Le carrefour impérial

À propos de :

STANZIANI Alessandro (2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e-19e siècle, Paris, Raisons d’agir.

En 1690, un candide extraterrestre qui aurait visité notre planète aurait-il su quel en serait le destin ? Aurait-il deviné l’ascension à venir de l’Europe ? Évidemment que non, répond Alessandro Stanziani dans le premier chapitre de ce bref ouvrage, un magnifique texte qui condense nombre des interrogations de l’histoire globale.

Évidemment que non, car les grandes puissances en expansion terrestre de l’époque n’étaient pas européennes – si l’on fait abstraction de l’Empire ottoman. Elles se déployaient en Eurasie et avaient nom Empire qing (en Chine), Empire moghol (en Inde) et Empire des tsars (en Russie). Elles étaient capables de projeter des troupes nombreuses sur des milliers de kilomètres. Mais quel était leur secret ? Comment ces empires acheminaient-ils les approvisionnements nécessaires aux campagnes et à la stabilité des conquêtes ? Où puisaient-ils ces ressources ?

Une critique salutaire

À partir de ces questions, Stanziani entreprend une critique salutaire des thèses qui ont précédé la sienne. Car nombre d’entre elles prennent la fin pour le commencement. Se baser sur le postulat que l’Europe va gagner la compétition, c’est prendre l’issue du match pour son déroulé. Ainsi, il est de bon ton, dans l’historiographie nationale chinoise, de dire que la Chine a toujours été unifiée, pays de concorde où prirent place un certain nombre d’inventions fondamentales. Des historiens européens ont retourné ce grand récit de la nation chinoise. Pourquoi la Chine fut-elle dépassée au 19e siècle ? Simplement parce qu’elle aurait toujours été stable, quand les pays européens se déchiraient en guerres incessantes qui les obligeaient à une compétition économique et technologique pour la suprématie… Un simple regard sur l’histoire chinoise suffit à détruire cet argument à double visage, défendant un pays tantôt irénique tantôt figé dans un despotisme éternel et mortifère : la Chine a rarement été unifiée, a connu autant de guerres que l’Europe, et les frontières des différents États qui l’ont composée ont considérablement varié.

C’est donc l’histoire de la construction impériale, de ses fondements sociaux et économiques, de ses dynamiques qu’entend étudier Stanziani en portant un regard large sur le fonctionnement des organisations militaires de ces États. « Ce n’est pas dans le pouvoir du nombre (la population chinoise ou indienne), ni dans l’étendue du territoire (cette dernière étant plutôt le résultat que la cause) et encore moins dans leur caractère “despotique” qu’il faut chercher la force des empires russe, chinois et moghol, leurs différentes évolutions ainsi que le résultat de leur confrontation avec l’Occident. Ainsi, certains éléments sont communs aux trois empires : leur capacité à intégrer des ethnies et des religions différentes, leur aptitude à mobiliser des ressources agricoles et militaires, l’importance du commerce, des organisations bureaucratiques complexes. Les différences sont tout aussi remarquables : les Chinois développent davantage le marché afin d’approvisionner l’armée ; les Russes ont recours aux soldats-colons et procèdent à un centralisation importante de leur administration, tandis que les Moghols misent sur la décentralisation de la fiscalité et de l’armée. »

Dans ces conditions, le comparatisme peut se passer de l’aune européenne, défend l’auteur, et se limiter au triumvirat Russie-Inde-Chine. Du coup, « l’Occident omniprésent […] demeure à l’arrière-plan » et « c’est un monde nouveau qui s’ouvre : la relation entre guerre, économie et dynamique sociale ; la signification même de la frontière. Vues d’Asie et suivant des comparaisons entre steppes d’Asie centrale, Moscovie, Chine et Empire moghol, ces comparaisons n’aboutiront pas aux mêmes réponses qu’en suivant les axes habituels Delhi-Londres, Yangzi-Lancashire ou Paris-Moscou. »

Guerre aux poncifs

Il faut alors faire table rase des poncifs, s’abstenir de penser en termes d’États-nations, de monopole de la violence (un empire pouvait déléguer cette composante de son pouvoir), chercher le capitalisme sous les formes oubliées qu’il a pu prendre ailleurs. Rappeler que ce même capitalisme n’est pas synonyme de droit, que l’urbanisation n’entraîne pas mécaniquement la liberté, que les peuples des steppes n’étaient pas des barbares jouissant d’une économie de pillage mais pouvaient se fédérer dans des entités administratives complexes. Que les religions n’ont jamais dicté l’éthique ou le fonctionnement du marché. Et enfin que ces empires n’ont jamais été monolithiques – la multiplicité des autorités et des juridictions y a toujours été la règle.

Un exemple : les armes à feu n’étaient réellement efficaces que dans des circonstances données. Dire que l’Occident s’est conféré un avantage crucial en les perfectionnant, c’est méconnaître le fait qu’elles ont aussi connu des évolutions ailleurs. Chinois, Indiens, Russes y ont eu recours quand les circonstances l’autorisaient. Mais la guerre dans les steppes se jouait avec la cavalerie, et ce sont les chevaux, plus que les canons, qui étaient l’objet de toutes les attentions en Asie. Autre exemple : le servage, pense-t-on couramment, aurait fourni à l’Empire russe les troupes disciplinées dont il avait besoin. Mais ce sont des soldats-colons, capables de manier les armes comme de cultiver la terre, qui ont procédé aux conquêtes. Et le pouvoir des tsars se négociait constamment avec les autres échelons de la société. Pour se limiter à une dernière illustration, autour du commerce en Asie centrale, l’auteur souligne que les marchands ouzbeks, chinois ou persans n’avaient rien à envier à leurs homologues européens, que ce soit en terme de performances, de foires, d’infrastructures de transports disponibles, de dispositifs d’arbitrage des contentieux, de liberté par rapport aux pouvoirs politiques, d’accès aux crédits ou de techniques comptables.

