Un si altruiste prédateur

La biodiversité globale est menacée. Manifestant une prise de conscience, le terme de sixième extinction qualifie la disparition massive et contemporaine de la faune (et de la flore), comparable par son ampleur à quelques phénomènes passés, comme l’extinction des dinosaures à la fin du Crétacé il y a 65 millions d’années (Ma). Une différence, mais de taille : si les extinctions d’antan avaient des causes naturelles (climatiques, volcaniques, peut-être cosmiques…), la présente sixième extinction biologique est pour l’essentiel d’origine anthropique – on rejoint ici le concept d’Anthropocène.

Plusieurs débats agitent la communauté des spécialistes autour de ces concepts de sixième extinction et d’Anthropocène. Ce billet explore celui de la datation des débuts de la sixième extinction – nous utiliserons ce terme par commodité, et parce qu’il est largement usité, pour qualifier la présente extinction, ayant bien noté que certains auteurs préfèrent parler de crise de la biodiversité ou ne retiennent que deux grandes extinctions antérieures. Quand peut-on déceler les premières manifestations de la sixième extinction ? Au 20e siècle ? Ou il y a 2,5 Ma ? Et que nous disent ces débats de la nature humaine ?

 

Que sont devenues les hyènes d’antan ?

Projetons-nous en Afrique orientale, il y a 7 Ma, bien avant le moment où ce lieu s’apprête à endosser le rôle du « berceau de l’humanité ». Foisonnent alors les grands carnivores, hyènes à longues pattes, chiens-ours géants (amphicyonidés, famille de Carnivora aujourd’hui éteinte), mustélidés aussi imposants qu’un léopard, félidés à dents de sabre, ursidés et viverridés de bonne taille, etc. – une diversité dont les actuels carnivores africains de plus de 20 kg (les vedettes des safaris que sont les lions, panthères, guépards, hyènes et lycaons) ne sont plus que le pâle reflet. Et pourtant, de nos jours, l’Afrique est le continent qui abrite la plus grande variété de mégafaune, les animaux de plus de 100 kg devenus exceptionnels dans le reste du monde, sauf en Asie. Or Homo est en Afrique depuis au moins 2,5 Ma, en Asie depuis env. 2 Ma.

L’explication : les humains auraient conquis le monde par la chasse, anéantissant ici le mammouth, là l’oiseau-éléphant… Si la légende de massacres insensés de rennes ou de chevaux, née dans l’étude ancienne de sites comme celui de Solutré (Bourgogne), est abandonnée, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de la faible densité de ses populations préhistoriques, l’humain se devine dès ses débuts comme un chasseur susceptible d’impacter fortement les milieux dans lesquels il s’installe. Certains chercheurs voient ainsi dans la disparition quasi totale de la mégafaune américaine, australienne ou européenne, il y a quelques dizaines de milliers d’années, l’amorce de la sixième extinction. On supposait jusqu’ici qu’en Afrique (et secondairement en Asie), coévoluant avec les progrès cynégétiques de l’humain, les grands animaux avaient appris à l’éviter. Franz J. Broswimmer, popularisant la notion d’écocide, estime ainsi qu’au cours du Pléistocène (soit la période qui va de l’apparition des Homo, – 2,5 Ma, aux débuts du Néolithique il y a 12 000 ans), les humains ont dépeuplé l’Australie de 94 % de ses grands mammifères, l’Amérique du Nord de 73 %, l’Europe de 29 % et l’Afrique de 5 % [Broswimmer, 2002].

 

