Réfléchir au sens du global

À propos de Le Tournant global des sciences humaines, Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.) La Découverte, 2013.

« Comment les sciences sociales pourraient-elles penser la globalisation, dans toutes ses dimensions et dans tous ses effets, si elles ne savent pas penser en même temps leur globalisation ? » La phrase, posée en ouverture du Tournant global des sciences sociales, résume l’objet de ce livre coordonné par Alain Caillé et Stéphane Dufoix. L’ouvrage marque un repère important dans cette réflexion, en ce qu’il réunit nombre d’auteurs fondamentaux de la pensée autour du global. Les textes qui le composent ont été recueillis, pour l’essentiel, à l’issue d’un colloque qui s’est tenu, sous le même intitulé, à Paris en septembre 2010.

« Les fondateurs de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie ou de la géographie possédaient-ils une vision du global ? Où se trouve le global ? […] Est-il un concept adéquat ou simplement une dénomination qui appelle la conceptualisation ? […] Est-il postnational et postdisciplinaire ? Le global pourrait-il être le cœur d’une théorie générale ? » Les diverses contributions s’efforcent de répondre à ces questions structurant un ouvrage qui, pour être relativement théorique, fournit néanmoins des jalons essentiels – on notera également, en fin de chacun des 22 articles (ou chapitres), la présence d’utiles bibliographies.

Un certain nombre de chercheurs reconnus ont répondu présent, et les francophones ont déjà été évoqués sur ce blog. D’autres chercheurs importants, étrangers et mal connus en France voire très peu traduits, sont aussi de la partie. Le tournant global qui les fédère ici, c’est bien la prise en compte du global comme ensemble de questions traversant les disciplines des sciences sociales. En matière de global, il est un constat partagé : la France a la chance d’abriter des pionniers, mais le malheur de souffrir quelque peu de retard – un retard que les coordinateurs, dans leur introduction, attribuent classiquement au cloisonnement disciplinaire régissant la recherche française, agissant comme une « entrave à la possibilité de faire surgir des pôles de structuration pluri-, inter- ou transdisciplinaires autour de l’objet “global” ».

Le livre s’organise en quatre parties : « Mutations disciplinaires » ; « De quelques mutations d’objet » ; « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux » ; « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales ». Nous allons les survoler, nous appesantissant longuement sur la première, à notre sens la plus fondamentale.

Avec « Les naissances académiques du global », Stéphane Dufoix analyse la genèse des notions de mondialisation/globalisation. Le discours global aujourd’hui en affirmation, conclut-il, « constitue une sorte d’équivalent contemporain de celui qui naît entre la fin du 18e et le début du 19e siècle autour des idées de société, d’État-nation et de modernité. Dans le domaine des sciences sociales, il représente une véritable rupture, sans doute la première qu’elles aient véritablement connue depuis leur apparition précisément au début du 19e siècle. » Si le discours global « incarne effectivement une ambition (décrire la naissance d’un monde nouveau) et une promesse (l’établissement d’une nouvelle science pour y parvenir), il permet aussi d’articuler une synthèse assez nouvelle dans laquelle, au lieu d’être une rupture fondamentale, la globalisation s’inscrit dans l’histoire longue du monde, celle du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la modernité. »

Dans « Histoire globale, histoires connectées : un “tournant” historiographique ? », Romain Bertrand, après avoir rappelé que l’approche des aires culturelles a compté plusieurs précurseurs en France, estime que « les indices d’acclimatation de l’“histoire globale dans l’Hexagone sont […] de plus en plus nombreux ». Il explore la tension entre connecté et global, micro- et macro-, se faisant l’avocat d’une troisième voie, celle d’une histoire symétrique qu’il a brillamment illustrée dans L’Histoire à parts égales. Il estime au passage que l’histoire globale a du mal, contrairement à la connectée, à se détacher de l’eurocentrisme, même si les deux courants participent à sa remise en cause. Une opinion qui n’est pas partagée par tous les contributeurs de ce blog, et appellera peut-être un futur débat.

Christian Grataloup, condensant dans « Une géographie postbraudélienne » les thèses qui font tout le sel de Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, souligne que la multipolarisation du Monde « suppose de recomposer l’espace-temps des sciences sociales ».

Avec « Problèmes et perspectives de l’histoire globale de l’environnement depuis 1990 », John R. McNeill dresse un magistral panorama des enjeux globaux de l’histoire environnementale, très active dans le monde anglo-saxon, même si elle compte quelques pionniers en France. Dans ce texte qui mériterait de larges répercussions, il distingue trois formes de cette « histoire des relations entre les sociétés humaines et l’ensemble de la nature, dont elles ont toujours dépendu » : 1) « L’étude de l’histoire de l’environnement matériel, de la manière dont l’homme est entré en relation avec les forêts et les grenouilles, avec le charbon et le choléra » ; 2) « L’histoire environnementale qui s’intéresse au politique et à l’action publique, [qui] prend pour objet l’histoire des efforts consciemment entrepris par les êtres humains pour réguler les relations entre les sociétés et la nature mais aussi les rapports entre les différents groupes sociaux sur les questions concernant la nature » ; 3) « Sous-ensemble de l’histoire culturelle [, une histoire environnementale qui] a trait à tout ce que les êtres humains ont pensé, cru, écrit et, plus rarement, peint, sculpté, chanté ou bien encore dansé à propos des relations entre nature et société ». Soulignant à quel point une telle histoire, sous ses trois formes, est par nécessité interdisciplinaire et incline à l’échelle globale (rares sont les phénomènes environnementaux qui respectent les frontières nationales), il en examine les pratiques et productions globalisantes, prenant les exemples de la riche histoire environnementale de l’Inde, méconnue en France, et de l’analyse à grande échelle de l’urbanisation de l’Amérique latine. Il termine en soulignant le rôle des « amateurs » dans ce champ, entre le pionnier Clive Ponting (fonctionnaire du ministère de la Défense britannique) et l’ornithologue du best-seller Effondrement Jared Diamond, et en appelant ses collègues à produire ladite histoire globale de l’environnement, gageant qu’ils le feront mieux que les amateurs. Un seul bémol : au vu de l’ampleur de la tâche, une telle conclusion se discute, les historiens ne jouissant pas d’un monopole de la rigueur.

