La féodalité dans les rizières

Et si le Moyen Âge n’était pas une spécificité occidentale ? L’historien Pierre-François Souyri nous emmène à la découverte de tout un Japon médiéval, avec ses guerriers et ses paysans… et ses visées expansionnistes.

Paris, métro Pyramides. C’est dans l’un de ces cafés pour touristes errant entre l’Opéra et le Louvre que Pierre-François Souyri, en transit depuis Genève, accorde cet entretien. Au menu, une question : peut-on réellement parler de Moyen Âge japonais ? Sur la table, un livre, publié par mon interlocuteur chez Maisonneuve & Larose en 1998, dont le titre – Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale – jure par rapport à l’illustration, un samurai monté sur un cheval noir ! Sourire de l’auteur, qui attaque aussitôt : « Vous voyez, ce titre a une histoire. J’avais choisi d’intituler ce livre Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale japonaise. Et l’éditeur, pensant que le nom de collection “Histoire du Japon”, qui figurait sur la couverture, était suffisant, a jugé que ce n’était pas la peine de préciser “japonaise”. C’est amusant, cette couverture rend perplexes mes lecteurs. Ils se disent : “Mais alors, le Moyen Âge, c’est partout ?” »

Parler du Moyen Âge comme d’une époque universelle serait donc aller à l’encontre du sens commun, qui fait rimer Moyen Âge avec Europe… Pour autant, peut-on parler de Moyen Âge japonais sans faire de contresens ?

Une telle assertion reflète effectivement la position de certains médiévistes occidentaux, qui ont tendance à voir dans le Moyen Âge une période ne concernant que l’Europe, de l’Ouest qui plus est. Mais commençons par le début.

Entre les 8e et 12e siècles, le Japon est dirigé par une société de cour, aristocratique, centrée autour de l’empereur. À partir de la fin du 12e, cette société est déstabilisée par la montée en puissance d’une couche de guerriers, les samurai. Un clan, celui des Minamoto, prend le pouvoir et s’installe dans le Kantô, dans l’Est du Japon. Il inaugure ainsi ce que l’on a appelé le shogunat (ndlr : soit un régime politique dirigé par un shôgun, ou régent, qui exerce le pouvoir au nom de l’empereur). Ce changement politique important a été repéré immédiatement par les contemporains, qui ont appelé cette nouvelle période « l’âge des guerriers ».

À la fin du 16e et au début du 17e siècle, le Japon est réunifié sous la tutelle d’une nouvelle dynastie shogunale, celle des Tokugawa. Cette dernière crée un système relativement centralisé, que les historiens d’aujourd’hui qualifient parfois d’Ancien Régime à la japonaise. Et il faut attendre le début du 20e siècle pour qu’un historien, assez romantique à vrai dire, Hara Katsurô, utilise sciemment cette expression « Moyen Âge » pour désigner la période qui s’étend de l’émergence des clans guerriers, à la fin du 12e siècle, à l’établissement de l’hégémonie Tokugawa, au début du 17e.

Pourquoi recourir à cette expression ?

Pour bien marquer que la crise marquant le début de l’époque Kamakura, c’est-à-dire le passage du 12e au 13e siècle, correspondait à une rupture : d’un côté une civilisation centrée sur la cour, l’aristocratie, l’empereur… Une civilisation que lui, Hara, considérait comme frelatée et s’inspirant du modèle chinois ; de l’autre, le Moyen Âge, qui marquait pour lui un temps où le Japon se détachait de l’histoire orientale pour entrer dans une dynamique différente, celle de la féodalité. Et cela débouchait « naturellement » sur la modernité de 1906, moment où il écrivait.

En d’autres termes : comment pouvait-on expliquer la réussite de la révolution industrielle au Japon, la modernisation de l’État et la victoire sur la Russie en 1905 ? Sinon par le fait que l’histoire du Japon n’avait rien à voir avec celle des autres pays d’Asie, mais ressemblait à celle de l’Occident ! L’historien Karl Wittfogel a résumé ce concept par une plaisante formule : « Le Japon, c’est la féodalité occidentale dans la rizière. »

Quelles sont les caractéristiques qui permettent de parler de féodalité japonaise ?

Évidemment, on comprend bien que la féodalité, dans ces conditions, est aussi un concept idéologique. Il sert à montrer que le Japon est une exception dans le monde, une sorte d’Europe perdue de l’autre côté du continent asiatique, qui a su générer un développement, source d’une grande fierté.

Cela dit, il reste une série d’éléments qui, pris indépendamment, n’ont pas grand sens. Mais mis en perspective, ils renvoient effectivement à quelque chose d’assez proche de la féodalité occidentale.

D’abord, une relative similitude chronologique. Ensuite, si on se réfère à une analyse marxiste de la féodalité, cette période est caractérisée par la privatisation de la terre, la constitution de domaines gérés par des notables locaux. Ceux-ci se militarisent du 11e au 12e, profitant de la relative déliquescence de l’État pour s’emparer de pouvoirs régaliens sur la terre, en particulier les droits de justice, de police, et bien sûr de perception fiscale. Ces fiefs sont cultivés par des paysans qui possèdent non pas la terre, mais des droits sur elle, pour la cultiver. Ils forment une petite paysannerie parcellaire, souvent organisée dans le cadre de communautés. Celles-ci sont extrêmement solides, probablement plus qu’en Occident, car issues du contexte de la riziculture inondée, qui requiert un très fort niveau de coopération. Voilà pour le côté marxiste.

Sur le plan de l’organisation interne, on constate un phénomène de vassalisation des couches dirigeantes : les guerriers locaux sont organisés selon une hiérarchie qui passe par des gouverneurs provinciaux, sortes de ducs, qui en réfèrent eux-mêmes au sommet, le shôgun. En échange du service de la guerre, les guerriers sont confortés sur leurs terres par des chartes.

Existe-t-il un équivalent de l’Église au Japon, une institution religieuse qui impose ses normes idéologiques ?

C’est là que les choses vont moins bien. Si la féodalité, c’est aussi l’Église – et je pense que l’Église fait partie intrinsèque du système féodal en Occident –, il n’y a pas d’équivalent exact au Japon. On constate tout de même que le bouddhisme, même morcelé entre plusieurs courants, tend à encadrer de plus en plus solidement la paysannerie au cours du Moyen Âge.

