La confluence des deux océans

Au mois de juillet dernier décédait Jerry H. Bentley. Ce nouveau billet est une manière de revenir sur un des thèmes qui lui étaient chers : le rôle des soufis dans les rencontres et des échanges culturels de l’époque prémoderne au cœur de l’Eufrasie.

1.

« [Au nom de Dieu: celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux.]

Au nom de celui qui n’a pas de nom de quelque nom que tu l’appelles, il se révèle.

Louange à l’(être) unique qui fit apparaître sur sa face splendide, sans semblable et sans pareille, les deux mèches (de chevelure) : soumission (islâm) et infidélité (kofr) qui sont comme deux pôles opposés, et ne se servit d’aucun des deux comme voile à sa splendide beauté.

Infidélité et soumission en quête sur son chemin
s’exclamant (à l’unisson) : Il est unique et sans associé,
Il est le manifesté en toute chose et tout se manifeste par Lui ;
Il est le Premier, il est le Dernier et rien n’existe si ce n’est Lui.

Voisin, compagnon et ami de voyage, ne sont que lui,
Dans les guenilles du mendiant, dans les satins des souverains, tout est lui.
Dans l’assemblée de la séparation (farq) et l’alcôve secrète de l’union (jam‘)
(Je jure) par Dieu que tout est lui, et encore Dieu m’est témoin que tout est lui.

Que des saluts infinis (soient prodigués) à l’épiphanie la plus complète, la cause de l’existenciation de l’univers, Mohammad, que paix et bénédiction soient sur lui, ainsi que sur sa noble famille et ses grands compagnons. Ainsi s’exprime cet auteur, privé de chagrin et d’affliction, Dârâ Shikôh, ben Shâhjahân Pâdishâh : ayant reçu la vérité des soufis, et dévoilé les mystères et les arcanes de la religion vraie des soufis, et, ayant été gratifié par ce don immense, il décida d’en faire autant de la doctrine des monistes de l’Inde. Il discuta et conversa à maintes reprises avec certains d’entre les Docteurs (mahaqîqân) et les Parfaits (kâmilân) de cette communauté qui avaient atteint l’apogée de l’ascèse, de l’Intuition mystique (idrâk) et de la compréhension (spirituelle), ainsi que l’extrême limite de la gnose et de la théosophie ; mais, hormis quelques divergences verbales, il ne trouva aucune différence quant à leur façon de comprendre et connaître Dieu.

Sur ces entrefaites, il se mit à comparer les propos des deux sectes et réunir ceux d’entre eux dont la connaissance était profitable et absolument nécessaire aux aspirants à la vérité. Il en fit ensuite un essai, et comme celui-ci était une collection des vérités et des sciences ésotériques appartenant aux deux communautés, il l’intitula “Majma‘ al-Bahrayn” (le Confluent des deux Océans). Selon le dite des grands (parmi les soufis) “le tasawwof (soufisme) c’est la justice et l’abandon des devoirs (purement exotériques)” ; c’est pourquoi quiconque est pourvu de quelque justice et appartient aux gens de l’intuition mystique, saura, pour dévoiler ces matières, à quel point il nous a fallu les approfondir d’abord. Il est certain que ceux qui comprennent et sont gens d’intuition mystique, tireront d’amples jouissances à la lecture de cet ouvrage ; mais ceux dont l’intelligence est opaque, n’auront aucune part à ses profits. Ce dévoilement des vérités, entrepris conformément à ma découverte intuitive (kashf) et mon goût (mystique), je l’ai écrit pour les membres de ma famille et je n’ai que faire du commun des hommes appartenant à l’une d’entre les deux communautés.

Khâjâ Ahrâr, sanctifiée soit sa tombe, a dit : “Si j’apprends qu’un mécréant, accablé de péchés, psalmodie quelque air de tawhîd (unité), je m’en irai vers lui, je l’écouterai et lui en serai gré.” D’Allâh vient grâce et secours. »[1]

Ainsi s’ouvre un court essai théosophique indien du 17e siècle, écrit par le prince moghol Dârâ Shikôh (1615-1658). Dans le fond, le propos est pour le moins ésotérique ‒ stricto sensu : l’ouvrage compile des réflexions sur l’unité cachée de la religion musulmane et de la religion hindouiste à destination de lecteurs quelque peu initiés ; et l’ouvrage ne concerne l’histoire globale que par son exemplarité d’une grammaire qui reste à écrire.

De l’aveu même de Dârâ Shikôh, l’horizon d’attente de ses méditations personnelles est de toute évidence forclos. On pourrait même y voir une forme de désarroi tant le dialogue entre islam et hindouisme semble être vain, ce dont l’histoire même de Dârâ Shikôh fut la sanglante illustration. Celui-ci, en effet, était le fils aîné de l’empereur moghol Shâh Jahân et de Mumtâz Mahal ‒ celle du célèbre mausolée. Il était le fils aîné et le fils préféré, mais il ne fut peut-être pas le meilleur prince au regard des impératifs du pouvoir, et en particulier dans l’art militaire. Il connut plusieurs revers, notamment en 1649, lorsqu’il fut incapable de reprendre la ville de Qandahar, dont s’était emparé le souverain safavide Shâh Abbâs II. Malgré cela, en 1655, il fut nommé prince héritier avec le titre de Shâh-e boland iqbâl. C’est la maladie du père, en 1657, qui provoqua une crise de succession : les trois frères puinés se révoltèrent, affirmant leur indépendance et contestant à Dârâ Shikôh sa prééminence et son droit de succession. En 1658, Aurangzeb, le troisième des frères, défit Dârâ Shikôh près d’Agra, fit emprisonner leur père et monta sur le trône du paon. Il fit exécuter Dârâ Shikôh quelques mois plus tard, en 1659.

Celui-ci laissait une œuvre majeure qui trouve sa place dans un dialogue entre islam et hindouisme qui remonte au 15e siècle, notamment en la personne de Kabîr (ca.1440-1518), à la fois hindou vishnouiste et musulman soufi, qui développa une religion monothéiste fondée sur l’adoration (bhakti). Au tournant du 15e et du 16e siècle, ce syncrétisme aboutit à la création du sikhisme par Nanak (1469-1539). Sur le plan politique, ce dialogue fut défendu par l’empereur Akbar (*1556-1605). Celui-ci, qui étendit considérablement l’empire moghol par la conquête du Gujerat, du Bengale, du Sind, de l’Orissa, du Balûchistân, encouragea la traduction des œuvres indiennes en persan et soutint la tolérance religieuse à l’égard des hindous, jusqu’à créer en 1582 une sorte de confrérie religieuse, le tauhîd-i llâhî, le « divin monothéisme », ou dîn-i llâhî, le « culte de dieu », fondée sur la suhl-i kûl, la « réconciliation des croyances », selon l’expression qu’il utilisa dans un sermon prononcé en 1572, en arabe et en hindi, dans la Jâma-Masjid, la mosquée de Fahtepur Sikri, la nouvelle capitale de l’empire. Toutefois, cet esprit de syncrétisme, mal perçu par les deux communautés, s’éclipsa après sa mort. S’il peut être retrouvé dans l’œuvre de son arrière-petit-fils, le prince Dârâ Shikôh, il n’y a là aucun dessein politique de conciliation, mais un simple cheminement personnel ouvert à la diversité des religions pratiquées dans l’empire.

Prince moghol, musulman, Dârâ Shikôh a très tôt marqué un attrait pour l’enseignement ésotérique. C’est ainsi qu’en 1635, il rencontra Miyân Mîr (ca.1550-1635), maître spirituel appartenant à l’ordre soufi des Qadiri, et par ailleurs très lié à Gurû Arjan Dev (ca.1563-1606), le cinquième maître sikh.

Dara Shikoh avec Mian Mir et Mulla Shah

Figure 1. Dârâ Shikôh en compagnie de Miyân Mîr et Mûllah Shâh, ca.1635, The Smisonian’s Museums of Asian Art

Mais il ne s’en tint pas à la seule religion musulmane. Dans le texte, il évoque ainsi ses échanges avec des sages hindous, dont nous possédons un témoignage dans le texte publié en 1926 par Clément Huart et Louis Massignon, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs] », à partir de la traduction en persan du dialogue qui eut lieu en 1651/2 à Lahore.

