L’amertume du goût sucré de la mondialisation

Café, thé ou chocolat ? Avec ou sans sucre ? Beurre ou confiture ? Chaque matin, pense-t-on en prenant son petit déjeuner qu’on accomplit une activité éminemment mondiale ? C’est au 18e siècle, dans les classes dirigeantes de l’Europe occidentale, que se formalise ce premier repas de la journée sous les formes canoniques que nous lui connaissons, celles du continental breakfast de tous les hôtels du monde. Le café est une plante domestiquée en Éthiopie et au Yémen. Le cocoal, qui a donné cacao et chocolat, est un mot nahuatl, la langue des Aztèques ; le chocolat est américain. L’arbuste du thé, le Camelia sinensis, est, comme son nom l’indique, chinois. Afrique, Amérique, Asie : trois parties du monde différentes pour fournir la matière première aux boissons dopantes que les Européens ont choisies, il y a moins de trois siècles, pour rompre le jeune nocturne (ce que signifie littéralement « dé-jeuner »). Dans tous les cas, la contribution européenne à l’élaboration de ces trois breuvages a été d’y adjoindre du sucre, ce que les Amérindiens ne pouvaient pas faire ou ce que les Chinois se gardaient bien de faire. Tous ces produits, qu’on appelait naguère sans état d’âme « coloniaux », viennent de régions tropicales ou subtropicales. En d’autres termes, ils ne peuvent pousser en Europe, en tout cas jusqu’à la mise au point du sucre de betterave.

Le sucre n’est pas consommé qu’en début de journée. Nous savons bien, aujourd’hui, dans les sociétés anciennement développées, comme dans les pays qui s’enrichissent rapidement, que nous en mangeons ou buvons beaucoup trop. L’abus de sucre, en regard des efforts physiques fournis, est le principal facteur d’obésité. Ce n’est pas encore le cas d’une grande partie de l’humanité pour qui un soda est un luxe rare, voire impensable ; ce n’a surtout pas été le cas de pratiquement toutes les sociétés avant le 19e siècle. Or le sucre n’est pas qu’une source de plaisir, il comble des besoins physiologiques. Il peut aussi représenter une source de calories immédiatement mobilisables, comme le savent tous les pratiquants d’un sport nécessitant des efforts prolongés. Ainsi, le sucre fut longtemps ardemment désiré. Or, si rien ne nous semble plus banal qu’un morceau de sucre blanc aujourd’hui, longtemps ce ne fut pas le cas. Rares étaient les produits fortement sucrés, le miel essentiellement et, pour certaines régions du monde, le suc d’érable. On ne pouvait conserver certains fruits qu’en les faisant sécher (dattes, figues, raisins…). Toutes les consommations restaient donc très modestes. Donc, à la différence de l’excès contemporain, un manque évident de sucre pour la plupart des sociétés historiques.

Le tour du Monde de la canne

Jusqu’au 19e siècle, on n’a connu qu’une seule façon de produire du sucre, en concentrant celui contenu dans la canne, justement dite « à sucre ». Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est (les Papous cultivaient également une canne à sel) a très tôt été domestiquée. Mais c’est au cours du 1er millénaire avant notre ère qu’en Inde on dépasse sa simple consommation immédiate pour en extraire le sucre. C’est une révolution : on obtient un produit qui, gardé au sec, peut se conserver quasi éternellement. Il a même la propriété de pouvoir conserver d’autres produits (fruits confits, confitures). L’humanité est redevable à l’Inde à la fois de la production du sucre et de son utilisation (pâtisserie, confiseries…). Les soldats d’Alexandre y découvrent ce « roseau qui donne du miel ».

C’est aussi en Inde que fut mis au point le complexe de production qu’on appela « plantation », c’est-à-dire une exploitation de grande taille à main-d’œuvre esclave. Ce procédé se diffusa en Iran et en Irak, de là en Égypte puis au Maroc. Dans le monde romain, le sucre n’est pas inconnu, mais c’est un bien qui vient de loin, aussi rare et cher que la soie. Ce sera une épice jusqu’au 17e siècle, c’est-à-dire un produit relevant plus de la pharmacopée que de l’alimentation. En effet, les Européens ont un gros problème : la canne ne peut pas ou guère pousser au nord de la Méditerranée. Cette herbacée a un cycle de vie de quinze à dix-huit mois, sans compter les rejets. Mais elle ne supporte pas un hiver un peu froid. En dehors de quelques îles méditerranéennes, de la huerta de Valence ou de la plaine de Séville, sa culture est impossible.