Passé le premier chapitre, Stanziani consacre un chapitre au cas particulier de chacun des trois empires. Il y expose la multitude des compromis qui ont permis à ces empires de perdurer tout au long de l’époque moderne. Les processus militaires, techniques, économiques, administratifs, etc., connurent en Inde, en Chine comme en Russie nombre d’adaptations différentes, souvent simultanées, adaptées aux contextes locaux. Les tactiques militaires russes étaient différentes dans le Caucase et en Asie centrale. Les Qing géraient différemment la Chine du Sud et celle du Nord ; et pour coloniser les steppes, ils eurent recours, en complément à la mobilisation massive des soldats-paysans, à une solution similaire à l’indenture britannique ou l’engagisme français : l’État – puis ensuite des intermédiaires privés – anticipait les frais de transport et d’habillement des migrants, bénéficiant en échange de cinq ans de leur travail sur place. Et toujours, dans ces empires, il existait une dialectique entre privé et public : les marchands ont très souvent approvisionné les armées ; et les pouvoirs impériaux ont encadré plus ou moins strictement les modalités de ce marché.

En conclusion, Stanziani plaide pour que les historiens cessent de prétendre prédire le futur « dans une relation mécanique avec le passé ». Ce qui permettra accessoirement de réécrire l’histoire du succès de l’Occident qui, pour être indéniable, est « à relativiser dans l’espace comme dans le temps ».

Les discours sur l’état de l’Union : une source pour l’histoire globale ?

L’objectif de ce billet est de présenter le corpus des discours sur l’état de l’Union des présidents américains et leur intérêt pour alimenter les recherches sur une approche globale de l’histoire. Ces discours sont disponibles, dans leur intégralité, à l’adresse suivante : www.presidency.ucsb.edu. J’ai moi-même traduit les extraits présentés ci-dessous, et j’invite le lecteur à se référer aux versions originales, reproduites en fin de document.

Les discours sur l’état de l’Union sont des discours par lesquels le président des États-Unis informe le Congrès [1] des grandes orientations qu’il souhaite donner à sa politique. Ces discours furent institués par l’article II de la Constitution américaine, portant sur les attributions du président :

(1) « Il [le président] doit, de temps à autre, donner au Congrès des informations sur l’état de l’Union, et soumettre à leur considération les mesures qu’il juge nécessaires et opportunes [2]. »

Le premier discours sur l’état de l’Union a été prononcé par George Washington, à New York, le 8 janvier 1790. Cette tradition s’est perpétuée, annuellement, presque sans interruption jusqu’à la présidence d’Obama. Cette continuité est une des raisons pour lesquelles cette source mérite l’attention de l’historien. L’étude de ces discours offre, en effet, un accès privilégié pour observer, sur le long terme, comment le pouvoir présidentiel réagit aux événements qui ont rythmé l’histoire des États-Unis : les événements les plus connus et les mieux étudiés comme la guerre de Sécession, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre du Viêtnam, les attentats du 11 septembre… Mais ces discours donnent également accès à des événements peut-être moins connus, comme la guerre dite de Tripoli, toute première guerre menée par les États-Unis après leur indépendance (voir les discours du président Jefferson entre 1801 et 1805), ou la guerre hispano-américaine, qui se solda par l’indépendance de Cuba (voir les discours du président McKinley de 1897 à 1900). Aborder ces événements via les discours sur l’état de l’Union donne accès à des informations détaillées sur la conduite des opérations, leurs coûts, les unités déployées. Mais une telle source pourrait également permettre d’aborder des problématiques moins conventionnelles : la comparaison des discours sur l’état de l’Union peut, par exemple, nourrir une histoire, sur le long terme, de la justification des opérations militaires auprès de l’opinion publique. Dans cette perspective, je reproduis ci-dessous un extrait du discours du président McKinley, en 1898, et un extrait du discours du président Roosevelt, en 1941 :

(2) « Le 15 février dernier, survenait la destruction du navire de combat le Maine alors qu’il se trouvait, en toute légalité, dans le port de La Havane, pour une mission de  courtoisie internationale – une catastrophe dont la nature suspecte et l’horreur ont profondément agité le cœur de la nation. […] La conclusion de l’enquête du conseil d’administration navale a établi que l’origine de l’explosion était externe, causée par une mine sous-marine, et il ne manquait plus qu’un aveu pour déterminer la responsabilité de l’auteur.

Tous les éléments de cette affaire emportaient la conviction du plus réfléchi, avant même la conclusion du tribunal maritime, que la crise dans nos relations avec l’Espagne autour de Cuba était imminente [3]. »

(3) « Il y a exactement un an aujourd’hui, je disais au Congrès : “Quand les dictateurs… sont prêt à nous faire la guerre, ils ne vont pas attendre un acte de guerre de notre part… Eux – pas nous – vont choisir le moment, le lieu et la méthode de leur attaque.”

Nous connaissons leur choix du moment : un paisible dimanche matin, le 7 décembre 1941.

Nous connaissons leur choix du lieu : un avant-poste américain dans le Pacifique.

Nous connaissons leur choix de méthode : la méthode d’Hitler lui-même [4]. »

La richesse des discours sur l’état de l’Union, dans la perspective de l’écriture d’une histoire globale, provient également du fait que les présidents américains y abordent de nombreuses facettes de la politique des États-Unis : l’économie, la finance, le droit, la diplomatie, le commerce, les questions de société, les questions environnementales… Pour chacun de ces objets, il pourrait être intéressant de suivre l’évolution de leur traitement à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme un acteur global. À titre d’exemple, je reproduis, ci-dessous, les extraits des discours d’Andrew Jackson (1831), de Rutherford B. Hayes (1877) et de Bill Clinton (1998), qui peuvent être abordés comme autant d’étapes dans le rapport du pouvoir exécutif à l’environnement :

(4) « Si de l’état satisfaisant de notre agriculture, de nos manufactures, de nos infrastructures, nous en venons à l’état de notre marine et de notre commerce avec les nations étrangère et entre nos États, nous avons peine à trouver moins de raisons de nous réjouir. Une Providence bienfaisante a fourni pour les exercer et les encourager une côte étendue, bordée de baies de grande capacité, de longues rivières, des mers intérieures; avec un pays produisant tous les matériaux pour la construction navale et tous les produits de base pour le commerce lucratif, et rempli d’une population active, intelligente, bien éduquée, et sans peur du danger [5]. »