Considérant « Les espaces enchevêtrés du “tournant global” », le sociologue Ludger Pries constate que les univers sociaux de tout-un-chacun ont connu une extension sans précédent, du village au monde. Il suggère que le défi global posé aux sciences sociales est de mieux cerner les différents termes désignant ce processus : globalisation, mondialisation, transnationalisation, glocalisation, société-monde, empire mondial, trans-monde… Un ensemble de propositions qu’il subsume par le terme d’« internationalisation ».

« Tricot français ou mailles anglaises », de Juliet J. Fall, est un petit chef-d’œuvre. Filant la métaphore entre la bonne façon de tricoter et la manière la plus appropriée de produire de la géographie, l’article montre combien les pratiques nationales, en matière de mailles comme de perception de l’espace, varient. En deux lieux donnés, sera défini comme global ou local le même objet. Une de ses collègues s’est ainsi vue refuser un article par une revue au motif qu’étudier un bassin hydrographique canadien serait local, la même revue publiant quelques mois plus tard un article similaire à partir d’un terrain aux États-Unis – global par définition ? Elle définit le tournant global comme un défi reposant intimement « sur la capacité à penser simultanément le monde comme un tout et comme un ensemble de divisions », et invite à mettre en place de « réelles médiations entre les différentes traditions de recherche ».

Avec « Rééquilibrer les comptes », Paul Kennedy étudie « la résilience du local et la fragilité d’une conscience globale ». Car « une part importante de ce que l’on définit généralement comme le “global” gagne à être comprise comme étant profondément enracinée dans le local et alimentée par le local ». Il distingue deux scenarii du global : celui d’une société mondiale déjà advenue, « résultat cumulatif accidentel, involontaire et imprévu des agendas privés, locaux ou nationaux mis en œuvre par une multitude d’acteurs, hier et aujourd’hui » ; et un monde partageant une conscience globale, qu’il juge pour l’instant embryonnaire. Entre un monde « en soi » actuel et un monde réellement capable d’agir « pour soi », subsiste un gouffre qui défie les chercheurs. Le local résiste, les lieux, même parcourus de flux globaux, s’entêtent à exercer une forte emprise sur les gens. Il conviendrait donc d’éviter un « surcodage global » et de porter si nécessaire l’accent sur le local, lieu où « nous rencontrons les forces globales venues de l’extérieur, et que nous les domestiquons en tirant profit des multiples ressources sociales routinières qu’il [le local] nous fournit ».

Les trois parties suivantes explorent d’abord divers objets globalisés, dans le chapitre 3, « De quelques mutations d’objet ». À commencer par la religion. La sociologue Peggy Levitt ébauche, dans « Les tribulations de la religion », une très intéressante « cartographie de la production et de la consommation culturelle globale » afin de saisir cette religion en mouvement ; le texte de son collègue François Gauthier prolonge sa réflexion, car « La religion à l’ère de la mondialisation » questionne nos définitions classiques du phénomène et les limites de la distinction public/privé. Saskia Sassen explore les nouveaux assemblages, fragments de territoire, d’autorité et de droits « qui échappent peu à peu à l’emprise des cadres institutionnels nationaux ». Des dispositifs élaborés par les firmes à travers le monde pour échapper au durcissement des normes écologiques dans de nombreux pays, aux cours pénales, mondiale et internationale, ces mouvements marquent une tendance centrifuge inverse à la dynamique centripète des États-nations. « Conflits environnementaux et régulation multiniveaux », de Franck Poupeau, analyse enfin le rôle des multiples acteurs des conflits qui ont opposé, en Bolivie, les communautés « originaires » aux multinationales de l’eau.

La 3e partie, « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux », comprend 4 textes. « La “globalisation capitaliste” et la classe capitaliste transnationale », de Leslie Sklair ;  Remettre la mondialisation à sa juste place » de Jonathan Friedman ; « Un “nous” sans “eux”. Manufactures de la société-Monde », de Jacques Lévy ; et « Les démocraties globales postmodernes », de Jan Aart Scholte.

La 4e partie, « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales », plus éclectique, se propose d’abord de « Penser global et monter en généralité » avec Michel Wieviorka – administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), qui s’apprête à fêter son 50e anniversaire par un colloque international « Penser global. Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales, du 15 au 17 mai 2013 à Paris, accompagné du lancement d’une nouvelle revue des sciences sociales, Socio, dont le numéro 1 sortira le 28 mars avec pour titre… « Penser global ». Michael Kuhn expose « les transformations du système mondial des sciences sociales dans son « Face au multiversalisme scientifique »  ; Gayatri C. Spivak se propose de « Lire le tournant global » ; Francesco Fistetti aborde « Le global turn entre philosophie et science sociale » au fil du « paradigme hybride du don », réflexion prolongée par un article sur « L’Essai sur le don, un texte pionnier de la critique décoloniale », de Paulo H. Martin – rappelons que l’ouvrage est publié sous la codirection de Caillé, dans la collection « Bibliothèque du MAUSS »).

En conclusion, Alain Caillé souligne « L’effet méta-disciplinaire du tournant global en science sociale », la « décomposition et recomposition des disciplines ». En un constat : « La globalisation […] fait apparaître de plus en plus problématique les découpages hérités entre disciplines instituées ». Et un souhait : que ce contexte accouche d’une théorie sociologique générale. « Ou si l’on préfère, d’une “social theory” : une science sociale généraliste, une global social theory en quelque sorte ».

