La France à l’heure du monde

Ludivine Bantigny, 2013, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique ».

La France à l'heure du monde

L’ouvrage de Ludivine Bantigny se lit avec plaisir. L’écriture est leste, riche d’assonances et d’échos intertextuels, et l’auteure joue avec la mémoire vive du lecteur. La période couverte est relativement courte, trente ans, un peu plus, mais par l’ensemble des aspects abordés, ce travail est une somme très riche sur la France du temps récent – au risque peut-être d’un effet kaléidoscopique et de chatoiements stylistiques. Nombre de paragraphes susciteront autant de satisfaction que de frustration. On voudrait souvent en savoir plus. Cependant, on appréciera la diversité des recherches sollicitées, géographiques, sociologiques, anthropologiques, économiques… La nature « totalitaire » de l’histoire, comme le disait Fernand Braudel, est manifeste. Néanmoins toutes ces réflexions sont mobilisées par une historienne qui entend bien mettre le temps au centre de son analyse, ce qui n’est pas si banal, et plus encore s’interroger sur la maîtrise du temps : « qui donne l’heure » (p. 11). Mais ce temps est essentiellement pris dans sa dimension diachronique, dans son écoulement. La problématique axiale est celle du changement, même si ce n’est pas toujours celui promis par les politiques. Au lecteur de suivre les enchevêtrements de ces histoires parallèles de la France et de saisir la toile du Monde qui y est tissée en filigrane.

Il ne s’agira pas ici de faire un compte-rendu complet de cet ouvrage (on renverra par exemple à l’excellent billet d’Éric Fournier dans les Carnets d’Aggiornamento ou encore à celui de Vincent Chambarlhac et de Jean-Paul Salles dans la revue Dissidences), mais d’en proposer une lecture au regard de l’histoire globale. Involontairement, « l’heure du monde » entre en résonance avec le titre du livre de Serge Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, et d’une certaine manière, c’est bien la question que pose Bantigny : l’heure d’ici est-elle l’heure d’ailleurs ? Avec la synchronisation des sociétés du Monde, corrélative au processus de mondialisation, la contemporanéité globale s’inscrit de toute évidence comme une problématique centrale de la recherche historique d’un présent qui est aussi devenu une coprésence.

La première critique qu’on pourra adresser au texte de Bantigny est la difficulté à poser la notion même de mondialisation. Certes, en introduction, elle évoque succinctement le débat sur l’ancienneté du processus, opposant de façon assez étonnante des géographes qui seraient des historiens de la longue durée (sans doute Christian Grataloup, quoiqu’il ne soit ni cité ni référencé) et des anthropologues qui feraient de la mondialisation une expérience inédite (Marc Abélès probablement), mais sans parler d’histoire globale – signe indubitable au demeurant des difficultés de ce courant historiographique à pénétrer la recherche française et l’université. Au fil de l’ouvrage, les acceptions se multiplient et l’auteure ne parvient pas totalement à trancher. Toutefois, soyons honnête, cette confusion n’est pas propre à Bantigny. L’éclaircissement apporté par Cynthia Ghorra-Gobin aurait été bien utile entre :

1. la globalisation, qui correspondrait assez classiquement à l’expansion du capitalisme, à sa financiarisation et à sa transnationalisation ;

2. la mondialisation, qui désignerait l’émergence d’une nouvelle échelle, corollaire de l’interconnexion croissante des lieux ;

3. et la planétarisation, qui serait la prise de conscience de la planète Terre comme écosystème fini [1].

Quelles relations internationales dans un monde global ?

Dans la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’histoire politique, le propos est sobre et sans ambiguïté : « Que peut vraiment une nation dont la surface s’étend  sur moins de 1 % du globe, dont la population n’atteint pas même 0,5 % du total mondial et dont les moyens militaires ne lui permettent pas de rivaliser avec les “Grands” [p. 221] ? » La France n’est plus qu’une puissance moyenne et Bantigny montre bien les hésitations et les errements des gouvernements successifs pour maintenir une certaine autonomie de la France à l’intérieur d’un bloc occidental informel qui la maintient à sa place dans le Monde. De ce point de vue, l’Afrique reste le terrain d’hégémonie de la France, comme le rappellent encore une fois les dernières interventions militaires au Mali et en Centrafrique décidées par le président François Hollande. Mais pour traiter l’inéluctabilité d’un tel déclassement, le cadre imposé des trente dernières années ne permet pas d’aborder le processus de mondialisation dont dès le 19e siècle certains auteurs ont annoncé qu’il entraînerait un polycentrisme croissant. « L’heure du monde est aussi celle de nouveaux pivots » [p. 254] écrit Bantigny. « À l’ère de la politique européenne, a pour jamais succédé l’ère de la politique “mondiale” » écrivait Anatole Leroy-Beaulieu en 1901. Quelle est aujourd’hui la place de la douleur causée par la perte du rang dans la culture politique française ? Quelle est la légitimité d’« une puissance mondiale à vocation et ambition mondiales » [p. 254] ?

Quelle politique face à une économie globalisée ?

