L’origine du consommateur moderne

Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs. Adam Smith lui-même l’affirme dans sa Richesse des nations : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production. » Mais si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?

Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs.

Si les historiens prennent en général la question plus au sérieux, ils se révèlent fort indisciplinés à l’heure d’y répondre. Ils prétendent en effet avoir repéré une « révolution de la consommation » à de multiples moments de l’histoire : les uns la situent à la Renaissance, d’autres pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Combien de fois, à entendre les historiens, les Européens n’ont-ils pas quitté l’éden de la consommation traditionnelle pour s’engager fatalement, irrévocablement, dans l’engrenage du matérialisme moderne ? On ne peut pourtant perdre son innocence qu’une seule fois…

Le luxe, ennemi de la vertu

Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) étaient nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.

La consommation moderne implique cependant une réorientation de notre quête de confort et de plaisir. Au lieu du simple confort physique, nous recherchons le « confort social » que nous procurent des biens susceptibles d’affirmer notre respectabilité, de nous conférer un statut social plus élevé ou d’améliorer notre bon goût. Au lieu du plaisir physique, nous consacrons notre énergie au plaisir mental qui dérive, bien que de manière évanescente, de la mode, de la nouveauté et de l’action même de rechercher de nouvelles sources de stimulation. Ce type de consommation est insatiable, la quête dont il est l’objet, infinie. Peuvent s’y engager autant les riches que les pauvres, car il existe des objets de désir accessibles à tous les porte-monnaie.

Le consommateur moderne n’est évidemment pas apparu du jour au lendemain. Il est le produit d’un processus historique qui s’est déroulé pendant le long 18e siècle dans le monde atlantique (l’Europe du Nord et les colonies d’Amérique du Nord). Point essentiel, les nouvelles pratiques de consommation ne sont pas le pur produit de la révolution industrielle. Bien au contraire, elles ont précédé d’un siècle l’essor des usines et de la machine à vapeur.

Leur émergence s’explique fondamentalement par une évolution graduelle de l’économie familiale. Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». Dans les campagnes, les paysans spécialisèrent leur production agricole et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année.

Les notables, nobles ou bourgeois des villes, n’étaient pas obligés quant à eux de travailler plus pour participer à la consommation moderne. Pour comprendre l’origine de leur intérêt pour la mode ou leur disposition à cultiver le bon goût, on gagne à se tourner vers Montesquieu, qui met ces penchants sur le compte des nouveaux espaces sociaux de la société urbaine. En renforçant le rôle des femmes en tant qu’arbitres sociaux, en rendant la vie sociale plus anonyme, ceux-ci ont, selon Montesquieu, accru la valeur sociale de l’émulation et de la politesse. Plus généralement, partout où la vie commerciale commençait à dominer, la réputation et le succès de chacun se mirent à dépendre du regard des autres. Au lieu d’inciter les individus à se mettre sans cesse en avant et à afficher un luxe extravagant, l’amour-propre conduisait désormais à la modération et à l’examen de soi, et de là à une consommation dont la raison d’être était la sociabilité et la respectabilité.

Les nouveaux consommateurs du long 18e siècle ont changé la façon dont ils s’habillaient. Ils ont reconfiguré et remeublé leurs maisons, se sont mis à consommer des breuvages et des mets inédits. Et pour tout cela, ils dépendaient plus du marché et moins du travail domestique qu’auparavant. Il est certain que les changements les plus drastiques ont été rendus possibles par le commerce intercontinental avec l’Asie et le Nouveau Monde. Vers le milieu du 18e siècle, un peu partout en Europe du Nord, il n’était pas rare de trouver, particulièrement dans les villes, des gens tout à fait ordinaires habillés de chemises en coton et déjeunant du café ou du thé sucré et des toasts, servis dans une porcelaine qui, si elle ne provenait pas de Chine, en imitait le style. Et il était fréquent qu’ils digèrent leur repas en fumant une pipe de tabac. Le pain mis à part, tous ces ingrédients étaient d’origine non européenne. Deux siècles plus tôt, ils étaient fort rares ou littéralement introuvables.

L’intégration à un monde de marchandises

Les historiens tendent généralement à considérer que la demande de tels produits s’explique par elle-même : dès lors que le commerce et les empires coloniaux les rendaient disponibles, n’était-il pas naturel que tout le monde désire du sucre, du café, du thé, des vêtements de coton et du tabac ? Les choses ne sont pourtant pas si simples. En premier lieu, ces produits n’ont été adoptés que lentement dans de nombreuses contrées européennes, et encore ne se sont-ils pas diffusés partout. Ils n’étaient pas aussi irrésistibles qu’on peut le penser. En délaissant leur déjeuner de crêpes ou de porridge poussés avec de la bière, et en optant à la place pour le thé sucré et le pain, les familles devaient prendre une décision délibérée. Alors que les aliments traditionnels pouvaient être entièrement élaborés chez soi, consommer du thé, du sucre et même du pain de blé exigeait de gagner de l’argent car ces denrées devaient être achetées. Bref, loin d’être simplement ajoutés à des habitudes antérieures, les nouveaux biens de consommation supposaient l’intégration des familles à un « monde de marchandises », une intégration porteuse de changements majeurs dans leur mode de vie.

Les marchandises exotiques n’étaient pas les seuls biens de consommation susceptibles de modifier substantiellement les comportements. Des produits aussi courants que les boissons alcoolisées ou le pain connurent également des évolutions notables durant le 18e siècle.

De l’héritier au consommateur

La consommation de bière et de vin – généralement produits localement, voire à domicile – tendait à décliner en Angleterre, aux Pays-Bas et à Paris. Pendant ce temps, les alcools distillés comme le gin, le whisky, le rhum ou le cognac, tous issus du commerce international, connaissaient un véritable boom. Avec le café et le thé, les spiritueux transformèrent la consommation de boissons, ainsi que les formes de sociabilité qui lui étaient attachées en Europe depuis des siècles.