Le vrai roi des animaux

Les travaux du paléontologue suédois Lars Werdelin bouleversent aujourd’hui ce consensus [Werdelin, 2013, 2014]. Ils montrent que, dans la période allant de – 2,5 à – 1,5 Ma, les grands carnivores est-africains ont connu un effondrement spectaculaire de leur « richesse fonctionnelle », soit la diversité des niches écologiques occupées par ces carnivores. Cette richesse fonctionnelle passe il y a 1,5 Ma à 1 % de ce qu’elle était à son apogée il y a 3,3 Ma, ce qui revient à dire que la quasi-totalité des carnivores de plus de 20 kg disparaît alors de nombreux biotopes. Or ce moment coïncide avec l’essor de l’hominisation et la modification du régime alimentaire de nos ancêtres, qui consomment de plus en plus de viande. La plus vieille trace de coupe visible sur un os remonte à 3,4 Ma – ce qui amène à un débat subsidiaire : Homo n’étant pas supposé présent à ce moment, le boucher serait-il un autre homininé, Australopithèque ou Paranthrope ? Notre image d’un Homo seul concepteur d’outils subit un nouvel accroc – on sait aussi désormais que nos cousins chimpanzés peuvent occasionnellement chasser en groupes, procédant à des battues, utiliser ponctuellement des projectiles (Patou-Mathis, 2009], se faire la guerre et entretenir des traditions culturelles sur la base de l’utilisation d’outils…

Le constat de cette première vague d’extinctions corrélée à l’émergence de l’homme lève d’autres questions, dont celle du procédé : cette victoire des hominidés dans un passé très reculé a pu se produire par superprédation (les humains auraient tué délibérément les prédateurs concurrents) ou par concurrence (ils auraient monopolisé les proies et affamé leurs rivaux). Sans oublier le rôle des déterminants environnementaux, l’Afrique connaissant alors une aridification partielle. Les 6 Ma nous ayant précédés sont marqués dans leur ensemble par une série de glaciations, une vague de refroidissement qui accumule de la glace sur les pôles et aridifie une partie des Tropiques. Ce refroidissement assèche entre autres l’Afrique de l’Est, et initie des changements des milieux, notamment des couverts végétaux, jouant sûrement un rôle dans l’hominisation : notre évolution de primates arboricoles vers la bipédie aurait été confortée sinon poussée par la logique de s’adapter à un environnement plus aride, avec moins d’arbres, plus d’espaces découverts, etc.

 

L’humain, un agressif altruiste

Vient aussi la nécessité de trouver de nouvelles ressources alimentaires : les paranthropes développent une dentition de brouteurs, les Homo se lancent dans la chasse, se procurant un apport massif de protéines, ce qui nourrira la croissance très importante de leur cerveau. Et la chasse en retour favorise le développement des capacités anticipatrices vitales pour garder une longueur d’avance sur le gibier. Alimentation, milieu, comportement et évolution ont partie liée. Le temps d’apprentissage du petit humain s’allonge, douze ans de vulnérabilité (quand la gazelle est capable de courir dans l’heure qui suit sa naissance), et pour les Homo, seule la coopération du groupe aurait permis de faire survivre les enfants. Cette coopération, également indispensable à des chasses de plus en plus efficaces, mènerait, à un moment à définir, au langage, et ferait de l’humain un animal paradoxalement à la fois très agressif et très altruiste. C’est cet altruisme qui aurait été le « catalyseur de l’humanisation », dit Marylène Patou-Mathis [Patou-Mathis, 2013].

Ne maîtrisant pas le feu, comment les hominidés d’il y a 2 Ma auraient-ils été capables d’exterminer des lions ou des hyènes bien plus puissants qu’eux ? Certes, les outils et projectiles peuvent conférer un avantage physique. Plus important, l’humain altruiste et coopératif partage avec le loup l’avantage inestimable de chasser en groupes coordonnés – c’est un singe extrêmement sociable, un « primate caractérisé par une socialité intense », selon la formule de Paul Shepard [Shepard, 1998]. Les humains auraient aussi pu vaincre indirectement, sans affronter leurs rivaux mais en leur dérobant leurs proies. Un vieux débat reprend alors : étaient-ils à leurs débuts charognards, vrais chasseurs ou mêlaient-ils plus probablement, à l’image des loups, une prédation sur les animaux les plus faibles à une recherche de cadavres à dérober à d’autres prédateurs ? Enfin, selon Werdelin, le meilleur atout adaptatif de notre espèce aurait été d’être omnivore – manger de tout permet de s’adapter à tous les aléas des niches écologiques, et de survivre quand des rivaux plus spécialisés périssent.

