Non plus ultra ?

« En cette même année [1291], Tedisio Doria, Ugolino Vivaldi et son frère, avec quelques autres citoyens de Gènes, entreprirent de faire un voyage que personne jusqu’alors n’avait jamais tenté de faire. En effet, ils équipèrent au mieux deux galères, et les ayant pourvues de vivres, d’eau, et autres choses nécessaires, ils les envoyèrent au mois de mai au dehors du détroit de Septa, afin qu’elles allassent par la mer océane jusqu’aux régions d’Inde, et en rapportassent des marchandises de profit. Les deux frères Vivaldi susdits y allèrent de leurs personnes, ainsi que deux cordeliers. Cela causa l’étonnement non seulement de ceux qui le virent, mais encore de ceux qui en entendirent parler. Après qu’ils eurent dépassé l’endroit qu’on appelle Gozora on n’eut plus aucunes nouvelles certaines d’eux. Que Dieu les garde et les ramène sains et saufs dans leur patrie ! »[1]

Ce texte est extrait des Annales de Jacopo Doria. Celui-ci, membre d’une des familles nobiliaires les plus importantes de Gênes, déposa en 1294 dans les annales officielles de la ville ses écrits historiques portant sur les quinze dernières années (Jacobi Aurie Annales). Ces quelques lignes sont le principal témoignage du voyage maritime entrepris par les frères Vivaldi vers les Indes. Cette expédition fut sans retour et nous n’en connaissons à peu près rien. Mais l’année, 1291, ne tient sans doute pas du hasard. Au moment où Saint-Jean-d’Acre, dernière ville franque de Terre Sainte, tombe aux mains des musulmans, des marchands génois s’aventurent dans l’Atlantique et tentent de contourner l’Afrique par le sud pour atteindre directement les régions productrices d’épices. Le projet était pour le moins risqué. Son principal instigateur, semble-t-il, Tedisio Doria, était amiral, mais il n’y participa pas personnellement. De fait, sa réalisation fut fatale aux audacieux.

Les documents qui confirmeraient cette expédition et compléteraient les informations sont rares. Pietro d’Abano, philosophe, médecin, astrologue, enseignant à Padoue, y fait référence dans son ouvrage Conciliator differentiarum quae inter philosophos et medicos versantur (1310). Discutant la question de l’habitabilité de la zone intertropicale, celui-ci fait brièvement allusion, sans les nommer, aux frères Vivaldi, pour mentionner également leur disparition :

« Il y a quelque temps de cela, des Génois ont apprêté deux fortes galères avec tout le nécessaire, ils sont passés par Gadès d’Hercule, à l’extrémité de l’Espagne. Mais jusqu’à aujourd’hui on ignore ce qui leur est arrivé en l’espace de presque trente ans. Le passage, cependant, est à présent ouvert en allant vers le nord par la grande Tartarie, puis en tournant vers l’est et le sud. »[2]

Selon ce texte, l’expédition aurait eu lieu vers 1280, mais la datation est clairement approximative et ne permet pas de remettre en question les Annales de Jacopo Doria. Par contre, l’objectif d’atteindre les Indes par une nouvelle route en raison du verrou levantin est confirmé. Or le contournement de l’Afrique est un pari géographique à une époque où la question de l’habitabilité de la zone intertropicale est débattue et où on s’interroge sur la possibilité de franchir la ligne équatoriale. Or, Pietro d’Abano reprend l’idée que la ville d’Arim, en Inde, existe bel et bien. Celle-ci, qu’on imagine située précisément sur l’équateur, voire au centre du monde, révèle l’influence des ouvrages astronomiques arabes traduits au 12e siècle en Espagne. En effet, Arim est le point de référence des longitudes dans le Zîj al-Sindhind (la Table indienne) composé par al-Khwârizmî vers 830, repris par l’astronome andalou Maslama al-Majrîtî (vers 1000), traduit et adapté au calendrier julien en 1116 par le juif converti Pierre Alphonse. Dans un autre texte (Expositio problematum Aristotelis), Pietro Abano signale que Marco Polo, au cours de son périple, a franchi l’équateur. Mais il ne revint à Venise qu’en 1295 ; son expérience n’a donc eu aucune influence sur l’expédition des frères Vivaldi, antérieure de quelques années. Il faut donc penser que ce sont uniquement les spéculations astronomiques qui ont permis de rendre envisageable le contournement de l’Afrique par le sud, mais la question mériterait d’être approfondie car elle pose également celle de la configuration de l’océan Indien.

Outre les textes qui reprennent directement le récit de Jacopo Doria, il existe trois autres documents qui ont parfois été pris en considération par les historiens, mais qui doivent être regardés avec la plus grande suspicion, voire tout simplement écartés.

Le premier est le témoignage de l’anonyme du Libro del conosçimiento de todos los rregnos. Dans cet ouvrage daté de la seconde moitié du 14e siècle, l’auteur, castillan, relate son voyage à travers le monde entier, décrivant tous les royaumes d’Europe, d’Afrique et d’Asie, et notamment leurs armoiries. Dans la ville de Graçiona, capitale de l’empire d’Abdeselib (‘Abd al-salib, « serviteur de la croix »), défenseur de l’Église de Nubie et d’Éthiopie, dominée par le Prêtre Jean, il apprend que l’une des deux galères génoises aurait fait naufrage à Amenuan (Almina ?) et que ses passagers auraient été amenés ici. Ailleurs, à Magdasor (Mogadiscio ?), on lui dit que le fils d’un des frères Vivaldi, Sor Leonis, serait venu à la recherche de son père et aurait voulu atteindre Graçiona, mais l’empereur de Magdasor l’en aurait dissuadé en raison des dangers des régions à traverser. Si différents éléments, y compris l’existence de Sorleone Vivaldi, attestée dans les archives génoises, sont vrais, sans doute en grande partie inspirés d’un atlas, l’ensemble est un tissu d’invraisemblances. Le récit est bel et bien imaginaire.

