Denys Lombard : « le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale

Denys Lombard (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, la politique scientifique dite des « aires culturelles » sur le modèle des area studies que l’on connaît dans les universités du monde anglophone. À la Maison des sciences de l’homme et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avaient été ainsi créés des centres de recherches dédiées à la Chine, l’Inde, l’Afrique, la Russie, etc. Ils devaient réunir les différentes disciplines des sciences sociales de façon transversale autour d’un objet commun, une civilisation. Mais loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard y voyait des tremplins pour un large comparatisme. Il était marqué par le souci d’en scruter les recouvrements, les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voyait ainsi dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisaient les apports chinois, indiens, islamiques et européens.

Une approche « géologique »

Spécialiste de l’Insulinde, il avait intitulé sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique », s’inscrivant ainsi clairement dans la filiation braudélienne. Son étude majeure reste Le Carrefour javanais [1990]. Consacrée au monde articulé autour de l’île indonésienne de Java, elle surprend par son ordonnancement d’ensemble. Car son approche, qualifiée de « géologique », consiste à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui : « Cherchant à privilégier la notion de strate (…), nous avons présenté les différentes nébuleuses mentales dans l’ordre même où elles affleurent », écrit-il. D’abord l’analyse de la présence occidentale, avec les premiers contacts au 16e siècle ; puis l’étude des réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée par l’établissement de « consuls » marchands étrangers dès le 9e siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le 8e siècle. Chacun des trois tomes du Carrefour javanais est donc consacré à une de ces étapes.

Cette démarche en trois étapes (chacune étant marquée par un tome du livre, et remontant plus avant dans le temps que la précédente) n’est pas celle d’une histoire régressive, dans la mesure où l’ordre chronologique habituel est rétabli pour chacune des strates, pour chaque apport des composantes de la mentalité javanaise, mais en liant toujours les éléments qu’une analyse parcellaire renverrait à l’économique, au social ou au politique. Cela permet de restituer sa temporalité propre à chaque étape : bien plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés. Autant de phénomènes de très longue durée qui s’inscrivent conjointement dans l’instant depuis plusieurs siècles. On comprend dès lors pourquoi l’ouvrage est sous-titré « essai d’histoire globale ».

Le Carrefour javanais refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique : pas de récit continu, donc, mais à chaque échelle, des fragments de récit. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux analyser les divers terrains qui composent le présent paysage, et mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui [LOMBARD, 1990] ».

Pour une histoire des dynamiques

En somme, Lombard décrit l’affleurement actuel des couches puis, pour comprendre leur configuration contemporaine, il creuse une série de galeries parallèles, en suivant leur pendage. Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit (1948-1996), filant la métaphore géologique, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments », lesquels ne communiquent qu’en un seul point, le présent. « À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés [LEPETIT, 1999] ».

En indiquant les limites d’une influence occidentale qui est la plus récente, même si beaucoup la pensent comme la plus significative, en soulignant par contraste la prégnance des réseaux asiatiques et les héritages multiples des civilisations agraires de culture indienne, Lombard rompt avec une ancienne vision européocentrée qui imputait à l’Occident l’introduction de la « modernité »: il est clair que c’est l’islam des marchands qui a acclimaté à Java des conceptions nouvelles du temps et de l’individu. De même, les Européens n’ont fait en somme que se glisser dans les réseaux préexistants, d’origine asiatique. L’histoire, enfin, des sultanats insulindiens invalide les vieux clichés sur le despotisme oriental et le mode de production asiatique.

À tous points de vue, ce Carrefour javanais se révèle une magistrale leçon de méthode d’histoire globale, qui renouvelle et déplace la filiation braudélienne sans en trahir l’ambition.

LOMBARD Denys [1990, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les Limites de l’occidentalisation ; T. 2 : Les Réseaux asiatiques ; T. 3 : L’Héritage des royaumes concentriques, éditions de l’EHESS.

LEPETIT Bernard [1999], Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Albin Michel.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Le café, du soufisme yéménite à l’esclavagisme américain

L’histoire globale s’intéresse évidemment aux échanges commerciaux sur longue distance, aux diffusions de consommations d’un bout à l’autre de la planète, aux structures de production susceptibles de répondre avec profit à de telles demandes, aux transferts d’espèces végétales d’un continent à l’autre… Mais si l’on devait choisir une plante, un produit de grande consommation permettant de brosser un tableau emblématique de tous ces thèmes, le café serait sans le doute le candidat idéal. Voici en effet une graine qui est restée longtemps confidentielle, entre Éthiopie et Yémen, d’abord consommée dans le monde musulman pour des raisons religieuses, puis commercialisée de façon quasi monopolistique par l’Empire ottoman au 16e siècle, captée ensuite par quelques Néerlandais qui la transfèrent en Asie du Sud-Est et en Europe au 17e siècle, par des Français qui l’introduisent en Amérique latine au 18e. Sur le Nouveau Continent, elle est désormais produite dans des structures esclavagistes particulièrement dures, en Haïti et au Brésil, avant de s’afficher enfin comme le symbole de l’émancipation nord-américaine vis-à-vis de la Grande-Bretagne ou comme le prétexte des premiers débats révolutionnaires en Europe… Faire l’histoire du café, c’est donc toucher à l’essentiel des champs d’étude de l’histoire globale et, ainsi, proposer une introduction directe et concrète à cette dernière.

