales, kami, aux bouddhas sont élaborées.

Université et impression

À partir des 5e et 6e siècle s’amorce un va-et-vient intellectuel d’ampleur, qui voit des moines chinois voyager en Inde pour y revivifier leur doctrine, quand leurs confrères japonais viennent compléter leurs connaissances dans les monastères de l’Empire du Milieu. Entre les 3e et 4e siècles, le bouddhisme a atteint son apogée en Inde sous la dynastie hindoue Gupta. En a notamment résulté la fondation de l’université de Nâlandâ, qui comptera jusqu’à 10 000 moines. Pivot de l’évangélisation, elle attire des moines de toute l’Asie. Elle sera incendiée par les musulmans à la fin du 12e siècle. Entretemps, les États coréens et chinois auront inventé l’imprimerie – ou plus exactement la xylographie : les premiers textes reproduits industriellement, et dans des volumes impressionnants atteignant des millions de feuilles, sont justement les textes bouddhiques de référence, dès le 10e siècle.

Vers 640, le puissant roi du Tibet Songtsen Gampo épouse une princesse chinoise, se convertit au bouddhisme et prend Lhassa pour capitale. Un siècle plus tard, le moine Padmasambhava quitte le Bihar pour se rendre au Tibet, où il livre une lutte sans merci aux « démons », soit les divinités de la religion locale, le bön, afin de les soumettre à la révélation du Bouddha. En résulte, comme au Japon, un phénomène à la fois syncrétique et identitaire : les dieux du bön, dûment inféodés au Bouddha en qualité de gardiens ou de serviteurs, enrichissent le panthéon du bouddhisme tibétain ; et les instances du bön, culte de type chamanique, se structurent en Église et définissent un dogme pour se défendre du phagocytage entrepris par les missionnaires étrangers, essentiellement venus d’Inde du Nord.

Flux et reflux du bouddhisme en Inde

De 842 à 844 prend place une grande persécution des religions étrangères en Chine. Le bouddhisme, visé au premier chef, survit. Une menace plus décisive s’amorce à partir de la même époque en Inde. Entre les 8e et 12e siècles, le bouddhisme y fait face à une double offensive : arrivés de l’ouest, les conquérants musulmans livrent une guerre sans merci aux « infidèles » hindous et bouddhistes pour les convertir. Depuis le sud, les hindous réforment le brahmanisme et renforcent leur contrôle de la société indienne. Les moines bouddhistes d’Inde du nord fuient au Tibet. Ils y instaurent un régime théocratique qui durera du 10e au 20e siècle. Le bouddhisme disparaît d’Inde, sa terre natale.

En 1956, le bouddhisme revient en Inde, sa terre d’origine. Défiant le système des castes, le politicien Bhimrao Ambedkar, issu d’une ethnie d’« intouchables », se convertit publiquement au bouddhisme et entraîne à sa suite plusieurs millions de ses supporters. Cet acte politique, initié par un discours débouchant sur une conversion publique de 300 à 500 000 personnes selon les sources, constitue la plus grande conversion de masse historiquement attestée.

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bouddhisme s’étend au monde entier. En Occident se multiplient les monastères tibétains, des temples sont fondés par les diasporas d’Asie du Sud-Est, des universités déployées par de nouveaux mouvements religieux japonais… Ce succès doit autant à la traditionnelle plasticité dogmatique du bouddhisme qu’à l’effort fourni par les maîtres pour adapter leur enseignement au contexte occidental, en mettant notamment l’accent sur le versant philosophique de leur croyance et en faisant leurs des concepts de développement personnel chers aux Occidentaux en quête spirituelle. La recette syncrétique qui a assuré la pérennité du bouddhisme depuis vingt-cinq siècles reste toujours efficace.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

ROYER Sophie [2009], Bouddha, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

MARTENS Élisabeth [2007], Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants, Paris, L’Harmattan.

ROBERT Jean-Noël [2008], Petite Histoire du bouddhisme, Librio, 2008.