On regrettera, dans ce livre qui entend dresser un dense panorama du « Tournant global » dans toutes les disciplines des sciences sociales, que la sociologie se trouve quelque peu sur-représentée, la moitié des contributeurs relevant de ce champ. Et surtout l’absence de l’économie. Ce dernier regret fait écho à ce qu’écrit Alain Caillé dans le dernier texte, lorsqu’il souligne que la science économique, ou plutôt le « modèle économique standard élargi » – loin de représenter toutes les facettes de cette discipline –, occupe depuis trente ans une position hégémonique dans les sciences sociales, qui « va strictement de pair avec l’hégémonie mondiale des marchés financiers ». Mais cette absence constitue aussi un hommage par défaut – lors du colloque éponyme à l’origine de ce livre, on entendit des intervenants déplorer que l’économie ait vécu, par nature, son tournant global bien avant les autres disciplines.

Diaspora, histoire d’un terme polysémique…

À propos de

La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora

Stéphane Dufoix, Paris, Amsterdam, 2012.

« L’Éternel vous dispersera parmi les peuples… », est-il écrit dans le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible hébraïque que les chrétiens appellent Ancien Testament. Si le judaïsme a été, jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, associé à l’idée d’un peuple sans terre, on apprend dans le livre de Stéphane Dufoix, sociologue à l’université de Nanterre (et par ailleurs contributeur de ce blog), que le terme grec de diaspora fait irruption dans l’histoire avec la Septante. La Septante est une traduction en grec du livre sacré hébraïque à laquelle auraient contribué, selon la légende, septante-dix (ou soixante-douze) sages juifs à Alexandrie, au 3e siècle avant l’ère commune. Débuts mouvementés, puisque ce néologisme traduit d’emblée plusieurs termes hébreux, dont galouth – dispersion négative infligée par Dieu. Il revêt aussi, dans le contexte hellène et a posteriori, un sens positif associé aux colonies de peuplement grec dans l’Antiquité. Dans un premier temps, si la diaspora désigne l’ensemble des juifs hors de Judée, qu’ils soient à Babylone, en Grèce, en Égypte, elle peut donc se voir comme une bonne, ou une mauvaise chose.

Ces avatars sont précurseurs de la suite, puisque ce mot connaîtra, au fil des siècles, de multiples récupérations politico-communautaires, qui nourriront autant de glissements sémantiques. Ceux-ci sont si nombreux que Dufoix réussit, dans cette « histoire des usages du mot diaspora », à remplir presque 600 pages denses nourries de dix années d’investigations – et encore juge-t-il l’entreprise inachevée. Linguisticiens, historiens, philosophes, anthropologues, politologues… Nombreux sont les spécialistes qui trouveront dans cet ouvrage érudit matière à enrichir leur réflexion.

Après une introduction consacrée à la notion d’histoire de mot, sous-discipline qu’il inscrit à la croisées des traditions des Annales, de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, l’auteur explore dans une 1re partie l’entreprise de « production de réalité sociale » dessinée en filigrane par les projections sémantiques du terme. Suite à la scission entre juifs et chrétiens qui s’opère dans les décennies suivant la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, les chrétiens abandonnent le mot, qui n’est plus qu’occasionnellement employé par les juifs. Jusqu’au 18e siècle, où les frères moraves, branche du christianisme qui se réclame des prêches du théologien tchèque Jan Hus mort sur le bûcher en 1415, s’en servent pour qualifier leur mission de prédication en terres protestantes. Tour à tour mobilisée par les Afro-Américains, les sionistes, puis les sciences sociales, diaspora dessine un champ de force sémantique qui ne prend sa forme actuelle que lorsque la globalisation, à partir 1980, s’impose comme un cadre incontournable de la pensée.

Entretemps, le terme a été annexé à deux rhizomes sémantiques distincts. Le premier est celui de la diaspora comme un phénomène structurellement juif, en résonance avec le retour promis en Terre sainte – et encore S. Dufoix estime-t-il que « le même mot recouvre non seulement deux termes hébreux – galouth et tfoutsoth – mais aussi qu’il englobe quatre significations fondamentalement différentes les unes des autres ». Puis lors de la concrétisation des possibles de ce retour avec la création de l’État d’Israël, diaspora désigne cette communauté hors frontières ayant vocation à entretenir des liens privilégiés avec un centre, qui est Israël. Galouth se comprend donc comme la diaspora non centrée préexistant à l’État d’Israël, tfoutsoth la diaspora périphérique articulée autour de son cœur.

Tout peut faire diaspora

Le second rhizome sémantique est celui de l’appropriation du terme biblique. Un tournant crucial prend place avec la déportation de millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde. Diaspora, pour les descendants des victimes de la Traite atlantique, qualifie une communauté culturelle partageant un héritage, en état de dispersion et en attente du retour au continent des origines. Dufoix consacre la 2e partie de l’ouvrage à cette évolution, qui en entraîne d’autres… Ainsi dès l’ouverture de cette partie signale-t-il un usage du terme holocauste, issu du vocabulaire religieux avant de qualifier la Shoah. Est-il approprié pour désigner le génocide dont furent victimes, simultanément à leur déportation, les populations noires dont descendent les Afro-Américains ? La concurrence des victimes fait rage aussi outre-Atlantique. Et la rhétorique consistant à comparer les destins juifs et noirs-américains est vieille de plusieurs siècles. Dès le début, qui vit leur christianisation sur fond de justification théologique à la malédiction des descendants de Cham par Noé, les esclaves pensèrent leur épreuve en termes bibliques – entre références à Babylone (les Blancs) et retour à Sion (l’Afrique, mythifiée en Éthiopie), la simple audition d’une chanson de Bob Marley suffit à s’en convaincre. Dufoix souligne, avant de les disséquer, trois logiques qui souvent cohabitèrent : analogie (les Noirs se voyant comme les Juifs) ; substitution (les Noirs se percevant comme les vrais Juifs) ; opposition (les Noirs se présentant comme l’opposé des Juifs).

