Une histoire globale à l’âge du Bronze

J’avais proposé ici même le terme de « mondialisations froides » pour les phénomènes globaux de la préhistoire humaine la plus lointaine,  avec à l’origine l’apparition et la diffusion des premières formes humaines à l’intérieur de l’Afrique, phénomène dont la temporalité a été de l’ordre de plusieurs millions d’années ; puis la « sortie d’Afrique » et la diffusion dans toute l’Eurasie d’homo erectus et de ses semblables, il y a au moins deux millions d’années, dans une temporalité de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’années ; puis de l’ordre des dizaines de milliers d’années avec l’émergence en Afrique du nord-est d’homo sapiens, et sa diffusion sur l’ensemble de la planète ; puis de l’ordre des milliers d’années avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage (le néolithique) dans une demi-douzaine de foyers originels indépendants, et leur diffusion progressive sur une grande partie du globe.

Les sociétés agricoles à leur tour ont généré un nouveau phénomène historique global issu en grande partie de l’essor démographique provoqué par le nouveau mode de production : l’émergence de sociétés hiérarchisées de plus en plus complexes, lesquelles débouchent à plus ou moins brève échéance sur des formations étatiques et urbaines à partir du IVe millénaire avant notre ère, d’abord aux mêmes endroits que les foyers néolithiques initiaux. La trajectoire qui mène de sociétés agropastorales néolithiques faiblement différenciées à des royaumes centralisés est cependant variable, selon les régions du monde. Dans les « nasses » géographiques de l’Égypte et de la Mésopotamie (l’actuel Irak), cernées par des déserts, des mers et des montagnes élevées, cette trajectoire est rapide et irréversible. En Europe en revanche, où l’espace est peu compté et l’environnement plutôt favorable, les sociétés à chefferies qui émergent au cours du Ve millénaire vont suivre un chemin plus fluctuant, avec des moments de forte hiérarchie sociale visible selon les régions (les mégalithes du Ve millénaire, le monde minoen-mycénien du IIe millénaire, les « résidences princières » de l’âge du Fer au milieu du Ier millénaire, etc), et des moments où au contraire les inégalités sociales deviennent ténues à observer, dans les vestiges funéraires comme dans les habitats. Des formations étatiques ne s’y établiront définitivement que dans la première moitié du Ier millénaire avant notre ère, avec les cités-États grecques et italiques, lesquelles diffuseront progressivement le nouveau mode de vie à l’ensemble de l’Europe – dont la partie la plus au nord ne sera néanmoins touchée qu’au début du IIe millénaire de notre ère.

La plus ancienne métallurgie

Mais si le néolithique, à partir de son foyer initial proche-oriental, ne se diffuse dans toute l’Europe qu’en deux millénaires et selon un mode plutôt « froid », l’histoire se « réchauffe » à la fin du IIIe millénaire avec la période dite de « l’âge du Bronze ». La plus ancienne métallurgie du cuivre était attestée depuis le début du Ve millénaire au moins, notamment dans les Balkans – sachant que le martelage de cuivre natif est pratiqué au Proche-Orient au moins dès le IXe millénaire. Toutefois, une véritable réduction du minerai de cuivre dans des bas fourneaux, après extraction dans des mines, et à distinguer de la simple fonte dans des creusets, n’est actuellement bien connue qu’à partir du Ve millénaire dans le Levant, d’où elle s’étendra progressivement dans les différentes directions géographiques (Pigott 1999, Amzallag 2009). Cette première métallurgie n’est pas une révolution radicale dans le domaine des techniques : le cuivre est en effet trop mou pour produire des outils efficaces, et l’on utilisera encore longtemps la pierre et l’os dans la vie quotidienne. En revanche, parures et objets en cuivre (et en or, car la métallurgie de l’or apparaît au même moment) sont de puissants marqueurs des pouvoirs émergents. On les trouve dans les tombes les plus riches, mais aussi dans certains habitats particuliers. Le site croate de Vučedol, sur les bords du Danube près de Vukovar, en est un exemple emblématique datant du IIIe millénaire : sur une acropole naturelle dominant le reste du village et isolée par des fossés et un talus, se trouvaient deux grands bâtiments accompagnés d’installations de métallurgie et des tombes d’un couple et d’enfants.

Le cuivre par ailleurs n’est pas répandu uniformément dans la nature. Certaines régions en sont dépourvues, comme la Mésopotamie ou la Scandinavie. L’émergence d’élites tirant en particulier leur prestige de la possession d’objets en cuivre les oblige donc à constituer de vastes réseaux d’échange à longue distance pour s’en procurer. On appelle souvent « chalcolithique » (du grec chalkos, cuivre ou airain) cette seconde moitié du néolithique qui voit apparaître de conserve en Europe, à partir de 4500 avant notre ère, la métallurgie du cuivre et les premières hiérarchies sociales visibles. Mais lorsque l’on eut l’idée vers la fin du IIIe millénaire – sans doute au vu de la plus grande résistance qu’apportaient au cuivre certaines impuretés naturelles comme l’arsenic ou l’étain – d’ajouter au cuivre un dixième environ d’étain, on obtint un nouvel alliage, le bronze, beaucoup plus résistant. Il permettait de créer, non plus de simples copies en métal d’objets de pierre ou d’os, mais de nouvelles formes, aussi spectaculaires qu’efficaces, comme l’épée longue, qui permet de tuer de plus loin, le casque, les jambières, la cuirasse, la lance, sans compter des parures beaucoup plus variées. L’étain, cependant, est encore plus rare que le cuivre, et ses gîtes ne sont pas situés dans les mêmes régions. On le trouve, à l’époque, dans le sud des îles britanniques (que les Grecs appelleront « Cassitérides », du nom grec de l’étain, peut-être dû lui-même au peuple antique des Cassites), le Portugal, l’Espagne, la Bretagne, les Monts Métallifères (Erzgebirge, à la frontière germano-tchèque), et sinon en Asie du Sud-Est, dans la province chinoise du Yunnan et en Malaisie, encore aujourd’hui importantes régions de production (Muhly 1985, Amzallag 2009). Les textes proche-orientaux retrouvés notamment à Alalakh, Ebla, Mari ou encore Ougarit, attestent de l’importance de ces échanges d’étain dans toute l’Asie occidentale, et jusqu’à la vallée de l’Indus d’une part, et la péninsule ibérique de l’autre.