Mais on ne peut pas parler exactement d’ordres militaires religieux. D’une part, à partir du 11e siècle, un grand nombre de seigneurs locaux font don de terres aux monastères bouddhistes pour s’acheter des faveurs divines. C’est là un processus qui ressemble beaucoup à ce que l’on voit en Occident, par exemple autour de l’ordre de Cluny. Certains monastères deviennent de gros propriétaires de domaines, qu’ils contrôlent plus ou moins bien. Pour mieux les tenir, ils recrutent des hommes d’armes, puis ils les transforment en moines armés. Il faut dire qu’au Japon, à la différence de ce qui se passe en Occident, l’habit fait le moine. Vous vous rasez la tête, prenez un nom religieux et enfilez les habits adéquats, et tout le monde vous considérera aussitôt comme un moine. Parfois issus de la classe guerrière, ces gens n’ont pas nécessairement une vocation religieuse, et si on leur propose de jouer les gestionnaires de domaines et de manifester leur autorité, certains se trouvent bien dans ce rôle. Ce sont des religieux, mais avant tout des guerriers. Au lieu de gérer le domaine pour un seigneur plus puissant, ils sont au service d’un monastère.

Ensuite, à partir du 15e siècle, on assiste au développement d’un certain nombre d’écoles bouddhistes de nature particulière qui encadrent les paysans, les communautés rurales et parfois urbaines dans le cadre de ikki, sortes de confréries religieuses armées. Ces ikki tendent à constituer de véritables territoires placés sous la domination d’une école bouddhiste qui en devient le seigneur éminent. Mais ce ne sont pas des ordres militaires religieux.

Dans quels autres domaines constate-t-on des phénomènes similaires à ce qui se passe en Occident ?

L’urbanisation est beaucoup moins importante au Japon, pour le Moyen Âge en tout cas. Il faut attendre le 15e et surtout le 16e siècle pour voir émerger de grandes villes. Et l’on assiste à une explosion de l’urbanisation au 17e. La plupart des villes japonaises, à l’exception des anciennes capitales comme Kyôto, sont des villes castrales, comme Tôkyô, Nagoya, Hiroshima, Ôsaka… À la fin du Moyen Âge émergent également des ports, de plus en plus dynamiques : Hyôgô par exemple, la future Kôbe, Sakai toute proche de la future Ôsaka… Des villes souvent organisées par les ligues ikki, et qui se dotent d’organisations oligarchiques indépendantes des pouvoirs seigneuriaux. Ces villes rappellent les cités-États italiennes. Certaines sont gérées par des conseils issus de la bourgeoisie portuaire, qui négocient, parfois en position de force, avec les seigneurs de la guerre.

Pour la centralisation étatique, le phénomène est lui aussi très tardif. Au cours du Moyen Âge proprement dit, on a une décentralisation, un éclatement des pouvoirs, l’État est de plus en plus faible. Aux alentours de 1550, le processus s’inverse, des seigneurs de la guerre finissent par recentraliser, partiellement d’ailleurs, le pays.

La mobilité sociale, elle, est extrêmement forte au Moyen Âge, surtout à partir du 14e siècle. D’abord, il y a un enrichissement relatif de la société, qui aboutit à l’apparition locale de dynasties de paysans riches, de notables qui se militarisent à leur tour. Les Japonais, à partir du 15e, vont parler de « monde à l’envers ». Car ils vivent dans une société qui pratique la désobéissance civile, l’inversion des hiérarchies sociales, en bref, où l’inférieur peut l’emporter sur le supérieur.

Ensuite, il y a une instabilité de la classe dirigeante, sans doute pour des questions liées à l’héritage. Faute de primogéniture, c’est toujours le père qui désigne celui de ses enfants qui héritera. Et souvent, comme les seigneurs sont polygames, c’est le rejeton de la dernière concubine qui l’emporte…

Donc le plus jeune, et non pas le plus âgé, qui se sent extrêmement frustré. Cela crée des coteries qui expliquent en partie cette instabilité. Sans compter que les communautés paysannes sont de mieux en mieux organisées, et que l’impôt rentre donc de moins en moins bien. Du coup, les seigneurs ont tendance à guerroyer pour mettre la main sur de nouvelles ressources.

La paysannerie représente-t-elle l’essentiel de la société ?

Oui, bien sûr. Il faut aussi comprendre que dans la société japonaise se trouvent beaucoup de couches sociales – c’est là une découverte de l’historiographie japonaise de la seconde moitié du 20e siècle. On trouve des couches qui ne vivent pas uniquement du travail agricole : des commerçants, des transporteurs, des populations itinérantes diverses dans les arts du spectacle, des moines errants, conteurs d’histoires… Il y a aussi des gens qui parcourent les montagnes, que l’on appelle « gens des montagnes », qui chassent, abattent le bois… Des pêcheurs, des ramasseurs de coquillages sur les grèves, qui sont au Japon extrêmement nombreux… Ces populations ne sont pas nécessairement des paysans au sens agricole du terme, mais forment une part importante des couches populaires.

Jérôme Baschet explique que le Moyen Âge européen génère un dynamisme qui débouche, au 15e siècle, sur la conquête des Canaries et de l’Andalousie musulmane avant de s’étendre au reste du monde. Constate-t-on un processus similaire au Japon ?

Il existe au Japon un phénomène similaire. D’abord une expansion, que je pense enclenchée à partir du 15e siècle, quand les clans guerriers prennent pied sur l’île du nord, Hokkaidô. Au sud, on voit l’émergence d’une piraterie, à l’origine japonaise, qui ensuite s’internationalise. Elle aboutit à l’émergence d’une thalassocratie en mer de Chine, à la mise sous tutelle d’Okinawa au sud à partir du 17e siècle. On assiste à un phénomène d’expansion japonaise dans les mers orientales, tout à fait clair au cours du 16e. Avec notamment la constitution de ce que l’on appelle des « villes japonaises » en Asie du Sud-Est, au Viêtnam, en Malaisie, à Ayutthaya, alors capitale du Siam.