On le sait aussi, un phénomène aussi complexe qu’une extinction n’est pas mû par un seul facteur – la prédation humaine a joué un rôle, les variations climatiques de même. Excluons donc les hypothèses monocausales, mais rappelons aussi qu’une action sur un élément peut exercer un effet de levier très important : la disparition des grands carnivores affecte ainsi massivement le couvert végétal, puisque les gros herbivores dont ils se nourrissaient prospèrent alors sans limite et détruisent le couvert végétal. Ce qui peut aboutir à des bouleversements d’amplitude géologique.

Le débat sur les causes des extinctions locales et récentes de mégafaune, en Australie, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande ou en Patagonie, s’est dans le passé limité trop souvent à un affrontement entre partisans de l’extinction par action directe de l’homme et avocats de l’action du climat. La dernière hypothèse n’est plus tenable, car ces vagues d’extinctions massives ont eu lieu en un clin d’œil géologique – quelques siècles – coïncidant toujours avec les traces de l’arrivée de l’Homme moderne, alors que les géants qui disparaissent avaient survécu à des millions d’années de variations climatiques. Le climat est certes un acteur de l’histoire, et si l’humain n’est peut-être pas le seul responsable des extinctions de mégafaune, il en a été le premier agent, cumulant des effets directs par prédation et des effets indirects par répercussion sur l’environnement. Pour résumer : l’arrivée de l’Homme moderne aurait partout amorcé une spirale dégressive. Par la destruction de la mégafaune, les humains auraient propulsé la biodiversité des milieux conquis en chute libre, selon un mécanisme probablement similaire à celui proposé pour la Patagonie par Alberto L. Cione et ses collègues [Cione et al., 2003].

Il faut prendre ces extinctions du passé récent comme autant d’indicateurs, de microrépétitions du grand drame qui se joue aujourd’hui à l’échelle mondiale, alors que le tiers ou la moitié des espèces animales au minimum sont estimées condamnées à brève échéance. Comme pistes de réflexion anticipatrices aussi, à l’heure où des chercheurs en quête de crédits évoquent par exemple un possible « Pleistocene rebuilding », visant à réintroduire des animaux disparus par sélection génétique (comme l’auroch) ou par séquençage de leur ADN (comme le mammouth), afin de réinstaurer l’équilibre des biotopes préexistant à l’arrivée des humains.

 

BROSWIMMER Franz [2002], Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, trad. fr. Jean-Pierre Berlan, Paris, Agone, 2010.

CIONE Alberto L., TONNI Eduardo P. et SOIBELZON Leopoldo [2003], « The broken zigzag: Late Cenozoic large mamal and tortoise extinction in South America », Buenos Aires, Rev. Mus. Argentino Nat., n° 5(1).

COURTILLOT Vincent [1995], La Vie en catastrophes. Du hasard dans l’évolution des espèces, Paris, Fayard.

DELORD Julien [2010], L’Extinction d’espèce.
Histoire d’un concept et enjeux éthiques, Paris, Publications scientifiques du Muséum.

LEAKEY Richard et LEWIN Roger [1995], La Sixième Extinction. Évolution et catastrophes, trad. fr. Vincent Fleury, Paris, Flammarion, 1995, rééd. coll. « Champs Sciences », 2011.

PATOU-MATHIS Marylène [2009], Mangeurs de viande. De la Préhistoire à nos jours, Paris, Perrin.

PATOU-MATHIS Marylène [2013], Préhistoire de la violence et de la guerre, Paris, Odile Jacob. Notons que la chercheuse s’élève au passage contre l’hypothèse qui nous fait descendre d’un « singe tueur » – selon elle,  nos ancêtres auraient su réguler leur agressivité, à l’image des sociétés animistes de chasseurs-cueilleurs, qui encadrent de tabous et rituels la mise à mort des animaux.

RAMADE François [1999], Le Grand Massacre. L’avenir des espèces vivantes, Paris, Hachette.

SHEPARD Paul [1998], Retour aux sources du Pléistocène, trad. fr. Sophie Renaut, Éditions Dehors, 2013. Notons que ce philosophe écologiste voyait dans les chasseurs-cueilleurs des êtres vivant en harmonie avec la nature, sachant réguler leurs prédations. À  l’inverse de la majorité des travaux exposés dans cet article.