Or, avec les Croisades et le commerce italien, les très riches Européens ont pris goût au sucre. Que ce soit comme remède ou comme aliment ostentatoire, grande noblesse et haute bourgeoisie dépensent des sommes considérables pour acquérir du sucre. Pouvoir cultiver la canne devient donc, à la fin du Moyen Âge, un enjeu géopolitique essentiel. C’est l’une des principales motivations de la conquête de la Macaronésie : Madère, Açores, Canaries. C’est surtout Madère, dont le climat convient bien à la canne, qui devient le premier lieu européen de culture de « l’or vert » au 15e siècle.

Après l’or, le sucre est l’une des principales motivations des voyages lointains des Ibériques. Dès son deuxième voyage, Colomb emporte dans les cales de ses caravelles des plans de canne. Il s’avère très vite que l’Amérique tropicale se prête fort bien à cette culture. On a là une clef essentielle de l’expansion européenne outre-Atlantique. Toutes les puissances maritimes de l’Europe occidentale se sont efforcées d’arracher aux Portugais ou aux Espagnols des portions de littoraux ou des îles au climat chaud et humide. Au 16e siècle, c’est le Nordeste brésilien qui connaît une première diffusion des plantations sucrières (cf. carte). C’est en effet la côte de l’Amérique tropicale la plus facile d’accès à partir de l’Europe, grâce aux vents et aux courants de l’Atlantique. Puis à partir du 17e siècle, les Antilles sont progressivement transformées en plantations du sud-est (Curaçao) au nord-ouest (Cuba). À partir du 18e siècle, le modèle de l’île à sucre se diffuse dans l’océan indien. Au 19e siècle il gagne le Pacifique.

Grâce à cette diffusion dans toute la zone intertropicale aisément accessible par mer, la consommation de sucre, en Europe d’abord, puis dans le reste du monde, a pris le caractère massif que nous lui connaissons. Au début du 19e siècle, dans le contexte du blocus continental, la betterave sucrière permet l’une des plus célèbres « substituabilités » de l’histoire économique mondiale. Le petit déjeuner, le dessert, les confiseries sont devenus des pratiques largement partagées dans toutes les classes sociales européennes, puis mondiales.

Une marque profonde sur l’espace mondial

Cette histoire n’est pas qu’une question de pratique culinaire ou d’équilibre alimentaire. Le Monde serait bien différent sans la diffusion massive de la plantation sucrière. D’abord, avec d’autres cultures certes, en particulier le coton, la plantation de canne à sucre permet de comprendre pourquoi les Européens, jusqu’au milieu du 19e siècle et la seconde colonisation, se sont essentiellement intéressés à la zone intertropicale. En dehors des régions productrices de métaux précieux, les parties tempérées du monde ne pouvaient produire que des biens qu’on trouvait déjà en Europe, donc qui ne supportaient pas l’énorme coût du voyage. Le sucre fut longtemps, pour les armateurs plus que pour les planteurs, une affaire juteuse. Les patrimoines urbains de Bordeaux, Nantes ou Bristol en témoignent aujourd’hui.

Or la diffusion de cette culture se fit sous forme de la plantation esclavagiste. Les Européens n’en furent pas les inventeurs, cela remonte à l’Inde ancienne, et ce sont les Arabes qui la transmirent à l’Europe. Cette pratique a induit le recours massif à l’esclavage des Noirs, avec des pratiques qui comptent parmi les plus horribles de l’histoire de l’exploitation d’êtres humains par d’autres hommes. Les Européens n’ont pas non plus inventé la traite négrière, mais ils lui ont donné une ampleur considérable sous sa forme transatlantique. De l’histoire du sucre découle donc le peuplement afro-américain.

La plantation est une structure géoéconomique totalement extravertie. Privée de son marché, une région sucrière est réduite au marasme. C’est ce que montre la triste histoire d’Haïti au 19e siècle. La culture de la canne fut donc doublement facteur de sous-développement dans les régions intertropicales, en particulier de part et d’autre de l’Atlantique : en pratiquant une saignée démographique en Afrique noire, tout en désorganisant les sociétés locales, mais aussi en imposant une économie totalement dépendante du marché de l’Atlantique tempéré dans les régions tropicales d’Amérique, puis d’ailleurs.