Selon la légende [Jacob, 1999] c’est au 6e siècle, en Éthiopie, qu’un modeste berger aurait découvert le pouvoir stimulant de ces baies rouges et de ces feuilles d’un vert brillant en observant l’état d’excitation de ses chèvres qui les avaient accidentellement broutées… Constatant le lendemain qu’elles n’avaient pas été empoisonnées mais au contraire y revenaient, il devait naturellement tenter lui-même l’expérience puis, étonné par le résultat, en diffuser l’usage. À ce moment-là, les Éthiopiens mastiquaient grains et feuilles ou les cuisaient, voire mélangeaient les grains moulus avec de la graisse animale, quand ils ne buvaient pas le qishr, boisson réalisée à partir des  baies brutes superficiellement brûlées. Ce serait seulement au 15e siècle que les grains extraits de leur coquille furent régulièrement torréfiés et moulus pour donner, par un processus d’infusion, la boisson que nous connaissons aujourd’hui [Pendergrast, 2002, p. 27].

C’est probablement aussi dès les origines que, ayant envahi le Yémen, les Éthiopiens commencèrent à y cultiver plus massivement le café, notamment autour de la ville de Moka. Les populations arabes prirent vite l’habitude de le consommer, notamment les religieux soufis qui louaient ses vertus pour stimuler la prière nocturne et la veille. Et qui lui donnèrent vraisemblablement son nom définitif de k’hawah, lequel signifie « vin » [Chanda, 2010, p. 114]… Au 15e siècle, la consommation du café sous forme d’infusion était courante dans des lieux destinés à cette fonction, les kaveh kanes. Et si le haut clergé musulman appréciait peu cette boisson qui amenait les hommes à discuter entre eux, loin de leurs épouses, les différentes tentatives pour interdire les cafés publics ou la boisson elle-même ne parvinrent pas à en modérer l’usage.

Ce sont les Ottomans qui devaient en démultiplier la consommation. Après leur conquête du Yémen, en 1536, ils se créent un monopole de son exportation, d’abord dans tout l’empire, puis, au 17e siècle, vers l’Europe et la Russie. Pour ce faire ils contrôlent toute sortie de graine (sauf déjà torréfiée) ou de plant. Ce sont les Italiens qui allaient en être les premiers gros acheteurs en Occident, notamment à partir de Venise dont les marchands allaient se fournir à Alexandrie. À cette époque le café, exclusivement produit autour de Moka, est très coûteux du fait de son offre raréfiée. On en trouve un témoignage dans l’aventure de Jean de la Roque, marchand français qui, en voulant acheter directement du café au Yémen, en 1708, n’aboutit qu’à faire brutalement augmenter les prix par ses demandes excessives, s’attirant du coup les foudres du souverain turc. C’est que la consommation française du breuvage avait beaucoup progressé, dans le dernier tiers du 17e siècle, suite à l’arrivée, en 1669, d’un nouvel ambassadeur turc à Paris, lequel devait y faire goûter la noblesse et s’attirer notamment la faveurs des dames [Chanda, 2010, p. 117-118]. Vingt ans après, le café Procope ouvrait face à la Comédie française et installait durablement le breuvage dans la capitale. En Angleterre, les coffee houses devinrent rapidement des lieux de spéculation (intellectuelle comme financière), liés à la bourse ou aux premières sociétés d’assurance comme la Lloyd’s qui débuta dans le café du même nom. En Autriche, suite au siège manqué des Ottomans contre Vienne, en 1683, les restes de café de l’armée turque allaient se retrouver servis comme boisson exotique, par ailleurs abondamment sucrée et mélangée à du lait : le cappucino était né, apparemment en hommage au moine capucin italien qui avait promu l’opération…

Leur consommation ayant spectaculairement progressé, il devenait inévitable que les Européens se posent la question de casser le monopole de production ottoman, à partir d’un territoire yéménite bien trop exigu pour autoriser une offre satisfaisante. Le précurseur dans le transfert des semences fut peut-être un pèlerin musulman qui acclimata le café dans le sud de l’Inde. Mais ce sont bien les Néerlandais qui furent les plus déterminés : en 1616, ils rapportent un caféier en Hollande, font prospérer ses rejetons sur Ceylan dès 1658 et, au tournant du 18e siècle, entament une culture massive à Sumatra et sur les îles voisines. En 1714 ils font cadeau au roi Soleil d’un plant que ce dernier conserve d’abord à titre de curiosité botanique. Mais, dès 1723, Gabriel Mathieu de Clieu introduit un caféier en Martinique, d’où le café est transplanté en Guyane. C’est là que les Brésiliens le récupèrent, apparemment avec la complicité de la femme du gouverneur français, sensible au charme d’un diplomate brésilien venu aider les Guyanes hollandaise et française à régler un conflit frontalier [Pendergrast, 2002, p.38]. Le café venait de trouver sa terre d’élection…