WERDELIN Lars et LEWIS Margaret E. [2013], « Temporal change in functional richness and evenness in the Eastern African Plio-Pleistocene carnivoran guild » [www.plosone.org], Plos One, 6 mars 2013.

WERDELIN Lars [2014], « Le vrai roi des animaux », Pour la science, n° 436, février 2014.

 

 

 

 

Les Patagons, à la toute fin du Monde

Le reproche est connu : l’histoire « classique » est suspecte d’eurocentrisme. En miroir, certains ne se privent pas de critiquer une histoire globale supposée être, par la loi des masses humaines, asiacentrée sinon sinocentrée. Le billet de ce jour vise à rafraîchir le débat en l’exposant aux vents glacés de la lointaine et déserte Patagonie, afin d’explorer les rapports patagons à l’histoire globale. Du mylodon au destin des Patagons, on peut discerner plusieurs axes, en trois cartes postales :

Mylodon© L. Testot : Cueva del Milodón

1) Le mylodon, de la crytozoologie à la mégafaune

Les noms géographique restituent l’ambiance : depuis la ville de Puerto Natales, perdue à l’extrême-sud du Chili, dans la province d’Ultima Esperanza, parcourez une trentaine de kilomètres vers le nord sur une bretelle jamais achevée de la route dite du Bout du monde. Là, juste après le rocher dit de la chaise du Diable, quelques falaises se dressent ; un grand abri sous roche, une silhouette colossale devant laquelle se pressent quelques touristes pour la photo. Le mylodon. Un paresseux géant de trois mètres de haut, qui vécut ici il y a quelque 10 000 ans.

Son « inventeur », un colon du nom de Herman Eberhardt, exhuma en 1896 des restes bien conservés : de la peau, des os accrochés à la peau (des ostéodermes – une curiosité propre à cet animal), bref rien de connu – même si Charles Darwin, de passage aux environs quelques décennies auparavant, avait déjà exhumé des restes de la même espèce. La course pour s’emparer des dernières terres non encore sous domination coloniale battait son plein. Se succédaient donc en ce lieu perdu les fourriers des empires, des équipes de toutes nationalités – géologues, naturalistes et autres géographes au service du projet colonial. Argentine et Chili rivalisaient également d’ardeur pour réclamer leur part de l’extrême-sud américain, et finirent par se partager l’aride gâteau. Bref, Eberhardt montra sa trouvaille à de savants européens. Le site fut creusé… Ce qui amena à l’exhumation d’un squelette humain, a priori contemporain de l’animal.

Ceci est tout à fait compatible avec nos actuelles connaissances : mylodons et Homme moderne ont cohabité quelques siècles, peut-être millénaires. Mais l’association de ces restes, d’un gros animal et d’un humain, entraîna une conclusion que l’on juge aujourd’hui farfelue : le mylodon était domestiqué ! Les techniques de datation étant floues et les restes bien conservés, l’autre conclusion fut qu’ils étaient récents. De ces prémisses naquit une certitude : on devait pouvoir trouver des mylodons vivants.

L’affaire inspira les biologistes des premières décennies du 20e siècle, nourrit au moins une expédition de chasse qui ne fut pas sans évoquer le roman Le Monde perdu (1912) d’Arthur Conan Doyle, à la recherche d’animaux antédiluviens en Amazonie. Elle offre une date de référence dans l’apparition de la discipline ésotérique qu’est la crytozoologie – même si les ouvrages fondateurs de ladite discipline ne furent rédigés que dans l’immédiate-après Seconde Guerre mondiale. Pour faire bref, c’est un courant qui défend qu’il existe de gros animaux qui ont échappé à toute classification sur notre planète : Nessie le monstre du Loch Ness, Yéti du Tibet ou Big Foot de Californie sont venus enrichir, avec des centaines de créatures, ce panthéon. Avant de rire, soulignons qu’il ne s’écoule pas d’année sans que l’on découvre de nouveaux animaux, certes dans leur immense majorité microscopiques, mais parfois aussi de bonne taille – là un bovidé, ici un requin… Reste le constat : le merveilleux resurgit toujours quand on croit l’avoir exorcisé. À la fin du 19e siècle, alors que la science expérimentale s’impose comme détentrice du vrai, des savants traquent des animaux mythologiques – et d’autres photographient des fantômes.