A partir de la généralisation du bronze, au cours du IIe millénaire avant notre ère, vont donc se mettre en place de vastes réseaux d’échange de cuivre et d’étain à l’état de lingots, mais aussi d’objets finis en bronze, à l’échelle de l’ensemble de l’Eurasie et dans le cadre d’un véritable « âge du Bronze » (Kristiansen et Larson 2005, Kohl 2007). Les besoins propres aux royaumes et empires du Proche-Orient, mais aussi les principautés minoennes et mycéniennes, tout comme les puissantes chefferies d’Europe du nord, généralisent ces échanges, associés à d’autres biens de prestige qui les accompagnent ou circulent en contrepartie, comme l’ambre de la Baltique, le sel, les produits animaux et sans doute les esclaves. La métallurgie du bronze atteint jusqu’à la Chine, qui recèle par ailleurs des ressources en étain, à l’époque de la dynastie Shang, celle où l’on considère que se mettent en place les premiers royaumes centralisés, avec les cultures successives d’Erlitou et d’Erligang, ainsi que les tout débuts de l’écriture (Bagley 1999, Mei 2000). Ainsi, une chaine continue d’échanges et d’interactions s’étend sur toute l’Eurasie, reliant de proche en proche les rives de l’Atlantique à celles du Pacifique.

Techniques, savoirs et mythes

Dans la première moitié du IIe millénaire, une nouvelle invention guerrière et de prestige, le char à roues à rayon, fait son apparition, peut-être d’abord en Asie centrale. Le cheval avait été domestiqué dans les steppes ukrainiennes à partir du Ve ou du IVe millénaire, d’abord pour sa viande, avant que le mors ne soit mis au point pour la traction et la monte. Au fil du temps la taille des chevaux grandit, et ils semblent être impliqués également dans des échanges en tant que biens de prestige. La roue, de même, est bien attestée en Europe et en Orient à partir du IVe millénaire, mais il s’agit d’abord de lourdes roues pleines. L’invention de la roue à rayons autorise des véhicules beaucoup plus maniables et rapides, qui se généralisent dans les batailles rangées des grands empires orientaux (l’indécise bataille de Qadesh, entre les Hittites et les Egyptiens de Ramsès II vers 1274 avant notre ère, est l’une des plus célèbres), et que l’on retrouve aussi dans les tombes des élites européennes. Le char et la lance, tout comme l’épée, apportent de nouvelles techniques de combat, mais aussi un très grand prestige à leurs possesseurs.

La fabrication comme le maniement de ces nouvelles panoplies guerrières des élites nécessitent des apprentissages et des savoirs nouveaux et très spécialisés. Les mythologies antiques, tout comme les enquêtes ethnologiques dans diverses parties du monde, notamment en Afrique, nous montrent le prestige dont bénéficient les métallurgistes, souvent aussi magiciens, détenteurs de connaissances secrètes, prestige qu’ils partagent évidemment avec les guerriers. De fait l’archéologie nous révèle à cette époque, partout en Eurasie, des transformations idéologiques essentielles. Les représentations féminines, typiques du paléolithique et du néolithique, disparaissent au profit de la représentation de guerriers en armes, de chars, d’armes, de roues, de navires ou encore d’astres (Briard 1991, Brun 1996, Kaul 1998, Demoule 2007). Le disque de bronze et d’or trouvé récemment à Nebra dans le nord de l’Allemagne et accompagné d’épées, dans ce qui a dû être un sanctuaire, en est typique avec ses figurations solaires et stellaires. De telles représentations sont communes à la même époque dans l’art rupestre européen, des Alpes à la Scandinavie. Un style décoratif mobilier dit « aristocratique », avec ses motifs curvilignes de spirales enlacées, se retrouve sur beaucoup d’objets de prestige, dont des manches de fouet en ivoire, des Carpates jusqu’au monde mycénien et à la Turquie (Kristiansen 2009).

Ces élites nouvelles échangent donc entre elles, circulent certainement à une grande échelle, et nouent aussi des alliances matrimoniales à longue distance, comme le montrent des objets de parures personnelles similaires retrouvés dans des régions éloignées.

L’apport de la mythologie comparée

Ces transformations idéologiques sont donc bien documentées par l’archéologie. Mais nous pouvons aussi utiliser les ressources de la mythologie comparée, telle que les historiens des religions la pratiquent depuis longtemps (Dumézil 1968-1973, Calame & Lincoln 2012, Olmsted 1994, entre autres). Le plus connu en France est évidemment Georges Dumézil, disparu en 1986, dont l’impressionnante érudition nous a laissé une soixantaine de volumes. Il avait montré des ressemblances structurelles frappantes entre les plus anciennes mythologies, mais aussi les épopées et les récits historiques légendaires (telle l’histoire des débuts de Rome), respectivement de l’Inde ancienne, de la Perse, de Rome, mais aussi, pour des périodes plus récentes, de l’Irlande, de la Scandinavie, et même de l’Ossétie dans le Caucase. Sa thèse la plus connue est celle de la « trifonctionnalité », les dieux les plus importants de ces panthéons (mais aussi les héros des épopées) se répartissant de manière tripartite entre la souveraineté magico-religieuse (première fonction), la guerre (deuxième fonction), et enfin le travail et la reproduction (troisième fonction). Des thèmes mythiques particuliers se retrouvent d’un bout à l’autre du continent, comme le couple sauveur associant un borgne et un manchot, respectivement Horatius Cocles et Mucius Scaevola dans l’histoire légendaire de Rome, Odin et Tyr dans la mythologie germanique.

L’interprétation traditionnelle de ces ressemblances indéniables est qu’on aurait là le résultat des migrations des Indo-Européens qui, partis d’un point originel circonscrit de l’Eurasie, auraient progressivement submergé l’Europe et l’Asie occidentale et donné naissance à la douzaine de familles actuelles de langues indo-européennes apparentées (familles germanique, celtique, romane, slave, balte, indo-iranienne, etc). Il s’agit là d’une question très controversée, cette migration originelle coïncidant pour les uns avec la colonisation néolithique de l’Europe à partir du Proche-Orient et du VIIe millénaire (Renfrew 1987), ou au contraire serait issue des steppes pontiques à la faveur de raids guerriers à partir du Ve millénaire (Mallory 1989), sans exclure la possibilité de modèles beaucoup plus complexes (Demoule 1991). Là n’est pas le lieu de discuter de cette question très technique, notamment sur le plan linguistique.

Mais pour se cantonner au domaine de l’idéologie, l’archéologie apporte une solution relativement élégante à cette homogénéité mythologique que constatent les historiens des religions sur une étendue aussi vaste, depuis les îles britanniques jusqu’à l’Inde, au moins. Cette société « trifonctionnelle », hiérarchisée et guerrière, de nature aristocratique et pratiquant le culte du héros guerrier, ne peut guère correspondre à celle, peu hiérarchisée et plutôt pacifique, des débuts du néolithique, à l’époque de la dernière « mondialisation froide ». En revanche, comme nous venons de le voir, il y a bien un vaste réseau aristocratique d’échanges de biens de prestige, de techniques, de savoirs et d’idéologies, qui se met en place à l’âge du Bronze, au cours du second millénaire avant notre ère, dans tout le vaste espace eurasiatique. Au premier millénaire, les liens sont moins forts, les thèmes iconographiques changent, les sociétés divergent. Les élites guerrières auraient donc partagé, au IIe millénaire avant notre ère, une idéologie aristocratique commune, qui se serait formée et transmise à travers le monde global de l’Eurasie, tandis que les récits mythiques et les épopées circulaient en tous sens. Un modèle synchronique en réseau, plutôt qu’un modèle diachronique en arbre généalogique, expliquerait ces ressemblances.