En Amérique latine, le café commença pourtant assez timidement sa conquête. Et l’élément qui en déclencha l’essor fut sans doute… nord-américain. On sait que la Boston Tea Party de 1773 avait amené les Américains à refuser les importations obligatoires en provenance de Grande-Bretagne, lesquelles s’accompagnaient de taxes lourdes ou gênaient les intérêts économiques des colons. Le refus symbolique du thé a peut-être conduit à justifier une consommation plus importante de café. Mais la véritable raison de cet essor est vraisemblablement plus prosaïque [Pomeranz et Topik, 1999, p. 92]. Le café commençait alors à être cultivé en Haïti par des petits fermiers, assez peu dotés en capital et soucieux d’alimenter surtout la demande locale des colons. Les navires américains qui approvisionnaient Saint-Domingue en produits vivriers pour nourrir les esclaves, en échange de rhum et de sucre, virent leur intérêt à acheter aussi ce café et à aider les producteurs. Dès 1790, les importations nord-américaines de café dépassaient d’un tiers les importations de thé et leur abondance faisait de la graine éthiopienne un breuvage bon marché, consommable par toute la population, grâce finalement au travail surexploité des esclaves d’Haïti.

Lorsque la révolte de Toussaint-Louverture vint casser la production haïtienne de café, dans les années 1790, il devint impératif de trouver un autre fournisseur. Ce fut le Brésil, à partir de 1809, dans une dynamique assez particulière puisque ce pays manquait alors d’esclaves. Les navires nord-américains s’engagèrent en conséquence dans un trafic négrier apparemment fructueux jusqu’à fournir, au milieu du siècle, la moitié des apports. Confronté à une demande mondiale croissante de café dans les années 1830, le Brésil allait en développer massivement la production et permettre, de nouveau, que les citoyens des États-Unis et du monde puissent consommer leur boisson amère préférée à moindre prix… Ce n’était que le début d’un long processus : à la surexploitation des esclaves devait succéder l’exploitation de colons endettés et mis devant l’impossibilité de rembourser, par leur travail, le voyage qui les avait amenés au Nouveau Monde… L’odyssée du café devenait aussi et surtout une histoire de sang et de larmes…

CHALMIN P. [2007], Le Poivre et l’Or noir, Paris, Bourin éditeur

CHANDA N. [2010], Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, Paris, Éditions du CNRS.

JACOB H.E. [1999], Coffee: The Epic of a Commodity, Lyons Press.

PENDERGRAST M. [2002], El Café : historia de la semilla que cambio el mundo, Madrid, Javier Vergara.

POMERANZ K., TOPIK S. [1999], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.

Islamisation et constitution des élites africaines (8e-16e siècles). Note sur l’œuvre inachevée de Pierre-Philippe Rey

Sous l’impulsion de l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux [1971], les études africanistes françaises ont profondément renouvelé dans les années 1970 l’abord des sociétés ouest-africaines et la question de leur historicité. Les travaux de Jean-Loup Amselle, Jean Bazin, Jean Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch ou Emmanuel Terray ont en effet réarticulé les dynamiques endogènes des sociétés locales aux interconnexions économiques, politiques, religieuses et linguistiques déployées à l’échelle régionale, voire intercontinentale depuis l’Afrique occidentale. Les changements structurels sont alors apparus comme indissociables du commerce lointain d’esclaves, de produits vivriers (riz, igname, mil) et de biens précieux (or, cola, sel, textiles) entrepris par les diasporas marchandes berbères, mandingues ou européennes. Les processus d’étatisation, d’urbanisation et de marchandisation des sociétés ouest-africaines se sont ainsi avérés partie prenante aussi bien de la colonisation occidentale que de l’expansion pluriséculaire de l’islam en Afrique noire. Les transformations évolutives des formations politiques ont révélé alors des oscillations cycliques entre les confédérations de villages ou de tribus, les chefferies, les royautés et les grands empires. Une histoire globale de l’Afrique s’est ainsi esquissée au croisement des recherches ethnographiques et historiographiques.

Issus de cette veine africaniste, les travaux de Pierre-Philippe Rey* [1971 ; 1973] ont pris une inflexion singulière dans les années 1980, après s’être initialement intéressés aux modalités d’incorporation des sociétés d’Afrique équatoriale au système capitaliste contemporain (par la mise en exergue notamment de l’impact de la monétarisation des transactions matrimoniales sur la constitution d’un marché du travail et de produits vivriers au Congo). Pierre-Philippe Rey s’est lancé en effet dans un vaste et ambitieux projet de recherche qui, s’il n’a à ce jour abouti à aucune publication majeure, n’en a pas moins entraîné tout un ensemble de thèses universitaires, de séminaires de recherche, et de missions de terrains et de recueil d’archives et de documents d’époque, dont les quelques textes parus de sa main en 1989, 1994, 1998 et 2001 dans des ouvrages collectifs, certes secondaires (hommages académiques, numéros spéciaux de revues locales, publications grand public de l’Unesco), donnent cependant un aperçu suffisamment significatif pour être présenté et diffusé au regard de l’importance des deux idées centrales qui y sont exposées et défendues dans toute leur originalité heuristique.

