Hommage à Jerry Bentley

Jerry H. Bentley, fondateur du Journal of World History, nous a quittés le 15 juillet dernier. C’est avec lui un acteur institutionnel central de l’histoire globale au sens large qui disparaît. Il restera dans le souvenir de ceux qui l’ont connu comme un infatigable développeur de cette discipline, dans un esprit totalement dépourvu de sectarisme. Il demeurera également comme un chercheur dont les ouvrages sont devenus des classiques mais aussi un pédagogue au succès mondial.

Né à Birmingham (Alabama) en 1949, il fait ses études à l’Université du Tennessee puis à celle du Minnesota. Il commence une carrière d’enseignant-chercheur à l’Université d’Hawaii en 1976 dont il devient professeur onze ans plus tard. C’est en 1990 qu’il lance le Journal of World History et voit peu à peu cette publication occuper une position centrale dans la littérature académique consacrée à  cette discipline. Éminent chercheur lui-même, il est notamment connu pour son ouvrage Old World Encounters (1993), remarquable d’érudition et référence de l’histoire connectée. À côté d’une recherche foisonnante, il se consacre très tôt à la rédaction de manuels pour le premier cycle des universités. On citera son Traditions and Encounters (5e édition en 2010) qui aura formé de nombreux étudiants dans le monde entier, et récemment traduit en chinois. Il avait dernièrement dirigé le Oxford Handbook of World History (2011).

La meilleure façon de lui rendre hommage est sans doute de lui laisser la parole. Nous publions donc ci-dessous un texte représentatif de ses thèses et paru dans le magazine Sciences Humaines (Grands Dossiers, n°24, automne 2011).

__________________________________________________________

Une si précoce globalisation

Jerry H. Bentley

À partir du 16e siècle, l’âge moderne a été le témoin du développement de technologies remarquables, en transports et en télécommunications. Ces innovations ont fait du monde moderne le lieu d’engagements transculturels tellement intenses qu’il en semble qualitativement distinct de ce qui l’a précédé. Depuis les années 1990, le terme « globalisation » est devenu d’usage courant pour résumer ce qui est perçu comme une nouvelle étape de l’histoire.

Pourtant, nous aurions tort de nous laisser aveugler par l’apparente nouveauté. Les interactions transculturelles ont été des faits dominants de l’histoire mondiale bien avant l’avènement de la modernité. Depuis l’époque des empires romain et chinois de la dynastie Han jusqu’aux années 1500, soit pendant dix-sept siècles, les peuples d’Asie, d’Europe et d’Afrique se sont engagés dans des processus d’échanges systématiques à grande échelle. Si les historiens des générations antérieures ont longtemps affirmé que les contacts entre sociétés et cultures diverses étaient l’exception et non la règle avant 1492, date qui voit Christophe Colomb donner le coup d’envoi des Grandes Découvertes européennes, nous savons aujourd’hui que cela est faux. Car ce que j’appellerai l’hémisphère oriental – l’ensemble formé par l’Eurasie et l’Afrique, appelé par ailleurs Ancien Monde – fut dès l’âge prémoderne le foyer d’échanges transculturels intenses.

——————————————————————————————————————-

Trois ères distinctes

Nous pouvons distinguer trois phases distinctes dans la succession des interactions afro-eurasiatiques à l’époque prémoderne.

• D’abord l’ère des anciennes routes de la Soie, qui fleurirent entre 200 avant l’ère commune et 300 après. Ce fut le temps des empires classiques, au premier rang desquels l’Empire romain et celui des Han, qui établirent de lointains liens commerciaux alors que les biens échangés traversaient l’Asie depuis les rivages de la mer de Chine jusqu’à ceux de la Méditerranée. Les routes de la Soie connurent une forte baisse d’activité après le IV e siècle, due à l’irruption d’épidémies, l’invasion de peuples nomades et l’effondrement final des empires classiques qui avaient stabilisé les deux pôles de l’Eurasie.

• De nouveaux grands ensembles étatiques émergèrent ensuite, au terme d’une longue période de troubles. Les dynasties Tang puis Song en Chine, l’Empire abbasside en Perse, et l’Empire byzantin dans la moitié orientale de la Méditerranée pacifièrent de larges étendues de l’Eurasie et organisèrent des économies hautement productrices. Ces empires dominèrent une deuxième ère d’interactions culturelles qui aboutirent à des contacts et des échanges à travers l’océan Indien comme les routes continentales de la Soie.

• Durant la période qui suivit l’an mil, des peuples nomades, les Turcs et les Mongols, bâtirent d’immenses empires transrégionaux qui intégraient l’essentiel du continent eurasiatique, inaugurant une troisième ère d’interactions et d’échanges transculturels. Comme leurs sociétés dépendaient largement du commerce, et parce que leurs équilibres politiques reposaient sur la communication avec des partenaires distants, ces peuples accordaient une grande valeur aux réseaux routiers, ainsi qu’aux marchands et ambassadeurs qui les parcouraient.

————————————————————————————————————————

Trois types d’échanges

Les trois ères (encadré ci-dessus) ont en commun d’avoir généré des réseaux étendus de transports et de communications, grâce auxquels les peuples purent s’engager de façon systématique dans l’échange. Vers 1400, la zone d’interaction incluait la quasi-totalité de l’hémisphère oriental, du Japon au Portugal jusqu’à l’extrême-ouest et la côte orientale de l’Afrique subsaharienne. Elle fut le théâtre de trois types d’échanges – commerciaux, biologiques et culturels – qui allaient profondément influencer le développement de l’ensemble de l’hémisphère oriental.

1 – Soie, épices et porcelaines : les échanges commerciaux

Le commerce est l’une des activités les plus fondamentales que pratique l’être humain. Les archéologues ont montré que des groupes du Paléolithique troquaient des objets sur de longues distances. Pour les périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze, les preuves historiques de vastes réseaux d’échanges connectant les sociétés complexes de Mésopotamie à celles d’Égypte et de la vallée de l’Indus sont nombreuses.

Le potentiel du commerce à influencer le développement des sociétés devient manifeste à l’ère des anciennes routes de la Soie, de – 200 à + 300. Après que des États impériaux aient émergé aux deux extrémités de l’Eurasie, leurs dirigeants établissent des réseaux routiers étendus afin de faciliter les déplacements de leurs armées, administrateurs, ambassadeurs et collecteurs d’impôts. Des exemples de ces routes incluent la route royale perse mentionnée par Hérodote, les axes créés par l’empereur Ashoka afin de renforcer l’unité territoriale de l’Empire maurya en Asie australe, et les voies de l’Empire romain, qui connectaient l’Europe, l’Afrique du Nord et le bassin méditerranéen. Bien qu’ils fussent destinés au transport des armées impériales et des hauts fonctionnaires, ces réseaux servaient aussi les intérêts des marchands, qui les parcouraient en grand nombre.

La première mention des anciennes routes de la Soie nous vient de l’ambassadeur chinois Zhang Qian, qui voyagea de – 139 à – 126 depuis la Chine jusqu’à la Bactriane (actuel Afghanistan). L’empereur Wudi de la dynastie Han l’avait missionné dans l’espoir de nouer des alliances pour l’assister dans la guerre qui l’opposait aux Xiongnu, un peuple nomade de culture turque qui razziait régulièrement les régions nord et ouest de son empire. Zhang Qian ne trouva pas d’alliés. Mais durant son séjour, il nota que des textiles et produits de bambou chinois étaient en vente sur les étals de Bactriane. Après enquête, il apprit que ces marchandises venaient du Sud-Est de la Chine via le Bengale – contournant donc la barrière de l’Himalaya par le sud. De cette information, il déduisit qu’il était possible d’établir des relations commerciales entre Chine et Bactriane en passant au nord de l’Himalaya, et évoqua cette possibilité dans le rapport qu’il fit à l’empereur. Wudi, identifiant le profit que pouvait en tirer son empire, livra une campagne militaire d’ampleur entre – 102 et – 98 afin de briser le pouvoir xiongnu et pacifier les steppes d’Asie centrale, posant ainsi les fondations du réseau qui allait permettre à des générations de marchands de prospérer.