Le Majma‘ al-bahrayn constitue donc la somme de ce dialogue personnel entretenu par un prince moghol entre les deux grandes religions de l’Inde du Nord : l’islam et l’hindouisme. Mais chercher l’unité théologique entre une religion monothéiste et une religion polythéiste était sans doute une gageure alors que l’affirmation de l’unité de Dieu est au cœur du credo musulman. Du reste, les correspondances établies par Dârâ Shikôh peuvent paraître parfois assez formelles, et jamais ne sont abordés les points de divergence. Aurangzeb (*1658-1707) soutint la condamnation de Dârâ Shikôh comme apostat de l’islam ; sous son règne, il s’opposa au soufisme, perçu comme hérétique, promut un islam rigoriste et s’attaqua directement à l’hindouisme : rétablissement de l’impôt sur les hindous (jizya), destruction de temples comme à Vârânasî (Bénarès)…

Quatre siècles plus tard, les tensions entre musulmans et hindous à l’intérieur de la péninsule indienne demeurent toujours assez vives.

2.

Le Majma‘ al-bahrayn. Le titre résume à lui seul l’intention de Dârâ Shikôh. Sa signification paraît évidente : par « la confluence des deux mers », Dârâ Shikôh entend désigner la rencontre des deux religions et l’unité retrouvée par-delà leurs divergences apparentes. Cependant, l’expression n’est pas anodine et trouve sa référence dans la sourate XVIII du Coran, « La caverne ».

« Moïse dit à son jeune serviteur :
“Je n’aurai de cesse que je n’aie atteint
le confluent des deux mers ;
devrais-je marcher durant de longues années.”

Quand ils eurent atteint le confluent des deux mers,
ils oublièrent leur poisson
qui reprit librement son chemin dans la mer.

Lorsqu’ils eurent dépassé cet endroit,
Moïse dit à son serviteur :
“Apporte-nous notre repas,
car nous sommes fatigués après un tel voyage.”

Il dit :
“N’as-tu pas remarqué
que j’ai oublié le poisson
lorsque nous nous sommes abrités contre le rocher ?
– Seul le Démon me l’a fait oublier
pour que je n’y pense pas –
Il a repris son chemin dans la mer.
Quelle étrange chose !

Moïse dit :
“Voilà bien ce que nous cherchions !”
puis ils revinrent exactement sur leurs pas.

Ils trouvèrent un de nos serviteurs
à qui nous avions accordé
une miséricorde venus de nous
et à qui nous avions conféré
une Science émanant de nous.

Moïse lui dit :
“Puis-je te suivre pour que tu m’enseignes
ce qu’on t’a appris concernant une voie droite ?”

Il dit :
“Tu ne saurais être patient avec moi.
Comment serais-tu patient,
alors que tu ne comprends pas ?”

Moïse dit :
“Tu me trouveras patient, si Dieu le veut,
et je ne désobéirai à aucun de tes ordres.”

Le Serviteur dit :
“Si tu m’accompagnes, ne m’interroge sur rien
avant que je t’en donne l’explication.” »[2]

Le Serviteur dont il est ici question n’est pas nommé, mais la tradition l’a identifié à Khadir. Le récit de l’initiation de Moïse, qui est un échec, se poursuit sur quelques versets, et a servi de modèle à la relation entre maître et disciple. Ce n’est donc pas un hasard si Dârâ Shikôh s’y réfère. Or le « confluent des deux mers » (majma‘ al-bahrayn) que cherche à atteindre Moïse et qui est le lieu de la révélation du sens caché, Dârâ Shikôh croit le trouver au-delà de l’islam et de l’hindouisme, aussi bien dans le Coran que dans les Upanisads, dont il propose la traduction en persan de cinquante chapitres dans le Sirr-i-Akbar en 1656.

Mais de ce récit du Coran, plusieurs points peuvent déranger, notamment l’échec de Moïse, pourtant reconnu comme un prophète par l’islam ; le Coran ouvre ici une porte vers la possibilité d’une lecture non littérale et surtout non conforme à la tradition. On comprend ainsi que pour certains docteurs de la Loi, ce personnage très énigmatique de Khadir soit perçu comme une menace pour toute lecture exotérique du texte coranique dans la mesure où Khadir initie à la voie mystique, au sens caché, à l’au-delà du Livre. La citation du mystique naqshbandî Khâja Ahrâr qui clôt l’introduction pourrait être perçue comme une véritable provocation : la vérité de l’unité de Dieu peut être trouvée en n’importe qui. C’est une remise en question de toute autorité instituée.

3.

Enfin, revenant à des réflexions peut-être plus terre-à-terre, je retiendrai du Majma‘ al-bahrayn un chapitre géographique dont la lecture révèle une boucle historique. Dârâ Shikôh essaie de montrer la correspondance entre les cosmographies musulmane et hindoue.

XVII. La Description des Divisions de la Terre (qizmat-e zamîn)

« Les philosophes ont divisé le quart habitable de la terre en sept étages et les ont appelé les sept climats (haft iqlîm) ; tandis que les gens de l’Inde les dénomment les sapat dîp : satpa dvîpa. Ces derniers imaginent les sept étages de la terre comme les marches d’un escalier plutôt qu’à la manière de pelures d’oignon. Les sept montagnes qui circonscrivent chacune des terres sont dites sapat kolâchal = saptakulâcala par les gens de l’Inde. Les noms de ces montagnes sont ainsi : 1) Sumîru = Sumeru, 2) Samûpat = Suktima, 3) Hamukat = Hemakutâ, 4) Hemavan = Himavat, 5) Nakadh = Nisadha, 6) Pârjâter = Pâriyâtra, 7) Kailas = Kailasa. De même il est dit dans le Qôran : « Et les montagnes (telles) des pieux. » (Qôran lxxviii : 12).

Chacune de ces montagnes, est entourée par une mer, les mers, sont dites les sapat samandar = sapta-samudra et sont dénommées ainsi : 1) Lavan samandar = Lavana-samudra, l’océan de sel, 2) Oncharas samandar = Iksu-rasa-samudra, l’océan de sucre, 3) Sârâ samandar = Surâ-samudra, l’océan de vin, 4) Gherat-samandar = Ghrta-samudra, l’océan de beurre clarifié, 5) Dadha samandar = Dadhi-samudra, l’océan de lait caillé, 6) Khir samandar = Ksîra-samudra, l’océan de lait, 7) Svad-jal = Svaduja-samudra, l’océan d’eau douce.

Le nombre des sept mers est aussi déduit de ce verset : « Si ce qui est arbre sur terre formait des calames et si la mer, grossie encore de sept autres mers (étaient de l’encre, calames et encre s’épuiseraient mais) les arrêts d’Allah ne s’épuiseraient point » (Qôran xxxi : 26, 27). »[3]

Le terme iqlîm (pl. aqâlîm), qu’on trouve en persan et en arabe, provient du grec klima signifiant « inclinaison », et la division en sept climats est reprise de la Géographie de Ptolémée, tandis qu’en Europe, c’est la division en cinq (deux zones arctiques, deux zones tempérées et une zone équatoriale), qu’on trouve dans les Météorologiques d’Aristote, qui a prévalu. La raison pour laquelle la division en sept l’a emporté chez les premiers géographes musulmans est peut-être la raison même qui permet à Dârâ Shikûh de faire la comparaison. En effet, les géographes abbassides du début du 9e siècle ont réalisé la synthèse de la cosmographie grecque et de la cosmographie persane (Tibbetts, 1992). Selon cette dernière, la Terre est divisée en sept « régions », appelées kishvar : une région centrale, correspondant à l’Iran, et six régions périphériques. Ce schéma, qu’on retrouve par exemple chez Mas’ûdi, permettait de conforter la centralité de Bagdad (Miquel, 1975). Or, la cosmographie persane est dérivée de l’Avesta, qui constitue par ailleurs la matrice de la cosmographie hindoue, et notamment celle du sapta-dvîpa vasumatî selon laquelle la Terre est constituée de sept continents concentriques entre lesquels s’intercalent sept mers (Schwartzberg, 1992).

Le rapprochement opéré par Dârâ Shikûh est donc tout à fait pertinent. À ceci près qu’il n’y a là aucune raison divine à cette commune vision du monde, mais simplement la conséquence des entrelacs de l’histoire, dans une région de l’Eufrasie où les liens se sont tissés depuis des millénaires et n’ont cessé de s’entrecroiser. La référence coranique qui clôt ce chapitre du Majma‘ al-barhayn s’en trouve finalement peu convaincante.