On sait aujourd’hui que la mégafaune a péri en masse suite à l’arrivée de l’homme, dans des endroits où il est arrivé tardivement. Si l’Afrique et l’Asie ont encore quelques gros animaux, c’est que ceux-ci, cohabitant avec nous depuis deux millions d’années, ont eu le temps de s’adapter aux progrès cynégétiques de notre espèce. L’arrivée de l’Homme moderne en Australie (entre 60 000 et 45 000 ans), en Europe (vers 40 000 ans), dans les Amériques (entre 30 000 et 15 000 ans) et en Nouvelle-Zélande (il y a 800 ans) est suivie plus ou moins tardivement, mais inéluctablement, d’un effondrement de la biodiversité : l’essentiel de la faune pesant plus de cinquante kilos disparaît – oiseaux géants, marsupiaux colossaux, mastodontes, mammouths, rhinocéros, félins, ours… – et entraîne un déséquilibre suivi d’un appauvrissement massif des biotopes. Deux catégories d’explication sont avancées : responsabilité directe – l’homme a chassé jusqu’à l’extinction – ou indirecte – l’homme a amplifié les effets de bouleversements climatiques. Car l’arrivée de l’homme rime, dans le cas de la Patagonie, avec l’Holocène. Le climat se réchauffe, les glaciers fondent, les terres se libèrent, le gibier prospère, et tout cela favorise certainement l’expansion humaine vers les terres pourtant parmi les plus désolées de la planète.

Magellan© L. Testot : Magellan triomphe sur son canon, les géants à ses pieds. Place d’armes de Punta Arenas, Chili.

2) Le Patagon : l’Autre est-il nécessairement plus grand ?

« Partant de là jusqu’au quarante-neuvième degré et demi au ciel antarctique, parce que nous étions en hiver, nous entrâmes dans un port pour hiverner et nous demeurâmes là deux mois entiers sans jamais voir personne. Toutefois, un jour, sans que personne y pensât, nous vîmes un géant qui était sur le bord de la mer tout nu et il dansait et sautait et chantait, et en chantant il mettait du sable et de la poussière sur sa tête. Notre Capitaine envoya vers lui un de ses hommes auquel il donna charge de chanter et danser comme l’autre pour le rassurer et lui montrer amitié, ce qu’il fit.

Et incontinent l’homme du navire conduisit ce géant à une petite île où le Capitaine l’attendait. Quand il fut devant nous, il commença à s’étonner et à avoir peur, et il levait un doigt vers le haut, croyant que nous venions du ciel. Il était si grand que le plus grand de nous ne lui venait qu’à la ceinture. Il était vraiment bien bâti. Il avait un grand visage peint de rouge alentour et ses yeux aussi étaient cerclés de jaune, aux joues il avait deux coeurs peints. Il n’avait guère de cheveux à la tête et ils étaient peints en blanc […].

Six jours après, nos gens allant couper du bois virent un autre géant au visage peint et vêtu comme les susdits, qui avait à sa main un arc et des flèches; s’approchant de nos gens, il fit quelques attouchements sur sa tête et après sur son corps, puis en fit autant à nos gens […].

Ce géant était de meilleure disposition que les autres, et personne gracieuse et aimable qui aimait à danser et à sauter. Et quand il sautait, il enfonçait la terre d’une paume de profondeur à l’endroit où touchaient ses pieds. Il demeura longtemps avec nous, et à la fin nous le baptisâmes et lui donnâmes le nom de Jehan. Le dit géant prononçait le nom de Jésus, le Pater noster, l’Ave Maria et son nom aussi clairement que nous. Mais il avait une voix terriblement grosse et forte […].

Le Capitaine appela cette manière de gens Pataghoni. Ceux-ci n’ont point de maisons, mais possèdent des baraques faites de la peau des bêtes susdites [les guanacos] avec laquelle ils se vêtent […]; ils vivent de chair crue et mangent une certaine racine douce qu’ils appellent capac. Ces deux géants que nous avions à la nef mangeaient un grand couffin plein de biscuits et des rats sans les écorcher, ils buvaient un demi-seau d’eau chaque fois. »

Extrait de : RELATION DU PREMIER VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR MAGELLAN 1519-1522. Pigafetta (Antonio), 1984, Tallandier, pp. 109-115.