Cela s’inscrit, de toute évidence – et c’est sans rapport avec la féodalité –, dans le cadre d’une expansion asiatique au 16e siècle, qui se heurte à l’expansion occidentale. Avec cette différence technique : les Occidentaux maîtrisent mieux la navigation en haute mer. Certes, il existe des réseaux maritimes très puissants en Asie. Mais les jonques ne sont pas adaptées à la traversée du Pacifique, ni même de l’Atlantique. Je pense d’ailleurs qu’une des clés du succès occidental dans les mers d’Asie orientale est que les marchands portugais ont phagocyté les réseaux mis en place par les Japonais et les Chinois.

La seconde phase est celle du reflux après l’expansion : au 16e siècle, les Chinois ferment la frontière, sur la mer en tout cas ; les Japonais se replient… Mais ce repli s’effectue en même temps qu’un incroyable mouvement d’expansion interne à la société japonaise. La population double en une centaine d’années, l’urbanisation galope au 17e siècle, et la production globale explose. Je pense qu’il existe alors une sorte d’économie-monde du Japon. L’archipel se ferme, expulse les Portugais, interdit à ses sujets de quitter le pays, tue ceux qui après l’avoir quitté tentent de revenir…

Les dirigeants du Japon sont dominés par une pensée confucianiste, chinoise, fondamentalement agraire. La richesse, c’est le contrôle de la paysannerie. Tout ce qui échappe à la rizière est perçu comme source de détérioration potentielle des choses. Or les marchands, qui sortent du pays, sont en contact avec les Chinois, les Portugais, les Hollandais…, ce sont donc des gens dont on se méfie. Ma conclusion est que si le Japon est engagé en effet dans une dynamique expansionniste au Moyen Âge, il la perd sous le régime Tokugawa. Ou plutôt, on substitue à une expansion externe un nouveau modèle d’expansion interne, pour conduire l’archipel aux portes de la modernité au début du 19e siècle. Il faut se garder de faire des parallèles trop poussés sous prétexte de comparer les histoires nationales.

Propos recueillis par Laurent Testot

Entretien initialement publié sous le titre « Le Monde à l’envers : un Moyen Âge japonais ? », in Laurent Testot (coord.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Sciences Humaines Éditions, 2008.

Pierre-François Souyri est professeur à l’université de Genève où il enseigne l’histoire du Japon.

Quelques publications

• Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale
Maisonneuve & Larose, 1998.

• Le Japon des Japonais
2002, avec Philippe Pons, rééd. Liana Lévi, 2007.

• Mémoire et fiction. Décrire le passé dans le Japon du 20e siècle
Philippe Picquier Éd., 2010.

• Nouvelle histoire du Japon
Perrin, 2010.

L’origine du consommateur moderne

Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs. Adam Smith lui-même l’affirme dans sa Richesse des nations : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production. » Mais si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?

Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs.

Si les historiens prennent en général la question plus au sérieux, ils se révèlent fort indisciplinés à l’heure d’y répondre. Ils prétendent en effet avoir repéré une « révolution de la consommation » à de multiples moments de l’histoire : les uns la situent à la Renaissance, d’autres pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Combien de fois, à entendre les historiens, les Européens n’ont-ils pas quitté l’éden de la consommation traditionnelle pour s’engager fatalement, irrévocablement, dans l’engrenage du matérialisme moderne ? On ne peut pourtant perdre son innocence qu’une seule fois…

Le luxe, ennemi de la vertu

Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) étaient nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.

La consommation moderne implique cependant une réorientation de notre quête de confort et de plaisir. Au lieu du simple confort physique, nous recherchons le « confort social » que nous procurent des biens susceptibles d’affirmer notre respectabilité, de nous conférer un statut social plus élevé ou d’améliorer notre bon goût. Au lieu du plaisir physique, nous consacrons notre énergie au plaisir mental qui dérive, bien que de manière évanescente, de la mode, de la nouveauté et de l’action même de rechercher de nouvelles sources de stimulation. Ce type de consommation est insatiable, la quête dont il est l’objet, infinie. Peuvent s’y engager autant les riches que les pauvres, car il existe des objets de désir accessibles à tous les porte-monnaie.

Le consommateur moderne n’est évidemment pas apparu du jour au lendemain. Il est le produit d’un processus historique qui s’est déroulé pendant le long 18e siècle dans le monde atlantique (l’Europe du Nord et les colonies d’Amérique du Nord). Point essentiel, les nouvelles pratiques de consommation ne sont pas le pur produit de la révolution industrielle. Bien au contraire, elles ont précédé d’un siècle l’essor des usines et de la machine à vapeur.

Leur émergence s’explique fondamentalement par une évolution graduelle de l’économie familiale. Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». Dans les campagnes, les paysans spécialisèrent leur production agricole et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année.

Les notables, nobles ou bourgeois des villes, n’étaient pas obligés quant à eux de travailler plus pour participer à la consommation moderne. Pour comprendre l’origine de leur intérêt pour la mode ou leur disposition à cultiver le bon goût, on gagne à se tourner vers Montesquieu, qui met ces penchants sur le compte des nouveaux espaces sociaux de la société urbaine. En renforçant le rôle des femmes en tant qu’arbitres sociaux, en rendant la vie sociale plus anonyme, ceux-ci ont, selon Montesquieu, accru la valeur sociale de l’émulation et de la politesse. Plus généralement, partout où la vie commerciale commençait à dominer, la réputation et le succès de chacun se mirent à dépendre du regard des autres. Au lieu d’inciter les individus à se mettre sans cesse en avant et à afficher un luxe extravagant, l’amour-propre conduisait désormais à la modération et à l’examen de soi, et de là à une consommation dont la raison d’être était la sociabilité et la respectabilité.

Les nouveaux consommateurs du long 18e siècle ont changé la façon dont ils s’habillaient. Ils ont reconfiguré et remeublé leurs maisons, se sont mis à consommer des breuvages et des mets inédits. Et pour tout cela, ils dépendaient plus du marché et moins du travail domestique qu’auparavant. Il est certain que les changements les plus drastiques ont été rendus possibles par le commerce intercontinental avec l’Asie et le Nouveau Monde. Vers le milieu du 18e siècle, un peu partout en Europe du Nord, il n’était pas rare de trouver, particulièrement dans les villes, des gens tout à fait ordinaires habillés de chemises en coton et déjeunant du café ou du thé sucré et des toasts, servis dans une porcelaine qui, si elle ne provenait pas de Chine, en imitait le style. Et il était fréquent qu’ils digèrent leur repas en fumant une pipe de tabac. Le pain mis à part, tous ces ingrédients étaient d’origine non européenne. Deux siècles plus tôt, ils étaient fort rares ou littéralement introuvables.

