L’histoire globale a amplement montré que les techniques, qu’elles soient productives, destructives, commerciales ou financières, ont souvent vu le jour en Asie orientale, avant d’être diffusées vers l’Ouest. Mais elle a aussi abondamment documenté la permanence d’une véritable « innovation technique collective » à l’échelle de l’ensemble du continent eurasien, chaque société apportant sa propre touche, parfois essentielle, aux objets et dispositifs reçus. Dans un remarquable article publié en 2005, William N. Goetzmann, professeur de finance et de management à l’Université de Yale, nous donne un très bon exemple de cette innovation technique collective entre Chine, Inde, Maghreb et Italie, sur environ quinze siècles. Son travail porte plus précisément sur les méandres de la mise au point du calcul d’actualisation, lequel constitue, on le sait, la base des mathématiques financières.
C’est dans un ouvrage paru en 1202, le Liber Abaci, que Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, introduit explicitement le principe d’actualisation en Europe. Que nous dit ce principe ? Chacun sait qu’une somme d’argent de 100, placée aujourd’hui pour un an à 10 %, ramènera 110 à son propriétaire à l’échéance. Si l’échéance est prolongée à deux ans, c’est 110 + 10 % de 110, soit au final 121 qui seront récupérés. Mais on peut raisonner en sens inverse, à rebours du temps : une somme de 110 reçue dans un an possède une valeur aujourd’hui, une valeur « actuelle », de 100, au taux d’intérêt en vigueur de 10 %. Et que vaudrait aujourd’hui une somme de 100 reçue dans un an ? Une règle de trois nous montre facilement que cette valeur actuelle sera de 100 x 100 / 110, soit précisément 90,91. Si l’on généralise, une unité de monnaie reçue dans un an vaudra aujourd’hui 1 / ( 1 + i) si l’on appelle i le taux d’intérêt, soit ici i = 0,10. Et la même unité reçue dans deux ans aura une valeur aujourd’hui de 1 / [(1 + i)x(1 + i)] soit 1 / (1 + i)2. On aura une formule analogue pour trois, quatre ou n années, remplaçant alors l’exposant de (1+i) par ce nombre d’années dans la formule. Le calcul d’actualisation nous permet donc de connaître la valeur présente de n’importe quelle somme reçue à n’importe quelle date ultérieure, voire de faire la somme des valeurs actuelles de plusieurs revenus survenant à des dates différentes dans le futur pour obtenir la richesse présente d’un individu recevant successivement toutes ces sommes.
Pour introduire ce calcul, Fibonacci prend un exemple pédagogique relativement étrange. Il suppose un commerçant pisan qui voyage jusqu’à Lucques pour affaires, qui y double son capital et y dépense 12 deniers. Il se rend ensuite à Florence où il fait de même. Enfin il retourne à Pise, double encore ce qui lui reste et dépense pareillement 12 deniers. Mais passée cette dépense il ne lui reste désormais plus rien. La question est : combien possédait-il au départ ?
Cet exemple du voyage peut se résoudre d’une façon assez laborieuse. S’il avait au départ une somme S, celle qui est précisément cherchée, il lui reste après l’étape de Lucques 2 x S – 12. C’est cette somme qui sera doublée lors de l’étape florentine et sur laquelle il dépensera 12 deniers : le lecteur pourra vérifier qu’il lui reste alors 4 x S – 36. Enfin, après l’étape de Pise, il lui reste 8 x S – 84 mais cette somme s’avère en fait égale à zéro puisqu’il ne lui reste plus rien. Dès lors S vaut 84 / 8, soit 10,5 deniers. Fibonacci est, pour sa part, beaucoup plus élégant… Le problème est équivalent au placement de la somme S sur trois ans, au taux d’intérêt de 100 % (puisqu’il y a doublement du capital à chaque étape, soit i = 1). Mais comme le détenteur de ce capital retire 12 deniers chaque année, sur trois ans, ce qui épuise son avoir, la valeur S n’est rien d’autre que la somme des valeurs actuelles de 12 deniers perçus après un an, deux ans, trois ans… Soit donc 12 / 2 + 12 / 4 + 12 / 8 = 10,5 également… À partir de là, Fibonacci multiplie dans son livre les problèmes semblables, montrant sur des énigmes beaucoup moins intuitives que le calcul d’actualisation permet à chaque fois une résolution rapide.