La soie chinoise s’imposa d’emblée comme le premier grand produit de luxe international. Alors que nombre de peuples étaient en mesure de créer des tissus de soie grossiers, les artisans chinois avaient perfectionné les techniques à un point inégalé, produisant des textiles haut de gamme. Au lieu de laisser les vers à soie grignoter leur chemin hors du cocon, déchiquetant les fibres et obligeant à tisser des fils courts, les fabricants chinois plongeaient les cocons dans l’eau bouillante, tuant les vers avant qu’ils détériorent le produit. Il ne leur restait plus qu’à défiler les cocons, obtenant des fibres extrêmement longues qu’ils pouvaient tisser pour produire un textile on ne peut plus léger, soyeux, lumineux et robuste.

Comme cette technique ne devait pas être diffusée hors des frontières chinoises avant le début du 7e siècle de notre ère, les artisans chinois jouirent d’un monopole multiséculaire sur la production et la vente des soieries. Celles-ci devinrent un objet hautement prisé par les élites de tous les pays d’Eurasie et d’Afrique du Nord. Dans l’Empire romain, les vêtements de soie connurent une telle demande que les marchands multiplièrent leurs stocks en détricotant les textiles denses qui leur arrivaient de l’autre bout du monde, afin de les retisser en de plus nombreux vêtements, tellement fins qu’ils en devenaient transparents. Certains Romains se désolèrent que ces voiles impudiques poussent l’Empire vers sa décadence, mais leurs vitupérations n’affectèrent en rien la demande.

Les épices disputaient à la soie la première place en matière de biens désirables transitant par les anciennes routes commerciales d’Eurasie. Noix de muscade et macis, clous de girofle et cardamome…, les épices fines provenaient des îles des Moluques, aujourd’hui en Indonésie. Le gingembre était produit en Chine et en Asie du Sud-Est, de même que la cannelle. Le poivre noir arrivait d’Inde du Sud, qui livrait aussi des perles, du corail et des cotonnades fines. Les terres d’Asie centrale nourrissaient ce commerce de leurs chevaux et du jade, alors que l’huile de sésame, les dattes et les aromates autorisaient l’Arabie et l’Asie occidentale à se greffer à ces réseaux. Depuis la Méditerranée, le brassage de biens se complétait de verroteries, de bijoux, d’objets décoratifs, de laine et de lin, d’huile d’olive et de vin, de lingots d’or et d’argent.

Après le 7e siècle, l’invention chinoise de la vraie porcelaine ajouta un autre produit à la longue liste des produits commercialisés, et le tiercé gagnant des marchandises de luxe circulant dans l’Ancien Monde s’établit comme suit : soie, épices et porcelaines.

Plusieurs événements contribuèrent à une augmentation forte du trafic après le 7e siècle. Les empires des dynasties Tang en Chine et Abbassides en Iran, byzantin à l’est de la Méditerranée, firent office de moteurs économiques en promouvant production et commerce. Au même moment, les chameaux s’imposaient comme les indispensables outils du commerce international, transportant des charges toujours plus volumineuses, alors que l’augmentation du trafic maritime dans l’océan Indien autorisait les marchands à prospecter des régions d’accès difficile par voie terrestre.

L’expansion du commerce amena à l’intégration d’une partie de l’Afrique subsaharienne – la zone du Sahel s’étendant de l’Éthiopie au Mali, et la côte orientale du continent, de la Somalie au Zimbabwe – dans l’économie hémisphérique. Les Africains de l’Est participèrent par une série de ports maritimes le long de la zone swahilie au commerce de l’océan Indien, alors que les Africains de l’Ouest se connectaient à la vigoureuse économie méditerranéenne par le biais de routes intensivement fréquentées à travers le désert saharien. Les deux régions exportaient de l’or et des produits exotiques – ivoire et peaux d’animaux – autant que des esclaves, échangeant leurs biens contre des textiles, des épices et des produits manufacturés issus du Nord.

Au 10e siècle, ces grands volumes d’échange avaient déjà influencé les développements sociaux et économiques des pays de l’hémisphère oriental. D’importantes régions de Chine du Sud, vouées à la production de soie ou de porcelaine, ne cultivaient plus grand-chose pour nourrir leurs populations et importaient le riz et les autres denrées alimentaires des zones voisines. Une bonne partie de l’Inde du Sud se dédiait à la culture du poivre et du coton, ainsi qu’à la production de tissus de coton. De telles spécialisations économiques ne sont compréhensibles qu’à la lumière des gigantesques réseaux d’échanges irriguant alors l’hémisphère oriental. À la fin du 13e siècle, loin d’être une exception, Marco Polo n’était qu’un de ces milliers d’Européens qui s’étaient aventurés en des terres aussi lointaines que l’Inde et la Chine durant l’ère des empires mongols.

2 – Blé, mozzarella et peste : les échanges biologiques

Le commerce ne se crée jamais ex nihilo. Nous parlons couramment de lui comme d’un sujet propre pour les besoins de l’analyse, mais il est impossible de le réduire à une pure activité économique déconnectée de toute implication globale. Historiquement, le commerce a toujours marché main dans la main avec des échanges biologiques et culturels.

Les échanges biologiques réfèrent à ces processus par lesquels des agents biologiques – plantes, animaux et organismes pathogènes – voyagent vers de nouvelles terres et s’y établissent. Et ces processus ont une longue histoire. Les origines du blé, par exemple, nous ramènent dans le Croissant fertile d’il y a presque 13 000 ans. Mais en sa qualité de récolte hautement nourricière, ce n’est que vers – 6500 qu’il fit son chemin vers la Grèce et l’Inde du Nord, atteignant l’Égypte vers – 6000, l’Allemagne et l’Espagne vers – 5000, l’Angleterre vers – 3000, et la Chine du Nord vers – 2000.

De même, le riz se diffusa largement en des temps éloignés, et l’on pourrait rallonger la liste avec le sorgho, les ignames et les autres plantes nutritives. En sus de ces végétaux alimentaires, des récoltes industrielles comme le coton, l’indigo et le henné ont connu une extension très au-delà de leurs foyers d’origine. Quant aux animaux domestiques, bœufs, moutons, chèvres, porcs, poulets, chevaux, buffles d’eau et chameaux ont tous trouvé de nouveaux pâturages à travers nombre de lieux de l’hémisphère oriental. Enfin, les micro-organismes pathogènes aussi ont accompagné les voyageurs humains sur les routes et les mers, pour prospérer bien loin des terres où ils avaient vu le jour.

Les diffusions biologiques écrivaient des chapitres entiers de l’histoire humaine bien avant que les anciennes routes de la Soie en viennent à être tracées. Et ce même réseau, qui facilita les échanges commerciaux de l’époque prémoderne, se fit le support de nouvelles pages de la saga des échanges biologiques. Deux de ces épisodes sont dignes du plus vif intérêt : la révolution verte islamique, et la diffusion de la peste bubonique, qui fit trembler l’Eurasie et l’Afrique du Nord entre les 14e et 17e siècles.