Dans un chapitre consacré à la domination et aux contestations du « néolibéralisme » (les guillemets sont de l’auteure), Bantigny remarque qu’« au début des années 1980, les expressions de “globalisation” et de “mondialisation” n’ont pas encore cours ; mais les processus économiques qui en constituent les contours s’imposent déjà en pratique » [p. 167]. Le lien entre mondialisation et néolibéralisme est donc prégnant et l’erreur d’optique est habituelle. S’il est vrai que le mot « globalisation », issu de l’anglais globalization, ne se diffuse massivement en France qu’à partir des années 1990, le mot « mondialisation », apparu pendant la Première Guerre mondiale, est usité, certes rarement, mais de plus en plus régulièrement depuis la fin des années 1940. Rappelons ainsi qu’en 1983, la notion est inscrite dans les programmes de géographie de classe de terminale et qu’elle est présente dans les manuels. Le rectificatif – « la mondialisation diffère de la seule “globalisation” entendue comme extension du marché et des réseaux de communication […] ; elle se fait transnationale par ses nouvelles mobilités et ses cultures partagées » (p. 449) – ne suffit pas à lever une certain ambiguïté. L’angle d’attaque de Bantigny, qui fait de son ouvrage une histoire critique, est celui de la politique :

« Si les États ne sont pas, loin s’en faut, les seules instances de décision, ils conservent leurs monopoles et leur autorité. Et si l’État, au cœur du “néo-libéralisme”, se démet de certaines prérogatives, il garde l’initiative, même pour organiser le marché. » [p. 9]

Le titre s’explicite ainsi par une citation de Pierre Bérégovoy lorsque celui-ci affirme dans une interview d’avril 1985 qu’il est temps de « mettre nos montres à l’heure », i.e. à l’heure du marché mondial.

« En France, le dirigisme est de droite.

Les socialistes ont à réfléchir là-dessus. Dans une économie où l’État dispose de puissants moyens d’orientation, avec la fiscalité, le budget, le plan, le secteur public, il faut laisser le marché jouer pleinement son rôle. Le marché n’est ni de gauche ni de droite. Il a une fonction d’échange qui est à restaurer. Le socialisme, c’est la liberté, sur ce terrain aussi, à condition que l’on n’oublie pas que la vraie liberté exige solidarité et égalité des chances. »[2]

Pascal Lamy n’est cité que pour son appréciation critique, mais tardive, du marché, moins pour son rôle à la tête de l’Organisation mondiale du commerce de 2005 à 2013, alors même qu’il est membre du Parti socialiste français depuis longtemps. Le fait aurait pourtant pu être souligné pour montrer à quel point ce parti s’est mis à l’heure du capitalisme mondial et a délaissé le vieil internationalisme ouvrier, qui a été un mondialisme.

Cependant, la critique de la politique économique est affaiblie par une analyse économique dispersée. Dans un tout autre chapitre, à propos d’une mondialisation de l’agriculture juste évoquée, la reterritorialisation de la production entamée par certains agriculteurs au profit de la qualité et de circuits courts est présentée comme un modèle de résistance au système productif global. Mais pourquoi ne pas avoir accordé plus de place à la désindustrialisation ?

Quel m/Monde ?

Au-delà de la seule notion de « mondialisation », dont on reconnaîtra qu’elle n’est pas simple, celle de « monde » est elle-aussi utilisée de façon très versatile. On le sait, le mot renvoie à deux sens distincts : soit l’ensemble de ce qui est (ce qui peut être plus ou moins vaste selon la focale, du proche à l’universel), soit l’ensemble de ce qui est sur la terre. Cette ambiguïté a conduit les géographes français, à la suite d’Olivier Dollfus, à mettre une majuscule à Monde lorsqu’ils désignent l’espace global tel qu’il a été unifié par le processus de mondialisation. Ce qui a bien des avantages. Dans son texte, en revanche, Bantigny multiplie les expressions où « le monde » n’est pas « le Monde », alors même que c’est bien ce dernier qu’elle a placé en titre. Un certain nombre de sous-titres par exemple, « Le monde à bras-le-corps », « La conscience du monde », ne renvoient nullement au Monde et déroutent le lecteur qui chercherait précisément des réflexions sur la conscience du Monde – problématique qui vient par ailleurs de faire l’objet d’une habilitation à diriger les recherches par Clarisse Didelon-Loiseau, elle aussi maîtresse de conférences à Rouen, mais en géographie (Le Monde comme territoire, 2013).

Erreur bénigne, Bantigny attribue à Hervé Le Bras l’image du Monde comme « village » (1992) quand elle est répétée régulièrement depuis son emploi par Marshall McLuhan dans The Medium is the Message en 1967.

Quelle conscience planétaire ?

Pareillement, la notion d’« imaginaire planétaire » est assez malmenée. Ce qu’on ne reprochera pas à Bantigny tant la confusion entre planétaire, mondial et global est généralisée et peut-être inextricable. Cependant, il est bien clair que la quatrième partie du livre, dont c’est le titre, ne parle qu’assez peu de la conscience planétaire ou même de l’imaginaire mondial. Qu’en est-il de la planétarisation en France ?

L’histoire des Verts (p. 115 sq.) est traitée dans l’histoire politique. Ailleurs, dans la partie plus sociologique, aucune mention n’est faite de Nicolas Hulot, de son émission Ushuaïa Nature, diffusée de 1998 à 2011, et de son implication lors de l’élection présidentielle de 2007 ; ni de Yann Arthus-Bertrand, dont l’œuvre photographique « La Terre vue du ciel », réalisée en 1994 en partenariat avec l’Unesco, a eu un incontestable succès, en France et ailleurs dans le Monde : le livre, traduit en une vingtaine de langues, a été vendu à plus de trois millions d’exemplaires et l’exposition gratuite de grands panneaux photographiques, inaugurée sur les grilles du jardin du Luxembourg en 2000, a fait le tour du Monde – j’ai pour souvenir d’avoir vu ces grands panneaux accrochés dans la rue au pied de la citadelle d’Alep, à l’époque où la Syrie était en paix. L’un et l’autre ont indéniablement contribué à diffuser une sensibilité à l’environnement planétaire, et à connecter l’opinion française à l’opinion internationale. Cela aurait permis de compléter les réflexions inspirées par l’ouvrage d’Edgar Morin, Terre-patrie, paru pour la première édition en 1993, et cité implicitement à propos de la prise de conscience planétaire [p. 359].