L’intégration à un monde de marchandises

Les historiens tendent généralement à considérer que la demande de tels produits s’explique par elle-même : dès lors que le commerce et les empires coloniaux les rendaient disponibles, n’était-il pas naturel que tout le monde désire du sucre, du café, du thé, des vêtements de coton et du tabac ? Les choses ne sont pourtant pas si simples. En premier lieu, ces produits n’ont été adoptés que lentement dans de nombreuses contrées européennes, et encore ne se sont-ils pas diffusés partout. Ils n’étaient pas aussi irrésistibles qu’on peut le penser. En délaissant leur déjeuner de crêpes ou de porridge poussés avec de la bière, et en optant à la place pour le thé sucré et le pain, les familles devaient prendre une décision délibérée. Alors que les aliments traditionnels pouvaient être entièrement élaborés chez soi, consommer du thé, du sucre et même du pain de blé exigeait de gagner de l’argent car ces denrées devaient être achetées. Bref, loin d’être simplement ajoutés à des habitudes antérieures, les nouveaux biens de consommation supposaient l’intégration des familles à un « monde de marchandises », une intégration porteuse de changements majeurs dans leur mode de vie.

Les marchandises exotiques n’étaient pas les seuls biens de consommation susceptibles de modifier substantiellement les comportements. Des produits aussi courants que les boissons alcoolisées ou le pain connurent également des évolutions notables durant le 18e siècle.

De l’héritier au consommateur

La consommation de bière et de vin – généralement produits localement, voire à domicile – tendait à décliner en Angleterre, aux Pays-Bas et à Paris. Pendant ce temps, les alcools distillés comme le gin, le whisky, le rhum ou le cognac, tous issus du commerce international, connaissaient un véritable boom. Avec le café et le thé, les spiritueux transformèrent la consommation de boissons, ainsi que les formes de sociabilité qui lui étaient attachées en Europe depuis des siècles.

Il en est de même du pain de blé. En Europe de l’Ouest, sa consommation était généralement réservée aux élites et aux populations urbaines – les autres n’en jouissaient que lors des grandes occasions. La majorité de la population s’en tenait à des farines plus rustiques, au porridge et aux crêpes. Le pain de blé n’était pas seulement plus coûteux, mais également périssable, sans compter que sa fabrication exigeait un savoir-faire considérable, généralement réservé aux boulangers. Dès la moitié du 18e siècle, les populations du Sud de l’Angleterre, du Nord de la France et de l’Ouest des Pays-Bas achetaient pourtant leur pain chez le boulanger. La hausse des prix du grain qui survint par la suite ne suffit pas à réduire leur attachement à ce nouveau type de « fast-food ».

Les changements les plus importants que connut le monde matériel du 18e siècle furent probablement l’accélération de la vitesse avec laquelle une mode remplaçait la précédente, ainsi que la réduction de la durée de vie d’objets quotidiens comme la vaisselle et les meubles. Auparavant, les membres de toutes les catégories sociales vivaient leur vie entière au milieu d’objets qu’ils avaient non seulement hérités, mais qu’ils léguaient à leurs descendants. Plus que des consommateurs, ils étaient des héritiers. Cela changea cependant significativement au 18e siècle lorsque les artisans commencèrent à fabriquer des produits à la mode à des prix abordables.

Auparavant, les biens à la mode étaient réservés aux riches. Les fabricants proposaient toujours la meilleure qualité possible et, comme les frontières sociales étaient rarement transgressées, la mode changeait lentement. Au cours du 18e siècle, on vit cependant apparaître un « luxe populaire », soit des versions plus économiques de produits de luxe comme les parapluies, les boîtes à tabac, les éventails ou les bas. Fleurirent également des céramiques, des meubles et des vêtements qui attiraient le chaland en leur proposant de la mode à prix modestes. De tels produits requéraient de nouvelles matières premières et de nouvelles techniques. Les biens fabriqués étaient moins durables qu’auparavant, ils jouaient moins le rôle de patrimoine que l’on pouvait transmettre à ses descendants, étant désormais valorisés pour leur apparence et leur utilité immédiate. En remplaçant leur chope d’étain et leur assiette de bois par du verre et de la céramique, ils échangeaient le solide et le durable contre la mode et la fragilité.

Comment peut-on expliquer les nouveaux comportements de consommation du 18e siècle ? Il ne faut y voir ni le résultat des usines et des technologies de la révolution industrielle, ni celui d’une hausse soudaine des revenus des consommateurs. L’explication réside plutôt dans la combinaison de marchés plus intégrés fournissant une plus grande diversité de produits, et de familles devenues plus industrieuses, travaillant et se spécialisant pour le marché afin de participer aux nouvelles formes de consommation. C’est ainsi que la révolution industrieuse a préparé le terrain pour la révolution industrielle. En définitive, le nouveau consommateur a donc précédé le nouveau producteur.

Jan de Vries est titulaire de la chaire Sidney Hellman Ehrman d’histoire et d’économie à l’université de Californie (Berkeley). Figure de référence de l’histoire économique contemporaine, il a notamment publié The Industrious Revolution: Consumer Behaviour and the Household Economy (1650 to the Present), Cambridge University Press, 2008.

Article traduit par Xavier de la Vega, initialement publié dans « Consommer. Comment la consommation a envahi nos vies », Sciences Humaines, Grands Dossiers, n° 22, mars-avril-mai 2011.