(5) « L’expérience des autres nations nous enseigne qu’un pays ne peut pas être dépouillé de ses forêts en toute impunité, et nous nous exposons aux conséquences les plus graves si le gaspillage et l’imprudence avec lesquels les forêts des États-Unis sont détruites ne sont pas contrôlés efficacement [6]. »

(6) « Notre défi environnemental primordial, ce soir, est le problème mondial du changement climatique, le réchauffement global, la crise commune qui nécessite une action dans le monde entier. La grande majorité des scientifiques ont conclu sans équivoque que si nous ne réduisons pas les émissions de gaz à effet de serre, à un moment donné dans le siècle prochain, nous allons perturber notre climat et mettre nos enfants et nos petits-enfants en danger. En décembre dernier, l’Amérique a conduit le monde à un accord historique, engageant notre nation à réduire les émissions de gaz à effet de serre par les forces du marché, les nouvelles technologies, et l’efficacité énergétique. »

En somme, les discours sur l’état de l’Union présentent deux aspects de la globalité à laquelle peut aspirer une écriture globale de l’histoire : la globalité comprise comme une approche multifacettes des événements, de par la diversité des questions que doit aborder le président américain dans son discours ; la globalité dans son sens d’interconnexions géographiques, tendance qui s’est renforcée à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme superpuissance. Or, il va de soi que, si les discours sur l’état de l’Union peuvent, en ce sens, offrir une perspective globale sur l’histoire, il s’agit d’une histoire via un prisme culturel bien particulier. Ainsi, l’intérêt de l’étude des discours sur l’état de l’Union pourrait également provenir de l’opportunité qu’ils offrent d’expérimenter le concept de métarécit, compris comme le cadre philosophique, politique, idéologique au sein duquel les événements sont interprétés. Les discours sur l’état de l’Union se prêtent d’autant mieux à l’étude de ce concept que les présidents américains prennent soin d’inscrire les priorités de leur agenda politique dans un récit, aux accents mythiques, des grandes étapes de l’histoire de leur nation. Voici, par exemple, comment le président Lyndon Johnson présentait, en 1965, son projet de « Great Society » :

(7) « Il y a deux cent ans, en 1765, neuf colonies se réunissaient pour la première fois afin d’exiger leur libération du pouvoir arbitraire.

Au cours d’un premier siècle, nous avons lutté pour maintenir l’unité de la première union continentale démocratique dans l’histoire de l’homme. Il y a cent ans, en 1865, à la suite d’une terrible épreuve du sang et du feu, le pacte de l’union fut enfin scellé.

Au cours d’un deuxième siècle, nous avons travaillé à établir une unité de but et d’intérêt parmi les nombreux groupes qui composent la communauté américaine.

Souvent, cette lutte amena la douleur et la violence. Elle n’est pas encore terminée. Mais nous avons réalisé une unité d’intérêt au sein de notre peuple qui est inégalée dans l’histoire de la liberté.

Et ce soir, maintenant, en 1965, nous commençons une nouvelle quête de notre union. Nous cherchons l’unité de l’homme avec le monde qu’il a construit – avec le savoir qui peut le sauver ou le détruire, avec les villes qui peuvent le stimuler ou l’étouffer – avec la richesse et les machines qui peuvent cultiver ou aliéner son esprit.

Nous cherchons à établir une harmonie entre l’homme et la société qui permettra à chacun d’entre nous d’élargir le sens de sa vie et à chacun d’entre nous d’élever la qualité de notre civilisation. C’est la recherche que nous commençons ce soir.

Mais l’unité que nous cherchons ne peut pas réaliser toutes ses promesses dans l’isolement. Car aujourd’hui, l’état de l’Union dépend, dans une large mesure, de l’état du monde [7]. »

Cet extrait nous confronte avec une fonction archaïque de la narration historique, qui a été notamment analysée par George Kennedy dans ses travaux d’histoire comparée de la parole publique [8] : raconter l’histoire pour entretenir la cohésion d’une société donnée et raconter l’histoire pour donner un sens aux événements. Il s’agit de deux conditions de l’action collective. L’histoire, comme discipline académique, entretient un rapport ambigu à ces deux fonctions : le souhait de l’historien d’écrire un récit utile à ses contemporains peut-être mis en balance avec le risque de restreindre la définition de son auditoire à des catégories trop étroites, comme l’ont longtemps été les nations. Et le projet de l’histoire globale, tel qu’il fut notamment porté par Christopher Bayly [9] dans le monde anglo-saxon, trouve une de ses sources dans une volonté de décentrer l’écriture de l’histoire. Une question est alors de savoir si un tel projet peut faire l’économie d’une réflexion sur l’auditoire auquel il s’adresse et sur les fonctions qu’il pourrait remplir.

[1] « Le Congrès des États-Unis (United States Congress) est le parlement bicaméral du gouvernement fédéral des États-Unis, c’est-à-dire sa branche législative. Les deux chambres sont le Sénat des États-Unis (United States Senate)  et la Chambre des représentants des États-Unis (United States House of Representatives). »

[2] « He [the President] shall from time to time give to the Congress Information of the State of the Union, and recommend to their Consideration such Measures as he shall judge necessary and expedient. »

[3] « At this juncture, on the 15th of February last, occurred the destruction of the battle ship Maine while rightfully lying in the harbor of Havana on a mission of international courtesy and good will – a catastrophe the suspicious nature and horror of which stirred the nation’s heart profoundly. […] The finding of the naval board of inquiry established that the origin of the explosion was external, by a submarine mine, and only halted through lack of positive testimony to fix the responsibility of its authorship.

All these things carried conviction to the most thoughtful, even before the finding of the naval court, that a crisis in our relations with Spain and toward Cuba was at hand. »

[4] « Exactly one year ago today I said to this Congress: “When the dictators. . . are ready to make war upon us, they will not wait for an act of war on our part. . . . They – not we — will choose the time and the place and the method of their attack.”

We now know their choice of the time: a peaceful Sunday morning — December 7, 1941.

We know their choice of the place: an American outpost in the Pacific.