Quelle transnationalité ?

La dimension transnationale est également peu explorée, quoique évoquée en conclusion. Exemple parmi d’autres, lorsque l’auteure aborde la question du foulard, hormis quelques références à la révolution iranienne et à la fatwa lancée contre Salman Rushdie, la contextualisation reste maigre. L’auteure donne peut-être une clef de la peur, mais pas une explication d’un phénomène complexe qu’on retrouve dans les pays voisins (en Belgique, en Allemagne…) et ailleurs dans le monde (en Turquie, en Tunisie…).

Parmi les pratiques du quotidien, la cuisine est également rapidement faite alors que l’évolution des modes alimentaires s’inscrit pleinement dans le processus de mondialisation. On aurait pu trouver davantage de réflexions sur le développement des vendeurs de kebab ou des restaurants japonisants, et inversement sur l’exportation de la gastronomie française. « À quelle heure mange-t-on en France ? » soulève la question de la persistance d’une culture nationale et aux limites de la synchronisation globale. Le repas à la française a été récemment classé au patrimoine mondial de l’humanité (cf. un récent article dans le journal Le Monde).

L’« exception culturelle », évoquée mais non traitée, aurait pu constituer un axe d’analyse plus conséquent. Apparue en 1993 à l’occasion d’un nouveau cycle de négociations du Gatt, la notion n’a depuis cessé d’être brandie pour défendre la production d’œuvres culturelles françaises contre un libéralisme qui réduirait la culture à une simple marchandise comme les autres et qui entraînerait un recul de la culture française face à la culture états-unienne.

Quelle histoire-Monde ?

On trouve au terme de l’ouvrage un très court chapitre de conclusion assez étonnamment intitulé « L’histoire faite monde » – n’était-ce donc pas là l’enjeu même du livre en son entier ? Il y est rapidement question d’hybridations culturelles. Or, si on reste dans ce domaine, où on sent bien les choix personnels de l’auteure, l’absence d’Édouard Glissant peut surprendre. En créant en 1997 la notion de « Tout-monde », il proposait un dépassement de la créolité vers la mondialité, cet état d’interpénétration des identités et des cultures.

Présentation de la notion glissantienne de « Tout-monde » par Patrick Chamoiseau (RFO, 1998) – http://www.edouardglissant.fr/toutmonde.html

Même si l’analyse d’Édouard Glissant est discutable, la créolisation aurait pu être une problématique intéressante pour interroger « la France à l’heure du monde ».

Global Islands – An ongoing discussion with Édouard Glissant (réal. Cecila Tripp, New York, 2004)

« Ce qu’il faut voir aujourd’hui, c’est que les périphéries, au fond, qui sont les endroits faibles du point de vue de la puissance, économique, politique, militaire, social, etc., sont de plus en plus des endroits forts du point de vue de l’imaginaire, du point de vue de la conception du monde, du point de vue du vécu du monde, du point de vue de l’emploi des langues. »

Enfin, une question, fondamentale, reste en suspens : pourquoi la France s’enfonce-t-elle dans la peur du Monde ?

Post-scriptum. Terminons par une critique plus personnelle. Malgré une prolepse : « la figure géométrique de l’“Hexagone” laisserait à tort oublier les terres lointaines que la France s’est octroyée et qui, bien de France, sont des territoires contestés » [p. 338], l’outre-mer n’occupe que très peu de place dans cette histoire de la France. L’île de Mayotte, placée « au milieu de l’océan Indien », est présentée comme un « bout du monde » où l’isolement s’ajouterait à l’enclavement. Pourtant, située au milieu du canal du Mozambique, entre Afrique et Madagascar, Mayotte n’est séparée que de 70 kilomètres d’Anjouan, l’île comorienne la plus proche, à portée de kwassa-kwassa, ces embarcations utilisées par les passeurs pour amener des milliers de clandestins sur une île qui est une promesse de mieux-vivre. De façon générale, l’anecdotique (le « jardinage » à La Réunion…) l’emporte sur l’analyse de fond et sur les homologies qu’on aurait pu signaler entre outre-mer et métropole : la périurbanisation, le tout-automobile, et inversement les questions de la densification du bâti, du développement des transports en commun, de la création de parcs nationaux et de réserves, parfois perçus comme une forme de néo-colonisation écologique.


[1] Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), 2012, Dictionnaire critique de la mondialisation, Paris, Armand Colin (rééd. revue et augmentée de l’éd. de 2006).

[2] « Pierre Bérégovoy répond à Raymond Barre. Un entretien avec le ministre de l’Économie et des Finances », propos recueillis par Jacques Mornand et Roger Priouret, Le Nouvel Observateur, 5 avril 1985, pp. 26-27. Remarque en passant, on aurait souhaité que les citations et les références de l’ouvrage soient données avec précision.

GWOT (Global War on Terrorism)

« Les images et les déclarations de la semaine dernière étaient sans aucun doute celles d’une guerre à propagation rapide.

Dans la mer Rouge et la mer d’Arabie, sur le pont des navires de guerre américains, les missiles de croisière Tomahawk ont vrombi, lancés vers des cibles situées en Afghanistan et au Soudan, où ils ont brisé ce que les responsables américains décrivent comme un centre d’entraînement de terroristes et une usine d’armes chimiques.

À Washington, certains des membres du Congrès les plus critiques à l’égard du président Clinton ont mis de côté leur partisanerie et ont salué le chef de la nation, malgré le scandale qui l’éclabousse, pour avoir répondu au terrorisme par des frappes militaires. Quelques jours avant, en Afrique de l’Est, la secrétaire d’État Madeleine K. Albright avait erré dans les décombres de l’ambassade américaine bombardée du Kenya, comparant la scène à ses souvenirs d’enfance lors du Blitz à Londres.

