Le reproche est connu : l’histoire « classique » est suspecte d’eurocentrisme. En miroir, certains ne se privent pas de critiquer une histoire globale supposée être, par la loi des masses humaines, asiacentrée sinon sinocentrée. Le billet de ce jour vise à rafraîchir le débat en l’exposant aux vents glacés de la lointaine et déserte Patagonie, afin d’explorer les rapports patagons à l’histoire globale. Du mylodon au destin des Patagons, on peut discerner plusieurs axes, en trois cartes postales :
© L. Testot : Cueva del Milodón
1) Le mylodon, de la crytozoologie à la mégafaune
Les noms géographique restituent l’ambiance : depuis la ville de Puerto Natales, perdue à l’extrême-sud du Chili, dans la province d’Ultima Esperanza, parcourez une trentaine de kilomètres vers le nord sur une bretelle jamais achevée de la route dite du Bout du monde. Là, juste après le rocher dit de la chaise du Diable, quelques falaises se dressent ; un grand abri sous roche, une silhouette colossale devant laquelle se pressent quelques touristes pour la photo. Le mylodon. Un paresseux géant de trois mètres de haut, qui vécut ici il y a quelque 10 000 ans.
Son « inventeur », un colon du nom de Herman Eberhardt, exhuma en 1896 des restes bien conservés : de la peau, des os accrochés à la peau (des ostéodermes – une curiosité propre à cet animal), bref rien de connu – même si Charles Darwin, de passage aux environs quelques décennies auparavant, avait déjà exhumé des restes de la même espèce. La course pour s’emparer des dernières terres non encore sous domination coloniale battait son plein. Se succédaient donc en ce lieu perdu les fourriers des empires, des équipes de toutes nationalités – géologues, naturalistes et autres géographes au service du projet colonial. Argentine et Chili rivalisaient également d’ardeur pour réclamer leur part de l’extrême-sud américain, et finirent par se partager l’aride gâteau. Bref, Eberhardt montra sa trouvaille à de savants européens. Le site fut creusé… Ce qui amena à l’exhumation d’un squelette humain, a priori contemporain de l’animal.
Ceci est tout à fait compatible avec nos actuelles connaissances : mylodons et Homme moderne ont cohabité quelques siècles, peut-être millénaires. Mais l’association de ces restes, d’un gros animal et d’un humain, entraîna une conclusion que l’on juge aujourd’hui farfelue : le mylodon était domestiqué ! Les techniques de datation étant floues et les restes bien conservés, l’autre conclusion fut qu’ils étaient récents. De ces prémisses naquit une certitude : on devait pouvoir trouver des mylodons vivants.
L’affaire inspira les biologistes des premières décennies du 20e siècle, nourrit au moins une expédition de chasse qui ne fut pas sans évoquer le roman Le Monde perdu (1912) d’Arthur Conan Doyle, à la recherche d’animaux antédiluviens en Amazonie. Elle offre une date de référence dans l’apparition de la discipline ésotérique qu’est la crytozoologie – même si les ouvrages fondateurs de ladite discipline ne furent rédigés que dans l’immédiate-après Seconde Guerre mondiale. Pour faire bref, c’est un courant qui défend qu’il existe de gros animaux qui ont échappé à toute classification sur notre planète : Nessie le monstre du Loch Ness, Yéti du Tibet ou Big Foot de Californie sont venus enrichir, avec des centaines de créatures, ce panthéon. Avant de rire, soulignons qu’il ne s’écoule pas d’année sans que l’on découvre de nouveaux animaux, certes dans leur immense majorité microscopiques, mais parfois aussi de bonne taille – là un bovidé, ici un requin… Reste le constat : le merveilleux resurgit toujours quand on croit l’avoir exorcisé. À la fin du 19e siècle, alors que la science expérimentale s’impose comme détentrice du vrai, des savants traquent des animaux mythologiques – et d’autres photographient des fantômes.