Il y a tout un débat sur le caractère inévitable du mode d’exploitation particulièrement féroce qu’a représenté la plantation. On a longtemps écrit que la nécessité de traiter les cannes très vite et la contrainte lourde de l’investissement du moulin induisaient la grande exploitation esclavagiste. Récemment Pierre Dockès (2009) a développé l’idée que l’économie de plantation, qu’il qualifie de « paradigme productif », n’était pas inévitable mais a représenté une forme historique particulièrement efficace d’exploitation, permettant de concentrer des richesses en Europe.

En ce sens, la plantation sucrière a doublement contribué à la Révolution industrielle. D’abord par l’enrichissement qu’elle a rendu possible dans certaines régions de l’Ouest européen. Ensuite en proposant un modèle d’organisation qui préfigure celui de l’usine du 19e siècle (idée particulièrement développée par Sidney Mintz). Le Monde aurait donc été profondément différent sans le goût, bien amer, du sucre.

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source : Géohistoire de la mondialisation Armand Colin (collection U), 2006, cartographie de Jean-Pierre Magnier.

Pierre Dockès, 2009, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Descartes & Cie.

Sidney Mintz, 1986, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, Penguin Books.

Olivier Pétré-Grenouilleau, 2004, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard.

Le café, du soufisme yéménite à l’esclavagisme américain

L’histoire globale s’intéresse évidemment aux échanges commerciaux sur longue distance, aux diffusions de consommations d’un bout à l’autre de la planète, aux structures de production susceptibles de répondre avec profit à de telles demandes, aux transferts d’espèces végétales d’un continent à l’autre… Mais si l’on devait choisir une plante, un produit de grande consommation permettant de brosser un tableau emblématique de tous ces thèmes, le café serait sans le doute le candidat idéal. Voici en effet une graine qui est restée longtemps confidentielle, entre Éthiopie et Yémen, d’abord consommée dans le monde musulman pour des raisons religieuses, puis commercialisée de façon quasi monopolistique par l’Empire ottoman au 16e siècle, captée ensuite par quelques Néerlandais qui la transfèrent en Asie du Sud-Est et en Europe au 17e siècle, par des Français qui l’introduisent en Amérique latine au 18e. Sur le Nouveau Continent, elle est désormais produite dans des structures esclavagistes particulièrement dures, en Haïti et au Brésil, avant de s’afficher enfin comme le symbole de l’émancipation nord-américaine vis-à-vis de la Grande-Bretagne ou comme le prétexte des premiers débats révolutionnaires en Europe… Faire l’histoire du café, c’est donc toucher à l’essentiel des champs d’étude de l’histoire globale et, ainsi, proposer une introduction directe et concrète à cette dernière.

Selon la légende [Jacob, 1999] c’est au 6e siècle, en Éthiopie, qu’un modeste berger aurait découvert le pouvoir stimulant de ces baies rouges et de ces feuilles d’un vert brillant en observant l’état d’excitation de ses chèvres qui les avaient accidentellement broutées… Constatant le lendemain qu’elles n’avaient pas été empoisonnées mais au contraire y revenaient, il devait naturellement tenter lui-même l’expérience puis, étonné par le résultat, en diffuser l’usage. À ce moment-là, les Éthiopiens mastiquaient grains et feuilles ou les cuisaient, voire mélangeaient les grains moulus avec de la graisse animale, quand ils ne buvaient pas le qishr, boisson réalisée à partir des  baies brutes superficiellement brûlées. Ce serait seulement au 15e siècle que les grains extraits de leur coquille furent régulièrement torréfiés et moulus pour donner, par un processus d’infusion, la boisson que nous connaissons aujourd’hui [Pendergrast, 2002, p. 27].

C’est probablement aussi dès les origines que, ayant envahi le Yémen, les Éthiopiens commencèrent à y cultiver plus massivement le café, notamment autour de la ville de Moka. Les populations arabes prirent vite l’habitude de le consommer, notamment les religieux soufis qui louaient ses vertus pour stimuler la prière nocturne et la veille. Et qui lui donnèrent vraisemblablement son nom définitif de k’hawah, lequel signifie « vin » [Chanda, 2010, p. 114]… Au 15e siècle, la consommation du café sous forme d’infusion était courante dans des lieux destinés à cette fonction, les kaveh kanes. Et si le haut clergé musulman appréciait peu cette boisson qui amenait les hommes à discuter entre eux, loin de leurs épouses, les différentes tentatives pour interdire les cafés publics ou la boisson elle-même ne parvinrent pas à en modérer l’usage.