“C’est comme dans une guerre”, a-t-elle dit de retour à Washington après un voyage en Afrique où elle a aidé à planifier les attaques contre l’Afghanistan et le Soudan. “Je pense que nous sommes embarqués dans une aventure dans laquelle nous devrons faire face sur le long terme à ce qui est une très grave menace pour notre mode de vie.” Le président Clinton a averti que les États-Unis faisaient face à “une longue lutte qui s’engageait entre la liberté et le fanatisme, entre le règne de la loi et le terrorisme.”

Ce n’était pas le premier coup dans cette lutte. L’attentat contre le World Trade Center à New York en 1993 a choqué des Américains qui ne se sont plus sentis en sécurité dans leur isolement géographique. Auparavant, l’armée américaine avait frappé des cibles en Libye et en Irak. Mais l’attaque de la semaine dernière a été dépeinte comme étant plus que de simple représailles, c’était une attaque préventive contre une menace permanente. Et, de façon inquiétante, les porte-paroles n’ont pas dit que l’ennemi avait été écrasé, mais que la bataille était là.

Alors, les États-Unis sont-ils préparés pour les conséquences de ce qui est désormais une guerre globale contre le terrorisme ? » [1]

Cet extrait d’un article du New York Times pourrait, par certains points, immédiatement faire penser à l’après-11 septembre 2001 ; il est en fait d’août 1998. L’expression de « global war on terrorism » employée par le journaliste Philip Shenon ne se trouve pas dans le discours de Bill Clinton prononcé quelques jours plus tôt, le 20 août 1998, mais elle en résume bien l’esprit et deviendra en 2001 l’appellation gouvernementale pour désigner la lutte contre le terrorisme islamiste. Le tournant politique amorcé à la fin des années 1990 dans la lutte contre le terrorisme islamiste, de la diplomatie multilatérale vers la guerre globale, est souligné par Bill Clinton lui-même :

« L’Amérique a combattu le terrorisme pendant de nombreuses années. Lorsque cela a été possible, nous avons utilisé la loi et la diplomatie pour mener la lutte. Le bras long de la loi américaine a tendu la main à travers le monde et traduit en justice les personnes coupables d’attentats à New York, en Virginie et dans le Pacifique. Nous avons défait en douceur les groupes terroristes et déjoué leurs complots. Nous avons isolé des pays qui pratiquent le terrorisme. Nous avons travaillé à bâtir une coalition internationale contre le terrorisme. Mais il y a eu et il y aura des moments où la loi et la diplomatie sont tout simplement insuffisantes, quand notre sécurité nationale est très menacée, et quand nous devons prendre des mesures extraordinaires pour protéger la sécurité de nos citoyens.

Avec des preuves convaincantes que le réseau Ben Laden de groupes terroristes avait l’intention de monter de nouvelles attaques contre les Américains et d’autres personnes éprises de liberté, j’ai décidé que l’Amérique devait agir. Et ce matin, sur la base de la recommandation unanime de mon conseil à la Sécurité nationale, j’ai ordonné à nos forces armées de prendre des mesures pour contrer une menace immédiate du réseau Ben Laden. » [2]

L’histoire immédiate est délicate. On s’y hasardera cependant, car la notion de « guerre globale » ne peut laisser indifférent l’historien de la globalité, fût-ce au risque de se tromper.

1) Qu’est-ce qu’une guerre globale ? ‒ La notion a été utilisée pour la première fois au cours de la Seconde Guerre mondiale. Forgée aux États-Unis dans un contexte marquée par une double rupture de l’isolationnisme américain (Capdepuy, 2011), due à la guerre mondiale qui finit par atteindre les États-Unis le 7 décembre 1941, et à la mondialisation aéronautique qui faisait subir au globe un nouveau rétrécissement, l’expression semble s’être imposée immédiatement :

« Quand le Japon a fait une attaque directe contre des possessions américaines et britanniques, il y a eu coalescence de deux grandes guerres. Il y a maintenant une seule guerre mondiale. C’est une guerre globale dans un sens beaucoup plus poussé que la Première Guerre mondiale. » [3]

L’expression semble se justifier d’elle-même en raison de la multiplicité des théâtres d’opération :

« Car c’est une guerre globale, et en 1943, il en coûtera à cette nation presque 100 milliards de dollars.

Dans cette guerre globale, il y a maintenant quatre zones principales de combat, et je voudrais brièvement vous parler d’elles, mais non par ordre d’importance, car chacune d’elles est essentielle et elles sont toutes interdépendantes.

[…]

Diverses personnes nous pressent de concentrer nos forces sur l’une ou l’autre de ces quatre zones, bien que personne ne suggère que l’une ou l’autre de ces quatre zones ne doive être abandonnée. Évidemment, on ne pourrait pas sérieusement insister pour que nous abandonnions l’aide à la Russie, ou que nous laissions tout le Pacifique au Japon, ou la Méditerranée et le Moyen-Orient à l’Allemagne, ou que nous renoncions à une offensive contre l’Allemagne. Le peuple américain peut être sûr que nous ne négligerons aucun de ces quatre grands théâtres de la guerre. » [4]

Cependant, un doute s’immisce : existe-t-il réellement une différence d’échelle entre guerre mondiale et guerre globale ? Ou bien s’agit-il là de deux notions redondantes ? La question rappelle le débat en France à propos des notions de mondialisation et de globalisation, qui pourraient également apparaître comme un doublon. L’une ayant été forgée dès le début du 20e siècle, l’autre étant une adaptation du terme anglais globalization, n’est-il pas artificiel de les distinguer ? Inversement, on peut y voir une forme de richesse conceptuelle, à condition toutefois de s’entendre sur les mots. Aussi, considérera-t-on ici le global comme un niveau supérieur ou égal au mondial dans la mesure où « global » renvoie au globe terrestre pris dans sa totalité tandis que « mondial » peut désigner un espace plus restreint, un monde. Autrement dit, si on accepte que le Monde est le globe devenu monde, la globalisation est l’aboutissement de la mondialisation (ou de mondialisations, au pluriel) ; et une guerre globale est une guerre dont l’emprise spatiale s’étend à une majeure partie du globe.