Le terme de diaspora va sortir du champ religieux, se séculariser à partir du début du 20e siècle, se disséminer – on parle de diaspora arménienne, chinoise, palestinienne… pour désigner d’importantes communautés nationales émigrées. Voire s’appliquer à la diffusion d’un style architectural ou d’une langue… Car tantôt mouvement, tantôt groupe, « tout peut faire diaspora, les choses comme les êtres », de l’exil des écrivains allemands en littérature dans les années 1930 aux migrations animales en biologie. Les sciences sociales investissent progressivement le terme. Ainsi l’historien Arnold Toynbee, qui verra d’abord dans les diasporas des « fossiles » de communautés dispersées, avant d’en faire les formes politiques dominantes d’un futur âge des diasporas succédant à celui des États.

Le nom du global

Depuis la fin des années 1980, le champ sémantique du mot diaspora connaît une inflation qui fait dire à l’auteur que « le sens de diaspora est lui-même très dispersé ». En atteste le nombre de références que Dufoix cite à l’appui de sa démonstration. À donner le vertige. Mais surtout, selon le titre de la 3e et dernière partie, le terme diaspora est devenu « Le nom du global ». À partir des années 1990 se construit le champ académique des diaspora studies, alors que les journalistes, les ONG, les agences gouvernementales et les migrants eux-mêmes investissent le mot. Désormais « le terme dépasse le champ pourtant large des thématiques liées aux migrations, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. (…) Un mot à la mode (…) associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est prémoderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes. »

En conclusion, l’auteur cite August W. von Schlegel : « Les mots ont leur histoire comme les hommes. (…) Les mots voyagent, ils s’établissent comme des colons loin de leur patrie, et il n’est pas rare de les voir faire le tour du globe. » À cette aune-là, le terme de diaspora est le symbole d’une mondialisation réussie.

Le nouveau visage du cosmopolitisme. Entretien avec Ulrich Beck

Propos recueillis par Catherine Halpern

Le cosmopolitisme, selon Ulrich Beck, est la prise de conscience du destin commun qui lie désormais toutes les parties du monde dans le partage des mêmes risques. Face à cette réalité vécue, la démarche du sociologue doit changer. Il doit prendre en considération la dimension transnationale des phénomènes qu’il observe.

Né en 1944, Ulrich Beck est professeur à l’université de Munich et à la London School of Economics. Il est devenu l’un des grands noms de la sociologie allemande aux côtés de Jürgen Habermas ou Niklas Luhmann. C’est la parution de La Société du risque en 1986 qui lui apporte une notoriété internationale. Le livre ne sera malheureusement traduit en français (Aubier, 2000) que quinze ans plus tard. Dans cet ouvrage devenu un classique, Beck soutient que nous serions passés d’une société industrielle, centrée sur la production et la répartition des richesses, à une société du risque, réflexive et globale, où la question majeure devient celle de la répartition des différents risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou politiques. Les champs de réflexion de Beck sont très larges puisqu’ils englobent aussi bien l’environnement que la modernisation, le travail, les inégalités. Il est devenu l’un des principaux chantres d’un cosmopolitisme méthodologique, persuadé de la nécessité aujourd’hui pour les sciences sociales de dépasser le cadre de l’État-nation.

Si c’est par sa réflexion sur La Société du risque que Beck s’est fait connaître en France, on aurait pourtant tort d’en rester là. Car ce sociologue allemand a un projet bien plus ambitieux : repenser entièrement la méthodologie des sciences sociales pour fonder une « nouvelle grammaire du social ». Dans Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Aubier, 2003) et, plus récemment, dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (Aubier, 2006), Beck martèle avec force que si elles veulent comprendre le monde d’aujourd’hui, les sciences sociales doivent abandonner le nationalisme méthodologique qui est le leur pour une approche résolument cosmopolitique.

Pourquoi parler aujourd’hui de « cosmopolitisation » ?

À l’époque des Lumières, le cosmopolitisme était une belle idée philosophique qui entendait freiner le patriotisme. Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre. Car le cosmopolitisme n’est plus seulement une idée, mais un phénomène réel. C’est pourquoi j’emploie plutôt le terme de cosmopolitisation pour éviter les confusions. Notre quotidien lui-même est devenu cosmopolitique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde globalisé où nous ne pouvons plus exclure les autres. Songez à la discussion autour des caricatures danoises de Mahomet. Au départ, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une polémique interne au Danemark. Mais il n’y a plus de société danoise, fermée sur elle-même. Cette discussion a traversé toute l’Europe car elle posait des problèmes plus généraux, notamment celui de la place des musulmans au sein des sociétés occidentales.

Nous sommes désormais dans un monde globalisé où les réseaux, les discussions et les médias de masse nous touchent tous. La catastrophe du tsunami en Asie à Noël 2004 est un autre exemple éloquent. Cet événement s’est certes produit en Asie mais, dans une certaine mesure, il a affecté le monde entier en devenant un événement médiatique. D’autant plus que nombre de touristes avaient été touchés. Tout à coup, des catastrophes qui semblent être des événements nationaux ou locaux concernent l’ensemble de la planète. Nous y sommes confrontés, que nous le voulions ou non.

Il ne s’agit donc pas là d’un cosmopolitisme qui vient d’en haut comme celui incarné par les Nations unies ou par la Cour internationale de justice. Cela ne veut pas dire non plus que tout le monde devient cosmopolite, amateur de diversité culturelle ou polyglotte, ou que nous sommes tous conscients de ce phénomène. Cela signifie simplement qu’il y a de fait une cosmopolitisation qui vient d’en bas et qui change notre vie quotidienne, notre mode de consommation, notre vie politique, ou nos relations à l’intérieur même de nos frontières nationales. On peut parler en ce sens d’un « cosmopolitisme banal ».

Quelle différence faites-vous entre cosmopolitisation et mondialisation ?