Ce projet a cherché en effet à décrire et rendre intelligible sur des bases marxistes et hégéliennes le double processus d’islamisation et de rationalisation ayant touché conjointement l’Afrique du Nord et de l’Ouest entre le 8e et le 16e siècle. Son fil conducteur a été de s’intéresser en priorité aux « subjectivités collectives des classes dominantes africaines », c’est-à-dire aux projets de société qui ont été concrètement mis en œuvre par les élites dirigeantes et entrepreneuriales d’un bout à l’autre du Maghreb et de l’Afrique noire occidentale. L’unification culturelle de cet espace régional, tant sur le plan alimentaire, vestimentaire qu’architectural, accompagna ainsi l’affrontement de deux stratégies majeures au sein d’une seule et même « classe dominante » convertie à l’islam. Ces élites africaines participèrent en effet durant plus d’un millénaire à la propagation de l’islam et à la conversion éventuelle des populations locales, sur la base de deux stratégies radicalement opposées, tant au niveau des objectifs poursuivis en matière d’organisation de la production, de la distribution et de la consommation des richesses, que des choix valorisés quant à la constitution d’organisations politiques gouvernementales spécifiques. Selon Pierre-Philippe Rey, le premier type de stratégie fut élaboré dans le cadre de la doctrine khâridjite (essentiellement dans sa version ibadite) [1], tandis que le second relevait aussi bien de la doctrine sunnite que chiite.

La première idée centrale de cet africaniste découle ainsi d’une prise de position originale dans le débat sur l’islamisation de l’Afrique occidentale. La position dominante [Levtzion & Pouwels, 2000], tout en reconnaissant l’implication antérieure des tribus berbères sufrites et ibadites entre le 8e et le 11e siècle dans l’ouverture de routes commerciales transsahariennes et la construction de mosquées dans les villes marchandes des royaumes du Bilal-al-Sudan, attribue au mouvement almoravide et aux Arabes nomades sunnites l’islamisation de l’Afrique noire et notamment la création d’une diaspora mandingue convertie à l’islam au 11e siècle. Dans cette perspective, quel que soit le nombre antérieur de populations gagnées à l’islam par la « secte des sortants » (khâridjites), l’école malékite en Afrique du Nord et de l’Ouest, l’école shaféite en Afrique de l’Est, sont supposées avoir toutes deux monopolisé à l’échelle régionale au 2e millénaire les chemins de l’arabisation et de la conversion à l’islam parmi les sociétés subsahariennes, en liaison avec l’expansion des confréries soufies à partir du 13e siècle [2].

C’est à l’encontre de ce scénario historique que Pierre-Philippe Rey mobilise deux séries de faits et d’arguments. Il existe en effet des sources méconnues, telles les anciens livres de la secte d’al-Ibadiya, qui témoignent de relations durables établies entre les imamats khâridjites de Tripoli (756-761), de Tahert (776-909), de Sijilmasa (757-950) et les formations politiques du Bilal-al-Sudan, principalement celles du Ghana, de Gao et du Kanem [Lewicki, 1962] [3]. Ces relations, par le biais des ambassades, mais aussi par l’intermédiaire des échanges commerciaux (or et esclaves) le long des pistes Tahert-Sijilmasa-Awdagast-Gana à l’ouest, Tahert-Ouargla-Tademekka-Gao au centre et Tripoli-Zawila-Kawar-Kanem à l’est, ont entraîné l’islamisation d’une partie des populations sahéliennes intégrées à ces réseaux, et plus particulièrement celle des groupes soninké présents entre Awdagast et Gana [4].

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Figure 1- Les pistes caravanières vers le Bilal-al-Sudan, d’après Tadeusz Lewicki (1962)

Mais de surcroît, une relecture attentive des sources historiques connues, telles les chroniques des villes et les Voyages d’Ibn Battûta, établit l’existence entre le 11e et le 16e siècle d’un conflit et d’un affrontement récurrents des formes d’islamisation khâridjite, sunnite et chiite dans toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest, mais aussi sur les côtes orientales africaines [Horton & Middleton, 2000]. Loin de s’être effacée à l’arrivée des Almoravides, des lignages sharifiens ou des confréries soufies, l’influence de la branche ibadite de l’islam khâridjite a perduré et s’est renforcée, aussi bien sur le littoral swahili (où Rafael da Conceiçao remarque qu’en dépit de son retrait éventuel du jeu économique et politique, les imams de Cabo Delgado, des Comores, de Zanzibar et de l’archipel de Lamu continuent d’être formés à Oman), que plus spécifiquement en Afrique occidentale, du fait de l’expansion de la diaspora marchande soninké à partir de la ville ibadite d’Awdagast au 11e siècle, et de l’échec relatif par ailleurs de la révolte berbère nekkariste au Maghreb menée par Abu Yazid contre les Fatimides au 10e siècle. Ainsi, l’islamisation des sociétés ouest-africaines par cette diaspora soninké – dénommée wangara par les géographes berbères et arabes –, au gré de ses migrations et implantations vers le sud-est (les Juula en zone malinké, les Yarse en pays mossi, les Hawsa dans les cités-États de Kano et Katsina…), s’est-elle opérée dans un rapport ambivalent au khâridjisme ou au sunnisme, selon la nature des rapports géopolitiques en jeu dans le contrôle des pistes caravanières (l’or étant soit destiné au Maroc malékite, soit aux villes et oasis ibadites, mozabites et nekkaristes du Maghreb oriental) [5]. Nombre de chroniques citadines (Kano, Katsina, Tademekka, Tumbuktu, etc.) mentionnent de la sorte une double islamisation consécutive à l’arrivée dans un premier temps de Wangara ibadites, et dans un second temps de Wangara malékites. Si un roi du Mali est converti à l’ibadisme à la fin du 12e siècle par un ascendant d’Al-Dardjini, le mansa Kankan Musa parti en pèlerinage à la Mecque au 14e siècle se reconnaît dans l’école juridique malékite. De même que le fondateur ibadite de l’Empire songhay (Sonni Ali) est détrôné par l’Askya Mohammed malékite appuyé par les tribus berbères Masufa contre lesquelles conspirent certains groupes juula [6]. C’est d’ailleurs pourquoi, soutient Rey, le contenu doctrinal de l’Islam juula professé par El Hadj Salim Suware au 15e siècle est si proche de l’ibadisme et est diffusé en priorité par les savants et lettrés musulmans disciples de Suware fuyant les ulemas de Tumbuktu après la prise de pouvoir de l’Askya Mohammed[7].