Il en est de même du pain de blé. En Europe de l’Ouest, sa consommation était généralement réservée aux élites et aux populations urbaines – les autres n’en jouissaient que lors des grandes occasions. La majorité de la population s’en tenait à des farines plus rustiques, au porridge et aux crêpes. Le pain de blé n’était pas seulement plus coûteux, mais également périssable, sans compter que sa fabrication exigeait un savoir-faire considérable, généralement réservé aux boulangers. Dès la moitié du 18e siècle, les populations du Sud de l’Angleterre, du Nord de la France et de l’Ouest des Pays-Bas achetaient pourtant leur pain chez le boulanger. La hausse des prix du grain qui survint par la suite ne suffit pas à réduire leur attachement à ce nouveau type de « fast-food ».

Les changements les plus importants que connut le monde matériel du 18e siècle furent probablement l’accélération de la vitesse avec laquelle une mode remplaçait la précédente, ainsi que la réduction de la durée de vie d’objets quotidiens comme la vaisselle et les meubles. Auparavant, les membres de toutes les catégories sociales vivaient leur vie entière au milieu d’objets qu’ils avaient non seulement hérités, mais qu’ils léguaient à leurs descendants. Plus que des consommateurs, ils étaient des héritiers. Cela changea cependant significativement au 18e siècle lorsque les artisans commencèrent à fabriquer des produits à la mode à des prix abordables.

Auparavant, les biens à la mode étaient réservés aux riches. Les fabricants proposaient toujours la meilleure qualité possible et, comme les frontières sociales étaient rarement transgressées, la mode changeait lentement. Au cours du 18e siècle, on vit cependant apparaître un « luxe populaire », soit des versions plus économiques de produits de luxe comme les parapluies, les boîtes à tabac, les éventails ou les bas. Fleurirent également des céramiques, des meubles et des vêtements qui attiraient le chaland en leur proposant de la mode à prix modestes. De tels produits requéraient de nouvelles matières premières et de nouvelles techniques. Les biens fabriqués étaient moins durables qu’auparavant, ils jouaient moins le rôle de patrimoine que l’on pouvait transmettre à ses descendants, étant désormais valorisés pour leur apparence et leur utilité immédiate. En remplaçant leur chope d’étain et leur assiette de bois par du verre et de la céramique, ils échangeaient le solide et le durable contre la mode et la fragilité.

Comment peut-on expliquer les nouveaux comportements de consommation du 18e siècle ? Il ne faut y voir ni le résultat des usines et des technologies de la révolution industrielle, ni celui d’une hausse soudaine des revenus des consommateurs. L’explication réside plutôt dans la combinaison de marchés plus intégrés fournissant une plus grande diversité de produits, et de familles devenues plus industrieuses, travaillant et se spécialisant pour le marché afin de participer aux nouvelles formes de consommation. C’est ainsi que la révolution industrieuse a préparé le terrain pour la révolution industrielle. En définitive, le nouveau consommateur a donc précédé le nouveau producteur.

Jan de Vries est titulaire de la chaire Sidney Hellman Ehrman d’histoire et d’économie à l’université de Californie (Berkeley). Figure de référence de l’histoire économique contemporaine, il a notamment publié The Industrious Revolution: Consumer Behaviour and the Household Economy (1650 to the Present), Cambridge University Press, 2008.

Article traduit par Xavier de la Vega, initialement publié dans « Consommer. Comment la consommation a envahi nos vies », Sciences Humaines, Grands Dossiers, n° 22, mars-avril-mai 2011.

L’héritage néolithique. Entretien avec Jean Guilaine

Jean Guilaine, professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, est l’auteur notamment de Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Fayard, 2008 ; Pourquoi j’ai construit une maison carrée, Actes Sud, 2006 ; La Mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ, Hachette, 2005 ; De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, 8000-2000 avant J.-C., Seuil, 2003. Rencontre avec un grand nom de la préhistoire, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Gallimard, 2011.

Votre dernier livre : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, expose magistralement l’état des recherches sur le Néolithique. Pourtant vous ne faites, sauf lecture inattentive de ma part, qu’une mention anecdotique de chacun de ces noms. Pourquoi ce titre ?

Jean Guilaine : Mon intention première était d’intituler ce livre « Caïn, Abel, Ötzi et les autres », c’est-à-dire de désigner l’ensemble de l’humanité néolithique et pas seulement trois figures emblématiques (dont deux imaginaires). Poussé par mon éditeur, je m’en suis finalement tenu aux trois personnages-symboles pouvant représenter un condensé de la période : d’un côté le premier cultivateur et le premier pasteur de la planète (tels que les nomme le mythe biblique), de l’autre Ötzi, déjà usager de la métallurgie et contemporain d’une époque où tensions et inégalités signent plutôt le stade terminal du processus.

Nous connaissons grâce à l’anthropologie des milliers de sujets néolithiques mais ils sont terriblement anonymes, d’où le recours à l’artifice du titre. Sur la rivalité des deux frères, l’Ancien Testament est peu loquace. Caïn, agriculteur sédentaire, présente sans succès au Seigneur les fruits de la terre. Abel, le pasteur, lui offre les bêtes de son troupeau. Ses présents sont appréciés peut-être parce qu’Abel est un sacrificateur, qu’il va jusqu’à faire couler le sang de ses brebis. Jaloux, Caïn tue son frère et est condamné à l’errance. Il ne m’appartenait pas de faire l’exégèse de cet événement sinon dire que très tôt, au Proche-Orient, les premières communautés sédentaires ont donné naissance, sur les terres peu aptes à l’agriculture, à un nomadisme pastoral pour tirer également parti d’un environnement réfractaire. Le mythe peut refléter la compétition pour certains espaces frontaliers entre les tenants des deux économies.

Si Caïn et Abel sont deux figures mythiques, Ötzi est un personnage historique, ou plutôt archéologique. Que savons-nous de lui aujourd’hui ?