De ce point de vue, il n’est pas nécessaire de faire coïncider mythes et langues. De fait, il n’y a pas de coïncidence stricte, dans l’état actuel de nos connaissances, entre langues indo-européennes et mythologies guerrières aristocratiques « trifonctionnelles ». Certaines mythologies rentrent mal ou très peu dans le schéma dumézilien classique, comme celles des Grecs ou des Hittites, tandis que l’on retrouve au contraire ce schéma chez des peuples qui ne parlent pas des langues indo-européennes, comme dans le Caucase (Charachidzé 1987), et jusqu’en Corée et au Japon (Obayashi 1977, Yoshida 1977). Ce dernier exemple avait reçu l’assentiment de Dumézil lui-même, qui avait évoqué l’idée d’une diffusion de la structure trifonctionnelle de steppes en steppes (Dumézil 1978, p. 13). La coïncidence entre cette diffusion éventuelle et celle de la métallurgie du bronze vers la Chine et la Corée, puis finalement, au cours du Ier millénaire avant notre ère, jusqu’au Japon, est frappante.

On constate ainsi le caractère heuristique d’une histoire globale, y compris pour des périodes aussi anciennes. Observer à l’échelle de l’Eurasie toute entière (pour ne pas évoquer le cas de l’Afrique) la mise en place d’un nouvel ordre social, économique, technique, militaire, et finalement idéologique, celui de l’âge du Bronze, permet de désenclaver chaque histoire locale (le plus souvent nationale), de lui donner un sens historique beaucoup plus large, et d’interpréter au passage de manière moins restrictive et plus fructueuse les coïncidences indéniables que l’on observe entre les mythologies antiques qui sont parvenues jusqu’à nous.

Bibliographie

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Yoshida A.  1977 : Mythes japonais et idéologie tripartite des Indo-Européens, Diogène, 98, p. 101-124.

Aux origines de la dette

À propos de :

GRAEBER David [2011], Debt:. The first 5000 Years, Melville House.

C’était au milieu des années 2000. Invité à une conférence qui se tenait dans un monastère londonien, l’anthropologue américain David Graeber conversait avec une avocate engagée en faveur de causes humanitaires. Au fil de la discussion, ils en étaient venus à parler de la dette du tiers-monde. L’anthropologue, militant altermondialiste de longue date, rappelait les effets désastreux que les exigences des créanciers internationaux avaient pu avoir sur les économies du Sud. Son interlocutrice finit par lui demander : « Mais, chacun doit rembourser ses dettes, non ? » Graeber resta un peu interdit.

Rembourser la dette à tout prix ? Même si pour cela on doit dépenser de la sueur et des larmes, payer de son corps ou celui de ses concitoyens ? Comment une obligation morale aussi impérieuse avait-elle pu devenir une évidence pour une avocate sensible à des causes humanitaires ? Ces questions ont incité Graeber à entreprendre une enquête pour le moins ambitieuse. Retracer l’histoire de cinq mille ans de dette et de discours moraux entourant cette pratique immémoriale.

La dette est souvent vue comme une perversion. On l’associe aux comportements dispendieux et pour tout dire immoraux de débiteurs, individus ou États, qui n’ont pas su gérer leurs comptes en « bons pères de famille ». Son essor est régulièrement interprété comme le résultat d’un dévoiement des économies « réelles » : celles-ci auraient cédé au mirage du crédit, cette monnaie virtuelle qui gonfle immodérément pendant les booms. Graeber prend résolument à contre-pied ces représentations. À ses yeux, la dette est à l’origine des civilisations. Plus encore, les grandes religions et leurs principes moraux se comprennent en bonne part comme une réaction aux conséquences de la dette et à la violence qu’elle exerce sur les corps.

Une longue histoire

La dette n’est pas une création récente. En Mésopotamie, 3500 ans avant notre ère, soit mille ans avant les premières frappes de monnaies, les Sumériens possédaient un système de comptabilité administrative dont les bureaucrates se servaient pour recenser les dettes, les prêts et les amendes dont devaient s’acquitter les habitants. L’unité de compte de ce système était une barre d’argent. Pourtant le métal ne servait pas à effectuer des règlements. Ceux-ci pouvaient être acquittés au moyen de toute marchandise dont les habitants pouvaient disposer. Les barres d’argent ne circulaient pas dans l’économie, et servaient encore moins à effectuer des échanges, lesquels reposaient déjà sur le crédit.

La dette est également consubstantielle aux « monnaies primitives ». Ces monnaies, celles de peuples sans État ni commerce, ont essentiellement une fonction sociale, comme réparer une perte humaine ou arranger un mariage. Chez les Tivs, une population de l’actuel Nigeria, lorsqu’un homme entendait se marier, il remettait au père de la femme convoitée une quantité importante de barres de cuivre et de zinc. Doit-on comprendre que par ce geste il achetait son épouse ? Non, puisqu’il n’acquérait pas le droit d’en disposer comme il l’entendait, et encore moins de la vendre à autrui. Présenter des barres de métal, des coquillages ou du bétail à la famille d’une fiancée, c’était en fait écrire l’équivalent d’une reconnaissance de dette. Seule une vie humaine pourrait remplacer une autre vie humaine. Autrement dit, par ce geste, la famille du prétendant s’engageait à offrir un jour une femme en mariage à la famille de la fiancée.

Dans certains peuples, comme celui des Leles, vivant au Congo belge, une monnaie similaire, fondée sur des pièces de tissus, finit par muer en un système complexe d’engagements réciproques. En acceptant de marier sa sœur, un homme acquérait un droit sur une femme de la famille du prétendant, droit qu’il pouvait céder à un autre, en échange de la femme qu’il désirait pour lui-même. Les « dettes de vie » circulaient, devenaient une monnaie d’échange dans les relations de parenté. Du coup, il n’était pas rare que des femmes, des enfants et même des hommes deviennent la contrepartie de dettes sociales et passent sous la dépendance du créancier.

Le système des dettes de vie prend cependant un jour sombre lorsqu’il se mêle à la logique du commerce. Au milieu du 18e siècle, des barres de cuivre produites à Birmingham étaient devenues une monnaie d’échange le long de la rivière Cross, de Calabar jusqu’à la terre des Tivs. Introduites par des marchands occidentaux, elles étaient diffusées par des commerçants africains qui avaient adopté un système de gages humains. Lorsqu’un débiteur ne pouvait payer ses dettes, il devait payer le prix en vies humaines, celles de ses enfants, de ses parents laissés en gage. Voire avec sa propre vie. La dette a ainsi écrit un chapitre peu connu de l’histoire des traites négrières.

La morale ou l’honneur ?