La mondialisation est un terme ambivalent qui est en général appréhendé d’un point de vue économique. Il renvoie à l’idée d’un marché mondial où les hommes et les capitaux jouiraient d’une liberté sans entraves. Bref, la mondialisation est liée à une conception économique libérale.

La cosmopolitisation au contraire renvoie à un processus multidimensionnel et complexe caractérisé par les interdépendances qui relient de fait les hommes les uns aux autres, de gré ou de force. Le cosmopolitisme survient au cœur de notre vie. Notre vie quotidienne, notre travail, nos rapports amoureux deviennent cosmopolitiques au sens où ils sont le mélange de différentes cultures. La distinction analytique entre nous et les autres est désormais brouillée. Nous faisons partie, que nous le voulions ou non, de la constellation cosmopolite.

La question du risque permet de mieux comprendre ce phénomène. Le risque n’est pas la catastrophe mais l’anticipation de celle-ci, et non pas une anticipation personnelle mais une construction sociale. Aujourd’hui, les gens prennent conscience que les risques sont transnationaux et commencent à croire en la possibilité d’une énorme catastrophe telle qu’un grand changement climatique, une attaque terroriste, etc. De ce fait, nous sommes liés à d’autres, au-delà des frontières, des religions, des cultures. Après le 11 septembre, même Le Monde titrait « Nous sommes tous américains ». Le risque produit d’une manière ou d’une autre une certaine communauté de destin et peut-être même un espace public mondial.

Le risque n’est donc pas seulement un bon exemple, il construit également cette cosmopolitisation…

Oui, exactement. Quand les États-Unis ne veulent pas ratifier le protocole de Kyôto, ils doivent se justifier. Tout simplement parce qu’on reconnaît aujourd’hui qu’il y a un risque global. Voilà une vraie opportunité pour construire des institutions cosmopolitiques. Bien sûr il y a des mobilités, des migrations, Internet, de nouvelles formes de production ou de consommation, mais tout cela est lié au capitalisme. Le risque global peut être l’une des forces aptes à produire des institutions cosmopolitiques capables de surmonter les intérêts appréhendés seulement à l’échelle nationale. Car les gens et les États peuvent apprendre qu’il faut résoudre les problèmes nationaux dans une société cosmopolitique. Cette perspective cosmopolite est réaliste ; c’est le nationalisme qui dans ce contexte est idéaliste : il regarde en arrière et n’apporte pas de vraies réponses aux sociétés.

Pour Emmanuel Kant, le cosmopolitisme s’inscrivait dans un progrès de l’histoire. Est-ce que pour vous l’évolution vers le cosmopolitisme est positive et nécessaire ?

Non, la cosmopolitisation que je dégage n’est pas une idée normative. Elle renvoie simplement aujourd’hui à une réalité, mais ne prescrit rien quant à l’avenir… Du reste, la cosmopolitisation produit souvent l’effet inverse. Il y a en fait une dialectique entre cosmopolitisation et anticosmopolitisation. L’opposition à la cosmopolitisation est en plein essor. Être global, ce n’est pas nécessairement être cosmopolite. Prenons le cas du terrorisme islamiste d’Al Qaïda. Il s’agit d’un mouvement anticosmopolite et pourtant global : il utilise des outils de communication comme Internet ou les téléphones satellitaires pour communiquer partout dans le monde, et s’appuie sur les réseaux transnationaux pour frapper n’importe quel point du globe. En un sens, il s’agit aussi d’un mouvement universaliste, même s’il s’agit d’un universalisme qui exclut l’autre. En même temps, ils produisent de la cosmopolitisation parce que des gens s’unissent contre eux au-delà des frontières.

Vous dites que la catégorie de l’État-nation est désormais une « catégorie zombie » pour les sciences sociales. En quoi consiste le cosmopolitisme méthodologique que vous appelez de vos vœux ?

En parlant de catégorie zombie, j’entendais surtout provoquer mes collègues. Je ne dis pas que l’État-nation n’a aucune réalité aujourd’hui. C’est en tant que catégorie sociologique que je le critique.

Le nationalisme méthodologique prend l’État-nation comme une hypothèse de base, comme la prémisse pour bâtir les sciences sociales sans interroger sa pertinence. La première étape selon moi pour élargir le cadre de recherche, c’est de favoriser les études comparatives. Mais ces comparaisons prennent encore l’État-nation comme base de recherche. Or il y a des phénomènes qui ne sont pas liés seulement au contexte national mais au contexte européen ou mondial. La cosmopolitisation méthodologique offre une voie alternative pour faire des recherches en sciences sociales.

La question des inégalités est à ce titre exemplaire. Nous appréhendons trop souvent la question des inégalités, des différences de classes à l’intérieur de l’État, or nous vivons dans un monde globalisé. Pourquoi par exemple les sociologues se concentrent-ils surtout sur la dynamique des classes à l’intérieur de l’État-nation ? Il y a pourtant des inégalités qui sont plus importantes d’un point de vue humanitaire. Nous vivons plutôt bien en Europe. Pourquoi nous concentrons-nous uniquement sur ce cadre national ? Les principes de l’État-nation à l’échelle du monde globalisé légitiment les inégalités globales parce qu’on se soucie de l’intérieur et pas des autres. Et les sociologues acceptent ce principe de légitimation.

Dans l’institut de recherche que je dirige à Munich, nous n’utilisons pas l’État-nation comme unité d’analyse pour appréhender les risques, mais nous essayons de penser un scénario transnational mêlant l’opinion publique, les industries et les experts. Adopter une méthodologie cosmopolitique n’empêche pas d’avoir une approche très spécifique : on peut se concentrer sur la cosmopolitisation des affaires ou sur la cosmopolitisation des générations. En France, par exemple, la polémique sur la précarité est une question cruciale dans le monde développé, mais elle est liée aux risques globaux qui constituent un nouvel espace d’expérience. Aujourd’hui, il faut faire une carte de la précarité globale. C’est vrai pour de nombreux champs : pour avancer dans l’analyse, il est nécessaire de construire de nouvelles unités de recherche et de redéfinir les concepts de base.