J.G. : On fête cette année les vingt ans de la découverte d’Ötzi dont la momie congelée a été retrouvée à plus de 3 000 m d’altitude sur la frontière austro-italienne. Ce sujet, qui a vécu à la fin du 4e millénaire avant notre ère, est devenu depuis un authentique « personnage » archéologique dont on peut voir la dépouille au musée de Bolzano. On l’a beaucoup étudié au plan anthropologique (taille, morphologie, état sanitaire, tatouages, ADN, etc.). On a analysé par le détail ses vêtements et son équipement (armes, outils, contenants). Mais au-delà de ces recherches anatomiques et archéologiques, la curiosité des chercheurs et du public s’est beaucoup focalisée sur les circonstances de sa mort, fait social.

On l’a cru d’abord mort de froid mais l’on s’est ensuite rendu compte qu’il avait reçu dans l’épaule un projectile mortel. Il semble aussi qu’il se soit battu avec plusieurs personnes. Autant de données signant une atmosphère de violence. La dernière hypothèse proposée fait état d’une sépulture en deux temps : Ötzi aurait pu être tué à basse altitude et sa dépouille placée dans une sépulture provisoire. Plus tard, son corps aurait été transporté sur un sommet alpin (peut-être sur un territoire revendiqué par les siens) et mis en terre avec tout son équipement, celui-ci étant pour partie un simulacre (son arc et la plupart de ses flèches n’étaient pas fonctionnels). Sépulture rituelle d’un défunt, devenu un ancêtre, inhumé avec une évidente mise en scène, nanti des attributs dus à son rang ?

À vos yeux, que reste-t-il du Néolithique aujourd’hui ?

J.G. : Il y a deux aspects dans le legs du Néolithique : matériel et idéel. Au plan matériel, notre alimentation végétale est aujourd’hui fondée sur les trois principales céréales (blé, riz, maïs) issues de la néolithisation, tandis que notre nourriture carnée provient pour beaucoup d’animaux domestiques. Cette « révolution » fut aussi le moment où apparut toute une série d’innovations techniques : systèmes hydrauliques (puits, barrages, irrigation), exploitations minières (silex puis minerais), outils de déforestation, instruments agricoles (araire, fléau, planche à dépiquer), attelage, véhicules à roues (chars, chariots), sceaux et premiers indices de comptabilité, etc.

D’autres traits culturels ont carrément conditionné la trajectoire humaine jusqu’à aujourd’hui : la maison pérenne (lieu impliquant une histoire familiale et une généalogie), le village à vocation agricole (la ville introduira ensuite un nouveau seuil dans le regroupement des populations), le territoire exploité pour la production de nourriture et symbole de l’appropriation d’un espace.

SH : À vous lire, la néolithisation est corrélée à nombre de processus dont nous sommes les héritiers. Nous assisterions alors il y a dix millénaires à l’émergence de nouveaux rapports symboliques, qu’ils aient trait à la perception de l’espace et du temps, aux rapports avec les morts et les divinités… Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences induites par ces changements ?

J.G. : Mais c’est peut-être, par-delà ce cadre matériel, toute une série de comportements sociaux et symboliques que le Néolithique a favorisés. Au niveau de la maison d’abord se détermine la place physique et mentale de chaque occupant. Les aménagements domestiques renvoient à des gestes, à des idées, à des codes qui s’incrustent dans l’inconscient.

Le village est aussi un espace dans lequel se construisent le respect de certaines règles de sociabilité, le sentiment identitaire, la notion de racines et d’appartenance à une même entité. Cet esprit communautaire n’empêche pas l’expression de comportements plus individuels : le besoin de se distinguer par des marqueurs personnels (armes, parures) ; celui de briller, de se mesurer à autrui, d’acquérir du prestige. Le village néolithique est très vite devenu un laboratoire de fabrication du pouvoir et le siège d’inégalités. En Europe du Sud-Est, vers – 4 500/- 4 000), deux millénaires seulement après l’arrivée des premiers cultivateurs, des privilégiés sont enterrés à Varna avec une profusion de richesses. À la même époque d’autres dominants se font inhumer en Armorique sous de vastes tertres avec des pièces exotiques de haute valeur (roches alpines d’apparat, variscite ibérique).

Un nouveau sentiment lie désormais les morts aux vivants. Les défunts sont revendiqués comme les fondateurs du territoire, ils sont la légitimation des origines de la communauté et le ciment de celle-ci dans le temps. Ils acquièrent le statut d’ancêtres et sont vénérés pour cela (le mégalithisme en est l’expression). Les ancêtres des groupes dominants finiront par devenir des divinités veillant sur l’ensemble de la population.

Le Néolithique inaugure donc, à travers des localités désormais stables, des notions qui sont demeurées en nous : sens de l’identité, règles de sociabilité, goût de la distinction, quête du prestige, sens de la compétition et du pouvoir, constitution de clientèles et d’obligés, contestation des élites, etc. Les néolithiques sont « modernes ».

Une autre rupture du Néolithique, dont les effets sont allés s’amplifiant, serait une modification de notre rapport au milieu. Je me rappelle avoir entendu votre collègue Pascal Depaepe dire que si le paléolithique était l’environnement subi, le néolithique était l’environnement agi…

JG : Évidemment c’est peut-être le legs du Néolithique qui, aujourd’hui fait le plus problème. Tout au long des temps paléolithiques, l’homme restait soumis aux rythmes climatiques et se moulait dans les environnements que la nature lui proposait. Avec le Néolithique, le voici désormais acteur de son propre milieu puisqu’il a désormais la possibilité de modeler celui-ci à sa guise et de l’artificialiser.

Pour bâtir leurs villages, cultiver, faire paître leurs troupeaux, les néolithiques ont eu besoin d’espace. Par le feu et la hache à lame de pierre, ils ont troué les forêts. En favorisant l’ouverture du paysage, ils ont généré les premiers phénomènes érosifs : transferts de sédiments, appauvrissement des sols. En Eurasie, la destruction du couvert végétal aurait entraîné, dès – 6 000, une première augmentation du gaz carbonique. Ces agressions sont toutefois demeurées modestes, la nature pouvant un temps contrer les effets négatifs de ces blessures.