Après la Seconde Guerre mondiale, la notion de « guerre globale » a été utilisée pour qualifier la Guerre froide qui a opposé les deux superpuissances à l’échelle du globe, même s’il s’agissait alors d’une guerre globale potentielle dont les conflits réels étaient seulement locaux.

2) La lutte contre le terrorisme est-elle globale ? ‒ L’emploi de cette notion est-elle justifiée pour qualifier la lutte entreprise par les États-Unis et leurs alliés contre le terrorisme islamiste au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 ? L’expression de « global war on terrorism » est apparue dès le 19 septembre 2001 à l’annonce d’une allocution du président George W. Bush devant le Congrès le jour suivant, même si ce dernier ne parla précisément que d’une « global war » et d’un « global terror network ». La formule fut donc d’abord officieuse. Cependant, la création en mars 2003 d’une médaille de la Global War on Terrorism montre bien qu’elle fut entérinée par les autorités états-uniennes, à concurrence avec d’autres, comme Global war on terror.

Le succès de l’expression peut se comprendre par l’existence d’un discours déjà là, qu’atteste l’article de 1998 préalablement cité, et qu’on peut relier à l’analyse développée par Samuel P. Huntington au cours des années 1990, dont l’idée centrale était qu’avec la fin de la Guerre froide, le monde se trouvait face à un risque de guerre globale opposant l’Occident au non-Occident, « the West and the Rest » (Huntington, 1993). L’intervention militaire russe en Tchétchénie était ainsi comprise comme un front local de cette guerre globale (Huntington, 1999), autrement dit comme une guerre « glocale », à l’image de ce qu’avait pu être le Viêtnam durant la Guerre froide par exemple. Toutefois, cette grille de lecture civilisationnelle n’a pas emporté l’adhésion de tous, à commencer par le président George W. Bush qui a souligné à plusieurs reprises que les autorités des États-Unis faisaient la différence entre musulmans et islamistes (Droz-Vincent, 2007). La guerre globale contre le terrorisme n’était donc pas voulue comme une guerre d’un monde contre un autre, et l’expression signifiait bien une subsumption du monde musulman dans un ordre global supérieur. L’adjectif « global » doit finalement plutôt s’entendre comme une variation sur le thème de l’universel. Le 20 octobre 2001, George W. Bush retrouvait les formules de Harry S. Truman du 12 mars 1947 sur un monde divisé en deux :

« Aujourd’hui, nous nous concentrons sur l’Afghanistan, mais la bataille est plus vaste. Chaque nation a un choix à faire. Dans ce conflit, il n’y a pas de territoire neutre. Tout gouvernement qui protège des hors-la-loi et des meurtriers d’innocents, devient lui-même hors-la-loi et meurtrier. Et il suivra cette voie solitaire à ses risques et périls. » [5]

On peut penser qu’il y a dans l’expression de « guerre globale contre le terrorisme » une forme de déterritorialisation de la guerre par un élargissement à la totalité du globe : ce ne sont pas les États-Unis qui sont attaqués, mais un mode de vie fondé sur la liberté, dont les États-Unis sont les garants.

Ceci se manifeste par un brouillage de la guerre elle-même qui devient une lutte transnationale et transfrontalière, confondant opérations militaires et opérations de police. Ainsi, le USA Patriot Act (Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act) voté et signé en octobre 2001 a effacé la distinction juridique entre les enquêtes effectuées par les services de renseignement extérieur et les agences fédérales responsables des enquêtes criminelles pour les terroristes étrangers ; il a également créé le statut de combattant illégal, qui a permis de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste. Ce dont la prison de Guantánamo, au Cuba, est devenue le triste symbole.

Toutefois, la conséquence la plus importante après les attentats du 11-Septembre fut l’opération Enduring Freedom entamée par le gouvernement des États-Unis. Elle avait pour objectif premier de combattre al-Qaida en Afghanistan :

« Ces actions soigneusement ciblées visent à arrêter l’utilisation de l’Afghanistan comme base d’opérations terroristes et à attaquer les capacités militaires du régime des talibans.

Nous sommes rejoints dans cette opération par notre allié loyal, la Grande-Bretagne. D’autres alliés, y compris le Canada, l’Australie, l’Allemagne et la France, ont promis des forces au fur et à mesure que l’opération se déroulera.

Plus de 40 pays du Proche-Orient, d’Afrique, d’Europe et d’Asie ont accordé le droit de survoler leur territoire. D’autres ont partagé les informations glanées par leurs services de renseignement. Nous sommes soutenus par la volonté collective du monde.

Il y a plus de deux semaines, j’ai adressé aux dirigeants talibans une série de demandes claires et spécifiques : fermer les camps d’entraînement terroristes, livrer les dirigeants du réseau al-Qaida et laisser partir les étrangers, dont des citoyens américains, détenus injustement dans leur pays.

Aucune de ces demandes n’a été satisfaite. Et aujourd’hui, les talibans vont en payer le prix.

En détruisant les camps et en interrompant les communications, nous rendrons plus difficiles pour le réseau terroriste l’entraînement de nouvelles recrues et la coordination de leurs plans diaboliques.

Au début, les terroristes ont pu se terrer encore plus profondément dans des cavernes ou d’autres lieux reculés. Notre action militaire est destinée à ouvrir la voie à des opérations militaires soutenues, globales et implacables pour les faire sortir et les traduire devant la justice.