On sait aujourd’hui que la mégafaune a péri en masse suite à l’arrivée de l’homme, dans des endroits où il est arrivé tardivement. Si l’Afrique et l’Asie ont encore quelques gros animaux, c’est que ceux-ci, cohabitant avec nous depuis deux millions d’années, ont eu le temps de s’adapter aux progrès cynégétiques de notre espèce. L’arrivée de l’Homme moderne en Australie (entre 60 000 et 45 000 ans), en Europe (vers 40 000 ans), dans les Amériques (entre 30 000 et 15 000 ans) et en Nouvelle-Zélande (il y a 800 ans) est suivie plus ou moins tardivement, mais inéluctablement, d’un effondrement de la biodiversité : l’essentiel de la faune pesant plus de cinquante kilos disparaît – oiseaux géants, marsupiaux colossaux, mastodontes, mammouths, rhinocéros, félins, ours… – et entraîne un déséquilibre suivi d’un appauvrissement massif des biotopes. Deux catégories d’explication sont avancées : responsabilité directe – l’homme a chassé jusqu’à l’extinction – ou indirecte – l’homme a amplifié les effets de bouleversements climatiques. Car l’arrivée de l’homme rime, dans le cas de la Patagonie, avec l’Holocène. Le climat se réchauffe, les glaciers fondent, les terres se libèrent, le gibier prospère, et tout cela favorise certainement l’expansion humaine vers les terres pourtant parmi les plus désolées de la planète.
© L. Testot : Magellan triomphe sur son canon, les géants à ses pieds. Place d’armes de Punta Arenas, Chili.
2) Le Patagon : l’Autre est-il nécessairement plus grand ?
« Partant de là jusqu’au quarante-neuvième degré et demi au ciel antarctique, parce que nous étions en hiver, nous entrâmes dans un port pour hiverner et nous demeurâmes là deux mois entiers sans jamais voir personne. Toutefois, un jour, sans que personne y pensât, nous vîmes un géant qui était sur le bord de la mer tout nu et il dansait et sautait et chantait, et en chantant il mettait du sable et de la poussière sur sa tête. Notre Capitaine envoya vers lui un de ses hommes auquel il donna charge de chanter et danser comme l’autre pour le rassurer et lui montrer amitié, ce qu’il fit.
Et incontinent l’homme du navire conduisit ce géant à une petite île où le Capitaine l’attendait. Quand il fut devant nous, il commença à s’étonner et à avoir peur, et il levait un doigt vers le haut, croyant que nous venions du ciel. Il était si grand que le plus grand de nous ne lui venait qu’à la ceinture. Il était vraiment bien bâti. Il avait un grand visage peint de rouge alentour et ses yeux aussi étaient cerclés de jaune, aux joues il avait deux coeurs peints. Il n’avait guère de cheveux à la tête et ils étaient peints en blanc […].
Six jours après, nos gens allant couper du bois virent un autre géant au visage peint et vêtu comme les susdits, qui avait à sa main un arc et des flèches; s’approchant de nos gens, il fit quelques attouchements sur sa tête et après sur son corps, puis en fit autant à nos gens […].
Ce géant était de meilleure disposition que les autres, et personne gracieuse et aimable qui aimait à danser et à sauter. Et quand il sautait, il enfonçait la terre d’une paume de profondeur à l’endroit où touchaient ses pieds. Il demeura longtemps avec nous, et à la fin nous le baptisâmes et lui donnâmes le nom de Jehan. Le dit géant prononçait le nom de Jésus, le Pater noster, l’Ave Maria et son nom aussi clairement que nous. Mais il avait une voix terriblement grosse et forte […].
Le Capitaine appela cette manière de gens Pataghoni. Ceux-ci n’ont point de maisons, mais possèdent des baraques faites de la peau des bêtes susdites [les guanacos] avec laquelle ils se vêtent […]; ils vivent de chair crue et mangent une certaine racine douce qu’ils appellent capac. Ces deux géants que nous avions à la nef mangeaient un grand couffin plein de biscuits et des rats sans les écorcher, ils buvaient un demi-seau d’eau chaque fois. »
Extrait de : RELATION DU PREMIER VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR MAGELLAN 1519-1522. Pigafetta (Antonio), 1984, Tallandier, pp. 109-115.