Pour autant, un pas décisif était franchi. Poussées démographiques, moyens techniques mais surtout absence de régulation des capacités biologiques, stratégies économiques et soif de profits ont, par la suite, fait de l’homme un manipulateur sans scrupules de son environnement. Le message prometteur du Néolithique – une nourriture assurée pour tous – s’est perdu sur les chemins de l’Histoire.

Propos recueillis par Laurent Testot

Note
Ce texte est la version longue de l’entretien publié dans le n° 227 de Sciences Humaines sous le même titre.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : l’exemple du manichéisme

Comme nous l’avons vu lors de chroniques récentes sur l’œuvre de Jerry H. Bentley et sur le bouddhisme, la souplesse dogmatique d’une religion compte pour beaucoup dans son succès. Le bouddhisme est emblématique de cette capacité syncrétique : il a su s’exporter, comme religion indienne, dans un univers culturel qui lui était totalement étranger, celui du monde chinois.

Un autre des meilleurs exemples de cette souplesse nous est fourni par une religion moins connue, si ce n’est péjorativement : le manichéisme, fondé au 3e siècle de notre ère par le phophète Mani en Perse (pour une biographie romancée voir Maalouf [1991]). Influencé par une enfance passée dans une secte baptiste judéochrétienne, il élabora une théogonie mêlant intimement christianisme, judaïsme, zoroastrisme (alors religion dominante de l’Empire sassanide) et bouddhisme. Ce dernier était présent par le biais des communautés marchandes indiennes qui, contournant l’Himalaya par l’ouest, s’étaient établies dans les villes étapes des routes sillonnant l’Asie du nord au sud comme d’est en ouest.

L’empereur sassanide Shâpur, après une entrevue avec le prophète vers 243, l’appuie dans ses entreprises missionnaires – peut-être y voyait-il un syncrétisme efficace à même de renforcer son influence auprès de ses voisins [Decret, 2007] ? Disposant à ses débuts d’un appui gouvernemental, réussissant à convertir dans les milieux chrétiens (nestoriens en Asie, byzantins en Europe de l’Est, catholiques en Europe de l’Ouest et au Maghreb – saint Augustin fut manichéen en sa jeunesse), la nouvelle religion va essaimer, en deux siècles, de l’Allemagne à la Chine.

Lorsque Bâhram monte sur le trône à la suite du décès de son père Shâpur, vers 273, il entend revenir à la foi zoroastrienne et combat les cultes étrangers. Mani est une des premières victimes de ce revirement. Mis au cachot, on l’y laisse agoniser. Ses textes lui survivent : il y met en scène un monde aux contours zoroastriens (disputé par les Ténèbres et la Lumière), aux accents gnostiques (le mythe fondateur mêle allégrement spéculations grecques et juives), à la cosmogonie chrétienne (les histoires d’Adam et de Jésus sont revisitées) et au vocabulaire bouddhiste (Mani se présente comme le Bouddha de Lumière). Le tout conduit naturellement à un code éthique (ne pas mentir, ni commettre d’adultère…).

Plus important encore, Mani a élaboré de son vivant une Église, déjà internationale – donc solide, puisqu’une répression d’État ne peut dépasser le cadre de ses frontières. Les fidèles se répartissent entre élus, respectant une ascèse rigoureuse, et auditeurs, au degré d’engagement et d’initiation moindres, que l’on peut considérer comme des laïcs. L’ensemble obéit à une hiérarchie d’évêques et de prêtres. En dépit des persécutions qui les frappent, en Occident chrétien dès leurs débuts pour hérésie, en Perse zoroastrienne dès les années 270 pour concurrence à la religion d’État, et en Chine taoïste au 9e siècle lors de la répression des cultes étrangers, les manichéens montrent une étonnante capacité à se maintenir : on en trouve en Allemagne jusqu’au 9e siècle, en Perse jusqu’au 8e (ils ne résisteront pas à l’arrivée de l’islam), et en Chine jusqu’au début du 17e.

La diffusion s’explique par le fait que les manichéens surent s’implanter dans certaines des communautés marchandes les plus actives, dont les Sogdiens. Par la nécessité de l’établissement de relations privilégiées entre élites locales et marchands étrangers, le manichéisme se maintint aussi longtemps que des gens pouvaient trouver intérêt à partager cette foi. Mais que le commerce cesse, et la foi considérée recule par absorption ou métamorphose. Il n’est pas exclu que, coupées de leurs bases par des répressions de plus en plus féroces, les communautés manichéennes devinrent autonomes en Europe, dans les mouvements bogomile en Europe orientale ou cathare dans le sud de la France, sur lesquels ils exercèrent a minima quelques influences décisives en matière dogmatique. Leur échec en Europe et même en Perse reste en tout cas manifeste. Isolés, ils ne surent pas consolider leurs implantations initiales et disparurent. Mais fuyant l’avancée de l’islam, les communautés de Perse se redéployèrent en force en Transoxiane, y rejoignant leurs coreligionnaires établis de longue date. Il est à noter que les communautés zoroastriennes qui refusèrent la soumission à l’islam se déployèrent de même vers l’Inde, au Gujarat, pour y faire souche. Ce sont les Pârsîs contemporains.

De la Transoxiane, les manichéens, ayant converti nombre de marchands sogdiens, s’infiltrèrent progressivement en Chine. À leurs débuts en cette terre étrangère, ils n’y surent pas convertir les autochtones, et auraient pu ainsi s’effacer…, sans une alliance décisive : En 757, les Turcs Ouighours libèrent la ville de Luoyang des armées rebelles de An Lushan, et découvrent quelques marchands sogdiens parmi les survivants. La légende rapporte qu’après de longues discussions avec les prêtres manichéens, le grand khan des Ouighours se convertit à cette foi, entraînant ses soldats. Pour la première et dernière fois de son étonnante carrière, la foi manichéenne se retrouvait patronnée par un État.