Le 20e siècle au miroir de l’histoire globale

Le siècle qui s’est terminé en l’an 2000 nous apparaît spontanément comme un siècle de progrès économique, certes plein d’hésitations dans l’entre-deux guerres, mais débouchant finalement, dans sa seconde moitié, sur une phase longue de croissance forte puis acceptable, des innovations techniques spectaculaires et institutionnalisées, une réelle consommation de masse dans les pays occidentaux, des compromis sociaux durables malgré les remises en cause récentes dues à la globalisation. Cette image lénifiante peut évidemment être critiquée à loisir : graves menaces environnementales liées au rythme de croissance et à certaines innovations ; crises récurrentes, peut-être de plus en plus graves ; montée alarmante de la pauvreté dans les pays riches ; incapacité des pouvoirs étatiques à prendre désormais la main sur des problèmes en partie nouveaux. Il n’en reste pas moins que l’image du 20e siècle demeure, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, celle d’un effort économique sans précédent, d’une pacification relative des rapports commerciaux internationaux, d’une amélioration de nos « niveaux de vie »…

Cette réussite économique relative est indéniable, si l’on fait la comparaison avec le 19e siècle, en termes de rythme de croissance du PIB, de gains de productivité, de hausse des pouvoirs d’achat. Pour l’expliquer on a souvent, notamment en Europe occidentale, invoqué le « mode de régulation fordiste ». Si ce dernier caractérise et identifie les « trente glorieuses » européennes, on sait moins qu’il se met en place aux états-Unis à partir de la fin du 19e siècle. C’est en effet en 1895 que Taylor pose ses principes d’organisation « scientifique » du travail, en partie pour se passer, dans l’industrie américaine, des travailleurs de métier, compétents mais aussi politiquement contestataires et du reste coûteux. De fait, la parcellisation taylorienne des tâches permet d’employer dans l’industrie américaine ces immigrants sans qualification que les bateaux déversent sur la côte Est jusqu’en 1917. Avec les méthodes de Taylor, les gains de productivité deviennent plus réguliers par l’intensification du travail qu’elles permettent. C’est le premier pilier du fordisme qui sera appliqué massivement en Europe après 1945.

Si la productivité peut donc croître grâce au taylorisme, encore faut-il vendre la production ainsi accrue. C’est ici qu’intervient Henri Ford. Ce magnat de l’automobile aurait eu le génie d’augmenter le salaire de ses ouvriers de 150 % en janvier 1914 afin qu’ils consomment ses propres produits, entamant ainsi un cercle vertueux entre production et consommation. La réalité est plus prosaïque : gêné par le refus de ses employés de travailler à la chaîne, leurs départs réguliers de Detroit ou leur absentéisme, directement menacé par une grève annoncée, Ford aurait augmenté les salaires sous la contrainte… Mais ce faisant, il a sans doute vite découvert qu’en canalisant ces hausses de revenu vers la prise d’un crédit destiné à l’achat d’une automobile, il créait sa propre demande, donnant ici raison à Jean-Baptiste Say. La consommation de masse était engagée. C’est elle qui resurgira en Europe, dans les années 1950-1970 avec les conventions collectives et les hausses de pouvoir d’achat au rythme des gains de productivité.

Cette synergie a incontestablement marqué l’ensemble du 20e siècle, embryonnaire et cantonnée à l’Amérique du Nord avant 1945, se diffusant ensuite à l’ensemble des pays développés avant sa remise en cause dans les années 1980. Et pour s’assurer de sa pérennité, les États nationaux n’ont pas hésité à intervenir, s’immisçant dans les négociations salariales, imposant le principe de la sécurité sociale, embauchant des fonctionnaires pour assurer un quasi plein-emploi, de fait d’abord utile à l’absorption de produits de plus en plus nombreux. Bref l’État régulateur, d’inspiration keynésienne, s’est largement imposé comme complément des deux piliers du fordisme. C’est là aussi une incontestable caractéristique du 20e siècle économique et qui perdure aujourd’hui dans les débats liés à la crise financière.

L’histoire globale a-t-elle quelque chose à ajouter à ce panorama ?

Elle nous rappelle en premier lieu qu’il ne faut jamais prendre la partie pour le tout. La vision précédente se focalise sur un processus très particulier mais peut-être ponctuel, certes préparé de longue date, mais se développant sur une trentaine d’années seulement entre 1950 et 1980, et largement remis en cause, d’une façon sans doute durable, par la globalisation économique qui apparaît dans les années 1980. Or précisément, si l’on réfléchit en prenant appui sur cette remise en cause, force est de constater que le 20e siècle peut tout aussi bien être vu comme une longue parenthèse entre deux périodes de globalisation. Entre 1860 et 1914, une première mondialisation a certainement créé un précédent à ce que nous connaissons aujourd’hui. C’est d’abord une forte libéralisation des échanges internationaux, impulsée par la Grande-Bretagne et la France, avant sa remise en cause à la fin du 19e siècle. C’est aussi le premier moment de l’Investissement Direct Étranger (IDE) qui préfigure l’essor de nos firmes multinationales. C’est en troisième lieu une réelle libéralisation financière qui rend les capitaux spéculatifs beaucoup plus mobiles sur la planète, au moins entre pays occidentaux (incluant quelques économies d’Amérique du Sud). C’est enfin et surtout une certaine régulation internationale de l’économie mondiale à travers le système monétaire de l’étalon-or. Les quatre piliers de notre mondialisation actuelle sont donc bel et bien là, dès le dernier tiers du 19e siècle, et analysés comme tels par les contemporains.

Cette mondialisation a indéniablement reculé, à partir de 1914, et les réels efforts pour la relancer ont buté, à partir des années 1920, sur l’affrontement des nationalismes économiques, lesquels culmineront avec la Seconde Guerre mondiale. Et dans les trente années qui suivent cette dernière, le fordisme permet de fait de retarder le retour à une certaine globalisation car les sources de la croissance sont alors spontanément trouvées dans la consommation intérieure et dans l’investissement. De ce point de vue, le fordisme peut davantage être considéré comme un processus qui a permis, dans une certaine mesure, de pérenniser tout en les disciplinant, les nationalismes économiques si prégnants à partir des années 1920… Le 20e siècle, entre 1914 et 1980, serait alors bien une parenthèse étrange entre deux mondialisations… Et ce seraient précisément les obstacles rencontrés par ce fordisme qui auraient obligé à renouer avec une vision globalisante de l’économie.