Bibliographie

Le Coran, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

Amir-Moezzi M.A. (dir.), 2007, Dictionnaire du Coran, Paris, Laffont, coll. « Bouquins ».

Bentley J.H., 1993, Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in the Pre-Modern Times, New York, Oxford University Press.

Dârâ Shikûh M., 1929, Majma‘-ul-bahrain, or the Mingling of the Two Oceans, traduction et notes de M. Mahfuz-ul-Haq, Calcutta, coll. « Bibliotheca Indica ».

Huart C. & Massignon L., 1926, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs », Journal asiatique, Vol. 209, pp. 285-334.

Miquel A., 2001, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, Éditions de l’EHESS, Paris (1975).

Schwartzberg J.E., 1992, « Cosmographical Mapping », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, University of Chicago Press, Chicago/Londres, pp. 332-383.

Shayegan D., 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré ».

Tibbetts G.R., 1992, « The Beginnings of a Cartographic Tradition », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, Chicago/Londres, University of Chicago Press, pp. 90-107.


Notes

[1] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 27.

[2] Coran, XVIII, 60-69, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio », pp. 363-365.

[3] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 41.

Une planète disneylandisée ?

C’est d’Orlando qu’en janvier 2012, le président Barack Obama déclare qu’il veut faire des États-Unis la première destination touristique mondiale. Le choix n’est pas anodin : l’invention touristique la plus marquante est la création des parcs à thème. À Anaheim, près de Los Angeles, la société Disney crée en 1955 son premier « Magic Kingdom ». Le succès du parc est tel qu’elle invente en 1971 une ville entière dédiée au divertissement, en Floride, à proximité d’Orlando. Agglomération hôtelière de taille mondiale, liaisons aériennes spécifiques, on vient désormais passer des vacances non en Floride, mais à Orlando. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord compte 1 200 parcs à thème, l’Asie vient juste après.

À quoi bon se rendre dans les « vrais » lieux, puisque tout se trouve dans les parcs, tous les animaux du monde, toutes les richesses du patrimoine mondial, les jeux les plus divertissants, à portée de main, plus beaux encore que la réalité ? Depuis son ouverture en 1992, Disneyland Paris a attiré presque autant de visiteurs que la tour Eiffel depuis 1889 : plus de 250 millions ! Chaque année, près de 16 millions de personnes s’y rendent, une fréquentation double de celle de la tour Eiffel (7 millions) !

La meilleure chose qui soit arrivée à l’humanité

La clé de la disneylandisation réside dans la capacité à susciter l’envie du lieu, à garantir une émotion. Et comme le parc à thème coûte trop cher pour être dupliqué à l’infini, l’industrie touristique a réussi un tour de force : sortir le parc à thème de son enclave pour faire du territoire un parc à thème grandeur nature.

Disneylandiser un lieu, c’est en mettre en scène les singularités locales, exacerbées de façon à les rendre uniques et inoubliables. Peu à peu, dans le monde entier, sur le modèle de l’attraction phare de Disneyland Paris, « It’s a small world », plus fréquentée que le Louvre, se reconstituent ainsi, dans des périmètres bien délimités, de petits mondes parfaits, conçus pour coller exactement à notre attente : nous rêvons d’animaux sauvages mais gentils, de forêts vierges mais aménagées, de peuples « authentiques » mais accueillants, la disneylandisation du monde nous les offre, sous la forme de prétendus paradis perdus qui donnent corps à nos fantasmes.

Les stations de ski prennent l’apparence des chalets montagnards d’antan ; les grands hôtels bâtissent des bungalows sur pilotis directement sur le lagon, ou des maisons dans les arbres ; les centres-villes bannissent les voitures pour laisser place aux quartiers piétonniers pavés, avec enseignes à l’ancienne. La disneylandisation consiste à transformer le monde en décor. Pourquoi pas une plage à Paris ? La force du lieu touristique est telle qu’il peut être créé sans plus aucun support territorial. En conférant aux territoires des marqueurs culturels forts, on les rend uniques, aussi nombreux soient-ils.

Faut-il le déplorer ? Non : le tourisme est la meilleure chose qui soit arrivée à l’humanité ! Qui a désormais du temps libre, des revenus, de la mobilité ? Les classes moyennes des pays émergents. Un milliard et demi de personnes ont quitté la pauvreté depuis vingt ans : 300 millions en Afrique, 300 millions en Inde, 400 millions en Chine…

Démarré dans les années 1950 avec l’avènement des congés payés, la démocratisation du transport aérien et l’apparition progressive d’une classe mondiale de salariés et de retraités actifs, l’essor exponentiel du tourisme, avec une croissance de 15 % par an, s’apparente ainsi à une véritable révolution. 25 millions de touristes internationaux seulement en 1950, tous occidentaux, 1 milliard aujourd’hui, cosmopolites. Auxquels il faut ajouter un milliard de touristes internes !

Pendant longtemps, seules les élites avaient la possibilité de voyager par agrément – ainsi le grand tour d’Europe des jeunes aristocrates anglais dès le xviiie siècle, véritable rite initiatique qui a donné naissance au mot tourisme. Elles inventaient de nouveaux lieux, quitte à les fuir lorsque le commun des mortels commençait à s’y intéresser, ouvrant de nouvelles destinations.

Cette avant-garde touristique existe toujours. Ceux qui la composent se qualifient de « voyageurs », haïssant le mot « touriste » qui les renvoie au lot commun. Leur quête : l’ultime territoire encore inviolé. Il existe même un tourisme « noir », qui se délecte des catastrophes : les espaces inondés par l’ouragan Katrina de la Nouvelle-Orléans aujourd’hui désertés et ensauvagés, les quartiers sinistrés de Liège ou Tchernobyl… Cuba avant-hier, Croatie ou Mongolie hier, Laos ou Mozambique aujourd’hui, mais aussi les pôles, où l’on se précipite avant que fonde définitivement la glace, accélérant ainsi sa destruction, la mode met successivement au premier plan des territoires perçus initialement comme inaccessibles ou « différents », jusqu’à ce qu’ils soient absorbés par la bulle de l’industrie touristique et aménagés en conséquence.

La massification du tourisme, devenu par les infrastructures et les moyens qu’il suppose la première industrie mondiale, a profondément changé la face de la Terre : il faut pouvoir transporter en toute sécurité des millions de personnes en leur garantissant sécurité et… plaisir. Rares sont ceux en effet qui peuvent aujourd’hui se permettre de partir à l’aventure, sans contrainte de temps, prêts à accepter tous les aléas d’un déplacement improvisé. Nicolas Bouvier serait aujourd’hui un routard rentier, et L’Usage du monde, le récit de ses mésaventures.

Contre le tourisme punitif

Pourtant, qu’il s’agisse du bétonnage des côtes, des montagnes de déchets, de la surconsommation d’eau potable, des embouteillages et de la pollution, beaucoup ne voient dans le tourisme que nuisances : le touriste serait celui qui saccage les lieux, exhibe avec indécence son niveau de vie au cœur de la pauvreté, promène sa bêtise et son ignorance au cœur du sacré. Les préoccupations du développement durable y ont ajouté le crime suprême : par ses déplacements aériens qui aggravent l’effet de serre, le touriste détruirait la planète.

Les chartes d’éthique du tourisme – la première a été votée par les Nations unies en 2001 – dressent ainsi un catalogue des multiples fautes que le touriste doit s’engager à ne pas commettre et le somment d’adopter un certain nombre de pratiques vertueuses, allant de la compensation carbone de son voyage à la vénération des populations locales, de leur culture et de leurs usages. Certains voyagistes prélèvent d’office une taxe carbone sur le prix des prestations vendues, finançant ainsi des organismes partenaires spécialisés dans le blanchiment des mauvaises consciences par la plantation d’arbres ou l’entretien de zones vertes. « Faut-il relocaliser le tourisme ? » s’interrogeait récemment à Paris une conférence dédiée au tourisme responsable. Précisément le genre de questions que les îles du Pacifique, éloignées des grands archipels métropolitains mondiaux, redoutent plus que tout : toute désaffection touristique justifiée par les émissions de gaz à effet de serre engendrées par le voyage en avion (5 % des émissions mondiales) les renverrait à leur isolement et à leur pauvreté chronique. À l’aune du développement durable jaugé sur le strict plan environnemental, les Caraïbes évincent le Pacifique, et la Corrèze le Zambèze…

Reste que l’on n’entre pas en tourisme comme on entre en religion, mais pour se faire plaisir. Bannir les resorts tropicaux et le farniente pour conduire l’araire, piler le mil et fabriquer des tortillas à l’ancienne, n’arrive d’ailleurs à motiver qu’un petit 1 % de la clientèle. Au-delà de quelques réalisations remarquables, beaucoup de structures opportunistes facturent à des prix prohibitifs le logement « chez l’habitant », l’absence de services des campements villageois, ou l’hôtel aux prestations minimales, dans une exploitation de la mauvaise conscience du touriste occidental qui permet de lui faire payer plus cher le non-confort que l’hôtel-club tout compris.