Aussi, ce qui structure véritablement au 2e millénaire l’histoire des principales formations politiques africaines occidentales (Ghana, Kanem, Mali, Songhay, cités hawsa et touareg, etc.), et orientales (Zimbabwe, Oman, cités swahili), ce sont les relations de compétition et de coopération de ces différentes élites islamisées pour le contrôle régional des routes commerciales et des technologies de production, de destruction et de communication. Les élites africaines subsahariennes se retrouvent ainsi de fait positionnées à l’interface des réseaux khâridjites, chiites et sunnites dans le commerce de l’or en provenance du Bilal-al-Sudan, de Nubie ou du grand Zimbabwe. La thèse centrale de Pierre-Philippe Rey est que les « luttes et les alliances entre ces fractions de classe dominante » sont à l’origine durant ce demi-millénaire de l’historicité des sociétés africaines, et se configurent selon deux types de stratégies radicalement opposées.

La première est propre au fonctionnement des réseaux musulmans ibadites, et est relative à la constitution de « fractions de classe hégémoniques », qui privilégient l’accumulation de l’or (thésaurisé en vue de l’accomplissement des idéaux de la secte), la transformation du monde matériel et l’exploitation de ses ressources, grâce à l’encouragement du progrès technique et scientifique et l’utilisation à ces fins des « classes dominées » – principalement les populations réduites en esclavage – (l’équivalent de ce que Marx appelle la soumission réelle des procès de travail, avec à la clef une transformation des rapports sociaux et des forces productives). Inversement, la seconde est propre aux réseaux musulmans sunnites (mais aussi chiites), et est relative à la constitution de « fractions de classes régnantes », qui privilégient la centralisation du pouvoir politique et le contrôle des populations sous leur gouvernement en utilisant à ces fins le monde matériel, les technologies et les ressources disponibles (ce que Marx appelle la soumission formelle des procès de travail). Si les élites portées par les réseaux ibadites jouent ainsi un rôle historique majeur dans l’ouverture de nouvelles routes commerciales caravanières et maritimes dans le Sahara et l’océan Indien et la diffusion du progrès scientifique et technique, les élites intégrées aux réseaux sunnites et chiites jouent un rôle non moins crucial dans le processus régional d’étatisation et la construction des grands empires subsahariens, en diffusant notamment les idéologies centralisatrices originaires de Mésopotamie.

Les élites ibadites ont ainsi construit en priorité leur statut sur le développement et la diffusion des savoirs et techniques nécessaires à l’aménagement et à la transformation des grands espaces maritimes et désertiques propices au commerce de longue distance. Elles ont ainsi encouragé l’urbanisation et le peuplement du Sahara et du Sahel (grâce au système d’irrigation des foggaras et aux oasis artificiels [8]), tout comme elles ont poussé à la maîtrise de la navigation et à la construction d’architectures portuaires et religieuses en Méditerranée (mozabites maghrébins), sur la mer Rouge et dans l’océan Indien (ibadites yéménites, omanais et zanzibarites [9]). Elles se sont impliquées directement dans les innovations technologiques, liées par exemple à l’extraction minière aurifère ou bien encore à la filature, au tissage et à la teinture du coton. Elles ont ainsi été à l’origine des premiers programmes de scolarisation, par la création notamment de réseaux d’écoles où, parallèlement à l’enseignement religieux, se transmettaient les connaissances astronomiques, mathématiques, médicales et géographiques participant du processus wébérien de « démagification du monde » [10]. Elles ont promu une éthique du travail et une forme d’ascétisme puritain hostiles au luxe et à la consommation ostentatoire, et favorables au réinvestissement productif et commercial du capital accumulé. Elles se sont de surcroît mobilisées à l’encontre de l’édification d’un État musulman centralisé au profit de formes plus tribales et démocratiques d’organisations gouvernementales, sur le modèle par exemple des assemblées claniques berbères (jemâa) ou des classes d’âge propres à certaines cités-États swahilies (waungwana). Convertis initialement par les missionnaires savants originaires de Bassorah en Perse, les réseaux ibadites occidentaux et orientaux firent preuve d’une certaine tolérance religieuse, et militèrent en faveur du caractère électif et non dynastique de l’imamat, suscitant ainsi une forme de créolisation culturelle et de nombreuses vocations locales attirées par la participation au commerce de longue distance (ce dont attestent les créations concomitantes d’une langue swahili en Afrique orientale et d’une langue azer, mélange de soninké, de berbère et d’arabe, en Afrique occidentale) [11].