Ce lien intime entre la dette, la violence et l’esclavage n’est pas isolé. C’est même une constante dans les premiers âges des économies de marché, affirme Graeber. Dans la Bible, les mots hébreux pour « rédemption » pouvaient aussi désigner le fait de récupérer les gages laissés auprès d’un créancier. Selon le livre de Nehemiah, la perspective la plus funeste pour un débiteur était d’envoyer ses enfants au service d’un créancier, de soumettre ses filles à son bon vouloir. Espérer une rédemption, c’était alors espérer racheter des fautes commises dans le passé, ces fautes prenant la forme concrète de dettes accumulées et d’enfants abandonnés à l’esclavage. Le texte biblique porte la trace des crises de la dette survenues en Mésopotamie environ quatre siècles avant notre ère. Il était alors commun que, en temps de mauvaises récoltes, les paysans s’endettent auprès de riches voisins, finissent par perdre leurs terres et, parfois, se séparent de leur bien le plus cher, leurs propres enfants.

Ces crises de la dette ont laissé de profondes traces dans les discours moraux de l’époque. On trouve trace dans la Bible et ailleurs de nombreux appels à l’effacement des dettes, des condamnations de l’usure, et même du prêt à intérêt. Mais ces discours critiques se sont toujours heurtés, observe Graeber, à la logique de l’honneur. Garder son rang, c’est s’acquitter de ses dettes. Cela explique qu’aux États-Unis, les esclaves rechignaient souvent à critiquer le système esclavagiste, préférant gagner leur salut en rachetant leur liberté.

Dans l’Antiquité mésopotamienne, préserver son honneur, cela voulait dire aussi ne pas se montrer impécunieux, afin de préserver ses filles de l’esclavage et de la prostitution. Le port du voile, la célébration de la virginité des filles seraient aussi, selon Graeber, une réponse à une crise de la dette. Ces pratiques avaient précisément pour raison d’être de manifester, de la part de ceux qui en avaient les moyens, le fait que leurs filles n’étaient pas à vendre.

L’auteur poursuit son récit des cinq mille ans de dette jusqu’à aujourd’hui. Des empires de l’Antiquité, il nous emmène au Moyen Âge, puis aux cinq cents dernières années de mondialisation. Pour cet anthropologue anarchiste, comme il aime à se définir, la dette y apparaît toujours comme un instrument de pouvoir. Celui d’asservir les hommes mais aussi celui de transformer les sociétés. C’est ainsi que l’impôt des conquérants, endettant les conquis, les obligeait à se convertir au commerce. La dette a diffusé l’économie de marché.

Au terme du récit, notre époque apparaît plus clémente. Les débiteurs ne sont plus réduits en esclavage. Pourtant, observe Graeber, les intenses cures d’austérité imposées aux États impécunieux suggèrent que la dette a toujours maille à partir avec la subordination et la violence.

Article publié initialement dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 27, « Transmettre », juin/juillet/août 2012.

La naissance de l’État et les premières globalisations : la singularité mésopotamienne

Les échanges connaissent une importante extension au 4e millénaire av. J.-C., en Asie occidentale puis en Égypte. Liée à l’innovation cruciale que représente le développement d’une métallurgie du cuivre puis du bronze, et au progrès d’un élevage de moutons pour la laine, base d’un artisanat textile, cette extension préside à la naissance de l’État. Ce phénomène constitue une rupture majeure dans l’évolution des sociétés humaines, après celle du Néolithique. L’absence de ressources de la Mésopotamie du Sud en métaux, en pierre ou en bois, ne pouvait qu’inciter les élites de cette région à assurer leur approvisionnement. Les causes de la naissance de l’État sont cependant plus complexes. La « Révolution urbaine » est aussi une révolution idéologique, à l’intérieur de la société et dans son rapport à l’environnement : elle est le temps du grand divorce de la culture et de la nature, et le motif du triomphe de l’homme sur une nature hostile est prééminent dans la mythologie mésopotamienne. C’est en fait un ensemble de facteurs inscrits dans l’économique, le politique, le religieux et l’environnement qui amènent les transformations observées [Testart, 2004]. Cette naissance de l’État conduit elle-même à un nouvel essor des échanges, échanges de biens mais aussi de savoirs, de croyances et de valeurs.

La construction de l’État s’accompagne en outre de l’apparition de techniques de pouvoir inédites, utilisant l’écriture (à partir de 3400 av. J.-C. au plus tard en Mésopotamie) et elle introduit une division du travail radicalement nouvelle, à l’intérieur des sociétés à État et entre régions. Elle développe de nouvelles formes de mobilisation du travail et d’accumulation du capital, impliquant le recours à un travail servile puis salarié, et la collecte de taxes et de tributs. L’écriture représente une révolution cognitive et une puissante technique de contrôle social [Glassner, 2000]. Combinée à une standardisation des poids et mesures, la mise au point de systèmes de comptabilité marque une innovation majeure qui va fournir à l’État les assises d’une organisation efficace et accentuer un mouvement de complexification sociale impulsé notamment par la croissance du commerce extérieur [Hudson et Wunsch, 2004]. Le secteur public nouvellement constitué apporte les cadres qui permettent la formation de centres entrepreneuriaux : une accumulation du capital avec recherche de profit s’est d’abord développée avec l’appareil d’État et les institutions des temples, puis des palais [1].

L’intensification des pratiques agricoles – avec la mise au point de l’araire et de la traction animale [Sherratt, 2006], l’essor de l’irrigation et celle de l’arboriculture – entraîne en Mésopotamie une augmentation de la production et une croissance démographique nouvelle. Celle-ci alimente un processus d’urbanisation et un phénomène expansionniste, qui s’appuie sur la construction étatique et la diffusion d’une idéologie nouvelle. À partir de 3600 av. J.-C. env., un système de cités-États se met en place, où la ville d’Uruk apparaît prééminente : on parle ainsi d’« expansion urukienne » pour ce qui est en fait une extension des réseaux d’échange à partir de toute la Mésopotamie du Sud. Même si ces innovations sont antérieures, la diffusion de races de moutons à laine et la production de boissons fermentées (bière, vin de dattes) constituent d’autres faits marquants de la Révolution urbaine : celle-ci s’accompagne clairement d’une transformation dans l’habillement et dans la consommation alimentaire [Sherratt, 2004] qui sont partie intégrante de cette « civilisation urukienne » qui va se diffuser dans les régions voisines, et influencer jusqu’à l’Égypte [Wilkinson, 2004].