We know their choice of the method: the method of Hitler himself. »

[5] « If from the satisfactory view of our agriculture, manufactures, and internal improvements we turn to the state of our navigation and trade with foreign nations and between the States, we shall scarcely find less cause for gratulation.A beneficent Providence has provided for their exercise and encouragement an extensive coast, indented by capacious bays, noble rivers, inland seas; with a country productive of every material for ship building and every commodity for gainful commerce, and filled with a population active, intelligent, well-informed, and fearless of danger. »

[6] « The experience of other nations teaches us that a country can not be stripped of its forests with impunity, and we shall expose ourselves to the gravest consequences unless the wasteful and improvident manner in which the forests in the United States are destroyed be effectually checked. »

[7] « Two hundred years ago, in 1765, nine assembled colonies first joined together to demand freedom from arbitrary power.

For the first century we struggled to hold together the first continental union of democracy in the history of man. One hundred years ago, in 1865, following a terrible test of blood and fire, the compact of union was finally sealed.

For a second century we labored to establish a unity of purpose and interest among the many groups which make up the American community.

That struggle has often brought pain and violence. It is not yet over. But we have achieved a unity of interest among our people that is unmatched in the history of freedom.

And so tonight, now, in 1965, we begin a new quest for union. We seek the unity of man with the world that he has built – with the knowledge that can save or destroy him, with the cities which can stimulate or stifle him – with the wealth and the machines which can enrich or menace his spirit.

We seek to establish a harmony between man and society which will allow each of us to enlarge the meaning of his life and all of us to elevate the quality of our civilization. This is the search that we begin tonight.

But the unity we seek cannot realize its full promise in isolation. For today the state of the Union depends, in large measure, upon the state of the world. »

[8] KENNEDY, George A. [1998], Comparative Rhetoric: An Historical and Cross-Cultural Introduction, Oxford, Oxford University Press.

[9] BAYLY, Christopher A. [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier.

Rencontre avec Michael Walzer : Une guerre peut-elle être juste ?

Existe-t-il de justes raisons d’entrer en guerre ? À l’argument classique de la légitime défense, Michael Walzer ajoute celui de l’ingérence humanitaire. Mais il rappelle surtout qu’il existe de bonnes et de mauvaises manières de faire la guerre, et que ces raisons n’ont de sens qu’universellement reconnues.

Né en 1935 à New York, Walzer est l’une des figures de proue de la philosophie politique américaine. Outre ses travaux sur le droit de la guerre, il s’est également distingué dans le débat qui l’a opposé au philosophe John Rawls, auquel il reprochait de défendre une conception trop abstraite de la justice. Sans se définir comme communautarien, Walzer défend une conception pluraliste de la justice, considérant qu’il faut toujours la rapporter à la culture et à l’histoire d’une communauté. Cette sensibilité au pluralisme fait également de lui un défenseur du multiculturalisme. Professeur émérite à l’Institute of Advanced Studies de l’université de Princeton, il est aussi codirecteur de la revue politique Dissent.

Walzer appartient à cette génération d’Américains de gauche frappée par la guerre du Viêtnam. En 1977, deux ans après la fin du conflit, il a fait paraître une longue réflexion sur le droit de la guerre, Guerres justes et injustes, qui allait le rendre célèbre. Connu, il l’est pourtant bien moins en France qui n’a disposé de la traduction de ce texte qu’en 1999. Walzer, tout en mettant l’accent sur la dimension dramatique de toute guerre, soutenait qu’il pouvait y en avoir de justes et tentait de définir les critères d’entrée dans une telle guerre (jus ad bellum) et de conduite juste de la guerre (jus in bello). En particulier, le philosophe estimait qu’une attaque militaire était justifiée si elle répondait à une agression. Une guerre juste pouvait être soit une guerre de légitime défense contre l’agression, soit la réponse d’un pays tiers pour le compte de l’État agressé. Concernant les moyens mis en œuvre, Walzer insistait surtout sur le fait qu’une action menée de manière juste ne devait pas attaquer directement et intentionnellement des non-combattants et que les dommages devaient être proportionnels aux avantages qu’ils apportaient dans le déroulement de la guerre. Une réflexion qui n’a rien perdu de son actualité avec, en particulier, les conflits qui touchent le Proche- et le Moyen-Orient.

En 2004 paraissaient en français deux autres livres de Michael Walzer : De la guerre et du terrorisme et Morale maximale, morale minimale. Le premier s’inscrit dans la lignée de la réflexion de Guerres justes et injustes. Le second s’emploie à montrer que l’on peut, sans renoncer au pluralisme, concevoir qu’une intervention humanitaire – pour ne citer que cet exemple – obéisse à des principes moraux universels.

Vos positions ont-elles changé depuis la parution il y a plus de trente ans de Guerres justes et injustes ?

Dans l’ensemble, elles n’ont pas beaucoup changé. L’essentiel des modifications que je propose tient au fait que je suis convaincu aujourd’hui que les théoriciens de la guerre juste n’ont pas prêté suffisamment d’attention à ce qui vient après la guerre. Aux questions du jus ad bellum (l’entrée en guerre est-elle juste ?) et du jus in bello (la guerre est-elle conduite de manière juste ?), nous devons ajouter désormais le jus post bellum pour déterminer ce qui constitue une issue juste du conflit et réfléchir sur ce qu’il convient de faire concernant les forces occupantes et la reconstruction politique après la guerre. On peut concevoir qu’il y a une issue juste à une guerre injuste de même qu’il peut y avoir une conduite juste d’une guerre injuste ou qu’une guerre juste peut être menée de manière injuste et aboutir à une terrible occupation ensuite. Nous devons donc distinguer trois types de jugements qui sont indépendants ou relativement indépendants les uns des autres.

L’autre point sur lequel j’ai été amené à réviser ma position concerne la question des interventions armées pour des motifs humanitaires. À l’époque de Guerres justes et injustes, je posais de très lourds obstacles : une intervention humanitaire pouvait être justifiée mais je restais assez sceptique. Après ce qui s’est passé notamment en Bosnie, au Kosovo, au Rwanda ou au Timor oriental, je suis davantage prêt à justifier l’usage de la force face aux meurtres de masse. De plus, il y a trente ans, une intervention humanitaire devait pour moi répondre au « in-and-out test », c’est-à-dire que les forces intervenantes mettent fin aux violences puis s’en vont. C’est ce que les Indiens ont fait au Bangladesh, mais pas les Viêtnamiens au Cambodge. Aujourd’hui, je considère (ce qui m’a d’ailleurs amené à réfléchir au jus post bellum) que l’on ne peut pas simplement renverser un gouvernement sanguinaire et partir. Il faut songer à la manière de construire l’autorité politique. Le in-and-out test n’est probablement pas le bon.