En même temps, le peuple opprimé d’Afghanistan va connaître la générosité de l’Amérique et de nos alliés. Pendant que nous frapperons des cibles militaires, nous larguerons des vivres, des médicaments et des provisions pour les hommes, femmes et enfants affamés d’Afghanistan.

Les États-Unis d’Amérique sont un pays ami du peuple afghan et nous sommes les amis de près d’un milliard de personnes dans le monde qui sont adeptes de la foi musulmane.

Les États-Unis d’Amérique sont un ennemi de ceux qui aident les terroristes et les criminels barbares qui commettent un sacrilège contre une grande religion en perpétrant des meurtres en son nom. » [6]

Depuis, d’autres opérations secondaires se sont annexées à celle-ci : aux Philippines, dans la Corne de l’Afrique, au Sahara, au Kirghizistan et dans la vallée du Pankissi en Géorgie. Il y a donc eu re-territorialisation de cette guerre globale, et ce dans des espaces bien précis où les logiques locales sont tout aussi importantes, sinon plus, que la logique globale affichée.

3) La lutte d’al-Qaida contre les États-Unis est-elle globale ? ‒ Les attentats du 11-Septembre ont pu surprendre. Pourtant, ils sont arrivés dans un contexte de guerre « ouverte », et ce depuis le 23 août 1996, date à laquelle al-Qaida avait déclaré la guerre contre les États-Unis :

« Chacun d’entre vous sait quelle injustice, quelle oppression, quelle agression subissent les musulmans de la part de l’alliance judéo-croisée et de ses valets ! À tel point que le sang des musulmans n’a plus aucun prix, que leurs biens et leur argent sont offerts en pillage à leurs ennemis. Leur sang coule en Palestine, en Irak et au Liban (les horribles images du massacre de Qana sont encore présentes dans tous les esprits), sans compter les massacres du Tadjikistan, de Birmanie, du Cachemire, d’Assam, des Philippines, de Pattani, de l’Ogaden, de Somalie, d’Érythrée, de Tchétchénie et de Bosnie-Herzégovine, où les musulmans ont été victimes d’abominables boucheries. Et tout cela au vu et au su du monde entier, pour ne pas dire en raison du complot des Américains et de leurs alliés, derrière l’écran de fumée des Nations Injustes Unies. Mais les musulmans se sont rendu compte qu’ils étaient la cible principale de la coalition judéo-croisée, et toute cette propagande mensongère sur les droits de l’Homme a laissé la place aux coups portés et aux massacres perpétrés contre les musulmans sur toute la surface de la terre.

La dernière calamité à s’être abattue sur les musulmans, c’est l’occupation du pays des deux sanctuaires, le foyer de la maison de l’islam et le berceau de la prophétie, depuis le décès du Prophète et la source du message divin, où se trouve la sainte Kaaba vers laquelle prient l’ensemble des musulmans, et cela par les armées des chrétiens américains et leurs alliés ! Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! » [7]

Le texte est intéressant dans la mesure où il donne une vision, sinon globale, du moins mondiale de cette guerre : selon l’auteur, le monde musulman subit de multiples agressions, ici et là, et c’est en réponse à ces agressions qu’al-Qaida justifie son action contre un ennemi identifié aux États-Unis et à Israël. On trouve là aussi un effet de subsumption d’une série d’événements dans une logique supérieure. Le discours islamiste d’al-Qaida tisse des liens, rapproche, crée une circulation entre les lieux et les conflits, et à sa manière déterritorialise chaque lutte

Cependant, au centre de ce discours, se trouve un objet de ressentiment : la présence militaire états-unienne sur le sol de l’Arabie Saoudite, qui remonte à la Guerre du Golfe de 1990-1991. Ce point ne doit pas être minimisé car Oussama Ben Laden est lui-même originaire d’Arabie Saoudite et sur les dix-neuf auteurs des attentats du 11 septembre 2001, quinze sont saoudiens. Ce point de discorde est à nouveau clairement exprimé en février 1998 dans la « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés » :

« Depuis que Dieu a déployé la péninsule Arabique, créé son désert et l’a bordé de mers, aucune calamité ne l’a affligée comme ces armées croisées qui s’y sont déployées tels des criquets, couvrant sa terre, dévorant sa verdure et profitant de ses ressources. Tout cela alors que les nations s’accordent pour attaquer les musulmans comme des sangsues.

[…]

Tous ces événements et crimes constituent de la part des Américains une franche déclaration de guerre contre Dieu et Son Prophète, et les oulémas savants de toutes les écoles, tout au long des siècles musulmans, sont d’accord pour affirmer que la guerre sainte est un devoir individuel.

[…]

En conséquence, et conformément à l’ordre de Dieu, nous rendons à tous les musulmans le jugement suivant.

Tuer les Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout musulman qui le pourra, dans tout pays il se trouvera, et ce jusqu’à ce que soient libérées de leur emprise la mosquée al-Aqsa comme la grande mosquée de La Mecque, et jusqu’à ce leurs armées sortent de tout territoire musulman, les mains paralysées, les ailes brisées, incapables de menacer un seul musulman, conformément à son ordre, qu’il soit loué ! » [8]

Il y a donc là une forte dimension territoriale, qui se noue autour de l’Arabie Saoudite et de Jérusalem, et c’est ce que la notion de « guerre globale contre le terrorisme » a nié. L’englobement mené par les autorités états-uniennes a servi de brouillage géopolitique permettant d’éviter de remettre en question la présence des États-Unis au Moyen-Orient (Capdepuy, 2009) et de revenir sur l’occupation israélienne de Jérusalem ‒ ce qui, évidemment, ne saurait en aucun cas s’entendre comme une acceptation du point de vue d’al-Qaida, mais l’histoire globale est aussi cela : un regard polycentrique.