Vous citez un grand nombre d’études empiriques, mais vos propos se caractérisent par un grand degré de généralité. Ne serait-ce pas là une sorte de sociologie philosophique ?

Il y a différents usages de mon travail. En Allemagne, où il existe depuis longtemps une importante réflexion métathéorique, beaucoup pensent que je suis un sociologue très empirique, comparé par exemple à Niklas Luhmann. J’essaie pour ma part de construire une sociologie qui soit liée à l’expérience. Elle ne s’appuie pas seulement sur des données empiriques, mais aussi sur l’expérience quotidienne et historique. Les études empiriques sont importantes mais il ne faut pas négliger l’expérience historique. Si vous faites une analyse empirique de la société française à l’aide des catégories de classes, eh bien sans surprises, vous trouverez des catégories de classes. Bien sûr, il y a des classes sociales, mais en en restant seulement là, on ne verra aucun changement de la société. Une sociologie qui ignore l’expérience quotidienne, même si elle utilise un grand nombre de données empiriques, peut être vide car elle produit alors elle-même la réalité. Or aujourd’hui un grand nombre de sociologues produisent de la sociologie à l’aide des catégories anciennes.

Pendant mes études, j’ai lu beaucoup de philosophie allemande. Cela m’a permis de comprendre à quel point le monde que nous appréhendons est construit par des concepts. Ceux-ci se font et se défont. C’est pourquoi je cherche de nouveaux concepts pour sortir des routines et ouvrir d’autres voies.

Vous insistez sur l’utilité d’une réflexion cosmopolitique pour construire l’Europe. Que peut-elle apporter à un projet qui semble en perte de vitesse ?

Ce qui manque à l’Europe, c’est une idée de l’Europe. Et c’est la raison du « non » français au référendum. Je pense que le cosmopolitisme peut être une clé pour relancer l’Europe. Nous ne pensons le social et le politique que sous des catégories nationales, et nous ne comprenons pas que l’Europe pourrait avoir une histoire très différente. Il s’agit de reconnaître et non de surmonter les identités nationales. Il ne s’agit pas de vouloir une société européanisée et uniforme, mais d’organiser une structure cosmopolite, qui reconnaisse à la fois ses membres dans leurs différences et ceux qui se tiennent à l’extérieur de l’Europe. Je ne crois pas que nous devrions abandonner la démocratie nationale pour une démocratie européenne. Nous avons besoin d’une combinaison nouvelle de la démocratie nationale et de la démocratie européenne. C’est la même chose en ce qui concerne l’opinion publique : elle est européenne et nationale en même temps. Il s’agit de comprendre que l’Europe peut résoudre nos problèmes nationaux mieux qu’à une échelle nationale.

Le modèle universaliste est intéressant pour penser la justice mais pose un double problème : en produisant des normes universalistes à l’intérieur du cadre national, il néglige à l’intérieur les différences et exclut ceux qui se tiennent à l’extérieur des Etats-nations. Le modèle cosmopolitique va au-delà en mettant au contraire l’accent sur la reconnaissance des différences, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il peut être bien intéressant d’avoir une polygamie de cultures. Mais le cosmopolitisme présuppose des éléments d’universalisme : sans normes universelles, il n’y a pas de relations stables aux autres. Il présuppose aussi le nationalisme dans la mesure où la nation produit une large communauté de destin et de vie. Le cosmopolitisme permet d’exorciser l’idée qu’il faudrait se suicider culturellement pour devenir européen. Il faut cesser de toujours raisonner sur le mode du « ou bien… ou bien » pour saisir les pluralités d’appartenance.

Cette interview a été publiée pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 176, novembre 2006.

Repenser la mondialisation – entretien avec Saskia Sassen

On a tort de croire que la mondialisation se nourrit de l’affaiblissement de l’État. S’il est vrai que le pouvoir législatif perd du terrain – et avec lui la démocratie –, l’exécutif se porte à merveille, consacrant sa puissance à la construction du nouvel âge global.

Votre livre porte sur le processus contemporain de mondialisation. Vous avez pourtant décidé de commencer votre enquête par le Moyen Age et l’émergence de l’Etat. Que nous permet de comprendre ce détour ?

Mon point de départ est le suivant : les notions telles que le global ou le national nous permettent-elles de comprendre la transformation fondamentale à laquelle nous assistons aujourd’hui ? Ma réponse est non. Ce que ne voient pas suffisamment les recherches contemporaines, c’est que le changement actuel se développe à l’intérieur des structures organisationnelles, politiques et sociales les plus complexes et les plus réussies que nous ayons construites. Autrement dit, le changement se produit à l’intérieur même du national. Comparé à ce dernier, le global est dans son enfance.

Je suis retournée à l’époque médiévale pour deux raisons fondamentales. La première a trait à la difficulté que nous avons à prendre la mesure du changement – a fortiori lorsqu’il s’agit d’un changement radical – au moment même où on le vit. Le détour par l’histoire, et par des périodes clés comme peuvent l’être en l’Europe le Moyen Age ou le XIXe siècle, permet de déplacer le regard. L’observateur a devant lui des réalités accomplies : il peut y observer rétrospectivement comment certaines dynamiques émergentes vont jusqu’à leur terme, alors que d’autres avortent.

En second lieu, le passé importe parce que la nouveauté du présent ne sort pas d’un chapeau, pas plus qu’elle n’est le produit d’un changement radical de destruction créative. Il existe de fortes continuités entre une période et une autre. On peut repérer à chaque époque des productions collectives (des « capabilités » selon ma terminologie) qui, tout en étant le produit d’une période, jouent un rôle crucial dans la période suivante. La souveraineté de droit divin du Moyen Age implique une relation très abstraite d’autorité entre le roi et le peuple – ce n’est pas simplement le pouvoir du roi. Cette capabilité émerge au Moyen Age, mais joue un rôle crucial par la suite dans la formation des Etats séculaires, y compris les Etats postérieurs à la Révolution française.