Le Sud mésopotamien exporte sans doute des textiles et d’autres objets manufacturés, et importe des matériaux bruts, des esclaves, et peut-être aussi des objets métalliques. L’« expansion urukienne » induit un phénomène de « globalisation » (à la fois extension des échanges de longue distance et interdépendance des régions connectées à travers l’instauration d’une division transrégionale du travail) au sein d’un espace que l’on peut considérer comme un premier système-monde [Algaze, 2001 ; Beaujard, 2011, 2012]. Vers le nord, à la recherche de métaux, le système s’étend jusqu’au Caucase (culture de Maykop) et entre en contact avec le monde des steppes de l’Asie centrale (ville de Sarazm). Vers l’ouest, on peut clairement observer des interconnections entre l’Anatolie, les Balkans et les steppes lors du développement de l’Âge du Bronze ancien [Sherratt, 1997].

Les Mésopotamiens du Sud forment des comptoirs et créent des « colonies » dans des régions plus au nord. L’extension des réseaux urukiens est sans doute favorisée – dans un premier temps – par l’émergence d’entités politiques au nord de la Mésopotamie avant même le milieu du 4e millénaire. Si les diasporas mésopotamiennes devaient traiter avec les puissances locales, les colonies, elles, ont peut-être eu parfois recours à la force. La métallurgie du bronze permettait la fabrication d’outils pour l’agriculture, mais aussi d’armes qui augmentaient la puissance militaire : la constitution d’armées a joué un rôle dans l’essor des États.

L’idéologie et certaines innovations de la Mésopotamie vont influencer d’autres régions. S’il n’y a pas eu emprunt de l’écriture sumérienne, il y a eu diffusion de l’idée de l’écriture et mise au point de systèmes particuliers, en Égypte, en Iran, et plus tard dans l’Indus et en Crète. En Afrique du Nord-Est, dans le courant du 4e millénaire, l’aridification de la Libye et du désert oriental encourage une intensification des pratiques agricoles dans la vallée du Nil, qui ici encore se combine à une extension des échanges pour aboutir à la formation d’États. Les terres fertilisées par le Nil constituent une aire relativement enclavée ; cette situation pourrait avoir favorisé un mode d’organisation politique centralisé et avoir assuré une meilleure stabilité au système égyptien que les surfaces irriguées de la Mésopotamie du Sud. La nature de l’État en Égypte tient aussi à des traits politico-religieux des sociétés où émerge cet État [Wengrow, 2006]. Les fondements idéologiques du pouvoir différaient entre Mésopotamie et Égypte, où le personnage du roi-dieu pharaon était le garant de l’ordre cosmique et social, les « rois » mésopotamiens représentant d’abord des administrateurs et des seigneurs de guerre. L’ordre en Mésopotamie résulte de négociations et de compétitions dans les cités, entre les cités, et entre urbains et nomades. En Égypte, qui s’urbanise à partir de 3500 av. J.-C. et développe l’écriture vers 3400, divers proto-États dominent des sections le long du fleuve et les régions avoisinantes. Leur affrontement aboutit à la formation d’un royaume unifié vers 3100 av. J.-C. L’Égypte bénéficie de liens indirects avec la Mésopotamie par le Levant, mais se développe en centre d’un système-monde distinct de celui de l’Asie occidentale.

En Asie du Sud, les conditions politiques et religieuses qui président à la formation de l’État au 3e millénaire dans la civilisation de l’Indus restent difficiles à cerner, mais l’essor de l’agriculture et des échanges et l’idéologie jouent ici encore un rôle crucial [Possehl, 2002 ; Ratnagar, 2004]. L’espace indusien formera avec l’Asie occidentale un système-monde unique à partir de 2600 av. J.-C.

La formation de l’État en Chine s’appuie également sur un double progrès de l’agriculture d’une part, des échanges d’autre part. L’arrivée des techniques d’une métallurgie du bronze par les routes de l’Asie centrale vers la fin du 3e millénaire a influé sur cette évolution au 2e millénaire av. J.-C. L’État dirigé par la cité d’Erlitou surgit dans le contexte d’espaces en compétition, partageant une culture commune. La présence de centres secondaires sans doute initiés par une colonisation venant d’Erlitou montre une volonté de contrôle des routes menant à des ressources naturelles (sel, cuivre, étain…), dans un processus comparable à ce que l’on observe lors de l’expansion urukienne en Mésopotamie [Liu et Chen, 2003]. Ce n’est toutefois qu’à la période suivante, dans la culture d’Erligang, que des indices de contacts au loin bien développés sont mis en lumière. Un système d’écriture, d’abord rencontré sur des omoplates d’animaux et des plastrons de tortues, puis sur des bronzes, apparaît vers 1500 av. J.-C.

Chang [2000] a toutefois défendu l’idée que le bronze et l’écriture n’ont pas joué de rôle économique majeur dans l’Âge du Bronze chinois, mais plutôt un rôle idéologique de support du pouvoir politique (cf. l’usage de récipients en bronze dans les cultes dynastiques… Il est vrai que le bronze, dont la fabrication est monopolisée par l’élite à partir de la phase Erlitou, n’est pas utilisé pour des outils agricoles). Malgré son intérêt, cette thèse oublie l’importance qu’a dû représenter la fabrication d’armes en bronze, et la possibilité d’un usage plus large de l’écriture, sur des matériaux périssables qui n’auraient pas laissé de traces.

Il est vrai cependant que l’État se construit en Chine sur des bases qui diffèrent en partie de ce que l’on observe en Mésopotamie, et que les innovations mésopotamiennes ont joué un rôle crucial dans l’évolution de l’ensemble du monde. L’idéologie de la civilisation urukienne a en fait marqué l’évolution de l’Occident, jusqu’à la Révolution industrielle et la période actuelle. Pour Chang [2000], la Mésopotamie est la seule des grandes civilisations à s’être lancée, dès la Révolution urbaine, dans une construction étatique fondée sur le contrôle de techniques de production nouvelles, un usage largement économique de l’écrit et « l’établissement de sociétés territoriales prévalant pour le règlement du comportement interpersonnel sur les clans primitifs et les lignages ». D’où l’idée d’une « bifurcation » occidentale originelle. Les développements mésopotamiens, souligne Chang, furent considérés comme « archétypiques du commencement des civilisations », alors qu’ils ont constitué un phénomène pour une part singulier.

ALGAZE, G., 2001, « The Prehistory of Imperialism. The Case of Uruk Period Mesopotamia », in : Uruk Mesopotamia and its Neighbors. Cross-cultural Interactions in the Era of State Formation, M. S. Rothman (éd.), Sante Fe, School of American Research, Oxford, James Currey, pp. 27-83.

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LIU, L. et CHEN, X., 2003, State Formation in Early China, London, Duckworth.

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[1] Un processus de privatisation de la terre naît ensuite au sommet de la pyramide sociale, en même temps que la royauté, dans la première partie du 3e millénaire (Hudson 1996). La pratique de prêts à intérêt apparaît à la même époque, et le salariat est attesté. Dès le 3e millénaire, on observe la floraison d’un secteur privé et l’existence de marchés avec des fluctuations de prix. Dans le même temps, les archives de Fara montrent l’existence d’un système de taxation vers 2500 av. J.-C.