À rebours de la vision punitive qui exige du touriste qu’il répare la mauvaise action consistant à voyager pour le plaisir, il faut rappeler que le tourisme irrigue les économies et qu’il sauve les cultures et les lieux. Sans le regard touristique, les Aborigènes australiens n’auraient pas recouvré leurs territoires et leur dignité, la grande Barrière de corail aurait été dynamitée – et Notre-Dame de Paris détruite à la Révolution française –, le Costa Rica ne serait pas devenu la « Suisse » de l’Amérique centrale… Parmi les cinquante pays les plus pauvres de la planète, les quatre cinquièmes doivent l’essentiel de leurs ressources au flux touristique. Sont-ils détruits par cette « invasion » – dont ils déplorent généralement qu’elle ne soit pas plus conséquente – ou bien est-ce elle qui les sauve de l’anéantissement ? Il suffit d’observer combien le classement d’un lieu en zone rouge par le ministère des Affaires étrangères est vécu comme une catastrophe par les autorités du pays concerné pour avoir la réponse : instantanément, leurs populations perdent une grande partie de leurs revenus, tout comme les voyagistes qui les desservent. Le Nord du Mali ou du Sri Lanka, la Mauritanie, l’Égypte ou le Yémen subissent ainsi la double peine de troubles politiques et de la désaffection touristique qu’ils entraînent. Après le tsunami de décembre 2004, les régions touchées exhortaient les touristes à revenir, tandis que certains stigmatisaient au contraire ceux qui allaient « bronzer parmi les morts ».

Pour une disneylandisation responsable

Contre les stratégies de sélection des lieux, qui les rendent inaccessibles au commun des mortels, la disneylandisation est d’abord et avant tout une démocratisation : elle met le merveilleux à portée de tous. C’est aussi un moteur de reconnaissance et de développement, qui valorise les cultures et souligne les points forts des territoires. Le paysage familier que l’on finissait par ne plus voir est transfiguré par le regard que lui porte le touriste. C’est lui qui justifie la sauvegarde de bâtiments ou de sites que l’on aurait détruits ou dénaturés. Là où l’avant-garde touristique, jouant sur l’ignorance et la pauvreté des locaux, pille sans vergogne leurs objets de culte et leurs outils traditionnels, la disneylandisation les porte au pinacle et leur restitue leur valeur.

La disneylandisation résout ainsi le malentendu entre l’aspiration à l’authenticité des touristes et l’aspiration à la modernité des autochtones en recréant une authenticité plus vraie que nature. Les Masaïs arborent des parures rouges qui les identifient alors qu’elles sont importées, la Camargue met en scène une tradition inventée par le marquis de Baroncelli au xxe siècle. Le tourisme avait déjà sauvé à la fin du xixe siècle les Sioux Lakotas qui, en jouant dans le spectacle Wild West de Buffalo Bill, avaient pu sauvegarder leurs traditions et échapper à la bureaucratie, qui voulait les parquer dans des réserves et éradiquer leur indianité.

Elle est aussi ce qui permet et justifie le désenclavement : quand un territoire est mis en tourisme, sa fréquentation et le pouvoir d’achat des visiteurs rendent rentables la construction de routes et d’hébergement, l’adduction en eau potable, la création de services multiples, qui offrent des opportunités de revenus aux autochtones et leur évitent de devoir s’exiler.

Pourtant, qu’il s’agisse de l’éviction des autochtones, chassés par la flambée du foncier, de la réduction des populations locales au rôle de figurants exotiques ou à des emplois sous-qualifiés, de la privatisation du patrimoine aux mains d’élites soucieuses de se l’approprier, les risques de la disneylandisation sont bien réels. En Afrique, des superficies croissantes sont classées en parcs naturels au nom de la préservation de la biodiversité, et notamment de la protection des « big five » (éléphant, buffle, rhinocéros, lion, léopard), au détriment de ceux qui y vivent. Dans les Cévennes, que l’Unesco a récemment inscrites sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité au nom de l’agropastoralisme méditerranéen, les propriétaires de forêts privés se sentent de plus en plus menacés par la vision restrictive de l’écologie du parc naturel des Cévennes, qui les empêche de faire vivre leurs forêts, désormais sanctuarisées…, mais saccagées par les grands cerfs importés de Chambord ; ils prolifèrent en toute tranquillité.

Théâtralisation et authenticité

L’idéologie de la conservation produit des pratiques de ségrégation et de patrimonialisation de la nature qui aboutissent à mettre sous cloche des espaces qui auraient dû rester librement accessibles à tous. Et elle ne cesse de s’étendre : la conférence de Nagoya sur la biodiversité de 2010 projette de faire passer la superficie des espaces protégés de 13 % des surfaces terrestres à 17 % d’ici 2020 (de 1 à 10 % pour les aires marines).

Cette politique de conservation s’accompagne trop souvent d’un profond mépris envers les populations locales, qui sont soit purement et simplement évincées des aires protégées (et entassées sur des espaces qui ne sont pas viables), soit autorisées à rester sur place à condition de rester fidèles à leurs « traditions ancestrales ». Ainsi au Botswana, le parc national du Kalahari (53 000 km2) a été transformé en parc national dédié à la faune sauvage au début des années 1990, ce qui a entraîné l’éviction de tous les bushmen, chassés de force de leurs villages, avec la fermeture des puits, des écoles, des dispensaires. Une action en justice les a autorisés à revenir…, dans des lieux désormais privés de toute infrastructure. Au Kenya, les villages masaïs « typiques » sont reconstruits pour les besoins du tourisme. Face au coût croissant des safaris animaux (les prix d’entrée dans certains parcs ne cessent de croître), la tendance est désormais de promouvoir les « safaris humains » chez les peuplades « primitives » ou la visite des ghettos…

La disneylandisation ne peut donc offrir une solution durable au problème de la pauvreté et de l’exclusion de certaines populations dans la mondialisation libérale que si elle s’exerce dans le cadre d’un tourisme responsable, qui satisfasse aux besoins présents des touristes et des régions hôtes tout en protégeant et en mettant en valeur des opportunités pour le futur : un lieu touristique, comme tout écosystème, doit pour se perpétuer évoluer en permanence.

Combien de populations pauvres sont délogées des territoires qu’elles occupent pour laisser place à des constructions touristiques, réservées à une petite élite qui paie chèrement le privilège de profiter d’un monde « préservé » ? Combien d’organismes autolabellisés affirment pratiquer un écotourisme solidaire, alors qu’elles vendent surtout des arguments marketing pour désamorcer la mauvaise conscience de ceux qui veulent voyager sans exploiter ? Il ne suffit pas de s’apposer une étiquette « tourisme responsable » comme argument de vente pour changer les pratiques. Il faut savoir comment se répartit la manne, qui contrôle le foncier, comment vivent véritablement, en coulisses, les protagonistes de l’exposition néocoloniale. Demander des comptes aux intermédiaires, qu’ils soient voyagistes ou organisateurs de spectacles, sur la façon dont est véritablement affecté l’argent du tourisme. Refuser d’entrer dans la sanctification du lémurien ou du gorille au détriment non seulement de l’enfant, mais aussi du paysan. Refuser de payer les yeux fermés en abdiquant tout esprit critique. Refuser la marginalisation ou la folklorisation de ceux à qui l’on dénie une place dans la société moderne.

Mais il faut savoir aussi que l’exotisme est réflexif : le touriste chinois trouve incroyablement pittoresques nos bondieuseries. Devenir une attraction offre une nouvelle vie aux déclassés : la route 66 est devenue aux États-Unis la vitrine touristique de l’Amérique profonde. Les agences de voyage vendent le village maori, yanomami, dogon ou aborigène, avec démonstration artisanale, danses rituelles, découverte de l’habitat et des traditions culinaires, comme elles vendent la chevalerie médiévale à Carcassonne ou à Provins. Sauf que la théâtralisation, évidente dans le second cas, est perçue à tort comme de l’authenticité dans le premier.