Deux positions s’affrontent dans l’analyse de la mondialisation. Pour les uns il s’agit d’un phénomène radicalement nouveau alors que d’autres considèrent que les processus en cours présentent peu de différence avec des épisodes antérieurs : on parle d’une « première mondialisation » au XIXe siècle, voire d’une « mondialisation ibérique » au XVIe siècle. En quoi votre analyse diffère-t-elle de ces deux approches ?

Je ne crois pas que l’histoire se répète. Nous ne pouvons comprendre le processus de changement actuel sans prendre en compte le rôle dominant de l’Etat national depuis la Première Guerre mondiale, puis l’émergence d’un système interétatique dans l’après-guerre. Mon analyse se situe entre deux pôles : je souligne, d’un côté, le caractère générique des capabilités, leur permanence d’une période à l’autre et, de l’autre, le caractère inédit du moment présent. On a beaucoup dit que le système monétaire de Bretton-Woods (1946-1971) était la première étape de la mondialisation contemporaine. Je suis en désaccord avec cette analyse. Je dirais plutôt que Bretton-Woods a généré des capabilités (le FMI ou la Banque mondiale, par exemple) qui se révèlent cruciales à l’âge global contemporain. Mais Bretton-Woods était encore un système interétatique qui avait pour objectif de renforcer l’indépendance des Etats nationaux.

Ce que l’on observe, au contraire, de nos jours, c’est un réagencement de certaines composantes de l’Etat national, qui prennent un sens nouveau dans une logique organisationnelle qui n’est plus nationale, mais globale.

Par exemple, le principe de la primauté du droit (rule of law) a historiquement joué un rôle fondamental pour la nationalisation du pouvoir politique et l’obligation de respect mutuel entre les Etats souverains. Aujourd’hui, ce principe joue un rôle dans la mondialisation économique, qui repose sur une intense production de règles auxquelles sont censés se plier firmes et gouvernements. Une capabilité centrale des Etats nationaux entre ainsi dans une nouvelle logique organisationnelle.

Autre exemple de réagencement du national : il y a quelques années, le Centre pour les droits constitutionnels, une ONG basée à Washington, a intenté un procès à des firmes multinationales américaines et de plusieurs pays de l’Union européenne, en raison de violation des droits salariaux perpétrés dans des sites de production situés en Asie. Le point intéressant, c’est que cette plainte a été déposée, non pas auprès d’une cour internationale, mais d’un tribunal national situé à Washington, et ce en utilisant l’Alien Tort Claims Act, l’une des procédures les plus anciennes du droit américain. Cela veut dire que les citoyens peuvent faire de la politique globale à partir des institutions de l’Etat national. On assiste donc, non pas à la disparition de l’Etat-nation, mais au détachement de petits bouts de droit ou d’autorité qui lui étaient associés et à leur réagencement dans des logiques globales.

Cela correspond à ce que vous appelez un processus de dénationalisation…

Oui. Cela signifie littéralement que certaines composantes qui ont été historiquement, non seulement construites, mais aussi narrées et représentées comme nationales, commencent à s’inscrire dans une autre logique organisationnelle. Certaines composantes des ministères des Finances ou de la Banque centrale semblent encore au service d’une politique nationale, mais mettent en œuvre en réalité des politiques dénationalisantes : elles favorisent l’émergence et la régulation de marchés globaux, que ce soit pour les marchandises ou pour le capital. Ainsi, l’accent mis sur la lutte contre l’inflation (aux dépens d’une politique de plein emploi) a joué un rôle décisif dans la formation d’un marché mondial du capital. A la faveur du « consensus de Washington », un accord passé entre le secrétaire du Trésor américain et le FMI, ces orientations de politique économique se sont répandues à travers le monde, les programmes d’ajustement structurels du FMI et les accords du G8 jouant en la matière le rôle de propagateurs.

Ce processus de dénationalisation va de pair avec une transformation interne de l’Etat. Une partie des fonctions exécutives de l’Etat (de l’administration publique) s’aligne sur des projets entrepreneuriaux globaux. Pendant ce temps, le législatif perd une bonne partie de ses prérogatives pour se voir de plus en plus cantonné à des questions domestiques. Quand, aux Etats-Unis, l’exécutif demande au Congrès de voter le Fast-Track (procédure qui confère au gouvernement la faculté de négocier des accords commerciaux, ne revenant de¬vant les parlementaires que pour leur soumettre le texte final, sans possibilité d’amendements, NDLR), le pouvoir législatif perd du terrain. Il en est de même lorsque, avec la déréglementation de certains secteurs économiques (énergie, télécommunications, etc.), le législatif perd certaines de ses prérogatives de contrôle, au profit d’agences de régulation semi-privées. Jusque-là, cela ne concernait que les questions économiques. L’administration Bush a étendu le processus au domaine politique et aux droits des citoyens, en faisant voter, avec le « Patriot Act », des mesures d’exception qui soustraient la lutte antiterroriste aux dispositions prévues par le Code pénal.

Ce processus de dénationalisation ne s’inverse-t-il pas dans certains cas ? On parle par exemple d’un retour de l’Etat dans l’industrie énergétique, parti¬culièrement en Amérique latine. Alors que certaines composantes du secteur énergétique (l’exploration par exemple) ont été intégrées aux marchés globaux (c’est-à-dire ouverts à l’investissement privé), Evo Morales, le président de la Bolivie, renationalise le gaz…

Je ne pense pas que nous puissions interpréter les politiques de Hugo Chavez, Evo Moralez ou le projet de Ulanta Umara (le candidat nationaliste battu aux récentes élections péruviennes) comme un retour au nationalisme. Encore une fois, l’histoire ne se répète pas. Dans le cas de E. Morales ou de U. Umara, mais aussi partiellement avec H. Chavez, le lien avec les populations indiennes est crucial. Nous som¬mes ici en présence de quelque chose de neuf. Le nationalisme de naguère était un projet d’inspiration européenne. Ici, nous assistons à l’émergence d’un nouvel acteur politique, le mouvement indien. Je dirais par ailleurs que la nationalisation des infrastructures gazières, plus qu’un retour du nationalis¬me, est un retour du politique. En outre, dans le cas de H. Chavez, on assiste à l’émergence d’un nouvel internationalisme, alternatif au système interétatique dominé par les Etats-Unis et l’Union européenne.