De leur côté, les élites sunnites, voire chiites (à l’instar des dynasties shiraziennes sur les côtes orientales africaines), ont construit d’abord leur statut par la conquête guerrière, la négociation diplomatique et le développement des savoirs et techniques nécessaires à l’organisation logistique, militaire et administrative des formations étatiques plus ou moins centralisées qu’elles se sont efforcées de bâtir au cours des siècles, sur la base des stratifications sociales locales systématiquement ré-agencées sur un mode plus hiérarchique. Elles ont donc utilisé nombre de technologies de production, de destruction et de transport, sans pour autant chercher à transformer le désert (qu’elles connaissaient par ailleurs parfaitement) ou les espaces géographiques soumis à leur pouvoir territorial. Elles ont plutôt en effet encouragé les innovations institutionnelles susceptibles de leur faciliter le contrôle des structures sociales et ainsi, la supervision de la circulation et distribution des biens et services au sein de celles-ci, à l’image du système inter-clanique de relations de parenté à plaisanterie (senankuya) recomposé en un système de castes par le fondateur de l’Empire du Mali Sunjata Keita au 13e siècle, et repris depuis constamment lors des différents processus d’étatisation dans la région [Tamari, 2000]. Ainsi, au Sahara, si les tribus Sanhaja porteuses de la doctrine malékite (Lemtuna, Gudala, Masufa) sont réputées pour les formations politiques qu’elles ont édifiées à l’aide du commerce caravanier, les tribus Hawwara et Zanata ibadites sont reconnues pour leur peuplement du Hoggar associé à l’ouverture de nouvelles pistes caravanières.

Cette attention portée à l’ibadisme a conduit Pierre-Philippe Rey à soutenir une seconde thèse plus discutable, mais tout aussi digne d’intérêt, sur l’origine du rationalisme universaliste des Lumières associé aux œuvres de Pascal, Descartes, Spinoza et Leibniz sur le plan philosophique (idéaux scientifiques et valeurs rationalistes) et à la Révolution française sur le plan politique (idéaux démocratiques / émancipateurs et valeurs égalitaristes / méritocratiques). Ce serait en effet selon lui au Maghreb (parmi les Berbères Zenata et Hawwara) et en Afrique occidentale (parmi les Soninké), qu’émergerait pour la première fois, aux 8e et 9e siècles, une réactualisation de l’héritage antique, conjuguant le projet d’une action réfléchie et maîtrisée sur la nature (physis) et le gouvernement démocratique des hommes (isonomos) en dehors de tout principe de transcendance [Rey, 1998, p. 153]. La conversion à l’ibadisme de ces populations résulta en effet à l’origine du prosélytisme de cinq prédicateurs « propagateurs de la science » (hamallet el ilm), provenant de la province de Bassorah, carrefour commercial et religieux où se réalisait alors la synthèse des savoirs grecs, perses, indiens et malais. L’un de ces savants et gouverneur rebelle, en fondant la dynastie rustémide de Tahert, instaura un climat de tolérance au Maghreb, propice aux débats entre les théologiens et les philosophes des trois grands monothéismes, et favorisa ainsi la sécularisation et la transmission des connaissances techniques et scientifiques. Lewicki put ainsi recenser sur cette période dans les villes du Mzab, de Tahert et de Ouargla, plusieurs centaines de lettrés, d’intellectuels et de savants de confession chrétienne, musulmane ou juive (la diaspora radanite étant implantée jusqu’à Tumbuktu au 8e siècle). Contrairement au califat abbasside miné dans son œcuménisme par le débat entre philosophie et religion, en raison du rôle alloué à cette dernière dans la légitimation de la construction étatique impériale, l’imamat de Tahert par son antiétatisme démocratique et sa valorisation d’une forme d’ascèse intramondaine, sut allier le développement du commerce de longue distance et la diffusion du progrès technique et scientifique, en contribuant de surcroît par sa résistance à l’incorporation à l’Empire musulman abbasside, à favoriser l’émergence politique de l’émirat omeyyade d’al-Andalus, auquel il s’allia d’ailleurs contre les Aghlabides de Kairouan et les Idrissides de Fès partisans du califat unifié, après avoir protégé la fuite de son fondateur Abel Haman [12].

Dans ces conditions, le transfert de cette forme originelle du rationalisme universaliste en Andalousie au 9e siècle, et son autonomisation alors garantie au sein de l’islam par rapport à la révélation divine dans les œuvres d’Avicenne (Ibn Sina) au 10e siècle, puis d’Averroès (Ibn Rushd) au 12e siècle, peuvent apparaître comme une étape supplémentaire vers la constitution concomitante d’une science et d’un État modernes au 13e siècle dans le royaume de Sicile, dirigé par l’empereur allemand Frédéric II de Hohenstaufen, ouvertement athée. Opposé à la papauté chrétienne, Frédéric II impulsa véritablement en Europe à la fois l’institutionnalisation des universités comme lieux de production et de transmission des savoirs [13], la pratique de la raison d’État comme technique de gouvernement associée au développement du capitalisme [14], la diffusion des technologies industrielles liées au textile vers Bologne et l’Italie du Nord, et bien entendu la traduction et la diffusion en latin de l’averroïsme et de nombreux philosophes, médecins et savants grecs, musulmans ou juifs (Maïmonide, Ptolémée, Aristote, Galien, etc.) [15]. Pierre-Philippe Rey, en reconstituant cette « route de la rationalité universaliste » de l’imamat de Tahert au royaume de Sicile, via l’Andalousie omeyyade, suggère ainsi qu’il aurait pu alors se constituer en Europe et dans le monde méditerranéen au 13e siècle un espace culturel commun au-delà des divergences chrétiennes et musulmanes, si cette tentative allemande et sicilienne n’avait été écrasée par la fureur conjointe des papes et des princes saxons et anglo-saxons durant la mondialisation mongole.