Article publié dans Sciences Humaines, n° 240S – août-septembre 2012.

Diaspora, histoire d’un terme polysémique…

À propos de

La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora

Stéphane Dufoix, Paris, Amsterdam, 2012.

« L’Éternel vous dispersera parmi les peuples… », est-il écrit dans le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible hébraïque que les chrétiens appellent Ancien Testament. Si le judaïsme a été, jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, associé à l’idée d’un peuple sans terre, on apprend dans le livre de Stéphane Dufoix, sociologue à l’université de Nanterre (et par ailleurs contributeur de ce blog), que le terme grec de diaspora fait irruption dans l’histoire avec la Septante. La Septante est une traduction en grec du livre sacré hébraïque à laquelle auraient contribué, selon la légende, septante-dix (ou soixante-douze) sages juifs à Alexandrie, au 3e siècle avant l’ère commune. Débuts mouvementés, puisque ce néologisme traduit d’emblée plusieurs termes hébreux, dont galouth – dispersion négative infligée par Dieu. Il revêt aussi, dans le contexte hellène et a posteriori, un sens positif associé aux colonies de peuplement grec dans l’Antiquité. Dans un premier temps, si la diaspora désigne l’ensemble des juifs hors de Judée, qu’ils soient à Babylone, en Grèce, en Égypte, elle peut donc se voir comme une bonne, ou une mauvaise chose.

Ces avatars sont précurseurs de la suite, puisque ce mot connaîtra, au fil des siècles, de multiples récupérations politico-communautaires, qui nourriront autant de glissements sémantiques. Ceux-ci sont si nombreux que Dufoix réussit, dans cette « histoire des usages du mot diaspora », à remplir presque 600 pages denses nourries de dix années d’investigations – et encore juge-t-il l’entreprise inachevée. Linguisticiens, historiens, philosophes, anthropologues, politologues… Nombreux sont les spécialistes qui trouveront dans cet ouvrage érudit matière à enrichir leur réflexion.

Après une introduction consacrée à la notion d’histoire de mot, sous-discipline qu’il inscrit à la croisées des traditions des Annales, de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, l’auteur explore dans une 1re partie l’entreprise de « production de réalité sociale » dessinée en filigrane par les projections sémantiques du terme. Suite à la scission entre juifs et chrétiens qui s’opère dans les décennies suivant la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, les chrétiens abandonnent le mot, qui n’est plus qu’occasionnellement employé par les juifs. Jusqu’au 18e siècle, où les frères moraves, branche du christianisme qui se réclame des prêches du théologien tchèque Jan Hus mort sur le bûcher en 1415, s’en servent pour qualifier leur mission de prédication en terres protestantes. Tour à tour mobilisée par les Afro-Américains, les sionistes, puis les sciences sociales, diaspora dessine un champ de force sémantique qui ne prend sa forme actuelle que lorsque la globalisation, à partir 1980, s’impose comme un cadre incontournable de la pensée.

Entretemps, le terme a été annexé à deux rhizomes sémantiques distincts. Le premier est celui de la diaspora comme un phénomène structurellement juif, en résonance avec le retour promis en Terre sainte – et encore S. Dufoix estime-t-il que « le même mot recouvre non seulement deux termes hébreux – galouth et tfoutsoth – mais aussi qu’il englobe quatre significations fondamentalement différentes les unes des autres ». Puis lors de la concrétisation des possibles de ce retour avec la création de l’État d’Israël, diaspora désigne cette communauté hors frontières ayant vocation à entretenir des liens privilégiés avec un centre, qui est Israël. Galouth se comprend donc comme la diaspora non centrée préexistant à l’État d’Israël, tfoutsoth la diaspora périphérique articulée autour de son cœur.

Tout peut faire diaspora

Le second rhizome sémantique est celui de l’appropriation du terme biblique. Un tournant crucial prend place avec la déportation de millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde. Diaspora, pour les descendants des victimes de la Traite atlantique, qualifie une communauté culturelle partageant un héritage, en état de dispersion et en attente du retour au continent des origines. Dufoix consacre la 2e partie de l’ouvrage à cette évolution, qui en entraîne d’autres… Ainsi dès l’ouverture de cette partie signale-t-il un usage du terme holocauste, issu du vocabulaire religieux avant de qualifier la Shoah. Est-il approprié pour désigner le génocide dont furent victimes, simultanément à leur déportation, les populations noires dont descendent les Afro-Américains ? La concurrence des victimes fait rage aussi outre-Atlantique. Et la rhétorique consistant à comparer les destins juifs et noirs-américains est vieille de plusieurs siècles. Dès le début, qui vit leur christianisation sur fond de justification théologique à la malédiction des descendants de Cham par Noé, les esclaves pensèrent leur épreuve en termes bibliques – entre références à Babylone (les Blancs) et retour à Sion (l’Afrique, mythifiée en Éthiopie), la simple audition d’une chanson de Bob Marley suffit à s’en convaincre. Dufoix souligne, avant de les disséquer, trois logiques qui souvent cohabitèrent : analogie (les Noirs se voyant comme les Juifs) ; substitution (les Noirs se percevant comme les vrais Juifs) ; opposition (les Noirs se présentant comme l’opposé des Juifs).

Le terme de diaspora va sortir du champ religieux, se séculariser à partir du début du 20e siècle, se disséminer – on parle de diaspora arménienne, chinoise, palestinienne… pour désigner d’importantes communautés nationales émigrées. Voire s’appliquer à la diffusion d’un style architectural ou d’une langue… Car tantôt mouvement, tantôt groupe, « tout peut faire diaspora, les choses comme les êtres », de l’exil des écrivains allemands en littérature dans les années 1930 aux migrations animales en biologie. Les sciences sociales investissent progressivement le terme. Ainsi l’historien Arnold Toynbee, qui verra d’abord dans les diasporas des « fossiles » de communautés dispersées, avant d’en faire les formes politiques dominantes d’un futur âge des diasporas succédant à celui des États.

Le nom du global

Depuis la fin des années 1980, le champ sémantique du mot diaspora connaît une inflation qui fait dire à l’auteur que « le sens de diaspora est lui-même très dispersé ». En atteste le nombre de références que Dufoix cite à l’appui de sa démonstration. À donner le vertige. Mais surtout, selon le titre de la 3e et dernière partie, le terme diaspora est devenu « Le nom du global ». À partir des années 1990 se construit le champ académique des diaspora studies, alors que les journalistes, les ONG, les agences gouvernementales et les migrants eux-mêmes investissent le mot. Désormais « le terme dépasse le champ pourtant large des thématiques liées aux migrations, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. (…) Un mot à la mode (…) associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est prémoderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes. »

En conclusion, l’auteur cite August W. von Schlegel : « Les mots ont leur histoire comme les hommes. (…) Les mots voyagent, ils s’établissent comme des colons loin de leur patrie, et il n’est pas rare de les voir faire le tour du globe. » À cette aune-là, le terme de diaspora est le symbole d’une mondialisation réussie.