Lorsque l’Argentine a annoncé son incapacité à honorer sa dette, refusant les recommandations du FMI, ou bien lorsque H. Chavez prête de l’argent à la Bolivie pour qu’elle annule sa dette vis-à-vis du FMI, cela constitue une crise grave pour cette institution. Le FMI est en train de perdre son influence (18 pays ont déjà annulé leur dette et ils seront bientôt 21). Pourquoi parler d’un retour de l’Etat ? Ce que l’on observe plutôt, c’est l’émergence de nouvelles capabilités qui seront mises à profit demain pour créer de nouvelles histoires.

Ceci nous permet d’aborder la contribution de populations sans-droits, de groupes informels à la création de nouvelles capabilités, question à laquelle vous attachez beaucoup d’importance…

Je m’intéresse particulièrement à une population, celle des immigrés, car elle met en évidence le fait que la citoyenneté est un contrat incomplet entre l’Etat et ses citoyens. Incomplet parce que la dimension formelle de la citoyenneté (les droits qui lui sont associés) ne suffit pas à la définir. C’est ce que rend manifeste le large éventail des statuts des immigrés : ceux qui sont autorisés mais non reconnus (dotés de titres de séjour mais souffrant de discrimination) ; ceux qui sont non autorisés, mais reconnus (le sans-papiers intégré à une communauté)… Bref, l’image est toujours très complexe.

Les débats sur le postnationalisme, le transnationalisme et l’identité sont très importants. Mais ils incitent à prendre également en compte les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur du national. Lorsque des immigrés maintiennent une activité politique transnationale, en lien avec leur pays d’origine, ou lorsqu’ils arrivent à obtenir plusieurs nationalités, cela peut se comprendre comme une dénationalisation de la citoyenneté et de l’appartenance. Cela ne signifie pas du tout que les immigrés rejettent les droits associés à la citoyenneté, mais plutôt que celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus vaste que sa composante formelle.

Lorsque le président du Mexique se joint officiellement à des sans-papiers mexicains aux Etats-Unis, il ne crée ni plus ni moins qu’une nouvelle juridiction, informelle. Quand des centaines de milliers de sans-papiers latino-américains sortent dans les rues de Los Angeles et de Chicago pour revendiquer des droits, comme cela a eu lieu en mai 2006, quel¬que chose est en train de se passer. Ce qu’ils revendiquent, c’est d’être des « porteurs de droits », autrement dit de jouir de droits reconnus indépendamment de leur nationalité et du pays où ils se trouvent. La citoyenneté reste l’instrument le plus puissant pour obtenir des droits, ce qui explique que de telles luttes demeurent inscrites à l’intérieur du national. Mais elles ont pour effet de dénationaliser la citoyenneté – plus que de la rendre trans- ou postnationale.

Votre analyse de la dénationalisation semble également s’appliquer à l’Union européenne…

Nous assistons à un changement d’échelle. Certaines fonctions de l’Etat national ont été transférées au niveau de la ville. Comme l’a bien montré Neil Brenner (1), les politiques nationales (keynesiennes, d’unité territoriale) deviennent des politiques ciblées vers certaines agglomérations (la Silicon Valley ou les villes globales comme New York). Mais il y a aussi des transferts de fonctions à d’autres niveaux. C’est le cas de l’Union européenne (UE). Cette expérience m’intéresse beaucoup, parce que les dynamiques centrifuges de dénationalisation y opèrent en direction d’un espace qui demeure centripète : il est doté d’institutions supranationales fortes. Ce n’est pas le super-Etat dont rêvaient certains pro¬européens, mais une capacité administrative nouvelle faite d’une multiplicité de niveaux. Cela déstabilise l’Etat national, mais au profit d’une nouvelle entité publique.

Le succès de l’UE tient à une multiplicité d’agencements très spécifiques et suffisamment robustes. Un des aspects les plus importants est la diversité qui prévaut à l’intérieur de l’UE. Aux Etats-Unis, la diversité est bien plus sédimentée : il y a certes beaucoup d’immigrés, mais ils ont une place précise au sein de la hiérarchie sociale, et elle n’est pas en haut de la pyramide. Dans l’UE, la diversité se constitue aussi par la présence de pays autonomes, dotés de leurs propres hiérarchies sociales, religieuses, ethniques. Cela suppose un intense travail d’innovation administrative et politique si l’on veut préserver l’unité de l’Union. Pour cette raison, l’inclusion de la Turquie me semble un véritable défi, un encouragement à innover encore plus. Cela obligerait notamment l’UE à utiliser la loi pour affronter un choc cultu¬rel auquel les Etats-Unis répondent par la force. Même si la loi n’est pas toujours juste, même si elle contribue parfois à reproduire les inégalités, elle incite toujours à la négociation. C’est là un moyen plus civilisé que l’action militaire.

NOTES

(1) N. Brenner, New State Spaces: Urban governance and the rescaling of statehood, Oxford University Press, 2004.

Propos recueillis et traduits par Xavier de la Vega

Saskia Sassen est professeure de sociologie à l’université de Chicago et à la London School of Economics. Ses recherches sur la mondialisation ont fait date, particulièrement celles qu’elle a consacrées à la ville globale (La Ville globale. New York, Londres, Tôkyô, Descartes & Cie, 1996). Avec Territory, Autority, Rights: From medieval to global assemblages (Princeton University Press, 2006), elle propose un nouvel appareil analytique pour penser la mondialisation