Bentley commente ainsi cet événement : « L’attraction de l’élite Ouighour pour le manichéisme représente un cas évident de conversion par association volontaire. Les Ouighours connaissaient de longue date le manichéisme, suite à leurs échanges avec les omniprésents marchands Sogdiens. Et ils avaient certainement entête que ces Sogdiens étaient à même de rendre florissant leur empire naissant, en termes commerciaux comme diplomatiques. » L’alliance fut couronnée de succès durant deux siècles : des Sogdiens servirent les Ouighours comme ministres, diplomates et conseillers, et ils leur apportèrent une écriture basée sur leurs propres écrits. De nomades, les Ouighours se sédentarisèrent, et bâtirent ce que Bentley présente comme la première grande cité implantée au cœur des steppes d’Asie : Karabalghasun. Elle fut un temps le cœur des routes de la Soie, les Ouighours obligeant la Chine à leur céder de lourds tributs sous forme de ballots de soie – la plus intéressante des monnaies de l’époque.

De cette base, les manichéens surent faire usage : ils adaptèrent leur vocabulaire et leurs concepts pour pénétrer le « marché » idéologique chinois. En témoigne un certain Xuanzang, pèlerin chinois en route pour la Bactriane, qui rencontre chemin faisant des communautés manichéennes. Celles-ci font un tel usage de termes bouddhiques que notre voyageur en ressort convaincu d’avoir parlé à des hérétiques bouddhistes. En Chine, Mani sera associé à Lao-Tseu, légendaire fondateur du taoïsme.

Leur souplesse adaptative, même ébranlée par la persécution des religions étrangères au 9e siècle qui les coupa de leurs coreligionnaires des steppes, permit aux communautés manichéennes de survivre dans l’Empire du Milieu jusqu’au début du 17e siècle, au Fujian. Un processus d’assimilation progressive aura raison de cette foi. Car pour se faire respecter de leurs voisins, les manichéens s’efforcèrent de développer une réputation de respectabilité et d’observance stricte des lois – toutes les lois, y compris les coutumes bouddhiques et taoïstes. Ils fréquentèrent assidûment les temples des autres religions, y apportèrent quelques textes de leur cru, et insensiblement y diluèrent leur identité. Les anciens autels du Bouddha de lumière sont désormais rattachés aux religions chinoises classiques.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

MAALOUF Amin [1991], Les Jardins de lumière, Paris, JC Lattès, rééd. Paris, LGF, 1999.

DECRET François [2007], « Regards sur le manichéisme », Clio.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : la diffusion du bouddhisme

Dans la chronique de la semaine dernière, nous avions résumé la typologie des conversions sociales posée par Jerry H. Bentley [1993]. Celui-ci distingue trois types de conversion susceptibles de transformer des sociétés par l’acceptation d’une nouvelle religion : par coercition, par association volontaire et par assimilation. L’histoire du bouddhisme illustre à merveille l’usage extensif du deuxième type, son expansion dans l’Ancien Monde ayant reposé sur le dynamisme conjoint des communautés marchandes et monastiques. Sa propagation, vingt-cinq siècles durant, a été en effet largement liée à la mise en place d’ententes commerciales entre des étrangers, souvent des marchands itinérants, et les élites locales. Facilitées par la plasticité de la nouvelle religion, propice à la cohabitation et à l’hybridation avec d’autres idéologies, ces conversions ont permis la mise en place de communautés partageant des valeurs morales.

Le bouddhisme émerge en Inde du Nord avec les prêches d’un homme de la caste des guerriers, le Bouddha historique, dont il faut convenir qu’il n’a d’historique que le nom. Le bouddhisme des origines s’étant refusé à la transmission de son dogme par l’écriture, la seule connaissance qui subsiste de l’existence de ce sage est un ensemble de récits mythologiques posant le cadre d’une révélation ponctuée de miracles. Si le Bouddha semble s’être abstenu de se prononcer sur l’existence des dieux, ses adeptes admettront très vite comme allant de soi l’existence des multiples représentants du panthéon brahmanique, dont les diverses figures sont présentées dans le mythe comme ayant manifesté leur allégeance au Bouddha. Dont acte : le bouddhisme n’est pas une religion sans dieu, mais une religion qui ne se prononce pas sur l’existence de dieux. Elle peut donc accueillir, au prix du silence parfois gêné de ses traditionalistes, toute divinité étrangère.

Le bouddhisme, religion impériale

À partir de la mort du Bouddha, vers la fin du 5e siècle de notre ère, l’archéologie suggère que de petites communautés monastiques commencent à se diffuser depuis son foyer d’origine, autour de Varanasi (Bénarès) vers l’est, suivant la route commerciale qui remonte le cours du Gange. Les monastères sont cruciaux, car ils sont le lieu du salut : le Bouddha a en effet imposé l’idée que pour atteindre la paix dans le nirvanâ, soit l’extinction des souffrances, il faut être un homme, de sexe masculin, né dans les castes supérieures et prenant refuge dans le sangha, la communauté des moines – plus tard étendue à l’ensemble des croyants. Dans l’attente d’un avenir meilleur, les laïcs peuvent toujours améliorer leur destin, karma, en faisant l’obole de leur nourriture quotidienne aux moines.