Source : http://www.lapatagonie.com/legendes/7-les-geants-patagons
De ce témoignage d’Antonio Pigafetta, chroniqueur du premier tour du monde attribué à Magellan (qui n’en acheva que la moitié), on retient l’image du géant. Argentins et Chiliens, en plusieurs endroits, immortalisent aujourd’hui l’événement sous forme de statues à « taille réelle ». On y voit des colosses indiens toiser, torses nus, les pitoyables Espagnols qui viennent pourtant de les ligoter. Ailleurs, sur la Place d’Arme de Punta Arenas, un conquistadore au sommet d’une colonne triomphe de Patagons costauds mais soumis.
Immanquablement, à proximité des monuments, une légende évhémériste s’emploie à rationaliser l’envolée littéraire de Pigafetta. Les Espagnols auraient été rachitiques, les Patagons prospères… En tout cas, sur les photos, à partir de la fin du 19e, ce sont les Amérindiens, au crépuscule de la puissance éphémère que leur a conférée la maîtrise des chevaux, chroniquement sous-alimentés, qui se font dépasser d’une tête par les envahisseurs.
Le géant patagon est, comme le mylodon domestique, plus probablement le produit de l’imagination d’un moment. Les Grandes Découvertes peuplaient les blancs des cartes d’êtres étranges, hommes à tête de chien ou possesseurs d’un pied unique qui leur sert d’ombrelle – illustrations bien connues des médiévistes. L’Autre est étrange, d’autant plus étrange qu’il est éloigné. Et l’Autre est aussi souvent meilleur, plus fort, plus sagement gouverné. Il y a deux millénaires, quand Rome et la Chine devinaient leur présence respective à de ténus indices commerciaux, le pays à l’opposé symétrique était un paradis, où l’on vivait dans le confort, où l’on était bien gouverné.
Secret d’État, rêve de puissance. Magellan trouve le passage vers le Pacifique, la voie alternative qui mène justement aux richesses de la Chine et permet de doubler les Portugais, qui passent par l’océan Indien. Les Espagnols cherchent dans le pays nouveau un Eldorado, la cité des Césars. L’or fait rêver. À la suite de l’audacieux corsaire Francis Drake, qui fait siens les détroits jalonnés par les Espagnols pour mieux piller les richesses que les conquistadores extraient du Nouveau-Monde, les Anglais se lancent quelques décennies plus tard, bientôt suivis des Néerlandais. Pour assurer leur contrôle des détroits, les Espagnols s’essaient aux colonies de peuplement à l’extrême sud du continent. Le froid, l’impossibilité d’entrer en contact avec les indigènes ou de cultiver la terre ont raison de la fondation de la cité du Roi Don Felipe. Tous les colons meurent de faim, un seul survivra – ironiquement secouru par un corsaire anglais. Le lieu s’appelle aujourd’hui Port-Famine.
© L. Testot : diaporama taille réelle mettant en scène la vie des Selknams, à Ushuaia.
3) Les Patagons : génocides coloniaux et bonnes intentions
À Port-Famine, on meurt donc de faim, dans des endroits où pourtant subsistent depuis au moins six millénaires des cultures originales. On y distingue classiquement cinq peuples. Leurs destins tragiques ont alimenté une belle matière ethnographique.
• Les Selknam (dits aussi Onas) étaient des chasseurs de guanacos (lamas sauvages) et d’autres animaux. Ils occupaient l’essentiel de la Grande Île de la Terre de Feu, doublon oriental de la pointe Sud des Amériques. Au début du 19e siècle, les premiers Blancs qu’ils virent étaient des chasseurs venu massacrer les lions de mer en masse pour en faire de l’huile afin d’alimenter les lampes de la Révolution industrielle. S’y ajoutèrent un demi-siècle plus tard les éleveurs de moutons (l’industrie réclamait alors de la laine), qui leur dérobèrent leurs terrains de chasse et les repoussèrent à coups de fusil. Les missionnaires, ici salésiens, furent les derniers arrivés. Emplis de bonnes intentions : christianiser les sauvages, leur apprendre la civilisation, les protéger de la brutalité des colons. Ils les rassemblèrent, les parquèrent. En deux ans, les 9/10e moururent de maladies qui leur étaient jusqu’alors inconnues. Les survivants se dispersèrent, se firent gauchos, oublièrent leur culture. La dernière Selknam est morte à la fin du 20e siècle.