Bibliographie

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[1] Philip Shenon, « The World: Hitting Home; America Takes On a Struggle With Domestic Costs », The New York Times, 23 août 1998.

[2] Bill Clinton, Adresse à la nation sur l’action militaire menée contre des sites terroristes en Afghanistan et au Soudan, 20 août 1998.

[3] Éditorial, The New York Times, 11 décembre 1941.

[4] Franklin D. Roosevelt, Sur l’inflation et le progrès de la guerre, Causerie au coin du feu, 7 septembre 1942.

[5] [6] Extrait du discours de George W. Bush à la nation américaine, 7 octobre 2001.

[7] Extrait de : « Déclaration de jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints », 23 août 1996, Al-Qaida dans le texte, Gilles Kepel (éd.), Paris, Puf, 2005, p. 53.

[8] Extrait de : « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés », 23 février 1998, Al-Qaida dans le texte, Gilles Kepel (éd.), Paris, Puf, 2005, p. 53.

La naissance de l’État et les premières globalisations : la singularité mésopotamienne

Les échanges connaissent une importante extension au 4e millénaire av. J.-C., en Asie occidentale puis en Égypte. Liée à l’innovation cruciale que représente le développement d’une métallurgie du cuivre puis du bronze, et au progrès d’un élevage de moutons pour la laine, base d’un artisanat textile, cette extension préside à la naissance de l’État. Ce phénomène constitue une rupture majeure dans l’évolution des sociétés humaines, après celle du Néolithique. L’absence de ressources de la Mésopotamie du Sud en métaux, en pierre ou en bois, ne pouvait qu’inciter les élites de cette région à assurer leur approvisionnement. Les causes de la naissance de l’État sont cependant plus complexes. La « Révolution urbaine » est aussi une révolution idéologique, à l’intérieur de la société et dans son rapport à l’environnement : elle est le temps du grand divorce de la culture et de la nature, et le motif du triomphe de l’homme sur une nature hostile est prééminent dans la mythologie mésopotamienne. C’est en fait un ensemble de facteurs inscrits dans l’économique, le politique, le religieux et l’environnement qui amènent les transformations observées [Testart, 2004]. Cette naissance de l’État conduit elle-même à un nouvel essor des échanges, échanges de biens mais aussi de savoirs, de croyances et de valeurs.

La construction de l’État s’accompagne en outre de l’apparition de techniques de pouvoir inédites, utilisant l’écriture (à partir de 3400 av. J.-C. au plus tard en Mésopotamie) et elle introduit une division du travail radicalement nouvelle, à l’intérieur des sociétés à État et entre régions. Elle développe de nouvelles formes de mobilisation du travail et d’accumulation du capital, impliquant le recours à un travail servile puis salarié, et la collecte de taxes et de tributs. L’écriture représente une révolution cognitive et une puissante technique de contrôle social [Glassner, 2000]. Combinée à une standardisation des poids et mesures, la mise au point de systèmes de comptabilité marque une innovation majeure qui va fournir à l’État les assises d’une organisation efficace et accentuer un mouvement de complexification sociale impulsé notamment par la croissance du commerce extérieur [Hudson et Wunsch, 2004]. Le secteur public nouvellement constitué apporte les cadres qui permettent la formation de centres entrepreneuriaux : une accumulation du capital avec recherche de profit s’est d’abord développée avec l’appareil d’État et les institutions des temples, puis des palais [1].

L’intensification des pratiques agricoles – avec la mise au point de l’araire et de la traction animale [Sherratt, 2006], l’essor de l’irrigation et celle de l’arboriculture – entraîne en Mésopotamie une augmentation de la production et une croissance démographique nouvelle. Celle-ci alimente un processus d’urbanisation et un phénomène expansionniste, qui s’appuie sur la construction étatique et la diffusion d’une idéologie nouvelle. À partir de 3600 av. J.-C. env., un système de cités-États se met en place, où la ville d’Uruk apparaît prééminente : on parle ainsi d’« expansion urukienne » pour ce qui est en fait une extension des réseaux d’échange à partir de toute la Mésopotamie du Sud. Même si ces innovations sont antérieures, la diffusion de races de moutons à laine et la production de boissons fermentées (bière, vin de dattes) constituent d’autres faits marquants de la Révolution urbaine : celle-ci s’accompagne clairement d’une transformation dans l’habillement et dans la consommation alimentaire [Sherratt, 2004] qui sont partie intégrante de cette « civilisation urukienne » qui va se diffuser dans les régions voisines, et influencer jusqu’à l’Égypte [Wilkinson, 2004].

Le Sud mésopotamien exporte sans doute des textiles et d’autres objets manufacturés, et importe des matériaux bruts, des esclaves, et peut-être aussi des objets métalliques. L’« expansion urukienne » induit un phénomène de « globalisation » (à la fois extension des échanges de longue distance et interdépendance des régions connectées à travers l’instauration d’une division transrégionale du travail) au sein d’un espace que l’on peut considérer comme un premier système-monde [Algaze, 2001 ; Beaujard, 2011, 2012]. Vers le nord, à la recherche de métaux, le système s’étend jusqu’au Caucase (culture de Maykop) et entre en contact avec le monde des steppes de l’Asie centrale (ville de Sarazm). Vers l’ouest, on peut clairement observer des interconnections entre l’Anatolie, les Balkans et les steppes lors du développement de l’Âge du Bronze ancien [Sherratt, 1997].