Le bouddhisme entre réellement dans l’histoire lors du règne de l’empereur Ashoka, de la dynastie Maurya, qui contrôle la quasi-totalité du subcontinent indien. Vers – 261, Ashoka conquiert la province du Kalinga et se convertit au bouddhisme – le mythe raconte que cet acte dérive de son écœurement devant les massacres. Cette conversion est devenu légendaire, on la devine surtout politique : le devoir d’un bon souverain, dans la tradition indienne, est de se poser en garant de l’harmonie religieuse. Les communautés monastiques bouddhiques offrant un puissant relais aux administrateurs de l’empire, sa politique de soutien à ces instances religieuses résulte d’un pacte tacite. À l’image du Constantin chrétien du 4e siècle de notre ère, Ashoka convoque un concile dans sa capitale de Pataliputra (actuelle Patna) pour définir une orthodoxie, initie un important culte des reliques semblant destiné à canaliser les manifestations émotionnelles de son peuple, et patronne déjà des missions d’évangélisation vers le Sri Lanka, le Myanmar et la Bactriane – alors un royaume de culture grecque, issu des diasporas créées par l’expédition d’Alexandre le Grand, qu’Ashoka semble prendre pour référence.

Religion d’Orient, statuaire grecque

À partir de ce moment, les bouddhistes fixent leurs croyances par écrit, et ne cesseront de graver une multitude d’images pédagogiques destinées entre autres à l’édification des foules. Sous l’inspiration de la statuaire grecque classique, le Bouddha se voit revêtu des vêtements à plis popularisés par le courant artistique gréco-asiatique du Gandara. Au 12e siècle, cette tradition atteint le Japon, où se multiplient les statues qui, pour être de lointaine inspiration grecque, n’en conservent pas moins un étonnant air de ressemblance avec les canons d’origine.

De ville-étape en oasis ou en port, le bouddhisme poursuit son expansion au fil des routes marchandes : du Sri Lanka vers Sumatra et Java ; du Myanmar vers la Malaisie et le Laos ; et de la Bactriane vers la Chine, qui sera atteinte au début de l’ère chrétienne. En Perse et en Asie centrale, les étapes des routes de la Soie abritent des communautés bouddhistes de plus en plus importantes. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie mentionne anecdotiquement dans son œuvre la présence de moines en robes vives en Égypte, mais s’il s’agit de bouddhistes, leur séjour sur les rives du Nil ne connaîtra pas de postérité.

Un bouddha syncrétique

Au 4e siècle commencent à être décorées les grottes de l’oasis de Dunhuang, étape-phare des routes de la Soie, qui abritent un très important monastère. Sa présence montre le paradoxe d’une religion qui, partie d’Inde n’atteint la Chine qu’au terme d’un contournement séculaire de l’Himalaya par la Perse et d’une propagation par la conversion de certains leaders des peuples des steppes impliqués dans le commerce eurasiatique. Notons qu’en Perse, où le bouddhisme se maintient jusqu’à la conquête musulmane, le contact a probablement fait germer les graines de l’idée millénariste. Si l’Apocalypse existait dans l’idéologie indienne et bouddhiste d’origine, émerge dans la nouvelle religion une divinité très populaire en Asie orientale, Maitreya, le Bouddha du Futur, qui semble devoir son existence à des influences mazdéennes ou zoroastriennes.

À son arrivée en Chine, le bouddhisme fait face à un redoutable défi : adapter un dogme qui fait sens dans le contexte idéologique indien au fonctionnement mental chinois. Plusieurs siècles sont nécessaires pour que s’opère la fusion, au prix d’adaptations, de concessions, de traductions du sanskrit au chinois et d’adoption par le bouddhisme des concepts du taoïsme, religion populaire de Chine.

Progressivement s’imposent deux courants conceptuellement distincts : 1) le gradualisme, qui défend conformément à la tradition que le nirvanâ n’est accessible qu’à l’issue d’une longue série d’existences vertueuses ; 2) le subitisme qui, pour plaire notamment aux Chinois, estime que le nirvanâ est plus facilement accessible.

Certaines des écoles subitistes iront jusqu’à dire que le phénomène peut être soudain, par méditation ou récitation d’une formule magique. Les courants du chan chinois / zen japonais postulant l’illumination soudaine par méditation ou réflexion sur des paradoxes (kôan), ou ceux de l’amidisme de même origine garantissant le paradis à celui qui récite une formule magique juste avant sa mort, témoignent du pragmatisme chinois. Ils connaîtront un grand succès, que les courants qui les avaient précédés, plus intellectuels, n’auront pas su soulever. Ainsi aux 12e et 13e siècles, l’amidisme des sectes de la Terre pure et de l’Authentique Terre pure parvient à convertir les couches populaires japonaises, alors que les formes antérieures de bouddhisme restaient confinées aux élites.

Paraboles et conversions

Vers 406, à Chang’an, le moine Kumârajîva traduit le sûtra du Lotus du sanskrit au chinois. En cela, il est un acteur parmi d’autres de la forte diffusion via le chinois des textes bouddhiques vers la Corée, le Viêtnam et l’Asie centrale. Émergeant d’un ensemble colossal de plus de 2 000 écritures saintes, ce sûtra est à bien des égards un texte idéal : censé résumer et dépasser tous les autres, il constitue à la fois une critique des doctrines gradualistes antérieures et comporte de nombreuses paraboles, telle celle du fils pauvre, souvent comparée à celle de l’enfant prodigue des Évangiles. Ces historiettes se prêtent à l’élaboration littéraire ou artistique, et soutiennent les efforts des moines qui prêchent en milieux populaires : des myriades de paraboles et d’histoires édifiantes, brodant souvent autour de thèmes mythologiques liés aux pays évangélisés et compilées dans des recueils de contes, permettent de mettre en avant le rôle déterminant du Bouddha dans l’histoire. Un de ses recueils, le Konjaku monogatari shû (Histoire qui sont maintenant du passé), compilé au Japon peu après l’an Mil, se compose ainsi d’un millier d’anecdotes réparties entre récits d’Inde (un pays totalement imaginaire pour un Japonais du 11e siècle), de Chine et du Japon.