Occidentalisme et déclin hégémonique

Dans l’article de la semaine dernière, nous avons entamé une critique des classifications catégorielles propres aux sciences sociales, notamment celles utilisées par les approches évolutionnistes de ce domaine. Une perspective plus large devrait pourtant aussi inclure les idéologies propres à l’occidentalisme, au moment précis où les hypothèses d’hégémonie qui fondaient la critique de la pensée occidentale sont clairement sur le déclin. Dans l’attaque contre les anciennes prétentions occidentales à la supériorité en matière de rationalité et de science, même un ouvrage comme Homo Aequalis de Dumont peut être interprété comme une critique de type occidentaliste. Si l’on définit l’occidentalisme, avec Buruma et Margalit, comme une critique systématique et massive de tout ce qui est associé à l’Occident, il s’agit alors d’un phénomène constituant l’exact inverse de l’ancien « orientalisme » cher à Edward Saïd, concept articulé précisément durant la période d’hégémonie occidentale. Le retour de « l’autre » et l’émergence de l’occidentalisme sont liés, peut-être parce qu’ils représentent deux aspects d’un même phénomène, et surtout parce que ce sont là des conséquences directes d’une hégémonie de l’Ouest réellement sur le déclin. En fait, Buruma et Margalit voient l’origine de cet occidentalisme dans l’Occident lui-même, dans ces éléments de romantisme et de primitivisme qui ont été réprimés par la domination moderniste. Pour eux, l’occidentalisme est une réaction récurrente contre la modernité qui a pu se répandre dans d’autres régions du monde à diverses époques. Et les exemples qu’ils en prennent, allant des romantiques nationalistes russes du 19e siècle aux pilotes kamikaze du 20e, constituent autant de tentatives montrant que ces idéologies anti-occidentales reposent en fait sur des textes idéologiques et philosophiques de l’Ouest. Dans notre analyse, cette représentation inversée de l’Ouest relève de la logique qui a présidé à la formation de son identité, tout en étant aussi liée à la distribution des identifications au sein de l’ordre global. L’autre de l’intérieur et l’autre à l’extérieur se constituent simultanément dans le processus d’expansion occidentale. Tant et si bien que toute expansion impériale tend à engendrer une configuration d’identités semblable. C’est là une thématique que j’ai longuement discutée dans des publications antérieures [Friedman, 1994] mais il est peut-être pertinent d’en reprendre les conclusions ici, telles qu’elles se comprennent au moyen de la figure 1.

Dans cette représentation, l’espace de l’identité moderne est repérable par deux axes, donc aussi deux oppositions de polarités. L’axe des abscisses oppose un pôle « primitivisme », relevant plus de la nature, à un pôle « traditionalisme » lié à une affirmation de culture. L’axe des ordonnées oppose le « modernisme » à un pôle « post-modernisme ». L’axe reliant le « primitif » et le « traditionnel » s’oppose, mais de façon complémentaire, au modernisme. De son côté, le postmodernisme récapitule traditionalisme et primitivisme tout en rejetant le modernisme en totalité. D’une certaine façon, l’occidentalisme participe d’une forme similaire d’opposition à la modernité. Il s’agit cependant d’une opposition différente puisque l’occidentalisme n’est imbriqué qu’avec le traditionalisme, c’est-à-dire le pôle représentant les autres civilisations, celles que l’ascension à l’hégémonie de l’Ouest avait précisément marginalisées. Durant les périodes d’hégémonie stable, le modernisme à tendance à être dominant, alors que dans les périodes de déclin d’une hégémonie, ce sont les trois autres pôles qui s’avèrent être en compétition pour la domination. J’ai tenté de préciser cette structure dans nombre d’études de cas,  en premier lieu à propos de l’émergence d’identités ethniques ou indigènes minoritaires, dès le milieu des années 1970, analysant cette irruption comme un symptôme du déclin de l’intégration moderniste dans cette période. Le régionalisme en occident, les mouvements indigènes, les mouvements identitaires des immigrants constituent tous des figures de cette transformation. De fait l’occidentalisme, dans sa relation au déclin global de l’identité moderniste, peut être compris comme une conséquence de l’inversion que décrit la figure 2.

MODERNISME

– culture; – nature

TRADITIONALISME                                               PRIMITIVISME

+ culture                                                                + nature

POST-MODERNISME

+ culture; + nature

Figure 1 : L’espace identitaire de la modernité

1968

1998

National

Postnational

Local

Global

Collectif

Individuel

Socialisme

Libéralisme

Homogène

Hétérogène

Monoculturel

Multiculturel

Égalité (similitude)

Hiérarchie (différence)

Figure 2 : L’inversion idéologique – les traits du « progressisme » de 1968 à 1998

L’occidentalisme est donc une expression de l’opposition aux mêmes caractéristiques de la modernité que celles combattues par d’autres groupes ethniques et indigènes. Il peut ainsi être compris comme une généralisation du conflit potentiel exprimé par les stratégies politiques indigènes ou de minorités culturelles émergeant durant ces périodes de déclin. Le « non-moderne » se présente alors plus généralement comme le non-Occident ou un anti-Occident, soit un modèle de civilisation alternatif à celui qui prévaut à l’Ouest, en tant que ce dernier est associé à un individualisme décadent, un manque d’autorité et de discipline, un matérialisme crasse… L’occidentalisme devient alors une inversion du modernisme, tout en constituant une forme totalement complémentaire de ce dernier, ce couple d’opposés pouvant alors être considéré comme constituant un tout, une structure unique de complémentarités. Et si l’occidentalisme apparaît dans les périodes de déclin hégémonique, il est pourtant logiquement implicite en toute période puisqu’il est partie prenante (fût-ce négativement) de la constitution même du modernisme.

Dès lors et si cette interprétation est juste, elle devrait nous permettre d’appréhender la dérive récente de l’idéologie progressiste. Celle-ci serait le fruit d’une série d’inversions, un phénomène qui a été mis en évidence par des chercheurs tels que Gitlin [1995, 2006] et Jacoby qui, dans son étude de la transformation de l’idéologie de progrès, concluait que « nous assistons non seulement à la défaite de la gauche, mais encore à sa conversion, voire son inversion » [1999, p. 11].

La montée des tendances occidentalistes relève de toutes les « inversions » mentionnées ci-dessus (figure 2) et se trouve communément exprimée dans les discours des théoriciens de la globalisation postcoloniale. En ce sens les critiques postcoloniales du vol de l’histoire par l’Occident pourraient sembler devoir s’accorder avec celles de Goody. Ce ne serait cependant là, à mes yeux, qu’un pur malentendu. L’argument qui prétend que « tout ceci n’est pas spécifique à l’Ouest » doit pouvoir s’appliquer sur une échelle plus large encore. Le projet de Goody porte en fait sur la relativisation de phénomènes dont on a affirmé qu’ils étaient spécifiques à l’Occident. À l’opposé, la critique postcoloniale est de tonalité plus morale, charriant au passage l’idée que le reste du monde possède toutes les qualités attribuées à l’Occident et bien d’autres encore… Il s’agit en fait d’un argument d’inversion qui affirme la supériorité de l’Autre, celui-là même qui avait été opprimé ou/et réprimé par l’Occident au cours de ses exploits impériaux. Pour sa part, le raisonnement de Goody concerne l’historicité d’un ensemble de phénomènes et pas une redéfinition du champ politique. Et si j’applique ce mode de réflexion à l’occidentalisme lui-même, je dois me demander quand et pourquoi ce dernier est apparu. Je dois alors constater que c’est dans les périodes de déclin hégémonique que l’occidentalisme de l’intérieur se voit conforté par un occidentalisme de l’extérieur. Ainsi, la critique islamiste des valeurs occidentales peut être considérée comme exprimant une attaque contre une hégémonie en voie de désintégration, mais n’en est pas moins aussi secondée par un occidentalisme venant de l’intérieur même de l’Ouest. Il arrive que ce genre d’adjuvant provienne de lieux inattendus. Aussi bien des milices américaines que des enfants de la diaspora palestinienne en Suède ont marqué leur enthousiasme à propos des attaques contre le World Trade Center, tandis que beaucoup d’intellectuels affirmaient que cela était de « notre » faute, que nous l’avions mérité en raison de toutes ces années de domination occidentale. Notre hypothèse est donc ici que l’occidentalisme constitue un aspect de l’inversion idéologique impulsée par le déclin hégémonique. Il ne s’agit pas d’un phénomène propre à l’Occident mais, suivant ici Goody, d’un phénomène qui s’est produit à maintes reprises dans l’histoire. C’est un phénomène intrinsèque à la structure des civilisations impériales, toutes les civilisations étant par nature  impériales et vouées à ne pas durer…

C’est la raison pour laquelle la critique des catégorisations occidentales doit être comprise comme représentant bien plus qu’une simple correction intellectuelle. Si nous nous demandons pourquoi elle commence durant une période particulière, nous découvrons que ces catégories connaissent des difficultés au cours des périodes de « résurgence occidentaliste », phénomène engendré par le déclin hégémonique. En suivant le paradigme proposé par Goody, il faudrait donc ajouter l’occidentalisme lui-même en tant qu’objet de la déconstruction des affirmations occidentales sur le monde. Ainsi, non seulement le capitalisme, l’individualisme, la démocratie, l’amour romantique ont tous existé avant, mais l’occidentalisme lui-même est apparu dans des ères antérieures. Parmi les exemples les plus connus de ce fait, on citera l’apparition de la chrétienté et d’autres cultes « orientaux » à l’époque du déclin de l’Empire romain. C’était une période de montée en puissance du « mysticisme » et durant laquelle ce qui s’appelait alors la science était sur le déclin. Période également où d’illustres étrangers en vinrent à gouverner Rome. Ce sont des tendances similaires, tout aussi marquées pour certaines d’entre elles, que connut la période hellénistique. En témoigne l’apparition de la philosophie cynique avec la négation des valeurs du « modernisme », si l’on peut utiliser ici ce terme pour qualifier l’idéologie dominante de la Grèce classique et des débuts de la période hellénistique. Sagesse primitive, nomadisme, attaques contre la logique, critique de la cité en tant que forme organisationnelle, enfin un certain cosmopolitisme auto-proclamé, tous présentent des traits communs avec le post-modernisme contemporain. Plus importantes encore, la critique explicite et ouvertement relativiste de la culture grecque elle-même et sa comparaison défavorable avec d’autres cultures [Branham et Goulet-Cazé, 1996].