J’appelle révolution verte islamique la transplantation massive de nourriture et de plantes industrielles durant la période allant de 700 à 1100. Elle se basa sur de nombreux végétaux issus des contrées tropicales, spécifiquement d’Asie du Sud-Est et d’Inde, qui furent diffusés essentiellement en un mouvement vers l’ouest, vers les régions chaudes et arides d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique du Nord. Le citron, la banane, la noix de coco, le riz et la canne à sucre vinrent d’Asie du Sud-Est, l’épinard, l’aubergine et le coton d’Asie du Sud. Quelques plantes accomplirent le trajet inverse : le sorgho d’Afrique occidentale, l’artichaut d’Afrique du Nord firent leur chemin jusqu’aux potagers des régions orientales de l’Eurasie.

Quant à la connexion de ces transferts de végétaux avec l’islam, elle est à double détente : pour commencer, la plupart sinon la totalité de ces plantes accomplirent leur chemin vers de nouvelles terres en transitant par des régions qui abritaient des populations musulmanes substantielles, même si toutes ces zones n’étaient pas forcément sous la férule d’États spécifiquement islamiques ; ensuite, les autorités musulmanes s’impliquèrent intensivement dans la diffusion de ces végétaux. Alors que des soldats, des ambassadeurs et des marchands de l’Islam d’Asie orientale traversaient l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, ils prenaient note des plantes qui leur étaient inconnues tout en étant cultivées en ces lieux. Sachant que leurs patries étaient chaudes et sèches, ils déduisirent que des transplantations pourraient accroître le potentiel nourricier des terres d’Islam. En sus des plantes elles-mêmes, ils récoltèrent des connaissances sur les pratiques agricoles de leurs hôtes, dans l’espoir de multiplier les récoltes dans leurs patries.

Ces pratiques eurent un effet spectaculaire. Avant cette révolution verte islamique, les champs de la plus grande partie d’Asie orientale et d’Afrique du Nord n’étaient pas cultivés durant les mois d’été. L’introduction de ces plantes tropicales autorisa les agriculteurs à travailler toute l’année. Le résultat fut qu’ils produisirent plus de calories pour la consommation de leurs concitoyens et accrurent considérablement la diversité des produits consommables. Nombre des ingrédients qui sont aujourd’hui considérés comme typiques de la cuisine méditerranéenne – citron, aubergine, épinard… – ne firent leur chemin jusqu’à nos papilles que grâce à cet événement. Si l’on prend en considération que le buffle d’eau parcourut à peu près au même moment l’itinéraire qui l’amena de l’Asie du Sud-Est à l’Italie du Sud, il devient clair que ce que nous appelons mozzarella di bufala figure parmi les multiples héritages de la révolution verte islamique.

Alors que de nouvelles plantes alimentaires enrichissaient les régimes culinaires de leurs variétés et calories, une autre sorte d’échange biologique prélevait un tribut féroce sur les populations humaines. La deuxième pandémie de peste bubonique n’était pas une nouveauté lorsqu’elle fit irruption au 14e siècle. Sa première flambée, que l’on appelle parfois la peste de Justinien, avait ravagé l’essentiel de l’Eurasie et de l’Afrique du Nord au 6e siècle. Il est probable que la deuxième pandémie débuta au Yunnan, au sud-ouest de la Chine, au tout début du 14e siècle. Il s’écoula peu de temps avant qu’elle atteigne le centre de la Chine, où elle ravagea de nombreuses villes dans les années 1330. De là, elle se diffusa vers les steppes d’Asie centrale, progressant toujours plus loin vers l’ouest. Des marchands génois furent contaminés dans leur avant-poste commercial de Caffa sur la mer Noire, et aidèrent le fléau à gagner la Méditerranée. Dès 1348, il achevait sa trajectoire hémisphérique, étendant son empire à l’Afrique du Nord et à l’essentiel de l’Europe.

Les effets de la peste bubonique variaient de territoire en territoire, de cité en cité. Quel que fût l’endroit frappé, une constante s’imposa : les pertes étaient colossales. La première irruption de fièvre prélevait de la moitié aux deux tiers de la population. Alors que la démographie s’acharnait à compenser les déficits, de nouvelles poussées se succédaient. Même si elles furent moins virulentes que la première, elles persistèrent jusqu’au 17e siècle. Cette deuxième pandémie eut au final pour conséquence de faire décliner la population de l’hémisphère oriental peut-être aux trois quarts ou aux deux tiers de ses effectifs initiaux.

Les échanges biologiques, qu’ils aient encouragé la croissance démographique en accroissant la disponibilité alimentaire, ou qu’ils aient décimé les populations via les effets morbides de pandémies destructrices, affectèrent massivement la vie des gens à travers tout l’hémisphère oriental des temps prémodernes.

3 – Missionnaires, manichéens et soufis : les échanges culturels

Pendant que les flux commerciaux et les diffusions biologiques reformulaient le cadre de vie matérielle des populations de l’hémisphère oriental, des échanges culturels influençaient de la même façon leurs croyances, leurs valeurs et leurs coutumes. Ce réseau de transports qu’exploitaient si efficacement les marchands et les agents des pouvoirs étatiques fut aussi au service des missionnaires, pèlerins et étudiants en quête de sagesse. Le résultat est que l’hémisphère oriental fut une zone dans laquelle les traditions religieuses et culturelles purent se diffuser à très vaste échelle à l’époque prémoderne.

En sus des religions, les échanges culturels impliquaient la diffusion d’idées philosophiques et scientifiques. Tant en Inde qu’en Grèce, pour ne retenir que ces exemples, les enseignants développèrent des traditions élaborées de science, de médecine et de mathématiques qui connurent une large postérité bien au-delà de leurs terres d’origine. Le potentiel des transports et des communications à faciliter les échanges culturels ne fut pourtant jamais aussi apparent que dans la diffusion des grandes religions mondiales. Bouddhisme, christianisme et islam avaient en commun d’être des religions missionnaires. Qui plus est, elles encourageaient toutes trois les pèlerins à visiter les sites saints et les écoles. Le résultat fut que les routes terrestres et maritimes virent défiler des foules de dévots, à la recherche d’âmes à convertir, d’enseignement salvateur à acquérir ou de sagesse à partager.

L’histoire du bouddhisme nous montre à quel point la diffusion d’une religion est affaire de communication et on pourrait en dire autant de l’expérience chrétienne. De ses débuts en Palestine comme religion populaire de salut, le christianisme se diffusa rapidement dans le bassin méditerranéen. Dès le 3e siècle de notre ère, la majeure partie de la population égyptienne avait embrassé la foi nouvelle. En dépit de persécutions sporadiquement organisées par des autorités politiques suspicieuses, elle devint au 4e siècle la foi officielle de l’Empire romain dans son ensemble. Des communautés d’artisans et de marchands convertis finançaient de manière cruciale le zèle des prêcheurs, qui parcouraient inlassablement les routes de la chrétienté pour aider autrui à accéder au salut. Des sites de pèlerinage s’imposèrent rapidement : Jérusalem et la Terre sainte ; Rome, siège de la papauté ; et bien d’autres, souvent associés à des personnages prédominants, tel Santiago de Compostela au nord-ouest de l’Espagne, dont on disait qu’il abritait le corps de l’apôtre Jacques le Majeur. À l’instar du bouddhisme en Asie, missionnaires, pèlerins et autres voyageurs tissèrent un dense réseau communautaire qui recouvrait l’Europe et le bassin méditerranéen.

Dans les premiers siècles, le christianisme attira des convertis aussi en Afrique du Nord, en Mésopotamie, en Perse, jusqu’en Inde du Sud. Des marchands perses fondèrent des communautés jusqu’en Chine, qui devint sous la dynastie Tang une terre cosmopolite où coexistaient des temples zoroastriens, des stupas bouddhistes, des mosquées musulmanes et des églises chrétiennes. Après le 7e siècle, le christianisme déclina en Orient, sans disparaître pour autant. De nos jours subsistent encore de multiples groupes chrétiens, tant en Asie orientale qu’en Inde. Mais pour l’essentiel, les effectifs du christianisme refluèrent quand l’islam entra en scène.