Fernand Braudel, pionnier de l’histoire globale

L’histoire sociale a conquis un nouveau dynamisme quand elle a décidé de considérer que les sociétés n’existent pas et que seuls existent les rapports sociaux. De la même manière, on peut dire que Fernand Braudel, et c’est l’une des meilleures raisons de la survie de son œuvre, nous a habitués à l’idée que les cultures n’existent pas. Seuls existent les contacts et les échanges culturels. Les cultures isolées, repliées sur elles-mêmes, sont des fictions ou des cultures condamnées. Car une culture a besoin de contacts et d’échanges pour exister, comme notre corps d’oxygène pour survivre. Les cultures peuvent s’appréhender comme des ensembles différenciés qui font système par leur intelligibilité globale et leur capacité à se reproduire. Mais ce sont des ensembles mouvants qui n’existent que par les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Cette mobilité est temporelle parce que la culture est d’abord un processus mémoriel. Sa capacité à se reproduire implique un travail de déformation et d’usure sémantiques qui donne toute son utilité au caractère généalogique du raisonnement historique. Mais sa mobilité est aussi spatiale. L’une des  grandes illusions de l’idéologie nationale que nous a légué le 19e siècle est d’avoir cru que l’on pouvait enfermer une culture dans un cadre territorial politique et faire correspondre naturellement la localisation d’une culture, l’implantation d’une langue, d’un peuple et les frontières délimitant le ressort d’un État. Les véritables frontières d’une culture toujours en mouvement, ce sont les fronts de contacts, de mélange ou d’échanges qui la font communiquer avec d’autres ; ce sont ses itinéraires de circulation et de pénétration.

Braudel a étendu le champ d’investigation de l’histoire culturelle en montrant que le processus d’appropriation et de compréhension du monde en quoi consiste chaque culture, mêle le matériel à l’immatériel. Encore attaché au vocabulaire de l’entredeuxguerres, Braudel préfère le terme de civilisation à celui de culture. Mais il l’utilise volontiers au pluriel ; plus volontiers que Lucien Febvre et même Marc Bloch (1). Il manifeste par là de fortes affinités avec la pensée géographique et surtout avec la pensée ethnologique (par exemple avec Marcel Mauss, dont l’œuvre l’a beaucoup marqué).

Son sens de la pluralité des cultures prolonge néanmoins l’invitation des fondateurs des Annales à dépasser le gallocentrisme et même l’eurocentrisme qui oblitèrent l’histoire traditionnelle pour considérer les parcours historiques des sociétés dans la diversité de leurs rythmes de changement et de leurs choix de développement. Il rejoint également l’hypothèse de base de l’anthropologie qui s’inscrit en faux contre une conception unitaire et intemporelle de la nature humaine. Il y ajoute une dimension dynamique, que l’on retrouve dans l’essor considérable des travaux historiques sur les sociétés non européennes qui a accompagné le tournant anthropologique des années 1970 et 1980. La particularité d’une culture et de son cheminement historique n’est plus désignée par un écart que révélerait l’histoire comparée mais par les contacts, les symbioses, les confrontations avec d’autres cultures, par ses résistances ou ses refus que révèle l’analyse historique.

Pour l’étude du changement, Braudel préfère la spatialisation des processus historiques à leur quantification. Au lieu d’utiliser le modèle des sciences physiques, dominant alors dans les sciences sociales, qui suppose une équivalence de masse ou de force entre la cause et l’effet, il s’inspire du modèle des sciences de la vie. Ce modèle biologique conçoit le changement en termes de reconfiguration, de dissémination, d’absorption. Il convient beaucoup mieux à la description des rapports d’échange et au caractère relationnel des phénomènes culturels. Dans le chapitre 6 de la deuxième partie de La Méditerranée…, consacré aux « Civilisations », il est caractéristique que Braudel évoque successivement la façon dont « voyagent les biens culturels », les « rayonnements et refus d’emprunter », les « frontières culturelles », la « lenteur des échanges et des transferts », les « recouvrements de civilisations » (2), bref tout ce qui met une culture en contact avec les autres et l’oblige à sortir d’elle-même ; tout ce qui, en elle, est objet d’échange et non d’héritage.

S’il s’attarde enfin à entrer dans une culture, à la décrire comme une totalité, c’est la plus éclatée qu’il choisit, ou plutôt la moins territorialisée : la culture juive. Une culture de diaspora vouée à vivre en symbiose avec les cultures des pays d’accueil ; une culture de résistance certes et même de survie face aux persécutions et aux expulsions dont les juifs ont été l’objet au 16e siècle de la part de plusieurs États chrétiens de la Méditerranée ; mais surtout une culture de médiateurs : le rôle d’intermédiaires à la fois économiques et culturels entre le monde musulman et le monde chrétien qu’ils ont joué longtemps à travers la Méditerranée prend une envergure mondiale au 16e siècle du fait même de leur expulsion de la péninsule Ibérique (3).

En appliquant aux échanges culturels le même modèle agonistique qu’aux échanges commerciaux, cet historien du grand commerce déchire le voile d’irénisme dont la vision universitaire, dans son idéalisme, a tendance à recouvrir l’univers culturel. Certes, la vie d’une culture est moins étroitement guidée par le principe d’intérêt et la recherche du profit que l’activité commerciale. Mais elle n’est ni innocente ni désintéressée. Les stratégies de domination qui se donnent à voir dans la conquête des marchés, dans le contrôle des grands réseaux commerciaux, telles que Braudel les voit à l’œuvre dans la structuration des économies-mondes, n’obéissent pas elles-mêmes aux seules règles de la pure rationalité économique.

Le regard d’entomologiste avec lequel il considère le destin des civilisations s’encombre par endroits d’un accent de darwinisme mélancolique qui porte la marque des années 1930. On sait que Braudel, sans adhérer aux considérations de Paul Valéry sur la mortalité des civilisations, admirait son œuvre et s’est intéressé aux activités du Centre universitaire méditerranéen qu’il avait fondé (4). Comme les dernières traces d’un parfum évaporé, cet accent d’époque a marqué le style de La Méditerranée… et sa sensibilité littéraire plus que sa vision historique. Mais il a rendu Braudel plus attentif que d’autres historiens aux phénomènes d’hybridation et de contamination qui accompagnent les contacts entre cultures. Ces phénomènes ne procèdent pas d’un déterminisme biologique qui réglerait tous les échanges culturels, mais d’un principe d’appropriation psychologique qui serait, plus encore que le principe de la construction identitaire, le ressort de survie et de développement de chaque culture. C’est ce principe que retrouvent aujourd’hui les historiens du contact colonial dans l’attention qu’ils portent aux processus d’acculturation et de métissage.