Source : http://www.lapatagonie.com/legendes/7-les-geants-patagons

De ce témoignage d’Antonio Pigafetta, chroniqueur du premier tour du monde attribué à Magellan (qui n’en acheva que la moitié), on retient l’image du géant. Argentins et Chiliens, en plusieurs endroits, immortalisent aujourd’hui l’événement sous forme de statues à « taille réelle ». On y voit des colosses indiens toiser, torses nus, les pitoyables Espagnols qui viennent pourtant de les ligoter. Ailleurs, sur la Place d’Arme de Punta Arenas, un conquistadore au sommet d’une colonne triomphe de Patagons costauds mais soumis.

Immanquablement, à proximité des monuments, une légende évhémériste s’emploie à rationaliser l’envolée littéraire de Pigafetta. Les Espagnols auraient été rachitiques, les Patagons prospères… En tout cas, sur les photos, à partir de la fin du 19e, ce sont les Amérindiens, au crépuscule de la puissance éphémère que leur a conférée la maîtrise des chevaux, chroniquement sous-alimentés, qui se font dépasser d’une tête par les envahisseurs.

Le géant patagon est, comme le mylodon domestique, plus probablement le produit de l’imagination d’un moment. Les Grandes Découvertes peuplaient les blancs des cartes d’êtres étranges, hommes à tête de chien ou possesseurs d’un pied unique qui leur sert d’ombrelle – illustrations bien connues des médiévistes. L’Autre est étrange, d’autant plus étrange qu’il est éloigné. Et l’Autre est aussi souvent meilleur, plus fort, plus sagement gouverné. Il y a deux millénaires, quand Rome et la Chine devinaient leur présence respective à de ténus indices commerciaux, le pays à l’opposé symétrique était un paradis, où l’on vivait dans le confort, où l’on était bien gouverné.

Secret d’État, rêve de puissance. Magellan trouve le passage vers le Pacifique, la voie alternative qui mène justement aux richesses de la Chine et permet de doubler les Portugais, qui passent par l’océan Indien. Les Espagnols cherchent dans le pays nouveau un Eldorado, la cité des Césars. L’or fait rêver. À la suite de l’audacieux corsaire Francis Drake, qui fait siens les détroits jalonnés par les Espagnols pour mieux piller les richesses que les conquistadores extraient du Nouveau-Monde, les Anglais se lancent quelques décennies plus tard, bientôt suivis des Néerlandais. Pour assurer leur contrôle des détroits, les Espagnols s’essaient aux colonies de peuplement à l’extrême sud du continent. Le froid, l’impossibilité d’entrer en contact avec les indigènes ou de cultiver la terre ont raison de la fondation de la cité du Roi Don Felipe. Tous les colons meurent de faim, un seul survivra – ironiquement secouru par un corsaire anglais. Le lieu s’appelle aujourd’hui Port-Famine.

Selknam© L. Testot : diaporama taille réelle mettant en scène la vie des Selknams, à Ushuaia.

3) Les Patagons : génocides coloniaux et bonnes intentions

À Port-Famine, on meurt donc de faim, dans des endroits où pourtant subsistent depuis au moins six millénaires des cultures originales. On y distingue classiquement cinq peuples. Leurs destins tragiques ont alimenté une belle matière ethnographique.

• Les Selknam (dits aussi Onas) étaient des chasseurs de guanacos (lamas sauvages) et d’autres animaux. Ils occupaient l’essentiel de la Grande Île de la Terre de Feu, doublon oriental de la pointe Sud des Amériques. Au début du 19e siècle, les premiers Blancs qu’ils virent étaient des chasseurs venu massacrer les lions de mer en masse pour en faire de l’huile afin d’alimenter les lampes de la Révolution industrielle. S’y ajoutèrent un demi-siècle plus tard les éleveurs de moutons (l’industrie réclamait alors de la laine), qui leur dérobèrent leurs terrains de chasse et les repoussèrent à coups de fusil. Les missionnaires, ici salésiens, furent les derniers arrivés. Emplis de bonnes intentions : christianiser les sauvages, leur apprendre la civilisation, les protéger de la brutalité des colons. Ils les rassemblèrent, les parquèrent. En deux ans, les 9/10e moururent de maladies qui leur étaient jusqu’alors inconnues. Les survivants se dispersèrent, se firent gauchos, oublièrent leur culture. La dernière Selknam est morte à la fin du 20e siècle.