Car dans le siècle qui suivit la mort du prophète Mahomet, la foi musulmane connut une expansion foudroyante dans l’hémisphère oriental, soumettant un territoire qui s’étendait de l’Espagne à l’Inde du Nord. Ses prêcheurs le diffusèrent bientôt encore plus loin, vers les sociétés subsahariennes de l’Est et de l’Ouest africain, l’Asie centrale et l’Indonésie, jusqu’au sud des Philippines. Ce n’est pas une surprise si missionnaires, pèlerins, marchands et autres voyageurs s’en firent les propagateurs à travers l’hémisphère oriental.

Soufis et cadis jouèrent un rôle particulièrement important dans ce processus. Les soufis étaient des missionnaires qui popularisèrent leur foi en l’adaptant aux besoins et aux intérêts des populations locales, respectant les divinités traditionnelles et les figures de saints qui leur préexistaient, tout en se présentant comme des épigones de pureté et de simplicité. Arrivés à leur suite, les cadis étaient des experts ès loi islamique, des juges représentant les intérêts de l’islam dans les communautés locales. L’un des plus célèbres de ces cadis s’appelle Ibn Battûta. Ce voyageur marocain visita une grande partie de l’hémisphère oriental, de l’empire du Mali à la Chine entre 1325 et 1354. Il servit en chemin de cadi au sultan de Delhi et à celui des îles Maldives, deux régions où l’islam n’était que récemment implanté. En qualité de dépositaire d’un savoir approfondi en matière de loi islamique, Ibn Battûta fut en mesure d’instruire des convertis récents aux standards moraux et aux aspirations culturelles de l’islam.

Aux sources de la modernité

Les interactions transculturelles et les échanges de l’époque prémoderne ne sauraient égaler en intensité ceux de la globalisation contemporaine. Les volumes d’échanges commerciaux d’aujourd’hui réduisent à peu de chose ceux de l’époque, quand les agents biologiques et les maladies mortelles tels le sida et la grippe se répandent à une vitesse inconnue de leurs prédécesseurs. De même, les idées (la démocratie, pour ne citer qu’elle), les religions (tel le pentecôtisme) et les éléments de culture populaire (du blue-jeans à la musique hip-hop, en passant par le sushi) trouvent un chemin rapide au-delà de leurs frontières d’origine. Mais même si elle semble bien pâle à la lumière de notre globalisation, la mondialisation prémoderne, faite d’échanges commerciaux, biologiques et culturels, n’en demeure pas moins une étape cruciale du développement de ce qui allait devenir le monde moderne.

Diaspora, histoire d’un terme polysémique…

À propos de

La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora

Stéphane Dufoix, Paris, Amsterdam, 2012.

« L’Éternel vous dispersera parmi les peuples… », est-il écrit dans le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible hébraïque que les chrétiens appellent Ancien Testament. Si le judaïsme a été, jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, associé à l’idée d’un peuple sans terre, on apprend dans le livre de Stéphane Dufoix, sociologue à l’université de Nanterre (et par ailleurs contributeur de ce blog), que le terme grec de diaspora fait irruption dans l’histoire avec la Septante. La Septante est une traduction en grec du livre sacré hébraïque à laquelle auraient contribué, selon la légende, septante-dix (ou soixante-douze) sages juifs à Alexandrie, au 3e siècle avant l’ère commune. Débuts mouvementés, puisque ce néologisme traduit d’emblée plusieurs termes hébreux, dont galouth – dispersion négative infligée par Dieu. Il revêt aussi, dans le contexte hellène et a posteriori, un sens positif associé aux colonies de peuplement grec dans l’Antiquité. Dans un premier temps, si la diaspora désigne l’ensemble des juifs hors de Judée, qu’ils soient à Babylone, en Grèce, en Égypte, elle peut donc se voir comme une bonne, ou une mauvaise chose.

Ces avatars sont précurseurs de la suite, puisque ce mot connaîtra, au fil des siècles, de multiples récupérations politico-communautaires, qui nourriront autant de glissements sémantiques. Ceux-ci sont si nombreux que Dufoix réussit, dans cette « histoire des usages du mot diaspora », à remplir presque 600 pages denses nourries de dix années d’investigations – et encore juge-t-il l’entreprise inachevée. Linguisticiens, historiens, philosophes, anthropologues, politologues… Nombreux sont les spécialistes qui trouveront dans cet ouvrage érudit matière à enrichir leur réflexion.

Après une introduction consacrée à la notion d’histoire de mot, sous-discipline qu’il inscrit à la croisées des traditions des Annales, de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, l’auteur explore dans une 1re partie l’entreprise de « production de réalité sociale » dessinée en filigrane par les projections sémantiques du terme. Suite à la scission entre juifs et chrétiens qui s’opère dans les décennies suivant la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, les chrétiens abandonnent le mot, qui n’est plus qu’occasionnellement employé par les juifs. Jusqu’au 18e siècle, où les frères moraves, branche du christianisme qui se réclame des prêches du théologien tchèque Jan Hus mort sur le bûcher en 1415, s’en servent pour qualifier leur mission de prédication en terres protestantes. Tour à tour mobilisée par les Afro-Américains, les sionistes, puis les sciences sociales, diaspora dessine un champ de force sémantique qui ne prend sa forme actuelle que lorsque la globalisation, à partir 1980, s’impose comme un cadre incontournable de la pensée.

Entretemps, le terme a été annexé à deux rhizomes sémantiques distincts. Le premier est celui de la diaspora comme un phénomène structurellement juif, en résonance avec le retour promis en Terre sainte – et encore S. Dufoix estime-t-il que « le même mot recouvre non seulement deux termes hébreux – galouth et tfoutsoth – mais aussi qu’il englobe quatre significations fondamentalement différentes les unes des autres ». Puis lors de la concrétisation des possibles de ce retour avec la création de l’État d’Israël, diaspora désigne cette communauté hors frontières ayant vocation à entretenir des liens privilégiés avec un centre, qui est Israël. Galouth se comprend donc comme la diaspora non centrée préexistant à l’État d’Israël, tfoutsoth la diaspora périphérique articulée autour de son cœur.

Tout peut faire diaspora

Le second rhizome sémantique est celui de l’appropriation du terme biblique. Un tournant crucial prend place avec la déportation de millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde. Diaspora, pour les descendants des victimes de la Traite atlantique, qualifie une communauté culturelle partageant un héritage, en état de dispersion et en attente du retour au continent des origines. Dufoix consacre la 2e partie de l’ouvrage à cette évolution, qui en entraîne d’autres… Ainsi dès l’ouverture de cette partie signale-t-il un usage du terme holocauste, issu du vocabulaire religieux avant de qualifier la Shoah. Est-il approprié pour désigner le génocide dont furent victimes, simultanément à leur déportation, les populations noires dont descendent les Afro-Américains ? La concurrence des victimes fait rage aussi outre-Atlantique. Et la rhétorique consistant à comparer les destins juifs et noirs-américains est vieille de plusieurs siècles. Dès le début, qui vit leur christianisation sur fond de justification théologique à la malédiction des descendants de Cham par Noé, les esclaves pensèrent leur épreuve en termes bibliques – entre références à Babylone (les Blancs) et retour à Sion (l’Afrique, mythifiée en Éthiopie), la simple audition d’une chanson de Bob Marley suffit à s’en convaincre. Dufoix souligne, avant de les disséquer, trois logiques qui souvent cohabitèrent : analogie (les Noirs se voyant comme les Juifs) ; substitution (les Noirs se percevant comme les vrais Juifs) ; opposition (les Noirs se présentant comme l’opposé des Juifs).