L’histoire globale peut aussi retenir de ce 20e siècle le passage du colonialisme à l’émergence économique, au moins pour certains pays de ce qu’on appelait trop facilement, dans les années 1970, le tiers-monde. Les études sur la Corée du Sud et Taïwan, dès le début des années 1980, ont bien montré que ces pays avaient amorcé dynamiquement leur rattrapage à partir des années 1970, s’inspirant clairement en cela du précédent japonais et en misant précisément sur une synergie forte entre économies asiatiques. On découvrit peu après que ce modèle s’imposait à l’ensemble des pays d’Asie du sud-est puis à la Chine populaire, enfin à quelques grands pays latino-américains et à l’Inde dans les années 1990. Ce qui paraissait impossible aux économistes encore dans les années 1970 devenait réalité : l’Occident n’était plus désormais le seul à avoir réussi son décollage économique et à avoir atteint la fameuse société de consommation chère à Rostow. Cette réussite nous renvoie alors beaucoup plus loin dans l’histoire, nous faisant brutalement prendre conscience de la grandeur passée du monde sinisé et de l’Inde, de leur longue suprématie commerciale et économique jusqu’au 18e siècle, dans l’océan Indien. Autrement dit l’histoire globale nous montre, en élargissant encore l’horizon de mise en perspective du 20e siècle, que l’émergence indienne ou chinoise n’est pas fortuite mais s’enracine dans un passé bien connu des lecteurs de ce blog…

L’histoire globale nous amène donc à voir le 20e siècle comme moins important, par ses réussites économiques à l’intérieur du monde occidental, que par ses conséquences dans les pays aujourd’hui émergents, moins significatif par l’élaboration d’une synergie entre gains de productivité et consommation de masse que par le retour qu’il a permis à une seconde globalisation, que l’on approuve ou que l’on critique cette dernière…

L’héritage néolithique. Entretien avec Jean Guilaine

Jean Guilaine, professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, est l’auteur notamment de Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Fayard, 2008 ; Pourquoi j’ai construit une maison carrée, Actes Sud, 2006 ; La Mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ, Hachette, 2005 ; De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, 8000-2000 avant J.-C., Seuil, 2003. Rencontre avec un grand nom de la préhistoire, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Gallimard, 2011.

Votre dernier livre : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, expose magistralement l’état des recherches sur le Néolithique. Pourtant vous ne faites, sauf lecture inattentive de ma part, qu’une mention anecdotique de chacun de ces noms. Pourquoi ce titre ?

Jean Guilaine : Mon intention première était d’intituler ce livre « Caïn, Abel, Ötzi et les autres », c’est-à-dire de désigner l’ensemble de l’humanité néolithique et pas seulement trois figures emblématiques (dont deux imaginaires). Poussé par mon éditeur, je m’en suis finalement tenu aux trois personnages-symboles pouvant représenter un condensé de la période : d’un côté le premier cultivateur et le premier pasteur de la planète (tels que les nomme le mythe biblique), de l’autre Ötzi, déjà usager de la métallurgie et contemporain d’une époque où tensions et inégalités signent plutôt le stade terminal du processus.

Nous connaissons grâce à l’anthropologie des milliers de sujets néolithiques mais ils sont terriblement anonymes, d’où le recours à l’artifice du titre. Sur la rivalité des deux frères, l’Ancien Testament est peu loquace. Caïn, agriculteur sédentaire, présente sans succès au Seigneur les fruits de la terre. Abel, le pasteur, lui offre les bêtes de son troupeau. Ses présents sont appréciés peut-être parce qu’Abel est un sacrificateur, qu’il va jusqu’à faire couler le sang de ses brebis. Jaloux, Caïn tue son frère et est condamné à l’errance. Il ne m’appartenait pas de faire l’exégèse de cet événement sinon dire que très tôt, au Proche-Orient, les premières communautés sédentaires ont donné naissance, sur les terres peu aptes à l’agriculture, à un nomadisme pastoral pour tirer également parti d’un environnement réfractaire. Le mythe peut refléter la compétition pour certains espaces frontaliers entre les tenants des deux économies.

Si Caïn et Abel sont deux figures mythiques, Ötzi est un personnage historique, ou plutôt archéologique. Que savons-nous de lui aujourd’hui ?

J.G. : On fête cette année les vingt ans de la découverte d’Ötzi dont la momie congelée a été retrouvée à plus de 3 000 m d’altitude sur la frontière austro-italienne. Ce sujet, qui a vécu à la fin du 4e millénaire avant notre ère, est devenu depuis un authentique « personnage » archéologique dont on peut voir la dépouille au musée de Bolzano. On l’a beaucoup étudié au plan anthropologique (taille, morphologie, état sanitaire, tatouages, ADN, etc.). On a analysé par le détail ses vêtements et son équipement (armes, outils, contenants). Mais au-delà de ces recherches anatomiques et archéologiques, la curiosité des chercheurs et du public s’est beaucoup focalisée sur les circonstances de sa mort, fait social.

On l’a cru d’abord mort de froid mais l’on s’est ensuite rendu compte qu’il avait reçu dans l’épaule un projectile mortel. Il semble aussi qu’il se soit battu avec plusieurs personnes. Autant de données signant une atmosphère de violence. La dernière hypothèse proposée fait état d’une sépulture en deux temps : Ötzi aurait pu être tué à basse altitude et sa dépouille placée dans une sépulture provisoire. Plus tard, son corps aurait été transporté sur un sommet alpin (peut-être sur un territoire revendiqué par les siens) et mis en terre avec tout son équipement, celui-ci étant pour partie un simulacre (son arc et la plupart de ses flèches n’étaient pas fonctionnels). Sépulture rituelle d’un défunt, devenu un ancêtre, inhumé avec une évidente mise en scène, nanti des attributs dus à son rang ?

À vos yeux, que reste-t-il du Néolithique aujourd’hui ?

J.G. : Il y a deux aspects dans le legs du Néolithique : matériel et idéel. Au plan matériel, notre alimentation végétale est aujourd’hui fondée sur les trois principales céréales (blé, riz, maïs) issues de la néolithisation, tandis que notre nourriture carnée provient pour beaucoup d’animaux domestiques. Cette « révolution » fut aussi le moment où apparut toute une série d’innovations techniques : systèmes hydrauliques (puits, barrages, irrigation), exploitations minières (silex puis minerais), outils de déforestation, instruments agricoles (araire, fléau, planche à dépiquer), attelage, véhicules à roues (chars, chariots), sceaux et premiers indices de comptabilité, etc.