• Les Haush (ou Ménekenks), de culture similaire, occupaient le Sud-Est de cette Terre de Feu. Leur destin fut identique, la culture s’éteignit au début du 20e siècle.

• Les Yamanas (ou Yaghans) habitaient un espace maritime s’étendant du sud de la terre de Feu jusqu’au Cap-Horn. Leur culture, à l’égal de celle des Aborigènes d’Australie ayant occupé le désert central, montre à quel point les humains peuvent s’adapter à des milieux hostiles. Ils vivaient nus, car là-bas, on est mouillé en permanence. Rien n’y sèche. Enduits de graisse de lions de mer, ils se chauffaient en permanence à des braseros. Et ils se déplaçaient sans cesse, là où les embarcations modernes sont mises en difficulté par des vents dévastateurs, à bord de canoés d’écorces ! Ils occupèrent six mille ans durant des îles qui aujourd’hui sont considérées comme trop hostiles pour être habitées. Darwin, les découvrant, déclara qu’ils étaient le peuple le plus misérable de la Terre, plus animal qu’humain. Ils connurent un destin identique à celui des Selknam, si ce n’est qu’ils souffrirent davantage des massacres de lions de mer (leur principale source de nourriture), moins des éleveurs de moutons (leur territoire était inapproprié à l’élevage), et autant des missionnaires (anglicans ceux-là) qui essayèrent de les sauver. Leur population chuta de 3 000 à 300 personnes en deux ans, alors que les pères les obligeaient à revêtir les vêtements usagés collectés par les bonnes œuvres en Grande-Bretagne pour habiller les sauvages nus – des vêtements qui constituaient autant de bombes biologiques, porteurs de toutes les maladies de cette époque. Il subsiste aujourd’hui une Yaghan, âgée de plus de 80 ans – sa langue et sa culture disparaîtront avec elle.

• Les Kaweskars (ou Alakalufs) occupaient la côte ouest du Chili. Leur culture et leur sort ont été similaires à ceux des Yamanas – à ceci près qu’il resterait une quinzaine de locuteurs de cette langue.

• Les Aonikenks, quant à eux, occupaient la partie continentale de la pointe australe de l’Amérique du Sud, là où la pampa s’arrête, coincée entre les Andes et l’océan. Membres de la confédération Tehuelche, qui occupa la moitié sud de l’Argentine jusque dans les années 1870 grâce à sa maîtrise de l’équitation, ils furent pris en tenaille entre les États coloniaux qu’étaient alors l’Argentine et le Chili. Un débat historiographique fait encore rage autour de la Conquête du Désert, initiée en 1870 par le gouvernement argentin. Pour les uns, il s’agissait de résister aux agressions tehuelches (vol de bétail, rapt de femmes) ; pour les autres, ce fut un génocide. La Campagne du désert dura une dizaine d’années. Après des débuts indécis, l’emploi de nouveaux fusils et du télégraphe emporte la décision militaire. Pour le seul Sud de la Patagonie, 2 000 Aonikenks sont tués, et 15 000 survivants déportés. Il leur est fait interdiction d’avoir des enfants. En 1920, nul ne parle plus l’aonikenk, et leurs terres engraissent depuis longtemps des millions de moutons – s’opère alors un autre effondrement de la biodiversité. Le sort des Aonikenks est à rapprocher de celui des Sioux et Apaches de l’hémisphère Nord, qu’ils suivirent dans la tombe, victimes des mêmes procédés, d’un bout à l’autre des continents américains.

L’histoire était devenue globale.

NB : Pour aller plus loin, je recommande la lecture de l’excellent WINOGRAD Alejandro [2008], Patagonie. Mythes et certitudes, Ushuaïa, éditions Südpol, trad. fr. Claire Avellan, 2011 – ce billet n’est pas une recension de ce livre.