Ce sont les Ottomans qui devaient en démultiplier la consommation. Après leur conquête du Yémen, en 1536, ils se créent un monopole de son exportation, d’abord dans tout l’empire, puis, au 17e siècle, vers l’Europe et la Russie. Pour ce faire ils contrôlent toute sortie de graine (sauf déjà torréfiée) ou de plant. Ce sont les Italiens qui allaient en être les premiers gros acheteurs en Occident, notamment à partir de Venise dont les marchands allaient se fournir à Alexandrie. À cette époque le café, exclusivement produit autour de Moka, est très coûteux du fait de son offre raréfiée. On en trouve un témoignage dans l’aventure de Jean de la Roque, marchand français qui, en voulant acheter directement du café au Yémen, en 1708, n’aboutit qu’à faire brutalement augmenter les prix par ses demandes excessives, s’attirant du coup les foudres du souverain turc. C’est que la consommation française du breuvage avait beaucoup progressé, dans le dernier tiers du 17e siècle, suite à l’arrivée, en 1669, d’un nouvel ambassadeur turc à Paris, lequel devait y faire goûter la noblesse et s’attirer notamment la faveurs des dames [Chanda, 2010, p. 117-118]. Vingt ans après, le café Procope ouvrait face à la Comédie française et installait durablement le breuvage dans la capitale. En Angleterre, les coffee houses devinrent rapidement des lieux de spéculation (intellectuelle comme financière), liés à la bourse ou aux premières sociétés d’assurance comme la Lloyd’s qui débuta dans le café du même nom. En Autriche, suite au siège manqué des Ottomans contre Vienne, en 1683, les restes de café de l’armée turque allaient se retrouver servis comme boisson exotique, par ailleurs abondamment sucrée et mélangée à du lait : le cappucino était né, apparemment en hommage au moine capucin italien qui avait promu l’opération…

Leur consommation ayant spectaculairement progressé, il devenait inévitable que les Européens se posent la question de casser le monopole de production ottoman, à partir d’un territoire yéménite bien trop exigu pour autoriser une offre satisfaisante. Le précurseur dans le transfert des semences fut peut-être un pèlerin musulman qui acclimata le café dans le sud de l’Inde. Mais ce sont bien les Néerlandais qui furent les plus déterminés : en 1616, ils rapportent un caféier en Hollande, font prospérer ses rejetons sur Ceylan dès 1658 et, au tournant du 18e siècle, entament une culture massive à Sumatra et sur les îles voisines. En 1714 ils font cadeau au roi Soleil d’un plant que ce dernier conserve d’abord à titre de curiosité botanique. Mais, dès 1723, Gabriel Mathieu de Clieu introduit un caféier en Martinique, d’où le café est transplanté en Guyane. C’est là que les Brésiliens le récupèrent, apparemment avec la complicité de la femme du gouverneur français, sensible au charme d’un diplomate brésilien venu aider les Guyanes hollandaise et française à régler un conflit frontalier [Pendergrast, 2002, p.38]. Le café venait de trouver sa terre d’élection…

En Amérique latine, le café commença pourtant assez timidement sa conquête. Et l’élément qui en déclencha l’essor fut sans doute… nord-américain. On sait que la Boston Tea Party de 1773 avait amené les Américains à refuser les importations obligatoires en provenance de Grande-Bretagne, lesquelles s’accompagnaient de taxes lourdes ou gênaient les intérêts économiques des colons. Le refus symbolique du thé a peut-être conduit à justifier une consommation plus importante de café. Mais la véritable raison de cet essor est vraisemblablement plus prosaïque [Pomeranz et Topik, 1999, p. 92]. Le café commençait alors à être cultivé en Haïti par des petits fermiers, assez peu dotés en capital et soucieux d’alimenter surtout la demande locale des colons. Les navires américains qui approvisionnaient Saint-Domingue en produits vivriers pour nourrir les esclaves, en échange de rhum et de sucre, virent leur intérêt à acheter aussi ce café et à aider les producteurs. Dès 1790, les importations nord-américaines de café dépassaient d’un tiers les importations de thé et leur abondance faisait de la graine éthiopienne un breuvage bon marché, consommable par toute la population, grâce finalement au travail surexploité des esclaves d’Haïti.