D’autres traits culturels ont carrément conditionné la trajectoire humaine jusqu’à aujourd’hui : la maison pérenne (lieu impliquant une histoire familiale et une généalogie), le village à vocation agricole (la ville introduira ensuite un nouveau seuil dans le regroupement des populations), le territoire exploité pour la production de nourriture et symbole de l’appropriation d’un espace.

SH : À vous lire, la néolithisation est corrélée à nombre de processus dont nous sommes les héritiers. Nous assisterions alors il y a dix millénaires à l’émergence de nouveaux rapports symboliques, qu’ils aient trait à la perception de l’espace et du temps, aux rapports avec les morts et les divinités… Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences induites par ces changements ?

J.G. : Mais c’est peut-être, par-delà ce cadre matériel, toute une série de comportements sociaux et symboliques que le Néolithique a favorisés. Au niveau de la maison d’abord se détermine la place physique et mentale de chaque occupant. Les aménagements domestiques renvoient à des gestes, à des idées, à des codes qui s’incrustent dans l’inconscient.

Le village est aussi un espace dans lequel se construisent le respect de certaines règles de sociabilité, le sentiment identitaire, la notion de racines et d’appartenance à une même entité. Cet esprit communautaire n’empêche pas l’expression de comportements plus individuels : le besoin de se distinguer par des marqueurs personnels (armes, parures) ; celui de briller, de se mesurer à autrui, d’acquérir du prestige. Le village néolithique est très vite devenu un laboratoire de fabrication du pouvoir et le siège d’inégalités. En Europe du Sud-Est, vers – 4 500/- 4 000), deux millénaires seulement après l’arrivée des premiers cultivateurs, des privilégiés sont enterrés à Varna avec une profusion de richesses. À la même époque d’autres dominants se font inhumer en Armorique sous de vastes tertres avec des pièces exotiques de haute valeur (roches alpines d’apparat, variscite ibérique).

Un nouveau sentiment lie désormais les morts aux vivants. Les défunts sont revendiqués comme les fondateurs du territoire, ils sont la légitimation des origines de la communauté et le ciment de celle-ci dans le temps. Ils acquièrent le statut d’ancêtres et sont vénérés pour cela (le mégalithisme en est l’expression). Les ancêtres des groupes dominants finiront par devenir des divinités veillant sur l’ensemble de la population.

Le Néolithique inaugure donc, à travers des localités désormais stables, des notions qui sont demeurées en nous : sens de l’identité, règles de sociabilité, goût de la distinction, quête du prestige, sens de la compétition et du pouvoir, constitution de clientèles et d’obligés, contestation des élites, etc. Les néolithiques sont « modernes ».

Une autre rupture du Néolithique, dont les effets sont allés s’amplifiant, serait une modification de notre rapport au milieu. Je me rappelle avoir entendu votre collègue Pascal Depaepe dire que si le paléolithique était l’environnement subi, le néolithique était l’environnement agi…

JG : Évidemment c’est peut-être le legs du Néolithique qui, aujourd’hui fait le plus problème. Tout au long des temps paléolithiques, l’homme restait soumis aux rythmes climatiques et se moulait dans les environnements que la nature lui proposait. Avec le Néolithique, le voici désormais acteur de son propre milieu puisqu’il a désormais la possibilité de modeler celui-ci à sa guise et de l’artificialiser.

Pour bâtir leurs villages, cultiver, faire paître leurs troupeaux, les néolithiques ont eu besoin d’espace. Par le feu et la hache à lame de pierre, ils ont troué les forêts. En favorisant l’ouverture du paysage, ils ont généré les premiers phénomènes érosifs : transferts de sédiments, appauvrissement des sols. En Eurasie, la destruction du couvert végétal aurait entraîné, dès – 6 000, une première augmentation du gaz carbonique. Ces agressions sont toutefois demeurées modestes, la nature pouvant un temps contrer les effets négatifs de ces blessures.

Pour autant, un pas décisif était franchi. Poussées démographiques, moyens techniques mais surtout absence de régulation des capacités biologiques, stratégies économiques et soif de profits ont, par la suite, fait de l’homme un manipulateur sans scrupules de son environnement. Le message prometteur du Néolithique – une nourriture assurée pour tous – s’est perdu sur les chemins de l’Histoire.

Propos recueillis par Laurent Testot

Note
Ce texte est la version longue de l’entretien publié dans le n° 227 de Sciences Humaines sous le même titre.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : l’exemple du manichéisme

Comme nous l’avons vu lors de chroniques récentes sur l’œuvre de Jerry H. Bentley et sur le bouddhisme, la souplesse dogmatique d’une religion compte pour beaucoup dans son succès. Le bouddhisme est emblématique de cette capacité syncrétique : il a su s’exporter, comme religion indienne, dans un univers culturel qui lui était totalement étranger, celui du monde chinois.

Un autre des meilleurs exemples de cette souplesse nous est fourni par une religion moins connue, si ce n’est péjorativement : le manichéisme, fondé au 3e siècle de notre ère par le phophète Mani en Perse (pour une biographie romancée voir Maalouf [1991]). Influencé par une enfance passée dans une secte baptiste judéochrétienne, il élabora une théogonie mêlant intimement christianisme, judaïsme, zoroastrisme (alors religion dominante de l’Empire sassanide) et bouddhisme. Ce dernier était présent par le biais des communautés marchandes indiennes qui, contournant l’Himalaya par l’ouest, s’étaient établies dans les villes étapes des routes sillonnant l’Asie du nord au sud comme d’est en ouest.

L’empereur sassanide Shâpur, après une entrevue avec le prophète vers 243, l’appuie dans ses entreprises missionnaires – peut-être y voyait-il un syncrétisme efficace à même de renforcer son influence auprès de ses voisins [Decret, 2007] ? Disposant à ses débuts d’un appui gouvernemental, réussissant à convertir dans les milieux chrétiens (nestoriens en Asie, byzantins en Europe de l’Est, catholiques en Europe de l’Ouest et au Maghreb – saint Augustin fut manichéen en sa jeunesse), la nouvelle religion va essaimer, en deux siècles, de l’Allemagne à la Chine.