Les Mésopotamiens du Sud forment des comptoirs et créent des « colonies » dans des régions plus au nord. L’extension des réseaux urukiens est sans doute favorisée – dans un premier temps – par l’émergence d’entités politiques au nord de la Mésopotamie avant même le milieu du 4e millénaire. Si les diasporas mésopotamiennes devaient traiter avec les puissances locales, les colonies, elles, ont peut-être eu parfois recours à la force. La métallurgie du bronze permettait la fabrication d’outils pour l’agriculture, mais aussi d’armes qui augmentaient la puissance militaire : la constitution d’armées a joué un rôle dans l’essor des États.

L’idéologie et certaines innovations de la Mésopotamie vont influencer d’autres régions. S’il n’y a pas eu emprunt de l’écriture sumérienne, il y a eu diffusion de l’idée de l’écriture et mise au point de systèmes particuliers, en Égypte, en Iran, et plus tard dans l’Indus et en Crète. En Afrique du Nord-Est, dans le courant du 4e millénaire, l’aridification de la Libye et du désert oriental encourage une intensification des pratiques agricoles dans la vallée du Nil, qui ici encore se combine à une extension des échanges pour aboutir à la formation d’États. Les terres fertilisées par le Nil constituent une aire relativement enclavée ; cette situation pourrait avoir favorisé un mode d’organisation politique centralisé et avoir assuré une meilleure stabilité au système égyptien que les surfaces irriguées de la Mésopotamie du Sud. La nature de l’État en Égypte tient aussi à des traits politico-religieux des sociétés où émerge cet État [Wengrow, 2006]. Les fondements idéologiques du pouvoir différaient entre Mésopotamie et Égypte, où le personnage du roi-dieu pharaon était le garant de l’ordre cosmique et social, les « rois » mésopotamiens représentant d’abord des administrateurs et des seigneurs de guerre. L’ordre en Mésopotamie résulte de négociations et de compétitions dans les cités, entre les cités, et entre urbains et nomades. En Égypte, qui s’urbanise à partir de 3500 av. J.-C. et développe l’écriture vers 3400, divers proto-États dominent des sections le long du fleuve et les régions avoisinantes. Leur affrontement aboutit à la formation d’un royaume unifié vers 3100 av. J.-C. L’Égypte bénéficie de liens indirects avec la Mésopotamie par le Levant, mais se développe en centre d’un système-monde distinct de celui de l’Asie occidentale.

En Asie du Sud, les conditions politiques et religieuses qui président à la formation de l’État au 3e millénaire dans la civilisation de l’Indus restent difficiles à cerner, mais l’essor de l’agriculture et des échanges et l’idéologie jouent ici encore un rôle crucial [Possehl, 2002 ; Ratnagar, 2004]. L’espace indusien formera avec l’Asie occidentale un système-monde unique à partir de 2600 av. J.-C.

La formation de l’État en Chine s’appuie également sur un double progrès de l’agriculture d’une part, des échanges d’autre part. L’arrivée des techniques d’une métallurgie du bronze par les routes de l’Asie centrale vers la fin du 3e millénaire a influé sur cette évolution au 2e millénaire av. J.-C. L’État dirigé par la cité d’Erlitou surgit dans le contexte d’espaces en compétition, partageant une culture commune. La présence de centres secondaires sans doute initiés par une colonisation venant d’Erlitou montre une volonté de contrôle des routes menant à des ressources naturelles (sel, cuivre, étain…), dans un processus comparable à ce que l’on observe lors de l’expansion urukienne en Mésopotamie [Liu et Chen, 2003]. Ce n’est toutefois qu’à la période suivante, dans la culture d’Erligang, que des indices de contacts au loin bien développés sont mis en lumière. Un système d’écriture, d’abord rencontré sur des omoplates d’animaux et des plastrons de tortues, puis sur des bronzes, apparaît vers 1500 av. J.-C.

Chang [2000] a toutefois défendu l’idée que le bronze et l’écriture n’ont pas joué de rôle économique majeur dans l’Âge du Bronze chinois, mais plutôt un rôle idéologique de support du pouvoir politique (cf. l’usage de récipients en bronze dans les cultes dynastiques… Il est vrai que le bronze, dont la fabrication est monopolisée par l’élite à partir de la phase Erlitou, n’est pas utilisé pour des outils agricoles). Malgré son intérêt, cette thèse oublie l’importance qu’a dû représenter la fabrication d’armes en bronze, et la possibilité d’un usage plus large de l’écriture, sur des matériaux périssables qui n’auraient pas laissé de traces.

Il est vrai cependant que l’État se construit en Chine sur des bases qui diffèrent en partie de ce que l’on observe en Mésopotamie, et que les innovations mésopotamiennes ont joué un rôle crucial dans l’évolution de l’ensemble du monde. L’idéologie de la civilisation urukienne a en fait marqué l’évolution de l’Occident, jusqu’à la Révolution industrielle et la période actuelle. Pour Chang [2000], la Mésopotamie est la seule des grandes civilisations à s’être lancée, dès la Révolution urbaine, dans une construction étatique fondée sur le contrôle de techniques de production nouvelles, un usage largement économique de l’écrit et « l’établissement de sociétés territoriales prévalant pour le règlement du comportement interpersonnel sur les clans primitifs et les lignages ». D’où l’idée d’une « bifurcation » occidentale originelle. Les développements mésopotamiens, souligne Chang, furent considérés comme « archétypiques du commencement des civilisations », alors qu’ils ont constitué un phénomène pour une part singulier.

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[1] Un processus de privatisation de la terre naît ensuite au sommet de la pyramide sociale, en même temps que la royauté, dans la première partie du 3e millénaire (Hudson 1996). La pratique de prêts à intérêt apparaît à la même époque, et le salariat est attesté. Dès le 3e millénaire, on observe la floraison d’un secteur privé et l’existence de marchés avec des fluctuations de prix. Dans le même temps, les archives de Fara montrent l’existence d’un système de taxation vers 2500 av. J.-C.