Beaucoup ont reproché à votre théorie de la « guerre juste » d’encourager les interventions unilatérales.

Aucune théorie morale ne peut se garder d’être mal employée. On ne peut pas produire un message dont les mots se rebelleraient quand on les emploie mal ! Quand la Bulgarie communiste se qualifiait de démocratie populaire, auriez-vous dit que le discours prodémocratique facilitait la tâche des tyrans ? L’obligation des démocrates est de dire : « Voilà les caractéristiques d’une vraie démocratie, ces démocraties populaires ne les ayant pas ne sont donc pas de véritables démocraties. » C’est également tout ce que l’on peut faire concernant la théorie de la guerre juste. Si le président George W. Bush abuse de la théorie de la guerre juste, il faut dire que la théorie est mal employée : « Voilà ce que la justice signifie en guerre et celle-ci ne répond pas à ces normes. »

Mais est-ce si simple ? En utilisant les mêmes critères d’une guerre juste, deux personnes ne peuvent-elles pas parvenir à deux conclusions tout à fait différentes ?

Bien sûr, on peut être en désaccord sur l’application des critères. On m’a dit une fois qu’une guerre juste pour l’un pouvait être perçue comme une agression criminelle par l’autre. Je pense que c’est vrai. Les dirigeants politiques trouvent toujours des gens qui leur offrent des descriptions de la guerre qui sont compatibles avec les critères moraux ou légaux. Aucun chef d’État ne dit mener une guerre injuste ou illégale. Mais ce problème est inhérent à la nature de la politique : nous ne pouvons qu’essayer de proposer les meilleurs arguments.

Vous êtes contre l’idée d’un État international, mais aussi contre celle d’une pax americana, les États-Unis ne devant pas être selon vous les gendarmes de la planète. Faut-il donc penser que les Nations unies et les ONG suffisent à garantir la paix et la justice dans le monde ?

Non bien sûr. Le statu quo actuel n’est évidemment pas satisfaisant. Je suis contre l’idée d’une hégémonie américaine parce que selon moi les responsabilités doivent être partagées. Il me semble qu’il y aurait plutôt besoin d’un partenariat entre plusieurs pays, des coalitions, qui s’engageraient ensemble sur un minimum d’objectifs : arrêter les massacres de masse, promouvoir des pouvoirs politiques légitimes et stables. Pas forcément démocratiques ou capitalistes, mais qui ne soient ni meurtriers ni anarchiques. Objectif qui réclame une coopération. L’Europe doit être sur ce terrain le partenaire des États-Unis.

Je suis contre l’idée d’un État international parce que j’ai peur que cela donne lieu à une tyrannie globale. Pour créer un régime centralisé pour toute l’humanité, il faut dépasser le pluralisme des cultures et politiques humaines. Vous risquez d’aboutir à un régime centralisé tyrannique et particulièrement virulent. Pour trouver des modèles alternatifs à ce régime mondial, il ne nous resterait plus qu’à aller sur Mars ou Jupiter ! Alors que si les choses vont mal dans un endroit du monde, il y a toujours un espoir possible ailleurs.

Vous êtes attaché au pluralisme des valeurs, pourtant dans Morale maximale, morale minimale, vous soutenez qu’il y a un ensemble de principes communs à toutes les morales du monde. N’est-ce pas contradictoire ?

J’ai essayé au cours des ans d’articuler de différentes manières une moralité commune, basique, et les diverses cultures humaines. Une manière de le faire, que je rejette dans mon livre, est de penser qu’il y a un noyau de principes centraux naturels ou rationnels (ce que j’appelle morale minimale) et que cet ensemble minimal est élaboré différemment par différents peuples, nations, civilisations donnant ainsi lieu à des morales concrètes complexes, les morales maximales. Il y a quelque chose de logiquement plaisant dans cette description, mais je ne crois pas qu’elle soit historiquement juste. Je ne pense pas qu’il y ait d’abord un noyau de principes (du type « il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.) qui donne lieu dans un second temps à toutes ces élaborations. Différentes morales maximales sont apparues en Inde, en Chine, en Israël, en Grèce, au Proche-Orient comme des totalités d’emblée développées et complexes. Avec les interactions entre les différentes cultures, nous découvrons qu’elles se chevauchent : les gens reconnaissent des idées différentes, mais aussi des idées communes. Ce noyau de principes communs vient donc après : il apparaît lorsqu’il y a des interactions, quand les marchands et les soldats traversent les frontières. Et l’on obtient alors quelque chose comme le droit des gens (jus gentium) dans l’Empire romain qui est simplement un effort pour définir une loi entre les différents peuples de l’Empire concernant par exemple la fraude, le vol. Il faut que cette loi fasse sens aux peuples des différentes cultures. La moralité commune, la morale minimale, vient donc après les morales particulières maximales et résulte du passage des frontières. Considérer la guerre comme un combat entre des combattants, dont les civils sont donc épargnés, est un exemple de consensus par recoupement (« overlapping consensus » pour reprendre l’expression de John Rawls) : on en trouve des versions dans la Chine ancienne, en Inde, dans l’islam, le judaïsme, le christianisme, toujours légèrement différentes, parfois avec des listes différentes définissant ceux qui sont tenus pour des non-combattants.

Mais comment expliquer ce noyau de principes communs. Est-il le fruit du hasard ou y a-t-il des raisons anthropologiques ?

Je n’ai jamais donné d’explication d’ensemble à l’existence de ce consensus par recoupement. Je soupçonne que l’explication est à chercher du côté de la nature humaine. Les êtres humains partagent des vulnérabilités, des peurs, des nécessités communes et les principes de la morale minimale pourraient être lus comme définissant les conditions de la coexistence humaine. Étant donné combien il est facile de nous entretuer, nous avons besoin d’une règle contre le meurtre et, du fait du type de créatures que nous sommes, il y a une règle contre le meurtre dans toutes les civilisations humaines, même si l’élaboration de cette règle est différente selon les endroits. La notion de meurtre (disons de ne pas tuer celui qui n’a pas essayé de vous tuer) peut être commune mais les idées de préméditation, de complicité, etc., seront différentes selon les sociétés.