Car vers 550, une ambassade coréenne envoyée au Japon y introduit le bouddhisme et l’écriture. L’adoption de la nouvelle religion se fait au prix d’une guerre civile, livrée par deux clans rivaux se disputant le contrôle du royaume. La nouvelle religion se pérennise. Les monastères, qui envoient fréquemment des moines en Chine pour s’inspirer des différentes écoles, se multiplient et joueront un rôle politique et militaire important jusqu’en 1600. Le bouddhisme chinois et japonais verra se constituer, comme le christianisme occidental, des armées de moines-soldats idéologiquement appuyées par des prédicateurs de guerre sainte – que l’on retrouve également au Tibet ou en Thaïlande. Par réaction, la religion chamanique nippone, le shintô, se structure progressivement. Des phénomènes syncrétiques font leur apparition, et des doctrines visant à assimiler les divinités locales, kami, aux bouddhas sont élaborées.

Université et impression

À partir des 5e et 6e siècle s’amorce un va-et-vient intellectuel d’ampleur, qui voit des moines chinois voyager en Inde pour y revivifier leur doctrine, quand leurs confrères japonais viennent compléter leurs connaissances dans les monastères de l’Empire du Milieu. Entre les 3e et 4e siècles, le bouddhisme a atteint son apogée en Inde sous la dynastie hindoue Gupta. En a notamment résulté la fondation de l’université de Nâlandâ, qui comptera jusqu’à 10 000 moines. Pivot de l’évangélisation, elle attire des moines de toute l’Asie. Elle sera incendiée par les musulmans à la fin du 12e siècle. Entretemps, les États coréens et chinois auront inventé l’imprimerie – ou plus exactement la xylographie : les premiers textes reproduits industriellement, et dans des volumes impressionnants atteignant des millions de feuilles, sont justement les textes bouddhiques de référence, dès le 10e siècle.

Vers 640, le puissant roi du Tibet Songtsen Gampo épouse une princesse chinoise, se convertit au bouddhisme et prend Lhassa pour capitale. Un siècle plus tard, le moine Padmasambhava quitte le Bihar pour se rendre au Tibet, où il livre une lutte sans merci aux « démons », soit les divinités de la religion locale, le bön, afin de les soumettre à la révélation du Bouddha. En résulte, comme au Japon, un phénomène à la fois syncrétique et identitaire : les dieux du bön, dûment inféodés au Bouddha en qualité de gardiens ou de serviteurs, enrichissent le panthéon du bouddhisme tibétain ; et les instances du bön, culte de type chamanique, se structurent en Église et définissent un dogme pour se défendre du phagocytage entrepris par les missionnaires étrangers, essentiellement venus d’Inde du Nord.

Flux et reflux du bouddhisme en Inde

De 842 à 844 prend place une grande persécution des religions étrangères en Chine. Le bouddhisme, visé au premier chef, survit. Une menace plus décisive s’amorce à partir de la même époque en Inde. Entre les 8e et 12e siècles, le bouddhisme y fait face à une double offensive : arrivés de l’ouest, les conquérants musulmans livrent une guerre sans merci aux « infidèles » hindous et bouddhistes pour les convertir. Depuis le sud, les hindous réforment le brahmanisme et renforcent leur contrôle de la société indienne. Les moines bouddhistes d’Inde du nord fuient au Tibet. Ils y instaurent un régime théocratique qui durera du 10e au 20e siècle. Le bouddhisme disparaît d’Inde, sa terre natale.

En 1956, le bouddhisme revient en Inde, sa terre d’origine. Défiant le système des castes, le politicien Bhimrao Ambedkar, issu d’une ethnie d’« intouchables », se convertit publiquement au bouddhisme et entraîne à sa suite plusieurs millions de ses supporters. Cet acte politique, initié par un discours débouchant sur une conversion publique de 300 à 500 000 personnes selon les sources, constitue la plus grande conversion de masse historiquement attestée.

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bouddhisme s’étend au monde entier. En Occident se multiplient les monastères tibétains, des temples sont fondés par les diasporas d’Asie du Sud-Est, des universités déployées par de nouveaux mouvements religieux japonais… Ce succès doit autant à la traditionnelle plasticité dogmatique du bouddhisme qu’à l’effort fourni par les maîtres pour adapter leur enseignement au contexte occidental, en mettant notamment l’accent sur le versant philosophique de leur croyance et en faisant leurs des concepts de développement personnel chers aux Occidentaux en quête spirituelle. La recette syncrétique qui a assuré la pérennité du bouddhisme depuis vingt-cinq siècles reste toujours efficace.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

ROYER Sophie [2009], Bouddha, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

MARTENS Élisabeth [2007], Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants, Paris, L’Harmattan.

ROBERT Jean-Noël [2008], Petite Histoire du bouddhisme, Librio, 2008.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : une typologie

Ouvrage de Jean-Michel Sallmann [2011], Le Grand Désenclavement du monde (voir notre chronique du 30 mai 2011) est bâti autour du postulat que le nœud de l’histoire globale s’ébauche au moment des Grandes Découvertes du monde par les Européens à partir du 15e siècle, phénomène amorcé par la mise en connexion de l’Eurasie lors de l’établissement de l’éphémère Empire mongol. Ce pourquoi cet historien choisit de se pencher, de 1200 à 1600, sur la genèse de notre monde globalisé au fil des étapes fondatrices que furent les expansions mongole puis européennes, ces dernières achevant d’intégrer l’œcoumène « utile » – au sens de densément habité – lors de la conquête des Amériques. Si l’on fait de 1492 une date-clé, c’est bien parce que Christophe Colomb, voyageur médiéval égaré, tisse involontairement du lien entre Asie, Europe, Afrique et Amériques.