C’est donc implicitement vers son œuvre que se sont tournés les historiens des sociétés non européennes quand ils ont éprouvé le besoin de s’arracher aux œillères de la tradition orientaliste. Cette tradition ne s’appliquait pas uniquement aux sociétés situées à l’est de l’Europe mais à toutes celles dont la culture apparaissait par sa genèse, ses racines linguistiques ou religieuses, étrangère à la culture européenne. Pour les comprendre, le spécialiste de ces sociétés se sentait obligé de les enfermer dans leur exotisme, comme si leur histoire avait consisté avant tout à protéger leur identité de l’influence européenne. La critique de l’impérialisme colonial, qui a accompagné la prise de conscience et la lutte des peuples colonisés, a conforté dans un premier temps cette conception isolationniste de la culture. Il fallait arracher ces cultures opprimées à la dévalorisation, à l’oubli, voire aux entreprises ethnocidaires du pouvoir colonial qui avait prétendu légitimer sa domination par une mission civilisatrice. Le démontage de l’image providentielle d’une colonisation qui apporte les bienfaits de la civilisation à des sociétés enfermées dans l’arriération a permis de rétablir dans leurs droits et leur vraie dimension l’histoire et la culture ante-coloniales de ces sociétés.

Il a fait découvrir également la complexité des processus d’acculturation qui ont accompagné l’implantation des Européens. L’installation du pouvoir colonial a représenté dans certains cas (comme la colonisation des Amériques au 16e siècle ou de l’Océanie au 18e) une confrontation culturelle inédite entre deux mondes qui ne s’étaient jamais rencontrés. Mais dans la plupart des cas, la confrontation a concerné des cultures qui étaient auparavant déjà plus ou moins en contact avec l’Europe. La nouveauté de l’implantation coloniale tient à sa violence concrète et symbolique, non au fait qu’elle met en contact deux cultures qui s’ignoraient. Favorables à la colonisation comme la majorité des hommes de gauche de leur époque qui y voyaient un facteur de progrès et de diffusion des Lumières, Bloch et Febvre manifestaient une attention particulière au fait colonial, ce dont témoignent leurs propres recensions dans les Annales. Ils sont beaucoup moins sensibles à la violence du fait colonial qu’à la confrontation culturelle qu’il implique, c’est-à-dire au processus d’acculturation dans lequel il entraîne le colonisateur comme le colonisé.

La colonisation, telle que peut l’étudier l’ethnologue ou l’historien du contemporain, propose un cadre pour ainsi dire expérimental à l’analyse des échanges complexes entre sociétés et cultures différentes qui ont rythmé l’histoire de l’humanité. Le numéro spécial des Annales sur « les Amériques latines » conçu par Febvre, reflétait cette vision non pas idéalisée mais avant tout culturelle de l’héritage colonial (5). Braudel n’ignore pas la part de violence et de volonté de domination présente dans les contacts culturels. C’est en quoi sa réflexion bien que dépourvue, encore plus que celle des fondateurs des Annales, de toute arrière-pensée dénonciatrice du fait colonial, a pu inspirer les historiens qui ont été amenés à l’étude des sociétés non européennes par la critique de l’impérialisme. Car la violence, à ses yeux, n’est pas l’apanage du phénomène colonial. Elle est présente dans tous les contacts, dans tous les échanges entre cultures. Et pas seulement dans les échanges entre cultures, mais aussi dans les échanges économiques. L’agressivité, l’esprit de concurrence, le désir de domination, les stratégies de pénétration ou de résistance règlent les rapports économiques comme les rapports culturels qui subissent eux aussi la loi de l’échange inégal.

Dans son approche des civilisations, l’œuvre de Braudel fait plus de place à l’analyse des processus d’acculturation qu’à la description d’une singularité construite ou maintenue. Cette conception ouverte et relationnelle de l’univers culturel fait retour aujourd’hui chez les historiens. On le voit avec le succès de la global history, née aux États-Unis mais qui a maintenant largement pris pied de ce côtéci de l’Atlantique, comme avec le débat suscité en particulier par L’Histoire des Amériques de Carmen Bernand et Serge Gruzinski à propos de la notion de métissage pour qualifier l’acculturation coloniale (6). Nous ne pouvons ignorer la dimension philosophique et politique de ce retour dans lequel Braudel, à cheval sur deux époques par sa pensée et peut-être plus encore par son langage, se révèle avoir joué un rôle de passeur. Ce qui est en cause dans le débat suscité par le concept de métissage, c’est l’idée qu’il puisse y avoir des formules de transaction entre la culture des colonisateurs et celle des colonisés, en dépit de la violence de la conquête et de la domination coloniale ; que la rencontre de deux cultures, même dans un rapport de forces aussi déséquilibré, puisse être occasion de mélanges, d’emprunts réciproques, d’appropriation par le plus faible des armes culturelles du plus fort, et non une colonisation purement ethnocidaire, simple reflet ou adjuvant de la colonisation politique, qui annihile l’autonomie culturelle du colonisé.

À noter

Ce texte est extrait, avec quelques modifications, de ma contribution au volume d’Hommages à Nathan Wachtel à paraître prochainement aux Presses universitaires de Rennes.

(1) « Une civilisation peut mourir. La civilisation ne meurt pas » écrit  Lucien Febvre, en guise de réplique à la formule de Paul Valéry, dans l’éditorial de reparution des Annales après la guerre : « Face au vent », Annales ESC, 1946.

(2) BRAUDEL Fernand [1966, 2e éd. 1993], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations ».

(3) BRAUDEL Fernand [1966], La Méditerranée et le Monde méditerranéen, op. cit., deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations », in «  Une civilisation contre toutes les autres : le destin des juifs ».

(4) Voir PARIS Erato [1999], La Genèse intellectuelle de l’œuvre de Fernand Braudel. La Méditerranée et le Monde méditerranéen, Athènes, Institut de recherches helléniques, chapitre 3 : « Paul Valéry et son centre méditerranéen ».

(5) « L’Amérique du Sud devant l’histoire », Annales ESC, vol. 3, n° 3/4, 1948.

(6) BERNAND Carmen et GRUZINSKI Serge [1991-1993], Histoire du Nouveau Monde, t. 1, De la découverte à la conquête ; t. II, Les Métissages, Paris, Fayard.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : l’exemple du manichéisme

Comme nous l’avons vu lors de chroniques récentes sur l’œuvre de Jerry H. Bentley et sur le bouddhisme, la souplesse dogmatique d’une religion compte pour beaucoup dans son succès. Le bouddhisme est emblématique de cette capacité syncrétique : il a su s’exporter, comme religion indienne, dans un univers culturel qui lui était totalement étranger, celui du monde chinois.

Un autre des meilleurs exemples de cette souplesse nous est fourni par une religion moins connue, si ce n’est péjorativement : le manichéisme, fondé au 3e siècle de notre ère par le phophète Mani en Perse (pour une biographie romancée voir Maalouf [1991]). Influencé par une enfance passée dans une secte baptiste judéochrétienne, il élabora une théogonie mêlant intimement christianisme, judaïsme, zoroastrisme (alors religion dominante de l’Empire sassanide) et bouddhisme. Ce dernier était présent par le biais des communautés marchandes indiennes qui, contournant l’Himalaya par l’ouest, s’étaient établies dans les villes étapes des routes sillonnant l’Asie du nord au sud comme d’est en ouest.