Peut-on dire pour résumer que vous êtes l’homme de la troisième voie, en politique entre le réalisme et le pacifisme, en morale entre l’universalisme et le relativisme ?

Vous pourriez ajouter entre communisme et capitalisme… Défendre une troisième voie n’est pas défendre un entre-deux mais quelque chose de différent des deux autres termes. Je crois que nos vies morales défient souvent les doctrines philosophiques. Un de mes articles, « Dirty hands » (« Des mains sales »), tenu pour un exemple d’incohérence philosophique, illustre bien la troisième voie. Prenons le cas de savoir s’il est juste de bombarder des villes si cela permet d’écourter la guerre, ou si l’on peut torturer afin de découvrir où des terroristes ont placé une bombe. Certains jugeront cela juste, d’autres non. Dans mon article, je soutiens qu’il y a du vrai dans les deux positions : il est très important de défendre le principe de la valeur des vies innocentes, de dénoncer la torture et de considérer ces principes comme absolus. Mais il y a des moments exceptionnels où nous voudrions que nos chefs politiques enfreignent ces principes. Et nous voulons qu’ils jugent ces principes absolus de sorte qu’ils ne les transgressent que dans des conditions extrêmes. J’utilise l’exemple classique du dirigeant politique qui arrive au pouvoir en ayant juré qu’il s’opposerait à la torture et qui, soudainement, découvre que sa police a capturé un homme dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’il connaît la localisation d’une bombe devant exploser dans une école primaire. Alors que faisons-nous ? Eh bien je pense que la plupart des personnes vivant dans cette ville diraient qu’il faut tout faire pour obtenir de cette personne l’information. Le paradoxe est donc que je prétends que dans certains cas il est bon de faire ce qui est mal. Ce qui n’exempte ni de la culpabilité, ni du repentir.

Propos recueillis par Catherine Halpern et Martha Zuber

Note

Cet article a été publié pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 157, février 2005, et réédité dans Sciences Humaines hors-série spécial, n° 13, « Paroles de philosophes », mai-juin 2011.

WALZER Michael [2004], De la guerre et du terrorisme, trad. fr. Bayard.

WALZER Michael [2004], Morale maximale, morale minimale, trad. fr. Bayard.

WALZER Michael [1999], Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, trad. fr. Belin, rééd. Galliamrd 2006.

WALZER Michael [1998], Traité sur la tolérance, trad. fr. Gallimard.

WALZER Michael [1997], Sphères de justice. Une défense du pluralime et de l’égalité, trad. fr. Seuil.

Un monde sans guerre ni paix

Tout va très bien… Tel est le message aujourd’hui délivré par les statistiques en matière de guerre. Pour la première fois depuis les débuts de l’histoire, il n’y a aujourd’hui aucun conflit armé entre États sur la planète.

Mais ne mesurer que le nombre de guerres régulières, n’est-ce pas se tromper de thermomètre ? On escamote alors les multiples guerres civiles d’Asie et d’Afrique, telle celle qui ravage le Congo-Kinshasa depuis trois décennies (4 millions de morts). On oublie le Darfour soudanais en proie à la sauvagerie des miliciens janjawid, les « bourbiers » irakien et afghan, la « guerre à la terreur » livrée par l’armée pakistanaise aux talibans… L’Heidelberg Institute, dans son baromètre des conflits 2009, mentionne ainsi quelque 7 guerres importantes en cours, faisant intervenir des troupes régulières contre des mouvements armés, et plus de 300 conflits secondaires.

Si on estime qu’au cours des trois derniers siècles, l’humanité a subi environ 500 guerres, le 20e siècle a été le plus meurtrier, comptabilisant 90 % des morts de cette période. À un premier demi-siècle qui a atteint des sommets apocalyptiques lors des deux conflits mondiaux ont succédé quatre décennies d’équilibre de la terreur. La guerre froide a vu s’opposer deux superpuissances capables d’anéantir le monde dans un cataclysme nucléaire, se livrant une guerre de position par vassaux interposés : Viêtnam, Afghanistan… Puis l’URSS a implosé, laissant un monde fragmenté et indécis.

À l’aube des années 1990, les États-Unis s’affirment comme hégémoniques. La chute du mur de Berlin a pour conséquence de lâcher la bride à la globalisation, en germe depuis le début des années 1980. Après 1989, la diffusion parallèle de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire semble coïncider avec une diffusion de la violence dans de multiples points du globe.

Libéralisme et démocratie, un cocktail explosif

Une première explication est élaborée par la juriste états-unienne Amy Chua. Dans Le Monde en feu [2003], elle démonte le processus qui amène l’exportation du modèle libéral-démocrate à attiser les braises de la haine ethnique. Les dividendes de l’explosion inégalée du commerce international sont tombés pour l’essentiel dans les poches de groupes déterminés. Chinois des diasporas d’Asie du Sud-Est, fermiers blancs du Zimbabwe ou Libanais d’Afrique de l’Ouest, ces communautés ont pu s’enrichir en dominant les économies locales. Mais si les politiques libérales favorisent la concentration des richesses entre les mains de groupes minoritaires, la démocratie – le suffrage populaire – amène au pouvoir des politiciens portés par la majorité. Choix cornélien : ces élites doivent-elles trahir leur peuple et s’allier avec des minorités riches et détestées ; ou caresser le nationalisme ethnique dans le sens du poil ? La seconde option mène au populisme qui pousse à décharger sa vindicte sur l’étranger, cette petite communauté fortunée que l’on va alors attaquer, spolier, expulser… Le pogrome, la dépossession et l’exil, tel a été par exemple le sort de la communauté libanaise du Sierra Leone dans les années 1990.

La peur des petits nombres

En 2006, Arjun Appadurai prolonge cette analyse dans Géographie de la colère [2006]. Le titre original de son essai donne le ton : Fear of Small Numbers. La peur des petits nombres, des minorités, voilà le sésame qui permet à l’auteur, après Chua, de mettre en lumière la face obscure de la globalisation – violence, exclusion, montée des inégalités – pour donner sens au chaos quotidiennement restitué par nos journaux télévisés.