Lorsque la révolte de Toussaint-Louverture vint casser la production haïtienne de café, dans les années 1790, il devint impératif de trouver un autre fournisseur. Ce fut le Brésil, à partir de 1809, dans une dynamique assez particulière puisque ce pays manquait alors d’esclaves. Les navires nord-américains s’engagèrent en conséquence dans un trafic négrier apparemment fructueux jusqu’à fournir, au milieu du siècle, la moitié des apports. Confronté à une demande mondiale croissante de café dans les années 1830, le Brésil allait en développer massivement la production et permettre, de nouveau, que les citoyens des États-Unis et du monde puissent consommer leur boisson amère préférée à moindre prix… Ce n’était que le début d’un long processus : à la surexploitation des esclaves devait succéder l’exploitation de colons endettés et mis devant l’impossibilité de rembourser, par leur travail, le voyage qui les avait amenés au Nouveau Monde… L’odyssée du café devenait aussi et surtout une histoire de sang et de larmes…

CHALMIN P. [2007], Le Poivre et l’Or noir, Paris, Bourin éditeur

CHANDA N. [2010], Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, Paris, Éditions du CNRS.

JACOB H.E. [1999], Coffee: The Epic of a Commodity, Lyons Press.

PENDERGRAST M. [2002], El Café : historia de la semilla que cambio el mundo, Madrid, Javier Vergara.

POMERANZ K., TOPIK S. [1999], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.

Le thé, une « plante globale » entre Chine, Grande-Bretagne et Assam

Le thé est sans doute originaire des forêts orientales de l’Himalaya. Dans les premiers temps, les feuilles de l’arbre à thé sont mâchées et utilisées comme remède en application sur les blessures. Mais le thé sert aussi directement de nourriture comme en témoignent de nombreuses pratiques en Birmanie, en Thaïlande ou en Chine du Sud-Ouest. S’il est probable que ces populations ont très tôt vendu leur thé aux Chinois, c’est seulement au 4e siècle avant l’ère conventionnelle que ce dernier apparaît en usage dans les monastères taoïstes, puis bouddhistes. Parée de vertus méditatives, la feuille de thé est alors infusée et pousse désormais sur des arbustes que les moines ont su acclimater. Considérée au départ comme une plante de la pharmacopée, la feuille de thé donne une boisson de consommation courante dès le 5e siècle, dans la vallée du Yangzi, pour être ensuite diffusée dans toutes les provinces durant la dynastie Tang (618-907). Évitant de consommer de l’eau polluée non bouillie, le thé contribue alors à l’expansion de la population et de l’économie chinoise.

Dès cette époque, le thé a des effets économiques et sociaux importants. Il stimule la fabrication de grès puis de porcelaine et entraîne un réel raffinement dans les types de tasses utilisées. Mais le thé est aussi très vite exporté, notamment vers le Tibet, l’Asie centrale et la Sibérie où il est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack. Il est aussi diffusé vers le monde musulman où, mélangé au sucre, il devient un providentiel substitut du vin. Un commerce actif de « briques de thé » se met donc en place sur la route de la Soie, à tel point que ces briques en viennent, au 12e siècle, à servir de monnaie sur ce parcours commercial. C’est cependant au Japon que, dès 593, le thé rencontre ses succès les plus vifs et permet l’élaboration d’un cérémonial qui s’installera au centre de la culture japonaise [Okakura, 2006]. Pour MacFarlane [2003, p. 63], il est probable qu’il ait aussi contribué à la diffusion du bouddhisme zen dans toutes les couches de la société nippone.

Il allait avoir des conséquences initialement analogues en Grande-Bretagne… On commence à l’utiliser aux Pays-Bas dès 1610 mais il n’est consommé en Angleterre qu’après 1657, d’abord brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande, considéré en quelque sorte comme une « bière à réchauffer »… C’est après 1730 et l’établissement d’une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine que le thé est massivement importé et que son prix le rend accessible à l’ensemble de la société. Il devient une composante centrale de l’alimentation : « En 1734, un budget de la classe moyenne allouait 5,25 pences par semaine et par personne au pain contre 7 pences pour le thé et le sucre » [ibid., p. 70]. Il se diffuse également vers les classes les plus modestes et se voit aussi réexporté vers les Amériques. Son intérêt économique est tel que les autorités en encouragent la consommation aux dépens du café tandis que la East India Company en fait une de ses principales sources de revenu. Mais ses conséquences sur le mode de vie britannique sont encore plus fondamentales. Sa consommation se développe dans les tea gardens et contribue au développement de l’art du jardin comme elle stimule la création de teashops où, contrairement au pub, toute la famille peut aller. Elle détermine une sociabilité (notamment féminine) de l’après-midi, tout en instaurant des codes sociaux qui participent des pratiques de différenciation sociale. Plus que tout, en étant associée dès le début du 19e siècle à l’ingestion de gâteaux, liée par ailleurs à la prise de lait et à l’habitude de sucrer abondamment la tasse de thé, la consommation de ce breuvage permet une alimentation en calories plutôt bon marché. Le système des repas britanniques s’en trouve bouleversé tandis que le tea-break des ouvriers leur permet sans doute une meilleure productivité. La production de céramique est aussi abondamment stimulée par l’introduction de nouveaux récipients pour le service, mais la métallurgie n’est pas en reste grâce  l’importance prise par la petite cuillère, le couteau à marmelade et autres ustensiles… Les techniques de la consommation (publicité, emballage, distribution) progressent aussi grâce à la consommation de la feuille chinoise…