L’inversion ou le renversement de la domination impliqué par l’occidentalisme constitue un phénomène historique que nous attribuerions à toutes les situations de déclin hégémonique. Cependant il peut exister des déclins qui impliquent un simple transfert à l’intérieur d’un centre plus étendu et au sein duquel des États se battent pour le leadership. De fait, les transferts de l’Italie vers le monde ibérique, puis la Hollande, le Royaume-Uni, enfin les États-Unis, n’impliquaient nullement le type de conflits idéologiques géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui, avec un occidentalisme qui s’incarne dans une mentalité largement anti-occidentale sur l’essentiel de la planète. L’occidentalisme relève bien en ce sens aujourd’hui d’un processus plus large d’implosion hégémonique qui voit les périphéries « envahir » le centre. Ceci implique que si le système entier ne s’effondre pas sous son propre poids, conduisant alors à une violente régression qui apparaît comme une vraie possibilité à l’heure actuelle, nous pourrions assister à l’émergence d’une nouvelle phase de centralisation hégémonique dont l’épicentre se situerait désormais en Asie orientale. Dans ce cas, nous pourrions malheureusement connaître un nouveau cycle du même processus, à savoir la constitution d’une « essence », laquelle s’avère si « essentielle » pour un empire. Mais cette fois en tout cas, cela viendrait d’une autre direction…

Branham R.B., Goulet-Cazé M.-O. [1996], The Cynics: The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley, University of California Press.

Buruma I., Margalit A. [2004], Occidentalism: The West in the Eyes of its Enemies, New York, Penguin.

Dumont L. [1976], Homo Aequalis, Paris, Gallimard.

Friedman J. [1994], Cultural Identity and Global Process, London, SAGE.

Gitlin T. [1995], The Twilight of Common Dreams: Why America is Wracked by Culture Wars, New York, Metropolitan Books.

Gitlin T. [2006], The Intellectuals and the Flag, New York, Columbia University Press.

Goody J. [2006], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press (trad. française 2010).

Jacoby R. [1999], The End of Utopia: Politics and Culture in an Age of Apathy, New York, Basic books.

Le nouveau visage du cosmopolitisme. Entretien avec Ulrich Beck

Propos recueillis par Catherine Halpern

Le cosmopolitisme, selon Ulrich Beck, est la prise de conscience du destin commun qui lie désormais toutes les parties du monde dans le partage des mêmes risques. Face à cette réalité vécue, la démarche du sociologue doit changer. Il doit prendre en considération la dimension transnationale des phénomènes qu’il observe.

Né en 1944, Ulrich Beck est professeur à l’université de Munich et à la London School of Economics. Il est devenu l’un des grands noms de la sociologie allemande aux côtés de Jürgen Habermas ou Niklas Luhmann. C’est la parution de La Société du risque en 1986 qui lui apporte une notoriété internationale. Le livre ne sera malheureusement traduit en français (Aubier, 2000) que quinze ans plus tard. Dans cet ouvrage devenu un classique, Beck soutient que nous serions passés d’une société industrielle, centrée sur la production et la répartition des richesses, à une société du risque, réflexive et globale, où la question majeure devient celle de la répartition des différents risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou politiques. Les champs de réflexion de Beck sont très larges puisqu’ils englobent aussi bien l’environnement que la modernisation, le travail, les inégalités. Il est devenu l’un des principaux chantres d’un cosmopolitisme méthodologique, persuadé de la nécessité aujourd’hui pour les sciences sociales de dépasser le cadre de l’État-nation.

Si c’est par sa réflexion sur La Société du risque que Beck s’est fait connaître en France, on aurait pourtant tort d’en rester là. Car ce sociologue allemand a un projet bien plus ambitieux : repenser entièrement la méthodologie des sciences sociales pour fonder une « nouvelle grammaire du social ». Dans Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Aubier, 2003) et, plus récemment, dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (Aubier, 2006), Beck martèle avec force que si elles veulent comprendre le monde d’aujourd’hui, les sciences sociales doivent abandonner le nationalisme méthodologique qui est le leur pour une approche résolument cosmopolitique.

Pourquoi parler aujourd’hui de « cosmopolitisation » ?

À l’époque des Lumières, le cosmopolitisme était une belle idée philosophique qui entendait freiner le patriotisme. Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre. Car le cosmopolitisme n’est plus seulement une idée, mais un phénomène réel. C’est pourquoi j’emploie plutôt le terme de cosmopolitisation pour éviter les confusions. Notre quotidien lui-même est devenu cosmopolitique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde globalisé où nous ne pouvons plus exclure les autres. Songez à la discussion autour des caricatures danoises de Mahomet. Au départ, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une polémique interne au Danemark. Mais il n’y a plus de société danoise, fermée sur elle-même. Cette discussion a traversé toute l’Europe car elle posait des problèmes plus généraux, notamment celui de la place des musulmans au sein des sociétés occidentales.

Nous sommes désormais dans un monde globalisé où les réseaux, les discussions et les médias de masse nous touchent tous. La catastrophe du tsunami en Asie à Noël 2004 est un autre exemple éloquent. Cet événement s’est certes produit en Asie mais, dans une certaine mesure, il a affecté le monde entier en devenant un événement médiatique. D’autant plus que nombre de touristes avaient été touchés. Tout à coup, des catastrophes qui semblent être des événements nationaux ou locaux concernent l’ensemble de la planète. Nous y sommes confrontés, que nous le voulions ou non.

Il ne s’agit donc pas là d’un cosmopolitisme qui vient d’en haut comme celui incarné par les Nations unies ou par la Cour internationale de justice. Cela ne veut pas dire non plus que tout le monde devient cosmopolite, amateur de diversité culturelle ou polyglotte, ou que nous sommes tous conscients de ce phénomène. Cela signifie simplement qu’il y a de fait une cosmopolitisation qui vient d’en bas et qui change notre vie quotidienne, notre mode de consommation, notre vie politique, ou nos relations à l’intérieur même de nos frontières nationales. On peut parler en ce sens d’un « cosmopolitisme banal ».

Quelle différence faites-vous entre cosmopolitisation et mondialisation ?

La mondialisation est un terme ambivalent qui est en général appréhendé d’un point de vue économique. Il renvoie à l’idée d’un marché mondial où les hommes et les capitaux jouiraient d’une liberté sans entraves. Bref, la mondialisation est liée à une conception économique libérale.

La cosmopolitisation au contraire renvoie à un processus multidimensionnel et complexe caractérisé par les interdépendances qui relient de fait les hommes les uns aux autres, de gré ou de force. Le cosmopolitisme survient au cœur de notre vie. Notre vie quotidienne, notre travail, nos rapports amoureux deviennent cosmopolitiques au sens où ils sont le mélange de différentes cultures. La distinction analytique entre nous et les autres est désormais brouillée. Nous faisons partie, que nous le voulions ou non, de la constellation cosmopolite.

La question du risque permet de mieux comprendre ce phénomène. Le risque n’est pas la catastrophe mais l’anticipation de celle-ci, et non pas une anticipation personnelle mais une construction sociale. Aujourd’hui, les gens prennent conscience que les risques sont transnationaux et commencent à croire en la possibilité d’une énorme catastrophe telle qu’un grand changement climatique, une attaque terroriste, etc. De ce fait, nous sommes liés à d’autres, au-delà des frontières, des religions, des cultures. Après le 11 septembre, même Le Monde titrait « Nous sommes tous américains ». Le risque produit d’une manière ou d’une autre une certaine communauté de destin et peut-être même un espace public mondial.