Ces deux dernières décennies, constate Appadurai, l’économie mondiale s’est transformée, et « des universalismes comme la liberté, le marché, la démocratie ou les droits de l’homme (…) sont entrés en concurrence ». Ce processus, note-t-il, est simultané à l’apparition du phénomène de « la violence intraétatique, opposée à la violence interétatique ». Les États sont désormais confrontés à des acteurs souvent transfrontaliers, tels les talibans, qui leur disputent le monopole de la violence sur leur propre territoire. Mieux, en toute logique libérale, ces mêmes États font appel à des mercenaires pour maintenir l’ordre, « privatisent » leur monopole de la violence. En 2008, près de la moitié des troupes occidentales déployées en Irak étaient ainsi constituées de salariés de sociétés privées de sécurité.

En pleine croissance, la circulation globale d’armes et de drogues fait voler en éclats le cadre d’un monde jusqu’ici défini par ses frontières. Pour peu que des sociétés paramilitaires assistées par les services de renseignements états-uniens libèrent la Colombie de l’emprise des barons de la drogue, ce sont les narcotrafiquants mexicains qui prennent le relais. Ils défient leur État dans de véritables batailles rangées, qui font de certaines parties du Mexique, aux frontières du mur que s’emploient à ériger les États-Unis, des zones entières de non-droit. Que le phénomène s’aggrave, et le Mexique rejoindra la cohorte des États « faillis » qui, tels la Somalie, le Yémen ou l’Afghanistan, ont perdu le contrôle de leur territoire national face à des groupes insurrectionnels.

Quand la violence échappe au politique

En 2007, l’anthropologue René Girard – connu pour avoir théorisé que toute communauté humaine peut expulser sa violence hors du groupe en la canalisant sur un « bouc émissaire » – publie Achever Clausewitz [2007]. Au 19e siècle, le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz estimait que la guerre devait être subordonnée au politique, ce qui permettait de différer la montée aux extrêmes. À en croire Girard, les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un tel emballement que la violence a échappé à l’emprise du politique. En projetant leur armée en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), les États-Unis semblent jouer sur plusieurs plans : la défense d’intérêts économiques (contrôle du pétrole) ou géopolitiques (pacifier le monde islamique en y exportant la démocratie par la force…). Ils agissent surtout, selon Girard, dans une claire intention punitive. Avions sans pilote, bombes intelligentes, systèmes de géolocalisation… Une seule issue pour les adversaires de l’Amérique : surenchérir dans l’horreur. Parmi d’autres, la vidéo de la décapitation du journaliste états-unien Daniel Pearl en témoigne. « Le terrorisme, c’est du théâtre », selon la formule de l’expert militaire états-uniens Brian M. Jenkins. Et la frontière entre guerre juste/guerre injuste se brouille encore quand des soldats américains mettent en images les humiliations infligées à des détenus irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb.

Le virus jihadiste se propage via Internet

Le terrorisme et son alter ego l’islamisme seraient-ils des ennemis utiles à la mesure de l’Occident ? Depuis 1979 et le triomphe de Rouhollah Khomeiny en Iran, l’islamisme radical s’est progressivement imposé comme un substitut au communisme révolutionnaire. Il promet à ses adeptes, après une lutte apocalyptique, l’accès à une ère millénariste de justice. Le politologue Ali Laïdi estime, dans Retour de flamme [2006], que le succès de l’islamisme s’explique par sa capacité à fédérer les rancœurs des musulmans estimant que leurs coreligionnaires sont ciblés par une violence mondialement orchestrée. Le monde islamique, dominé par des régimes dictatoriaux, ravagé par des conflits perçus comme autant de guerres de religion (Tchétchénie, Palestine…), est sensible à un discours victimaire. La mouvance islamiste s’adresse aux exclus de la mondialisation. Elle leur promet des lendemains qui chantent. Bien que tenue en échec, comme l’ont observé les politistes Olivier Roy et Gilles Kepel (à l’exception de l’Iran depuis 1979, et de la période qui vit les talibans contrôler l’Afghanistan de 1994 à 2001, aucun État musulman n’est tombé dans l’escarcelle islamiste), elle se montre efficace en termes de mobilisation. Le virus jihadiste se propage maintenant via Internet. Prêches d’imams, forums de recrutement, coordination à distance de cellules terroristes… Depuis le début des années 1990, le jihâd, autrefois obligatoirement circonscrit à une zone géographique précise et subordonné au contrôle d’une autorité religieuse, a été mondialisé, déterritorialisé et privatisé. Il suffit d’un leader charismatique, au besoin appuyé par une éminence grise se parant du titre de théologien, pour le proclamer. Et Laïdi de rappeler que l’Occident n’est pas la cible privilégiée du terrorisme islamique : 90 % de ses victimes tombent en Irak ou au Pakistan.

Les statistiques délivrent toujours leur message apaisant. En termes de violences étatiques, la décennie 2001-2010 a bien été la moins meurtrière depuis 1840. « L’ensemble des conflits ont fait nettement moins d’un million de morts entre 2001 et 2010. C’est une baisse significative par rapport aux décennies précédentes, dont on oublie souvent la brutalité. Entre 1950 et 2000, les bilans décennaux approchaient, voire dépassaient les 2 millions de morts (…). Pour discerner un niveau de violence aussi bas qu’aujourd’hui, il faut remonter aux années 1815-1840 », rappelle l’historien André Larané. Pour mieux discerner les processus en cours, qui combinent dilution et diffusion simultanées de la violence à l’échelle du monde, il est urgent que les sciences humaines se dotent d’un véritable corpus de global studies.

CHUA Amy [2003], World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, Doubleday ed. ; trad. fr. [2007], Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Seuil.

APPADURAI Arjun [2006], Fear of small numbers: An essay on the geography of anger, Public Planet Books ; trad. fr. [2007, rééd. 2009], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot.

GIRARD René [2007], Achever Clausewitz, Carnets Nord.

LAÏDI Ali [2006], Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme, Calmann-Lévy.