Le terme de diaspora va sortir du champ religieux, se séculariser à partir du début du 20e siècle, se disséminer – on parle de diaspora arménienne, chinoise, palestinienne… pour désigner d’importantes communautés nationales émigrées. Voire s’appliquer à la diffusion d’un style architectural ou d’une langue… Car tantôt mouvement, tantôt groupe, « tout peut faire diaspora, les choses comme les êtres », de l’exil des écrivains allemands en littérature dans les années 1930 aux migrations animales en biologie. Les sciences sociales investissent progressivement le terme. Ainsi l’historien Arnold Toynbee, qui verra d’abord dans les diasporas des « fossiles » de communautés dispersées, avant d’en faire les formes politiques dominantes d’un futur âge des diasporas succédant à celui des États.

Le nom du global

Depuis la fin des années 1980, le champ sémantique du mot diaspora connaît une inflation qui fait dire à l’auteur que « le sens de diaspora est lui-même très dispersé ». En atteste le nombre de références que Dufoix cite à l’appui de sa démonstration. À donner le vertige. Mais surtout, selon le titre de la 3e et dernière partie, le terme diaspora est devenu « Le nom du global ». À partir des années 1990 se construit le champ académique des diaspora studies, alors que les journalistes, les ONG, les agences gouvernementales et les migrants eux-mêmes investissent le mot. Désormais « le terme dépasse le champ pourtant large des thématiques liées aux migrations, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. (…) Un mot à la mode (…) associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est prémoderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes. »

En conclusion, l’auteur cite August W. von Schlegel : « Les mots ont leur histoire comme les hommes. (…) Les mots voyagent, ils s’établissent comme des colons loin de leur patrie, et il n’est pas rare de les voir faire le tour du globe. » À cette aune-là, le terme de diaspora est le symbole d’une mondialisation réussie.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : l’exemple du manichéisme

Comme nous l’avons vu lors de chroniques récentes sur l’œuvre de Jerry H. Bentley et sur le bouddhisme, la souplesse dogmatique d’une religion compte pour beaucoup dans son succès. Le bouddhisme est emblématique de cette capacité syncrétique : il a su s’exporter, comme religion indienne, dans un univers culturel qui lui était totalement étranger, celui du monde chinois.

Un autre des meilleurs exemples de cette souplesse nous est fourni par une religion moins connue, si ce n’est péjorativement : le manichéisme, fondé au 3e siècle de notre ère par le phophète Mani en Perse (pour une biographie romancée voir Maalouf [1991]). Influencé par une enfance passée dans une secte baptiste judéochrétienne, il élabora une théogonie mêlant intimement christianisme, judaïsme, zoroastrisme (alors religion dominante de l’Empire sassanide) et bouddhisme. Ce dernier était présent par le biais des communautés marchandes indiennes qui, contournant l’Himalaya par l’ouest, s’étaient établies dans les villes étapes des routes sillonnant l’Asie du nord au sud comme d’est en ouest.

L’empereur sassanide Shâpur, après une entrevue avec le prophète vers 243, l’appuie dans ses entreprises missionnaires – peut-être y voyait-il un syncrétisme efficace à même de renforcer son influence auprès de ses voisins [Decret, 2007] ? Disposant à ses débuts d’un appui gouvernemental, réussissant à convertir dans les milieux chrétiens (nestoriens en Asie, byzantins en Europe de l’Est, catholiques en Europe de l’Ouest et au Maghreb – saint Augustin fut manichéen en sa jeunesse), la nouvelle religion va essaimer, en deux siècles, de l’Allemagne à la Chine.

Lorsque Bâhram monte sur le trône à la suite du décès de son père Shâpur, vers 273, il entend revenir à la foi zoroastrienne et combat les cultes étrangers. Mani est une des premières victimes de ce revirement. Mis au cachot, on l’y laisse agoniser. Ses textes lui survivent : il y met en scène un monde aux contours zoroastriens (disputé par les Ténèbres et la Lumière), aux accents gnostiques (le mythe fondateur mêle allégrement spéculations grecques et juives), à la cosmogonie chrétienne (les histoires d’Adam et de Jésus sont revisitées) et au vocabulaire bouddhiste (Mani se présente comme le Bouddha de Lumière). Le tout conduit naturellement à un code éthique (ne pas mentir, ni commettre d’adultère…).

Plus important encore, Mani a élaboré de son vivant une Église, déjà internationale – donc solide, puisqu’une répression d’État ne peut dépasser le cadre de ses frontières. Les fidèles se répartissent entre élus, respectant une ascèse rigoureuse, et auditeurs, au degré d’engagement et d’initiation moindres, que l’on peut considérer comme des laïcs. L’ensemble obéit à une hiérarchie d’évêques et de prêtres. En dépit des persécutions qui les frappent, en Occident chrétien dès leurs débuts pour hérésie, en Perse zoroastrienne dès les années 270 pour concurrence à la religion d’État, et en Chine taoïste au 9e siècle lors de la répression des cultes étrangers, les manichéens montrent une étonnante capacité à se maintenir : on en trouve en Allemagne jusqu’au 9e siècle, en Perse jusqu’au 8e (ils ne résisteront pas à l’arrivée de l’islam), et en Chine jusqu’au début du 17e.

La diffusion s’explique par le fait que les manichéens surent s’implanter dans certaines des communautés marchandes les plus actives, dont les Sogdiens. Par la nécessité de l’établissement de relations privilégiées entre élites locales et marchands étrangers, le manichéisme se maintint aussi longtemps que des gens pouvaient trouver intérêt à partager cette foi. Mais que le commerce cesse, et la foi considérée recule par absorption ou métamorphose. Il n’est pas exclu que, coupées de leurs bases par des répressions de plus en plus féroces, les communautés manichéennes devinrent autonomes en Europe, dans les mouvements bogomile en Europe orientale ou cathare dans le sud de la France, sur lesquels ils exercèrent a minima quelques influences décisives en matière dogmatique. Leur échec en Europe et même en Perse reste en tout cas manifeste. Isolés, ils ne surent pas consolider leurs implantations initiales et disparurent. Mais fuyant l’avancée de l’islam, les communautés de Perse se redéployèrent en force en Transoxiane, y rejoignant leurs coreligionnaires établis de longue date. Il est à noter que les communautés zoroastriennes qui refusèrent la soumission à l’islam se déployèrent de même vers l’Inde, au Gujarat, pour y faire souche. Ce sont les Pârsîs contemporains.

De la Transoxiane, les manichéens, ayant converti nombre de marchands sogdiens, s’infiltrèrent progressivement en Chine. À leurs débuts en cette terre étrangère, ils n’y surent pas convertir les autochtones, et auraient pu ainsi s’effacer…, sans une alliance décisive : En 757, les Turcs Ouighours libèrent la ville de Luoyang des armées rebelles de An Lushan, et découvrent quelques marchands sogdiens parmi les survivants. La légende rapporte qu’après de longues discussions avec les prêtres manichéens, le grand khan des Ouighours se convertit à cette foi, entraînant ses soldats. Pour la première et dernière fois de son étonnante carrière, la foi manichéenne se retrouvait patronnée par un État.