Mais précisément, les autorité britanniques s’inquiètent désormais du pouvoir économique que leur consommation de thé procure à l’empire du Milieu, les importations étant payées en cotonnades indiennes et en argent. Par ailleurs,dès la fin du 18e siècle, la Royal Society tentait de trouver des spécimens de plantes, thé notamment, dans l’empire ou à l’extérieur, afin de rationaliser l’exploitation agricole impériale. Et si les Hollandais avaient pu, dès 1828, acclimater le thé sur Java, les Anglais rêvaient de pouvoir cultiver le thé ailleurs afin d’en finir avec un système de production et de transport du thé chinois à la fois artisanal et impénétrable à leurs intérêts. On connaît la suite : à partir du moment où les Britanniques ne furent plus en mesure de payer le thé chinois avec des cotonnades indiennes (du fait de la production chinoise croissante) tandis que le paiement en argent métal se heurtait à la raréfaction des approvisionnements américains, il devenait nécessaire de trouver un produit que les Chinois importeraient massivement… Ce fut l’opium, cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, exporté en quantité négligeable en 1790 mais dépassant en valeur les importations de thé en 1833, à la veille des guerres de l’opium… En ce sens, le lien entre besoin anglais de thé et consommation de l’opium est direct même si la demande chinoise fut de fait motrice et bien des intermédiaires chinois complices. Dans un second temps, il fallait trouver un centre de culture alternatif du thé ; ce fut l’Assam, dans le nord du Bengale.

Tardivement colonisée par les Britanniques, cette région les intéressait surtout comme voie de passage potentielle vers la Birmanie et le Yunnan chinois d’une part, comme source de métaux précieux d’autre part. Ils ne tardèrent pas à découvrir (1835) que l’arbre à thé y avait poussé depuis toujours et livrait une infusion d’une qualité comparable à celle permise par les plants chinois. Dès 1839 une compagnie privée s’implantait pour généraliser l’exploitation de ce thé. Les débuts furent particulièrement difficiles et MacFarlane note combien sa culture fut dévastatrice, notamment pour les coolies indiens et bengalis décimés par les maladies. Il fallut aussi se débarrasser des indigènes qui refusaient une appropriation privée de leurs terres : cela se fit par la force brute, la taxation, les interdictions de passer sur les plantations génératrices de poursuites. Il fallut enfin créer un réseau de transport, notamment des voies ferrées lourdement subventionnées [Pomeranz et Topik, 2000, p. 86]. Ces « efforts » finirent par payer : entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam furent multipliées par vingt et d’autres régions, aux pieds de l’Himalaya, connurent le même décollage de leur production de thé. « L’Occident disposait désormais d’une offre de thé, non seulement égale à sa soif, mais encore contrôlée par les pays consommateurs » [ibid.]

En conclusion, le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody. Si sa production reste entâchée de sang et d’oppression meurtrière, il constitue vraisemblablement un facteur de diminution des maladies liées à la pollution de l’eau, un facteur incitatif pour la navigation lointaine et la compagnie des Indes britanniques, un stimulant de la révolution industrielle en fournissant une boisson énergisante et saine à la main-d’œuvre, enfin un facteur clé de la construction de l’empire. Le thé a, de fait, largement contribué à changer le monde…

MacFarlane A. et I., [2009], The Empire of Tea, Woodstock and New York, Overlook Press, livre passionnant dont cet article s’inspire largement.

Okakura K. [2006], Le Livre du thé, Paris, Philippe Picquier.

Pomeranz K. et Topik S., [2000], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.