L’apport de Fibonacci est ici décisif et original, et la mathématique financière va alors connaître de considérables développements en Europe, facilitant les opérations de prêt à intérêt, les calculs relatifs à la distribution des profits, lors d’une aventure maritime commerciale, à des contributeurs n’apportant pas leur apport à la même date, etc. Mais au-delà du génie propre au mathématicien pisan, force est de reconnaître qu’une histoire analogue figure déjà dans un texte chinois, Les Neuf Chapitres sur l’art des mathématiques, datant au moins de l’an 263 ap. J.-C. Ici c’est un homme d’affaires chinois investissant à 30 % l’an dans le pays de Shu et retirant des sommes successives jusqu’à épuisement de son avoir. Mais l’exemple d’un marchand de grain, taxé dans son voyage à plusieurs reprises, relève de la même logique. Et si la résolution n’est pas aussi conceptuelle et élégante que chez Fibonacci, il n’en reste pas moins que la parabole du voyage se transmettra ensuite dans d’autres traités de mathématiques. On la trouve ainsi dans un texte arménien du 7e siècle, dans un papyrus, en Égypte, au 9e siècle, enfin dans une somme indienne, le Lilivati de Bhāskarācārya, édité vers 1150. Par ailleurs les ouvrages ayant discuté de questions de taux d’intérêt, avant le 13e siècle, sont légion. En Inde toujours, c’est l’Āryabhatīya qui, au 6e siècle, inaugure une longue série, avec les travaux de Mahavira au 9e, le Trisastika au 10e, enfin le Lilivati déjà cité. Dans le monde arabe, c’est le travail de Muhammad ibn Mūsì al Khwārizmī qui, au 9e siècle, pose des problèmes voisins de répartition mais dont les solutions algébriques (les fameux « algorithmes », du nom de leur inventeur) seront reprises par Léonard de Pise.
Le point intéressant, c’est évidemment que Fibonacci n’est jamais allé en Chine, ni même en Inde. Il a par contre longtemps fréquenté les commerçants et financiers arabes dans la colonie pisane de Bougie, en Algérie, où son père était officier des douanes. Familier à ce titre du commerce de la colonie, lui-même sans doute commerçant local jusque vers ses 30 ans, Fibonacci avoue dans son livre avoir appris les mathématiques en Méditerranée, essentiellement en Égypte, Syrie, Grèce et Sicile, de tous ceux qui s’y entendaient. Il sera de fait un important passeur pour ce qui est de l’usage des chiffres arabes (en fait d’origine indienne) en Europe, dans la mesure où son livre sera un des tout premiers traités, en Occident, à en montrer le prodigieux intérêt pour les calculs financiers et commerciaux (le lecteur qui voudrait s’en convaincre peut éventuellement tenter de faire les calculs d’actualisation présentés plus haut en utilisant les chiffres romains…). Ce monde du Sud de la Méditerranée connaissait les travaux d’al Khwārizmī, sans doute aussi ceux des auteurs arméniens et indiens, probablement inspirés des Neuf Chapitres chinois. Mais si Fibonacci a su trouver de nouvelles applications de l’algèbre en matière financière, c’est vraisemblablement aussi grâce à sa connaissance très étroite des affaires et à la nécessité de résoudre élégamment des problèmes pratiques peu intuitifs.
Les contributions théoriques de notre homme ne s’arrêtent pas là. Il popularisera l’usage de la règle de trois, mais également la règle de cinq, par exemple pour calculer le prix relatif d’un bien dans un autre. Il développera, peut-être sur la base de ses travaux financiers sur la valeur actuelle, une analyse élaborée des progressions géométriques. D’un point de vue pratique, il réalisera des calculs de cours croisés entre les monnaies et établira des critères précis de redistribution des profits aux « actionnaires » des commenda, ces sociétés ad hoc formées, dans les cités-États italiennes, lors d’une expédition commerciale. Après avoir écrit son maître ouvrage, il résidera à Pise où il est probable qu’il ait conseillé la municipalité sur les finances publiques. Les années qui suivront 1202 verront du reste un essor évident des marchés de dette publique en Italie : il n’est pas impossible que notre homme, par sa découverte du calcul d’actualisation, ait contribué à cet essor en fournissant des repères aux spéculateurs et financiers impliqués dans ce nouveau jeu apparu vers 1171. Mais pour l’histoire globale, Fibonacci restera sans doute comme un remarquable exemple d’approfondissement européen d’intuitions et de résolutions de problèmes testées, ailleurs et bien avant, dans les cœurs historiques du système-monde afro-eurasien.
GOETZMANN W. N. [2005], « Fibonacci and the Financial Revolution », in Goetzmann and Rouwenhorst, The Origins of Value: The financial innovations that created modern capital markets, Oxford, Oxford University Press.