Bibliographie

HORTON, Mark & MIDDLETON, John. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

LEVTZION, Nehemia & POUWELS, Randall (dir.), [2000], The History of Islam in Africa, Oxford, James Currey.

LEWICKI, Tadeusz [1962], « L’État nord-africain de Tahert et ses relations avec le Soudan occidental à la fin du 8e et au 9e siècle », Cahiers d’Études Africaines 2(8), pp.  513-535.

MEILLASSOUX, Claude (dir.) [1971], The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa, London, Oxford University Press.

REY, P-P. [1971], Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. L’exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1973], Les Alliances de classes, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1989], « Les classes sociales en Afrique de l’ouest de 750 à 1600 (conflits religieux internes à l’islam, compétition commerciale, succession et disparition des Empires) », in Jean-Marie BROHM (dir.), Une galaxie anthropologique. Hommage à Louis Vincent Thomas, Montpellier, Quel Corps ?, pp. 210-231.

REY, P-P. [1994], « La jonction entre réseau ibadite berbère et réseau ibadite dioula du commerce de l’or, de l’Aïr à Kano et Katsina au milieu du 15e siècle, et la construction de l’Empire songhay par Sonni Ali Ber », Revue de Géographie Alpine, numéro spécial, vol.1, pp. 111-136.

REY, P-P. [1998], « Les gens de l’or et leur idéologie. L’itinéraire d’Ibn Battûta en Afrique occidentale au 14e siècle », in Bernard SCHLEMMER (dir.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, pp. 121-155.

REY, P-P. [2001], « L’influence de la pensée andalouse sur le rationalisme français et européen », in Doudou DIENE (dir.), Les Routes d’al-Andalus : patrimoine commun et identité plurielle, Paris, Unesco, pp. 111-118.

TAMARI, Tal. [2000], Les Castes de l’Afrique occidentale, Paris, Société d’Ethnologie.


* Cet anthropologue, ancien élève de l’école polytechnique, a fait toute sa carrière d’enseignant-chercheur à l’université Paris VIII où il est actuellement professeur.

[1] Les différentes « sectes » khâridjites, si elles sont réputées pour leur puritanisme moral et leurs valeurs égalitaristes et méritocratiques, le sont aussi pour leur fanatisme radical et leur devoir de révolte contre l’injustice politique. Cependant, il convient de différencier les courants extrémistes localisés en Mésopotamie et en Arabie, qui ont considéré le jihad comme sixième pilier de l’islam (tels les azraqites ayant pratiqué l’examen probatoire et justifié le meurtre religieux, ou bien les najadât ayant recouru explicitement aux armes pour la conquête du pouvoir), des courants modérés qui ont renoncé au jihad au Maghreb, au Yémen et à Oman, à l’instar des sufrites et des ibadites (dont parmi eux les nekkarites et les mozabites berbères). Ces derniers ont en effet condamné rigoureusement le meurtre politique et rejeté le massacre des femmes, des enfants et des infidèles, admis la dissimulation de la foi par prudence, mais aussi valorisé l’expression de celle-ci au travers des œuvres personnelles, mettant ainsi en avant l’importance des vertus individuelles et le traitement égalitaire de tous les croyants, indépendamment de leur naissance, de leur puissance, de leur origine ethnique ou de leur richesse.

[2] Le mouvement almoravide étant lui-même basé sur la conversion au sunnisme des tribus berbères islamisées sanhaja contrôlant alors une partie du commerce transsaharien qui assurait depuis trois siècles l’extraction de l’or nécessaire au système monétaire bimétallique de l’Empire musulman.

[3] Le royaume de Gao est mentionné par Al-ya’qubi vers 874. Le géographe arabe Al-Fazari mentionne de son côté à la fin du 8e siècle le terminus de ces routes commerciales ibadites transsahariennes à la capitale du Ghana, à l’embouchure du fleuve Sénégal et à la ville de Nahla au Bornou.

[4] Al-Zuhri assure même que la région située entre Gana et Tademekka est ibadite et liée à Ouargla dès l’époque du califat omeyyade au 8e siècle.

[5] Al-Bakri décrit ainsi en 1068 les habitants de Tademekka comme à la fois berbères et musulmans, recevant leurs céréales du pays des Noirs, et les payant en dinars d’or pur, de même qu’il souligne comment à Gao ce sont les barres de sel qui sont utilisées comme monnaie, dans une ville où est professé l’islam ibadite, et où le palais royal est un quartier séparé du marché par une mosquée.