Bentley commente ainsi cet événement : « L’attraction de l’élite Ouighour pour le manichéisme représente un cas évident de conversion par association volontaire. Les Ouighours connaissaient de longue date le manichéisme, suite à leurs échanges avec les omniprésents marchands Sogdiens. Et ils avaient certainement entête que ces Sogdiens étaient à même de rendre florissant leur empire naissant, en termes commerciaux comme diplomatiques. » L’alliance fut couronnée de succès durant deux siècles : des Sogdiens servirent les Ouighours comme ministres, diplomates et conseillers, et ils leur apportèrent une écriture basée sur leurs propres écrits. De nomades, les Ouighours se sédentarisèrent, et bâtirent ce que Bentley présente comme la première grande cité implantée au cœur des steppes d’Asie : Karabalghasun. Elle fut un temps le cœur des routes de la Soie, les Ouighours obligeant la Chine à leur céder de lourds tributs sous forme de ballots de soie – la plus intéressante des monnaies de l’époque.

De cette base, les manichéens surent faire usage : ils adaptèrent leur vocabulaire et leurs concepts pour pénétrer le « marché » idéologique chinois. En témoigne un certain Xuanzang, pèlerin chinois en route pour la Bactriane, qui rencontre chemin faisant des communautés manichéennes. Celles-ci font un tel usage de termes bouddhiques que notre voyageur en ressort convaincu d’avoir parlé à des hérétiques bouddhistes. En Chine, Mani sera associé à Lao-Tseu, légendaire fondateur du taoïsme.

Leur souplesse adaptative, même ébranlée par la persécution des religions étrangères au 9e siècle qui les coupa de leurs coreligionnaires des steppes, permit aux communautés manichéennes de survivre dans l’Empire du Milieu jusqu’au début du 17e siècle, au Fujian. Un processus d’assimilation progressive aura raison de cette foi. Car pour se faire respecter de leurs voisins, les manichéens s’efforcèrent de développer une réputation de respectabilité et d’observance stricte des lois – toutes les lois, y compris les coutumes bouddhiques et taoïstes. Ils fréquentèrent assidûment les temples des autres religions, y apportèrent quelques textes de leur cru, et insensiblement y diluèrent leur identité. Les anciens autels du Bouddha de lumière sont désormais rattachés aux religions chinoises classiques.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

MAALOUF Amin [1991], Les Jardins de lumière, Paris, JC Lattès, rééd. Paris, LGF, 1999.

DECRET François [2007], « Regards sur le manichéisme », Clio.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : la diffusion du bouddhisme

Dans la chronique de la semaine dernière, nous avions résumé la typologie des conversions sociales posée par Jerry H. Bentley [1993]. Celui-ci distingue trois types de conversion susceptibles de transformer des sociétés par l’acceptation d’une nouvelle religion : par coercition, par association volontaire et par assimilation. L’histoire du bouddhisme illustre à merveille l’usage extensif du deuxième type, son expansion dans l’Ancien Monde ayant reposé sur le dynamisme conjoint des communautés marchandes et monastiques. Sa propagation, vingt-cinq siècles durant, a été en effet largement liée à la mise en place d’ententes commerciales entre des étrangers, souvent des marchands itinérants, et les élites locales. Facilitées par la plasticité de la nouvelle religion, propice à la cohabitation et à l’hybridation avec d’autres idéologies, ces conversions ont permis la mise en place de communautés partageant des valeurs morales.

Le bouddhisme émerge en Inde du Nord avec les prêches d’un homme de la caste des guerriers, le Bouddha historique, dont il faut convenir qu’il n’a d’historique que le nom. Le bouddhisme des origines s’étant refusé à la transmission de son dogme par l’écriture, la seule connaissance qui subsiste de l’existence de ce sage est un ensemble de récits mythologiques posant le cadre d’une révélation ponctuée de miracles. Si le Bouddha semble s’être abstenu de se prononcer sur l’existence des dieux, ses adeptes admettront très vite comme allant de soi l’existence des multiples représentants du panthéon brahmanique, dont les diverses figures sont présentées dans le mythe comme ayant manifesté leur allégeance au Bouddha. Dont acte : le bouddhisme n’est pas une religion sans dieu, mais une religion qui ne se prononce pas sur l’existence de dieux. Elle peut donc accueillir, au prix du silence parfois gêné de ses traditionalistes, toute divinité étrangère.

Le bouddhisme, religion impériale

À partir de la mort du Bouddha, vers la fin du 5e siècle de notre ère, l’archéologie suggère que de petites communautés monastiques commencent à se diffuser depuis son foyer d’origine, autour de Varanasi (Bénarès) vers l’est, suivant la route commerciale qui remonte le cours du Gange. Les monastères sont cruciaux, car ils sont le lieu du salut : le Bouddha a en effet imposé l’idée que pour atteindre la paix dans le nirvanâ, soit l’extinction des souffrances, il faut être un homme, de sexe masculin, né dans les castes supérieures et prenant refuge dans le sangha, la communauté des moines – plus tard étendue à l’ensemble des croyants. Dans l’attente d’un avenir meilleur, les laïcs peuvent toujours améliorer leur destin, karma, en faisant l’obole de leur nourriture quotidienne aux moines.

Le bouddhisme entre réellement dans l’histoire lors du règne de l’empereur Ashoka, de la dynastie Maurya, qui contrôle la quasi-totalité du subcontinent indien. Vers – 261, Ashoka conquiert la province du Kalinga et se convertit au bouddhisme – le mythe raconte que cet acte dérive de son écœurement devant les massacres. Cette conversion est devenu légendaire, on la devine surtout politique : le devoir d’un bon souverain, dans la tradition indienne, est de se poser en garant de l’harmonie religieuse. Les communautés monastiques bouddhiques offrant un puissant relais aux administrateurs de l’empire, sa politique de soutien à ces instances religieuses résulte d’un pacte tacite. À l’image du Constantin chrétien du 4e siècle de notre ère, Ashoka convoque un concile dans sa capitale de Pataliputra (actuelle Patna) pour définir une orthodoxie, initie un important culte des reliques semblant destiné à canaliser les manifestations émotionnelles de son peuple, et patronne déjà des missions d’évangélisation vers le Sri Lanka, le Myanmar et la Bactriane – alors un royaume de culture grecque, issu des diasporas créées par l’expédition d’Alexandre le Grand, qu’Ashoka semble prendre pour référence.

Religion d’Orient, statuaire grecque

À partir de ce moment, les bouddhistes fixent leurs croyances par écrit, et ne cesseront de graver une multitude d’images pédagogiques destinées entre autres à l’édification des foules. Sous l’inspiration de la statuaire grecque classique, le Bouddha se voit revêtu des vêtements à plis popularisés par le courant artistique gréco-asiatique du Gandara. Au 12e siècle, cette tradition atteint le Japon, où se multiplient les statues qui, pour être de lointaine inspiration grecque, n’en conservent pas moins un étonnant air de ressemblance avec les canons d’origine.

De ville-étape en oasis ou en port, le bouddhisme poursuit son expansion au fil des routes marchandes : du Sri Lanka vers Sumatra et Java ; du Myanmar vers la Malaisie et le Laos ; et de la Bactriane vers la Chine, qui sera atteinte au début de l’ère chrétienne. En Perse et en Asie centrale, les étapes des routes de la Soie abritent des communautés bouddhistes de plus en plus importantes. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie mentionne anecdotiquement dans son œuvre la présence de moines en robes vives en Égypte, mais s’il s’agit de bouddhistes, leur séjour sur les rives du Nil ne connaîtra pas de postérité.