• Les Haush (ou Ménekenks), de culture similaire, occupaient le Sud-Est de cette Terre de Feu. Leur destin fut identique, la culture s’éteignit au début du 20e siècle.
• Les Yamanas (ou Yaghans) habitaient un espace maritime s’étendant du sud de la terre de Feu jusqu’au Cap-Horn. Leur culture, à l’égal de celle des Aborigènes d’Australie ayant occupé le désert central, montre à quel point les humains peuvent s’adapter à des milieux hostiles. Ils vivaient nus, car là-bas, on est mouillé en permanence. Rien n’y sèche. Enduits de graisse de lions de mer, ils se chauffaient en permanence à des braseros. Et ils se déplaçaient sans cesse, là où les embarcations modernes sont mises en difficulté par des vents dévastateurs, à bord de canoés d’écorces ! Ils occupèrent six mille ans durant des îles qui aujourd’hui sont considérées comme trop hostiles pour être habitées. Darwin, les découvrant, déclara qu’ils étaient le peuple le plus misérable de la Terre, plus animal qu’humain. Ils connurent un destin identique à celui des Selknam, si ce n’est qu’ils souffrirent davantage des massacres de lions de mer (leur principale source de nourriture), moins des éleveurs de moutons (leur territoire était inapproprié à l’élevage), et autant des missionnaires (anglicans ceux-là) qui essayèrent de les sauver. Leur population chuta de 3 000 à 300 personnes en deux ans, alors que les pères les obligeaient à revêtir les vêtements usagés collectés par les bonnes œuvres en Grande-Bretagne pour habiller les sauvages nus – des vêtements qui constituaient autant de bombes biologiques, porteurs de toutes les maladies de cette époque. Il subsiste aujourd’hui une Yaghan, âgée de plus de 80 ans – sa langue et sa culture disparaîtront avec elle.
• Les Kaweskars (ou Alakalufs) occupaient la côte ouest du Chili. Leur culture et leur sort ont été similaires à ceux des Yamanas – à ceci près qu’il resterait une quinzaine de locuteurs de cette langue.
• Les Aonikenks, quant à eux, occupaient la partie continentale de la pointe australe de l’Amérique du Sud, là où la pampa s’arrête, coincée entre les Andes et l’océan. Membres de la confédération Tehuelche, qui occupa la moitié sud de l’Argentine jusque dans les années 1870 grâce à sa maîtrise de l’équitation, ils furent pris en tenaille entre les États coloniaux qu’étaient alors l’Argentine et le Chili. Un débat historiographique fait encore rage autour de la Conquête du Désert, initiée en 1870 par le gouvernement argentin. Pour les uns, il s’agissait de résister aux agressions tehuelches (vol de bétail, rapt de femmes) ; pour les autres, ce fut un génocide. La Campagne du désert dura une dizaine d’années. Après des débuts indécis, l’emploi de nouveaux fusils et du télégraphe emporte la décision militaire. Pour le seul Sud de la Patagonie, 2 000 Aonikenks sont tués, et 15 000 survivants déportés. Il leur est fait interdiction d’avoir des enfants. En 1920, nul ne parle plus l’aonikenk, et leurs terres engraissent depuis longtemps des millions de moutons – s’opère alors un autre effondrement de la biodiversité. Le sort des Aonikenks est à rapprocher de celui des Sioux et Apaches de l’hémisphère Nord, qu’ils suivirent dans la tombe, victimes des mêmes procédés, d’un bout à l’autre des continents américains.
L’histoire était devenue globale.
NB : Pour aller plus loin, je recommande la lecture de l’excellent WINOGRAD Alejandro [2008], Patagonie. Mythes et certitudes, Ushuaïa, éditions Südpol, trad. fr. Claire Avellan, 2011 – ce billet n’est pas une recension de ce livre.