Note : cet article est une reprise du texte publié dans le mensuel Sciences Humaines, n° 222, « Numéro spécial anniversaire : 20 ans d’idées. Le basculement », janvier 2011, pp. 84-87, en kiosques de la mi-décembre 2010 à la mi-février 2011.

Poudre et armes à feu : une histoire d’innovation collective

L’histoire globale s’intéresse tout particulièrement aux techniques, qu’elles concernent la production, les transports, l’armement, le commerce ou la finance. Il s’agit d’abord évidemment de savoir où ces techniques ont été inventées et, le cas échéant, se sont mues en innovations en donnant lieu à un usage massif et standardisé. Il s’agit aussi d’analyser leur diffusion ultérieure ou, alternativement, leur mise au point indépendante en différents lieux de la planète et à des époques semblables. Il s’agit enfin de comprendre leurs améliorations et modifications successives par d’autres sociétés que celles qui leur ont donné le jour. Ce point est peut-être le plus important : beaucoup de techniques en effet sont radicalement transformées dès lors qu’elles circulent, prennent alors une importance toute nouvelle, voire sont retournées contre leur sociétés d’origine. Les défis et contre-défis ainsi instaurés déterminent une véritable dynamique de l’innovation collective globale… Nulles n’illustrent plus clairement ce processus que les techniques relatives à  la poudre et aux armes à feu.

La poudre semble avoir été connue en Chine, au moins dès le 9ème siècle de l’ère conventionnelle, comme un sous-produit des recherches menées initialement par les alchimistes. Dès le 11ème siècle, les formules de la poudre sont codifiées mais celle-ci n’est utilisée que dans des projectiles incendiaires ou à explosion feutrée, par ailleurs mécaniquement catapultés. Ce n’est qu’au début du 12ème siècle que la proportion minimale de salpêtre pour obtenir une détonation brutale est acquise, permettant d’abord de catapulter des bombes réellement explosives, mais aussi d’envisager de tirer plus efficacement n’importe quel projectile. Les bombes explosives sont transmises aux Mongols vers 1241, puis développées par les Arabes et utilisées contre les croisés en 1249. Parallèlement les armées musulmanes développent l’usage du lance-flammes, lui aussi d’origine chinoise, et consistant à incendier une poudre située à la sortie d’un fût métallique monté sur un axe en bois. C’est en 1288 que les Mongols apparaissent pour la première fois sur le champ de bataille avec une véritable arme à feu, sorte de lance flammes mais avec ignition de la poudre à la base du fût et projection de flèches ou d’autres projectiles. Les conquêtes mongoles ne sont donc pas seulement dues à la légendaire habileté de leurs cavaliers mais à la possession de ces tout premiers « fusils »… Et l’on comprend alors que ce type d’arme soit passé en Europe via la Russie et la Scandinavie, sur les traces des Mongols. Dès 1326 à Florence, il se transforme en véritable canon à tirer des projectiles métalliques. L’histoire ne finit pas là : ce canon se retrouve dans le monde musulman (années 1330), puis de nouveau en Chine (1356), avant d’atteindre la Corée (années 1370).

Mais parallèlement à ces transferts spectaculaires, aller et retour, entre l’Est et l’Ouest, c’est dans la Turquie ottomane que le développement des armes à feu sera le plus significatif. Se basant aussi sur des expérimentations anciennes dans le monde musulman, les Turcs deviennent producteurs et exportateurs d’armement à poudre dès les années 1360. Lors de la prise de Constantinople par ces derniers (1453) il apparaît évident que « le canon est devenu une arme de siège des plus efficaces » [Pacey, 1996, p.74]. Parallèlement le mousquet à mèche, arme manuelle, progresse de façon similaire en Turquie et en Europe, avec semble-t-il un avantage à la première pour ce qui est des techniques de mise à feu [ibid., p.75]. A l’époque, les dignitaires Ottomans n’abandonnent pas pour autant la cavalerie, symbole de leur noblesse, mais assignent au corps des janissaires (chrétiens réduits en esclavage) le maniement de ces redoutables armes à feu.

Au 16ème siècle, la diffusion des mêmes armes performantes dans l’empire Moghol en Inde (1526-1756), l’empire Ottoman (1299-1922) et la Perse Safavide (1501-1722) crée une certaine homogénéité de puissance entre ces trois pouvoirs. Hodgson [1975] considère que ces « empires de la poudre à canon » ont en conséquence été incités à centraliser le pouvoir afin de trouver les ressources en cuivre et en étain, contrôler leurs arsenaux, financer leurs unités d’artillerie. Autrement dit, la technologie militaire exercerait un certain déterminisme sur les structures du pouvoir et la modernisation de l’Etat. Au-delà de cette thèse discutable, force est de reconnaître l’avance prise par ces trois puissances à l’époque : ainsi l’Inde est-elle la première à réaliser des fûts en laiton, matériau idéal pour les petits canons ; ce même pays produit le wootz, acier de grande qualité, tandis que la Turquie développe la fabrication de tubes de mousquets dans ce matériau. Mais en raison de la qualité des matériaux indiens, comme de l’habileté des techniciens turcs, il faudra attendre la toute fin du 18ème siècle pour que les Européens, pourtant capables de prouesses dans la partie mécanique des armes à feu, parviennent à un résultat similaire en matière d’acier, avec l’expérience de Nicholson, lequel n’aurait fait du reste que retrouver un procédé déjà pratiqué en Islam au 11ème siècle [Hill, 1998, VII-22]…

Au total, pour ce qui concerne les techniques destructives, l’Europe constitue pour les orientaux, et notamment les « empires de la poudre à canon », un partenaire utile certes, un lieu évident de perfectionnement d’innovations (cas de Florence au début du 14ème siècle), mais surtout un pâle concurrent qui reste longtemps à la traîne et ne se hissera que lentement aux standards requis. C’est bien l’Europe, en revanche, qui retournera, finalement et avec une efficacité durable, ces armes contre les sociétés qui l’avaient un temps devancée…

HILL D. [1998], studies in Medieval Islamic Technology, Aldershot, Ashgate.

HODGSON M. [1975], The Venture of Islam, 3, The Gunpowder Empires and Modern Times, Chicago, Chicago University Press.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.