L’empereur sassanide Shâpur, après une entrevue avec le prophète vers 243, l’appuie dans ses entreprises missionnaires – peut-être y voyait-il un syncrétisme efficace à même de renforcer son influence auprès de ses voisins [Decret, 2007] ? Disposant à ses débuts d’un appui gouvernemental, réussissant à convertir dans les milieux chrétiens (nestoriens en Asie, byzantins en Europe de l’Est, catholiques en Europe de l’Ouest et au Maghreb – saint Augustin fut manichéen en sa jeunesse), la nouvelle religion va essaimer, en deux siècles, de l’Allemagne à la Chine.

Lorsque Bâhram monte sur le trône à la suite du décès de son père Shâpur, vers 273, il entend revenir à la foi zoroastrienne et combat les cultes étrangers. Mani est une des premières victimes de ce revirement. Mis au cachot, on l’y laisse agoniser. Ses textes lui survivent : il y met en scène un monde aux contours zoroastriens (disputé par les Ténèbres et la Lumière), aux accents gnostiques (le mythe fondateur mêle allégrement spéculations grecques et juives), à la cosmogonie chrétienne (les histoires d’Adam et de Jésus sont revisitées) et au vocabulaire bouddhiste (Mani se présente comme le Bouddha de Lumière). Le tout conduit naturellement à un code éthique (ne pas mentir, ni commettre d’adultère…).

Plus important encore, Mani a élaboré de son vivant une Église, déjà internationale – donc solide, puisqu’une répression d’État ne peut dépasser le cadre de ses frontières. Les fidèles se répartissent entre élus, respectant une ascèse rigoureuse, et auditeurs, au degré d’engagement et d’initiation moindres, que l’on peut considérer comme des laïcs. L’ensemble obéit à une hiérarchie d’évêques et de prêtres. En dépit des persécutions qui les frappent, en Occident chrétien dès leurs débuts pour hérésie, en Perse zoroastrienne dès les années 270 pour concurrence à la religion d’État, et en Chine taoïste au 9e siècle lors de la répression des cultes étrangers, les manichéens montrent une étonnante capacité à se maintenir : on en trouve en Allemagne jusqu’au 9e siècle, en Perse jusqu’au 8e (ils ne résisteront pas à l’arrivée de l’islam), et en Chine jusqu’au début du 17e.

La diffusion s’explique par le fait que les manichéens surent s’implanter dans certaines des communautés marchandes les plus actives, dont les Sogdiens. Par la nécessité de l’établissement de relations privilégiées entre élites locales et marchands étrangers, le manichéisme se maintint aussi longtemps que des gens pouvaient trouver intérêt à partager cette foi. Mais que le commerce cesse, et la foi considérée recule par absorption ou métamorphose. Il n’est pas exclu que, coupées de leurs bases par des répressions de plus en plus féroces, les communautés manichéennes devinrent autonomes en Europe, dans les mouvements bogomile en Europe orientale ou cathare dans le sud de la France, sur lesquels ils exercèrent a minima quelques influences décisives en matière dogmatique. Leur échec en Europe et même en Perse reste en tout cas manifeste. Isolés, ils ne surent pas consolider leurs implantations initiales et disparurent. Mais fuyant l’avancée de l’islam, les communautés de Perse se redéployèrent en force en Transoxiane, y rejoignant leurs coreligionnaires établis de longue date. Il est à noter que les communautés zoroastriennes qui refusèrent la soumission à l’islam se déployèrent de même vers l’Inde, au Gujarat, pour y faire souche. Ce sont les Pârsîs contemporains.

De la Transoxiane, les manichéens, ayant converti nombre de marchands sogdiens, s’infiltrèrent progressivement en Chine. À leurs débuts en cette terre étrangère, ils n’y surent pas convertir les autochtones, et auraient pu ainsi s’effacer…, sans une alliance décisive : En 757, les Turcs Ouighours libèrent la ville de Luoyang des armées rebelles de An Lushan, et découvrent quelques marchands sogdiens parmi les survivants. La légende rapporte qu’après de longues discussions avec les prêtres manichéens, le grand khan des Ouighours se convertit à cette foi, entraînant ses soldats. Pour la première et dernière fois de son étonnante carrière, la foi manichéenne se retrouvait patronnée par un État.

Bentley commente ainsi cet événement : « L’attraction de l’élite Ouighour pour le manichéisme représente un cas évident de conversion par association volontaire. Les Ouighours connaissaient de longue date le manichéisme, suite à leurs échanges avec les omniprésents marchands Sogdiens. Et ils avaient certainement entête que ces Sogdiens étaient à même de rendre florissant leur empire naissant, en termes commerciaux comme diplomatiques. » L’alliance fut couronnée de succès durant deux siècles : des Sogdiens servirent les Ouighours comme ministres, diplomates et conseillers, et ils leur apportèrent une écriture basée sur leurs propres écrits. De nomades, les Ouighours se sédentarisèrent, et bâtirent ce que Bentley présente comme la première grande cité implantée au cœur des steppes d’Asie : Karabalghasun. Elle fut un temps le cœur des routes de la Soie, les Ouighours obligeant la Chine à leur céder de lourds tributs sous forme de ballots de soie – la plus intéressante des monnaies de l’époque.

De cette base, les manichéens surent faire usage : ils adaptèrent leur vocabulaire et leurs concepts pour pénétrer le « marché » idéologique chinois. En témoigne un certain Xuanzang, pèlerin chinois en route pour la Bactriane, qui rencontre chemin faisant des communautés manichéennes. Celles-ci font un tel usage de termes bouddhiques que notre voyageur en ressort convaincu d’avoir parlé à des hérétiques bouddhistes. En Chine, Mani sera associé à Lao-Tseu, légendaire fondateur du taoïsme.

Leur souplesse adaptative, même ébranlée par la persécution des religions étrangères au 9e siècle qui les coupa de leurs coreligionnaires des steppes, permit aux communautés manichéennes de survivre dans l’Empire du Milieu jusqu’au début du 17e siècle, au Fujian. Un processus d’assimilation progressive aura raison de cette foi. Car pour se faire respecter de leurs voisins, les manichéens s’efforcèrent de développer une réputation de respectabilité et d’observance stricte des lois – toutes les lois, y compris les coutumes bouddhiques et taoïstes. Ils fréquentèrent assidûment les temples des autres religions, y apportèrent quelques textes de leur cru, et insensiblement y diluèrent leur identité. Les anciens autels du Bouddha de lumière sont désormais rattachés aux religions chinoises classiques.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

MAALOUF Amin [1991], Les Jardins de lumière, Paris, JC Lattès, rééd. Paris, LGF, 1999.

DECRET François [2007], « Regards sur le manichéisme », Clio.