Un bouddha syncrétique

Au 4e siècle commencent à être décorées les grottes de l’oasis de Dunhuang, étape-phare des routes de la Soie, qui abritent un très important monastère. Sa présence montre le paradoxe d’une religion qui, partie d’Inde n’atteint la Chine qu’au terme d’un contournement séculaire de l’Himalaya par la Perse et d’une propagation par la conversion de certains leaders des peuples des steppes impliqués dans le commerce eurasiatique. Notons qu’en Perse, où le bouddhisme se maintient jusqu’à la conquête musulmane, le contact a probablement fait germer les graines de l’idée millénariste. Si l’Apocalypse existait dans l’idéologie indienne et bouddhiste d’origine, émerge dans la nouvelle religion une divinité très populaire en Asie orientale, Maitreya, le Bouddha du Futur, qui semble devoir son existence à des influences mazdéennes ou zoroastriennes.

À son arrivée en Chine, le bouddhisme fait face à un redoutable défi : adapter un dogme qui fait sens dans le contexte idéologique indien au fonctionnement mental chinois. Plusieurs siècles sont nécessaires pour que s’opère la fusion, au prix d’adaptations, de concessions, de traductions du sanskrit au chinois et d’adoption par le bouddhisme des concepts du taoïsme, religion populaire de Chine.

Progressivement s’imposent deux courants conceptuellement distincts : 1) le gradualisme, qui défend conformément à la tradition que le nirvanâ n’est accessible qu’à l’issue d’une longue série d’existences vertueuses ; 2) le subitisme qui, pour plaire notamment aux Chinois, estime que le nirvanâ est plus facilement accessible.

Certaines des écoles subitistes iront jusqu’à dire que le phénomène peut être soudain, par méditation ou récitation d’une formule magique. Les courants du chan chinois / zen japonais postulant l’illumination soudaine par méditation ou réflexion sur des paradoxes (kôan), ou ceux de l’amidisme de même origine garantissant le paradis à celui qui récite une formule magique juste avant sa mort, témoignent du pragmatisme chinois. Ils connaîtront un grand succès, que les courants qui les avaient précédés, plus intellectuels, n’auront pas su soulever. Ainsi aux 12e et 13e siècles, l’amidisme des sectes de la Terre pure et de l’Authentique Terre pure parvient à convertir les couches populaires japonaises, alors que les formes antérieures de bouddhisme restaient confinées aux élites.

Paraboles et conversions

Vers 406, à Chang’an, le moine Kumârajîva traduit le sûtra du Lotus du sanskrit au chinois. En cela, il est un acteur parmi d’autres de la forte diffusion via le chinois des textes bouddhiques vers la Corée, le Viêtnam et l’Asie centrale. Émergeant d’un ensemble colossal de plus de 2 000 écritures saintes, ce sûtra est à bien des égards un texte idéal : censé résumer et dépasser tous les autres, il constitue à la fois une critique des doctrines gradualistes antérieures et comporte de nombreuses paraboles, telle celle du fils pauvre, souvent comparée à celle de l’enfant prodigue des Évangiles. Ces historiettes se prêtent à l’élaboration littéraire ou artistique, et soutiennent les efforts des moines qui prêchent en milieux populaires : des myriades de paraboles et d’histoires édifiantes, brodant souvent autour de thèmes mythologiques liés aux pays évangélisés et compilées dans des recueils de contes, permettent de mettre en avant le rôle déterminant du Bouddha dans l’histoire. Un de ses recueils, le Konjaku monogatari shû (Histoire qui sont maintenant du passé), compilé au Japon peu après l’an Mil, se compose ainsi d’un millier d’anecdotes réparties entre récits d’Inde (un pays totalement imaginaire pour un Japonais du 11e siècle), de Chine et du Japon.

Car vers 550, une ambassade coréenne envoyée au Japon y introduit le bouddhisme et l’écriture. L’adoption de la nouvelle religion se fait au prix d’une guerre civile, livrée par deux clans rivaux se disputant le contrôle du royaume. La nouvelle religion se pérennise. Les monastères, qui envoient fréquemment des moines en Chine pour s’inspirer des différentes écoles, se multiplient et joueront un rôle politique et militaire important jusqu’en 1600. Le bouddhisme chinois et japonais verra se constituer, comme le christianisme occidental, des armées de moines-soldats idéologiquement appuyées par des prédicateurs de guerre sainte – que l’on retrouve également au Tibet ou en Thaïlande. Par réaction, la religion chamanique nippone, le shintô, se structure progressivement. Des phénomènes syncrétiques font leur apparition, et des doctrines visant à assimiler les divinités locales, kami, aux bouddhas sont élaborées.

Université et impression

À partir des 5e et 6e siècle s’amorce un va-et-vient intellectuel d’ampleur, qui voit des moines chinois voyager en Inde pour y revivifier leur doctrine, quand leurs confrères japonais viennent compléter leurs connaissances dans les monastères de l’Empire du Milieu. Entre les 3e et 4e siècles, le bouddhisme a atteint son apogée en Inde sous la dynastie hindoue Gupta. En a notamment résulté la fondation de l’université de Nâlandâ, qui comptera jusqu’à 10 000 moines. Pivot de l’évangélisation, elle attire des moines de toute l’Asie. Elle sera incendiée par les musulmans à la fin du 12e siècle. Entretemps, les États coréens et chinois auront inventé l’imprimerie – ou plus exactement la xylographie : les premiers textes reproduits industriellement, et dans des volumes impressionnants atteignant des millions de feuilles, sont justement les textes bouddhiques de référence, dès le 10e siècle.

Vers 640, le puissant roi du Tibet Songtsen Gampo épouse une princesse chinoise, se convertit au bouddhisme et prend Lhassa pour capitale. Un siècle plus tard, le moine Padmasambhava quitte le Bihar pour se rendre au Tibet, où il livre une lutte sans merci aux « démons », soit les divinités de la religion locale, le bön, afin de les soumettre à la révélation du Bouddha. En résulte, comme au Japon, un phénomène à la fois syncrétique et identitaire : les dieux du bön, dûment inféodés au Bouddha en qualité de gardiens ou de serviteurs, enrichissent le panthéon du bouddhisme tibétain ; et les instances du bön, culte de type chamanique, se structurent en Église et définissent un dogme pour se défendre du phagocytage entrepris par les missionnaires étrangers, essentiellement venus d’Inde du Nord.

Flux et reflux du bouddhisme en Inde

De 842 à 844 prend place une grande persécution des religions étrangères en Chine. Le bouddhisme, visé au premier chef, survit. Une menace plus décisive s’amorce à partir de la même époque en Inde. Entre les 8e et 12e siècles, le bouddhisme y fait face à une double offensive : arrivés de l’ouest, les conquérants musulmans livrent une guerre sans merci aux « infidèles » hindous et bouddhistes pour les convertir. Depuis le sud, les hindous réforment le brahmanisme et renforcent leur contrôle de la société indienne. Les moines bouddhistes d’Inde du nord fuient au Tibet. Ils y instaurent un régime théocratique qui durera du 10e au 20e siècle. Le bouddhisme disparaît d’Inde, sa terre natale.

En 1956, le bouddhisme revient en Inde, sa terre d’origine. Défiant le système des castes, le politicien Bhimrao Ambedkar, issu d’une ethnie d’« intouchables », se convertit publiquement au bouddhisme et entraîne à sa suite plusieurs millions de ses supporters. Cet acte politique, initié par un discours débouchant sur une conversion publique de 300 à 500 000 personnes selon les sources, constitue la plus grande conversion de masse historiquement attestée.

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bouddhisme s’étend au monde entier. En Occident se multiplient les monastères tibétains, des temples sont fondés par les diasporas d’Asie du Sud-Est, des universités déployées par de nouveaux mouvements religieux japonais… Ce succès doit autant à la traditionnelle plasticité dogmatique du bouddhisme qu’à l’effort fourni par les maîtres pour adapter leur enseignement au contexte occidental, en mettant notamment l’accent sur le versant philosophique de leur croyance et en faisant leurs des concepts de développement personnel chers aux Occidentaux en quête spirituelle. La recette syncrétique qui a assuré la pérennité du bouddhisme depuis vingt-cinq siècles reste toujours efficace.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

ROYER Sophie [2009], Bouddha, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

MARTENS Élisabeth [2007], Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants, Paris, L’Harmattan.