Le risque n’est donc pas seulement un bon exemple, il construit également cette cosmopolitisation…

Oui, exactement. Quand les États-Unis ne veulent pas ratifier le protocole de Kyôto, ils doivent se justifier. Tout simplement parce qu’on reconnaît aujourd’hui qu’il y a un risque global. Voilà une vraie opportunité pour construire des institutions cosmopolitiques. Bien sûr il y a des mobilités, des migrations, Internet, de nouvelles formes de production ou de consommation, mais tout cela est lié au capitalisme. Le risque global peut être l’une des forces aptes à produire des institutions cosmopolitiques capables de surmonter les intérêts appréhendés seulement à l’échelle nationale. Car les gens et les États peuvent apprendre qu’il faut résoudre les problèmes nationaux dans une société cosmopolitique. Cette perspective cosmopolite est réaliste ; c’est le nationalisme qui dans ce contexte est idéaliste : il regarde en arrière et n’apporte pas de vraies réponses aux sociétés.

Pour Emmanuel Kant, le cosmopolitisme s’inscrivait dans un progrès de l’histoire. Est-ce que pour vous l’évolution vers le cosmopolitisme est positive et nécessaire ?

Non, la cosmopolitisation que je dégage n’est pas une idée normative. Elle renvoie simplement aujourd’hui à une réalité, mais ne prescrit rien quant à l’avenir… Du reste, la cosmopolitisation produit souvent l’effet inverse. Il y a en fait une dialectique entre cosmopolitisation et anticosmopolitisation. L’opposition à la cosmopolitisation est en plein essor. Être global, ce n’est pas nécessairement être cosmopolite. Prenons le cas du terrorisme islamiste d’Al Qaïda. Il s’agit d’un mouvement anticosmopolite et pourtant global : il utilise des outils de communication comme Internet ou les téléphones satellitaires pour communiquer partout dans le monde, et s’appuie sur les réseaux transnationaux pour frapper n’importe quel point du globe. En un sens, il s’agit aussi d’un mouvement universaliste, même s’il s’agit d’un universalisme qui exclut l’autre. En même temps, ils produisent de la cosmopolitisation parce que des gens s’unissent contre eux au-delà des frontières.

Vous dites que la catégorie de l’État-nation est désormais une « catégorie zombie » pour les sciences sociales. En quoi consiste le cosmopolitisme méthodologique que vous appelez de vos vœux ?

En parlant de catégorie zombie, j’entendais surtout provoquer mes collègues. Je ne dis pas que l’État-nation n’a aucune réalité aujourd’hui. C’est en tant que catégorie sociologique que je le critique.

Le nationalisme méthodologique prend l’État-nation comme une hypothèse de base, comme la prémisse pour bâtir les sciences sociales sans interroger sa pertinence. La première étape selon moi pour élargir le cadre de recherche, c’est de favoriser les études comparatives. Mais ces comparaisons prennent encore l’État-nation comme base de recherche. Or il y a des phénomènes qui ne sont pas liés seulement au contexte national mais au contexte européen ou mondial. La cosmopolitisation méthodologique offre une voie alternative pour faire des recherches en sciences sociales.

La question des inégalités est à ce titre exemplaire. Nous appréhendons trop souvent la question des inégalités, des différences de classes à l’intérieur de l’État, or nous vivons dans un monde globalisé. Pourquoi par exemple les sociologues se concentrent-ils surtout sur la dynamique des classes à l’intérieur de l’État-nation ? Il y a pourtant des inégalités qui sont plus importantes d’un point de vue humanitaire. Nous vivons plutôt bien en Europe. Pourquoi nous concentrons-nous uniquement sur ce cadre national ? Les principes de l’État-nation à l’échelle du monde globalisé légitiment les inégalités globales parce qu’on se soucie de l’intérieur et pas des autres. Et les sociologues acceptent ce principe de légitimation.

Dans l’institut de recherche que je dirige à Munich, nous n’utilisons pas l’État-nation comme unité d’analyse pour appréhender les risques, mais nous essayons de penser un scénario transnational mêlant l’opinion publique, les industries et les experts. Adopter une méthodologie cosmopolitique n’empêche pas d’avoir une approche très spécifique : on peut se concentrer sur la cosmopolitisation des affaires ou sur la cosmopolitisation des générations. En France, par exemple, la polémique sur la précarité est une question cruciale dans le monde développé, mais elle est liée aux risques globaux qui constituent un nouvel espace d’expérience. Aujourd’hui, il faut faire une carte de la précarité globale. C’est vrai pour de nombreux champs : pour avancer dans l’analyse, il est nécessaire de construire de nouvelles unités de recherche et de redéfinir les concepts de base.

Vous citez un grand nombre d’études empiriques, mais vos propos se caractérisent par un grand degré de généralité. Ne serait-ce pas là une sorte de sociologie philosophique ?

Il y a différents usages de mon travail. En Allemagne, où il existe depuis longtemps une importante réflexion métathéorique, beaucoup pensent que je suis un sociologue très empirique, comparé par exemple à Niklas Luhmann. J’essaie pour ma part de construire une sociologie qui soit liée à l’expérience. Elle ne s’appuie pas seulement sur des données empiriques, mais aussi sur l’expérience quotidienne et historique. Les études empiriques sont importantes mais il ne faut pas négliger l’expérience historique. Si vous faites une analyse empirique de la société française à l’aide des catégories de classes, eh bien sans surprises, vous trouverez des catégories de classes. Bien sûr, il y a des classes sociales, mais en en restant seulement là, on ne verra aucun changement de la société. Une sociologie qui ignore l’expérience quotidienne, même si elle utilise un grand nombre de données empiriques, peut être vide car elle produit alors elle-même la réalité. Or aujourd’hui un grand nombre de sociologues produisent de la sociologie à l’aide des catégories anciennes.

Pendant mes études, j’ai lu beaucoup de philosophie allemande. Cela m’a permis de comprendre à quel point le monde que nous appréhendons est construit par des concepts. Ceux-ci se font et se défont. C’est pourquoi je cherche de nouveaux concepts pour sortir des routines et ouvrir d’autres voies.

Vous insistez sur l’utilité d’une réflexion cosmopolitique pour construire l’Europe. Que peut-elle apporter à un projet qui semble en perte de vitesse ?

Ce qui manque à l’Europe, c’est une idée de l’Europe. Et c’est la raison du « non » français au référendum. Je pense que le cosmopolitisme peut être une clé pour relancer l’Europe. Nous ne pensons le social et le politique que sous des catégories nationales, et nous ne comprenons pas que l’Europe pourrait avoir une histoire très différente. Il s’agit de reconnaître et non de surmonter les identités nationales. Il ne s’agit pas de vouloir une société européanisée et uniforme, mais d’organiser une structure cosmopolite, qui reconnaisse à la fois ses membres dans leurs différences et ceux qui se tiennent à l’extérieur de l’Europe. Je ne crois pas que nous devrions abandonner la démocratie nationale pour une démocratie européenne. Nous avons besoin d’une combinaison nouvelle de la démocratie nationale et de la démocratie européenne. C’est la même chose en ce qui concerne l’opinion publique : elle est européenne et nationale en même temps. Il s’agit de comprendre que l’Europe peut résoudre nos problèmes nationaux mieux qu’à une échelle nationale.

Le modèle universaliste est intéressant pour penser la justice mais pose un double problème : en produisant des normes universalistes à l’intérieur du cadre national, il néglige à l’intérieur les différences et exclut ceux qui se tiennent à l’extérieur des Etats-nations. Le modèle cosmopolitique va au-delà en mettant au contraire l’accent sur la reconnaissance des différences, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il peut être bien intéressant d’avoir une polygamie de cultures. Mais le cosmopolitisme présuppose des éléments d’universalisme : sans normes universelles, il n’y a pas de relations stables aux autres. Il présuppose aussi le nationalisme dans la mesure où la nation produit une large communauté de destin et de vie. Le cosmopolitisme permet d’exorciser l’idée qu’il faudrait se suicider culturellement pour devenir européen. Il faut cesser de toujours raisonner sur le mode du « ou bien… ou bien » pour saisir les pluralités d’appartenance.

Cette interview a été publiée pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 176, novembre 2006.