Pour d’autres auteurs, cette interconnexion présentée par certains comme décisive n’a somme toute que peu d’importance. On peut considérer que tout avait été joué depuis longtemps dans l’Ancien Monde – entendons par cette expression l’ensemble Eurasie + Afrique – dès l’âge du Bronze. Cette époque voit déjà des élites dispersées de l’Irlande à la vallée de l’Indus, de la Libye à l’Anatolie adopter des éléments communs (chars, armes en bronze…), établir des contacts commerciaux à moyenne distance, connectant des communautés dispersées. Cela est lié à la nature du bronze, un alliage qui requiert au minimum du cuivre et de l’étain. Son usage allant s’élargissant fonde une nouvelle économie, une nouvelle société dont le fonctionnement s’établit sur la base d’échanges entre régions productrices [KRISTIANSEN, 2009]. La nature première de ces connexions est donc commerciale.

Au cœur de l’histoire, les contacts transculturels

À partir du moment axial (voir la chronique de Jean-Paul Demoule du 17 janvier 2011) cher à Karl Jaspers, des besoins éthiques se font jour dans les communautés humaines de l’Ancien Monde, de plus en plus denses, de plus en plus connectées. Simultanément s’ébauchent confucianisme et taoïsme en Chine ; bouddhisme, brahmanisme et jaïnisme en Inde ; zoroastrisme, judaïsme et philosophies grecques en Asie occidentale et dans le bassin méditerranéen. Les motifs d’apparition de ces idéologies éthiques, dont certaines s’imposeront comme religions de salut, sont bien évidemment internes aux sociétés concernées. Mais ils résultent aussi, estime entre autres Jerry H. Bentley [1993], de la nécessité d’élargir les bases du vivre ensemble pour faciliter les échanges transculturels.

Ces circulations, de biens mais aussi d’idées, sont notamment initiées par les marchands. Ces passeurs interculturels encouragent l’élaboration de systèmes garantissant la sécurité des échanges sur la base d’idéologies universalistes, et l’adoption de ces systèmes par les élites locales. Ce phénomène de contacts transculturels va devenir, de 500 avant l’ère commune à 1500 de notre ère, le principal moteur de la mise en connexion de l’Ancien Monde. Ce processus préalable d’échanges économico-idéologiques, sans lequel l’expansion européenne eût été inconcevable, reste pour Bentley le pivot majeur de l’histoire du monde : « Au-delà des conflits qu’elles suscitèrent, les rencontres interculturelles agirent comme de remarquables agents de changement dans le monde prémoderne. Elles encouragèrent la diffusion des technologies, idées, croyances, valeurs, religions, et même des civilisations. »


Trois modes de conversion sociale

L’auteur analyse, dans ce cadre, le développement des grandes religions : le bouddhisme, le christianisme, le manichéisme et l’islam. Il ébauche au préalable un cadre théorique : d’abord, il entend par conversion, au-delà du cheminement psychologique ou spirituel d’un individu attiré par un besoin de transcendance, un processus très large qui débouche sur la transformation profonde d’une société. Sachant que comme tout événement se jouant sur une très large échelle, la conversion sociale est une affaire compliquée, impliquant de multiples facteurs et nécessitant quelques décennies et plus souvent siècles pour faire pleinement jouer ses effets, il en distingue trois modes généraux :

• la conversion par coercition, qui peut aller jusqu’à l’usage d’une violence extrême, par exemple lors de la guerre de trente ans que Charlemagne livre aux Saxons, mais qui généralement se décline sur toute une gamme de pressions, politiques, sociales, économiques… Ainsi de certaines sociétés islamiques qui imposaient à leurs sujets non musulmans des impôts particuliers ou le non-accès à certaines carrières ;

• la conversion par association volontaire, résultant par exemple de la volonté de s’intégrer à un réseau apportant un gain social… Ainsi des souverains d’Afrique noire mis en contact avec l’islam, auquel ils se convertissent pour accroître leur prestige auprès de leurs sujets en détenant un statut privilégié de contrôle des biens échangés ;

• la conversion par assimilation, qui pousse de petites sociétés transplantées à s’intégrer à une civilisation qui les environne quand elles perdent certaines bases : ainsi des communautés chrétiennes apparues en Chine suite à la projection des Églises d’origine en Asie ou Europe au 13e siècle, qui disparaissent au bénéfice du bouddhisme ou du taoïsme quand l’effondrement de l’Empire mongol rend impossible le maintien de liens sur une longue distance.

Le syncrétisme, lubrifiant des processus de conversion

Le deuxième type, par association volontaire, reste pour Bentley la forme de conversion sociale la plus répandue dans l’histoire. Un prérequis incitatif à la conversion des élites locales par association volontaire résidait dans l’intérêt politique et/ou économico-commercial à passer alliance avec des communautés bien organisées de marchands étrangers. Ce qui nécessitait que ces communautés disposent de bases solides et d’un réseau bien établi pour soutenir leur cohérence sociale. Ainsi les diasporas marchandes musulmanes établissaient-elles leurs traditions culturelles dans les terres où elles se rendaient, rejointes par des communautés soufies pour évangéliser, des qadis (juges) pour arbitrer leurs fonctionnements internes… Leur société, pour s’implanter durablement et au-delà pour faire tache d’huile, avait besoin d’une architecture cohérente.

Il convenait enfin de rajouter un peu d’huile dans les rouages du mécanisme. Ce lubrifiant des contacts interculturels aboutis porte un nom : le syncrétisme. « Le syncrétisme, dit Bentley, est l’avenue qui mène au compromis culturel. » On connaît à cet égard l’exemple du soufisme dans le monde hindou, qui fit sien certains postulats brahmaniques. Les élites du Sud-Est asiatique se convertirent à l’islam par intérêt, tout en conservant certains points des anciennes religions. On comprend mieux pourquoi, en Indonésie, une des hautes autorités religieuses islamiques, le sultan de Jogyakarta, rend toujours un culte annuel aux divinités pré-islamiques, hindoues en l’espèce, du volcan Merapi et de la Mer, pour prévenir leurs colères.

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot.

KRISTIANSEN Kristian [2009], « Premières aristocraties. Pouvoir et métal à l’âge du Bronze », in Jean-Paul Demoule (dir.), L’Europe. Un continent redécouvert par l’archéologie, Paris, Gallimard.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.