ROBERT Jean-Noël [2008], Petite Histoire du bouddhisme, Librio, 2008.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : une typologie

Ouvrage de Jean-Michel Sallmann [2011], Le Grand Désenclavement du monde (voir notre chronique du 30 mai 2011) est bâti autour du postulat que le nœud de l’histoire globale s’ébauche au moment des Grandes Découvertes du monde par les Européens à partir du 15e siècle, phénomène amorcé par la mise en connexion de l’Eurasie lors de l’établissement de l’éphémère Empire mongol. Ce pourquoi cet historien choisit de se pencher, de 1200 à 1600, sur la genèse de notre monde globalisé au fil des étapes fondatrices que furent les expansions mongole puis européennes, ces dernières achevant d’intégrer l’œcoumène « utile » – au sens de densément habité – lors de la conquête des Amériques. Si l’on fait de 1492 une date-clé, c’est bien parce que Christophe Colomb, voyageur médiéval égaré, tisse involontairement du lien entre Asie, Europe, Afrique et Amériques.

Pour d’autres auteurs, cette interconnexion présentée par certains comme décisive n’a somme toute que peu d’importance. On peut considérer que tout avait été joué depuis longtemps dans l’Ancien Monde – entendons par cette expression l’ensemble Eurasie + Afrique – dès l’âge du Bronze. Cette époque voit déjà des élites dispersées de l’Irlande à la vallée de l’Indus, de la Libye à l’Anatolie adopter des éléments communs (chars, armes en bronze…), établir des contacts commerciaux à moyenne distance, connectant des communautés dispersées. Cela est lié à la nature du bronze, un alliage qui requiert au minimum du cuivre et de l’étain. Son usage allant s’élargissant fonde une nouvelle économie, une nouvelle société dont le fonctionnement s’établit sur la base d’échanges entre régions productrices [KRISTIANSEN, 2009]. La nature première de ces connexions est donc commerciale.

Au cœur de l’histoire, les contacts transculturels

À partir du moment axial (voir la chronique de Jean-Paul Demoule du 17 janvier 2011) cher à Karl Jaspers, des besoins éthiques se font jour dans les communautés humaines de l’Ancien Monde, de plus en plus denses, de plus en plus connectées. Simultanément s’ébauchent confucianisme et taoïsme en Chine ; bouddhisme, brahmanisme et jaïnisme en Inde ; zoroastrisme, judaïsme et philosophies grecques en Asie occidentale et dans le bassin méditerranéen. Les motifs d’apparition de ces idéologies éthiques, dont certaines s’imposeront comme religions de salut, sont bien évidemment internes aux sociétés concernées. Mais ils résultent aussi, estime entre autres Jerry H. Bentley [1993], de la nécessité d’élargir les bases du vivre ensemble pour faciliter les échanges transculturels.

Ces circulations, de biens mais aussi d’idées, sont notamment initiées par les marchands. Ces passeurs interculturels encouragent l’élaboration de systèmes garantissant la sécurité des échanges sur la base d’idéologies universalistes, et l’adoption de ces systèmes par les élites locales. Ce phénomène de contacts transculturels va devenir, de 500 avant l’ère commune à 1500 de notre ère, le principal moteur de la mise en connexion de l’Ancien Monde. Ce processus préalable d’échanges économico-idéologiques, sans lequel l’expansion européenne eût été inconcevable, reste pour Bentley le pivot majeur de l’histoire du monde : « Au-delà des conflits qu’elles suscitèrent, les rencontres interculturelles agirent comme de remarquables agents de changement dans le monde prémoderne. Elles encouragèrent la diffusion des technologies, idées, croyances, valeurs, religions, et même des civilisations. »


Trois modes de conversion sociale

L’auteur analyse, dans ce cadre, le développement des grandes religions : le bouddhisme, le christianisme, le manichéisme et l’islam. Il ébauche au préalable un cadre théorique : d’abord, il entend par conversion, au-delà du cheminement psychologique ou spirituel d’un individu attiré par un besoin de transcendance, un processus très large qui débouche sur la transformation profonde d’une société. Sachant que comme tout événement se jouant sur une très large échelle, la conversion sociale est une affaire compliquée, impliquant de multiples facteurs et nécessitant quelques décennies et plus souvent siècles pour faire pleinement jouer ses effets, il en distingue trois modes généraux :

• la conversion par coercition, qui peut aller jusqu’à l’usage d’une violence extrême, par exemple lors de la guerre de trente ans que Charlemagne livre aux Saxons, mais qui généralement se décline sur toute une gamme de pressions, politiques, sociales, économiques… Ainsi de certaines sociétés islamiques qui imposaient à leurs sujets non musulmans des impôts particuliers ou le non-accès à certaines carrières ;

• la conversion par association volontaire, résultant par exemple de la volonté de s’intégrer à un réseau apportant un gain social… Ainsi des souverains d’Afrique noire mis en contact avec l’islam, auquel ils se convertissent pour accroître leur prestige auprès de leurs sujets en détenant un statut privilégié de contrôle des biens échangés ;

• la conversion par assimilation, qui pousse de petites sociétés transplantées à s’intégrer à une civilisation qui les environne quand elles perdent certaines bases : ainsi des communautés chrétiennes apparues en Chine suite à la projection des Églises d’origine en Asie ou Europe au 13e siècle, qui disparaissent au bénéfice du bouddhisme ou du taoïsme quand l’effondrement de l’Empire mongol rend impossible le maintien de liens sur une longue distance.

Le syncrétisme, lubrifiant des processus de conversion

Le deuxième type, par association volontaire, reste pour Bentley la forme de conversion sociale la plus répandue dans l’histoire. Un prérequis incitatif à la conversion des élites locales par association volontaire résidait dans l’intérêt politique et/ou économico-commercial à passer alliance avec des communautés bien organisées de marchands étrangers. Ce qui nécessitait que ces communautés disposent de bases solides et d’un réseau bien établi pour soutenir leur cohérence sociale. Ainsi les diasporas marchandes musulmanes établissaient-elles leurs traditions culturelles dans les terres où elles se rendaient, rejointes par des communautés soufies pour évangéliser, des qadis (juges) pour arbitrer leurs fonctionnements internes… Leur société, pour s’implanter durablement et au-delà pour faire tache d’huile, avait besoin d’une architecture cohérente.

Il convenait enfin de rajouter un peu d’huile dans les rouages du mécanisme. Ce lubrifiant des contacts interculturels aboutis porte un nom : le syncrétisme. « Le syncrétisme, dit Bentley, est l’avenue qui mène au compromis culturel. » On connaît à cet égard l’exemple du soufisme dans le monde hindou, qui fit sien certains postulats brahmaniques. Les élites du Sud-Est asiatique se convertirent à l’islam par intérêt, tout en conservant certains points des anciennes religions. On comprend mieux pourquoi, en Indonésie, une des hautes autorités religieuses islamiques, le sultan de Jogyakarta, rend toujours un culte annuel aux divinités pré-islamiques, hindoues en l’espèce, du volcan Merapi et de la Mer, pour prévenir leurs colères.

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot.

KRISTIANSEN Kristian [2009], « Premières aristocraties. Pouvoir et métal à l’âge du Bronze », in Jean-Paul Demoule (dir.), L’Europe. Un continent redécouvert par l’archéologie, Paris, Gallimard.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.