Lorsque Bâhram monte sur le trône à la suite du décès de son père Shâpur, vers 273, il entend revenir à la foi zoroastrienne et combat les cultes étrangers. Mani est une des premières victimes de ce revirement. Mis au cachot, on l’y laisse agoniser. Ses textes lui survivent : il y met en scène un monde aux contours zoroastriens (disputé par les Ténèbres et la Lumière), aux accents gnostiques (le mythe fondateur mêle allégrement spéculations grecques et juives), à la cosmogonie chrétienne (les histoires d’Adam et de Jésus sont revisitées) et au vocabulaire bouddhiste (Mani se présente comme le Bouddha de Lumière). Le tout conduit naturellement à un code éthique (ne pas mentir, ni commettre d’adultère…).

Plus important encore, Mani a élaboré de son vivant une Église, déjà internationale – donc solide, puisqu’une répression d’État ne peut dépasser le cadre de ses frontières. Les fidèles se répartissent entre élus, respectant une ascèse rigoureuse, et auditeurs, au degré d’engagement et d’initiation moindres, que l’on peut considérer comme des laïcs. L’ensemble obéit à une hiérarchie d’évêques et de prêtres. En dépit des persécutions qui les frappent, en Occident chrétien dès leurs débuts pour hérésie, en Perse zoroastrienne dès les années 270 pour concurrence à la religion d’État, et en Chine taoïste au 9e siècle lors de la répression des cultes étrangers, les manichéens montrent une étonnante capacité à se maintenir : on en trouve en Allemagne jusqu’au 9e siècle, en Perse jusqu’au 8e (ils ne résisteront pas à l’arrivée de l’islam), et en Chine jusqu’au début du 17e.

La diffusion s’explique par le fait que les manichéens surent s’implanter dans certaines des communautés marchandes les plus actives, dont les Sogdiens. Par la nécessité de l’établissement de relations privilégiées entre élites locales et marchands étrangers, le manichéisme se maintint aussi longtemps que des gens pouvaient trouver intérêt à partager cette foi. Mais que le commerce cesse, et la foi considérée recule par absorption ou métamorphose. Il n’est pas exclu que, coupées de leurs bases par des répressions de plus en plus féroces, les communautés manichéennes devinrent autonomes en Europe, dans les mouvements bogomile en Europe orientale ou cathare dans le sud de la France, sur lesquels ils exercèrent a minima quelques influences décisives en matière dogmatique. Leur échec en Europe et même en Perse reste en tout cas manifeste. Isolés, ils ne surent pas consolider leurs implantations initiales et disparurent. Mais fuyant l’avancée de l’islam, les communautés de Perse se redéployèrent en force en Transoxiane, y rejoignant leurs coreligionnaires établis de longue date. Il est à noter que les communautés zoroastriennes qui refusèrent la soumission à l’islam se déployèrent de même vers l’Inde, au Gujarat, pour y faire souche. Ce sont les Pârsîs contemporains.

De la Transoxiane, les manichéens, ayant converti nombre de marchands sogdiens, s’infiltrèrent progressivement en Chine. À leurs débuts en cette terre étrangère, ils n’y surent pas convertir les autochtones, et auraient pu ainsi s’effacer…, sans une alliance décisive : En 757, les Turcs Ouighours libèrent la ville de Luoyang des armées rebelles de An Lushan, et découvrent quelques marchands sogdiens parmi les survivants. La légende rapporte qu’après de longues discussions avec les prêtres manichéens, le grand khan des Ouighours se convertit à cette foi, entraînant ses soldats. Pour la première et dernière fois de son étonnante carrière, la foi manichéenne se retrouvait patronnée par un État.

Bentley commente ainsi cet événement : « L’attraction de l’élite Ouighour pour le manichéisme représente un cas évident de conversion par association volontaire. Les Ouighours connaissaient de longue date le manichéisme, suite à leurs échanges avec les omniprésents marchands Sogdiens. Et ils avaient certainement entête que ces Sogdiens étaient à même de rendre florissant leur empire naissant, en termes commerciaux comme diplomatiques. » L’alliance fut couronnée de succès durant deux siècles : des Sogdiens servirent les Ouighours comme ministres, diplomates et conseillers, et ils leur apportèrent une écriture basée sur leurs propres écrits. De nomades, les Ouighours se sédentarisèrent, et bâtirent ce que Bentley présente comme la première grande cité implantée au cœur des steppes d’Asie : Karabalghasun. Elle fut un temps le cœur des routes de la Soie, les Ouighours obligeant la Chine à leur céder de lourds tributs sous forme de ballots de soie – la plus intéressante des monnaies de l’époque.

De cette base, les manichéens surent faire usage : ils adaptèrent leur vocabulaire et leurs concepts pour pénétrer le « marché » idéologique chinois. En témoigne un certain Xuanzang, pèlerin chinois en route pour la Bactriane, qui rencontre chemin faisant des communautés manichéennes. Celles-ci font un tel usage de termes bouddhiques que notre voyageur en ressort convaincu d’avoir parlé à des hérétiques bouddhistes. En Chine, Mani sera associé à Lao-Tseu, légendaire fondateur du taoïsme.

Leur souplesse adaptative, même ébranlée par la persécution des religions étrangères au 9e siècle qui les coupa de leurs coreligionnaires des steppes, permit aux communautés manichéennes de survivre dans l’Empire du Milieu jusqu’au début du 17e siècle, au Fujian. Un processus d’assimilation progressive aura raison de cette foi. Car pour se faire respecter de leurs voisins, les manichéens s’efforcèrent de développer une réputation de respectabilité et d’observance stricte des lois – toutes les lois, y compris les coutumes bouddhiques et taoïstes. Ils fréquentèrent assidûment les temples des autres religions, y apportèrent quelques textes de leur cru, et insensiblement y diluèrent leur identité. Les anciens autels du Bouddha de lumière sont désormais rattachés aux religions chinoises classiques.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

MAALOUF Amin [1991], Les Jardins de lumière, Paris, JC Lattès, rééd. Paris, LGF, 1999.

DECRET François [2007], « Regards sur le manichéisme », Clio.