[6] Les premiers Juula islamisant Kano sont des commerçants et lettrés khâridjites ayant ouvert, de Dia à Djenné, Bobo-dioulasso, Kong et Bighu, une route commerciale se refermant sur Kano et encerclant ainsi l’aire géographique contrôlée par les Masufa, héritiers des Almoravides. Ceux-ci contrôlent de leur côté de Sijilmasa à Takkeda les pistes transsahariennes orientées nord-sud et ouest-est. L’encerclement des Masufa devient total lors de la jonction de cette nouvelle piste ibadite au 15e siècle avec la piste de l’Aïr rejoignant le Fezzan et Ghadamès, anciennes zones d’influence des groupes Saghanogho ibadites (Rey, 1994, 1998).

[7] L’islam juula, centré sur Djenné et canonisé par Suware, devient officiellement une doctrine malékite à partir du 17e siècle, mais son contenu reste typiquement ibadite, notamment sur le plan politique (en accord avec la possibilité reconnue de dissimuler sa foi face à l’adversité) : refus de participer au pouvoir étatique, refus de la guerre sainte comme moyen de diffusion de l’islam, du charlatanisme et de la vénalité associés aux confréries soufies, importance accordée au savoir et à la scolarisation comme moyen de contrôle d’une aire géographique, justification de la foi par les œuvres personnelles, etc.

[8] Les communautés claniques ibadites et juives séfarades ont révolutionné au Maghreb la traversée et l’occupation du Sahara en instituant l’irrigation des jardins, grâce à des puits et des drains reliés par des canalisations souterraines, captant et stockant les eaux de la nappe phréatique dans des bassins.

[9] Le réseau commercial ibadite s’étendra, via le Yémen, Oman et Zanzibar, à l’océan Indien jusqu’en Asie du Sud (Malabar) et du Sud-Est (Malacca), pour se projeter ensuite en mer de Chine et en Chine du Sud à la rencontre des diasporas commerciales chinoises originaires du Fujian (cf. les Chinois malais dénommés Baba ou la ville portuaire « musulmane » de Canton).

[10] Contrairement à la tradition de type initiatique perpétuée par le mouvement qarmate chiite ismaélien, dont se sont inspirés autant le système du compagnonnage et des corporations en Europe que le système des castes en Afrique occidentale. Pour la dynastie Rustémide de Tahert, « toute ménagère se devait d’apprendre l’astronomie ».

[11] Pour les Saghanogho, imams juula de Kong (lors du passage de Binger), tout esclave capable de demander sa libération par écrit en arabe était immédiatement libéré (Rey, 1998, p. 153). Certains textes attestent ainsi d’un certain idéal méritocratique (« L’imam doit être le plus savant parmi vous, même si c’est un esclave noir ou une femme »).

[12] L’islamisation khâridjite initiale des groupes berbères dans la première moitié du 8e siècle, et leur résistance politique à l’incorporation à l’Empire musulman de la première dynastie des Omeyyades, déterminent ainsi probablement l’arrêt de l’expansion sunnite et arabe en Europe et en France, plus que ne le fit la bataille de Poitiers conduite par Charles Martel en 732. Les révoltes berbères ibadites contre les sunnites arabes en Afrique du Nord, entre 724 et la grande insurrection de 742, se sont en effet propagées à la péninsule ibérique au fur et à mesure de sa conquête par les armées omeyyades. Le fait que celles-ci aient été composées de troupes berbères récemment islamisées (ex. l’armée de Tarek Ibn Zyad) a ainsi failli provoquer l’expulsion des sunnites arabes hors d’Espagne par ces Berbères ibadites.

[13] La fondation d’une université à Naples et d’une cour au royaume de Sicile, où débattaient et étaient traduits en latin les plus brillants esprits chrétiens, juifs, grecs et musulmans de l’époque, dans les différents domaines des arts et des sciences, a servi de modèle au développement de la Sorbonne parisienne et des universités d’Oxford et de Cambridge. De même, l’implantation d’hôpitaux (maristan) fonctionnant comme de véritables écoles de médecine (ex. Salerne), stimulées en 1241 par l’autorisation de la dissection de cadavres humains, fit tâche d’huile en Europe avec la création de la première faculté de médecine à Montpellier en 1230, alimentée en traités médicaux à la fois par les docteurs juifs originaires de la péninsule ibérique émigrés à Lunel et Narbonne, et les grands chirurgiens de l’époque tel Roger de Palma de Salerne, ayant fui l’Italie du sud à la suite des attaques de la papauté contre les descendants de Frédéric II, et ayant rapporté à Montpellier les traités d’anatomie et de chirurgie d’Abu al Qasim.

[14] De par ses relations commerciales et diplomatiques avec la dynastie ayyubide du Caire et de Damas, Frédéric II put ainsi entrer librement et pacifiquement à Jérusalem du temps des croisades, où il fut intronisé roi.

[15] Frédéric II permit ainsi au neveu de son premier ministre, Thomas d’Acerra, par sa politique éclairée, de s’imprégner très tôt de culture musulmane à sa cour et à l’université de Naples. Ce neveu allait devenir sous le nom de saint Thomas d’Aquin à la fois le principal critique et diffuseur des théories averroïstes dans la chrétienté européenne.