Le deuxième, encore plus étonnant, est une lettre écrite par Antoniotto Usodimare le 12 décembre 1455. Marchand génois au service du prince Henri le Navigateur, il explora en 1455 les côtes africaines jusqu’aux îles du Cap-Vert et la Guinée. De retour, il écrit une lettre à ses créanciers, en un mauvais latin mâtiné d’italien, afin d’obtenir de nouveaux subsides pour pouvoir mener une nouvelle expédition. Il raconte qu’il aurait rencontré un rescapé :

« J’ai trouvé au même endroit un vieil homme de notre nation, des galères, je crois, des Vivaldi, qui se sont perdues il y a 170 ans, à ce qu’il m’a dit, et ce secrétaire (sic) [du roi de Gambie] m’a confirmé que personne de sa race ne lui avait survécu. »[3]

Non seulement le fait est impossible, mais la rencontre avec un Européen qui aurait réchappé à un naufrage n’est pas corroborée par le témoignage du Vénitien Alvise Ca’da Mosto, dont la caravelle a accompagné celle d’Usodimare.

Le troisième est lié au précédent. Il s’agit d’un court texte retrouvé sur le même codex que la lettre d’Usodimare et sur lequel se trouve également une copie de l’Imago Mundi d’Honoré d’Autun. Le texte a parfois été attribué à Usodimare, mais sans autre preuve que la simple juxtaposition des textes.

« En 1290, deux galères ont quitté la ville de Gênes. Elles avaient pour patrons D. Vadino et Guido de Vivaldi, frères, qui voulaient aller au levant dans les régions de l’Inde. Ces galères naviguèrent beaucoup. Mais quand ces deux galères furent dans la mer de Ghinoia [Guinée], l’une d’elle s’échoua sur un bas fond, sans pouvoir aller ni naviguer. L’autre navigua et traversa cette mer jusqu’à une ville d’Éthiopie appelée Menam. Ils furent capturés et détenus par les gens de cette ville, qui sont des chrétiens d’Éthiopie soumis au Prêtre Jean. La ville elle-même est près de Marma, près du fleuve Sion [Gihon ?]. Ces hommes furent détenus, et aucun d’entre eux n’est jamais revenu. »[4]

Si ces documents attestent de la persistance du souvenir de l’expédition des frères Vivaldi réalisée il y a plus d’un siècle et demi, les traces en restent quelque peu évanescentes. Par ailleurs, il est un autre texte qui pourrait évoquer l’aventure des frères Vivaldi. Il s’agit d’un extrait de La Divine Comédie, écrite par Dante entre 1307 et 1321, soit quinze à trente ans après leur départ. C’est Edward Moore le premier, dans son article « Geography of Dante », qui fit l’hypothèse de voir une allusion à cette expédition dans le discours d’Ulysse, rencontré par Dante en enfer :

« Quand je me séparai de Circé, qui me tint
Plus d’une année caché, près de Gaëte,
– Avant qu’Énée ainsi ne l’eût nommée –

Ni la douceur d’un fils, ni la pitié
De mon vieux père, ou cet amour juré
Qui devait réjouir le cœur de Pénélope,

Ne purent vaincre au fond de moi l’ardeur
Que j’avais à me rendre un connaisseur du monde
Et des vertus et des vices humains.

Mais je repris la mer, la haute mer ouverte,
Sur une nef, avec cette poignée
D’amis qui ne m’avaient jamais abandonné.

Jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc
Je vis les continents, et l’île de Sardaigne
Et celles-là que baigne alentour notre mer.

Nous étions vieux et las, moi et mes compagnons,
Comme nous parvenions à cette gorge étroite,
Où Hercule parut et planta ses deux bornes,

Afin que nul n’osât se hasarder plus loin.
Je laissai donc Séville à la main droite,
À la gauche, déjà, Ceuta m’avait laissé.

“Mes frères, dis-je, ô vous qui, à travers cent mille
Dangers, êtes venus aux confins d’occident,
À cette extrême et tremblante veillée

De nos ardeurs, dont elle est le restant,
Ne vous refusez pas à faire connaissance,
En suivant le soleil, du monde inhabité.

Considérez quelle est votre origine :
Vous n’avez été faits pour vivre comme brutes,
Mais pour ensuivre et science et vertu.”

J’étais si fort excité mes amis,
Par ma simple harangue, au désir du voyage
Qu’à peine aurai-je pu, dès lors, les retenir.

Et, tournant désormais notre poupe au matin,
Des rames nous faisons des ailes au vol fou,
Et nous gagnons toujours du côté gauche.

Déjà la nuit contemplait les étoiles
De l’autre pôle, et le nôtre baissait
Tant qu’il ne montait plus sur la plaine marine.

Par cinq fois ranimées, autant de fois éteinte,
La face de la lune avait reçu le jour,
Depuis que nous avions franchi le pas suprême,

Quand se montra, bleui par la distance,
Un sommet isolé qui me parut plus haut
Qu’aucun des monts que j’avais jamais vus.

Notre première joie se tourna vite en pleurs :
De la terre nouvelle il naquit une trombe,
Qui vint frapper notre nef à l’avant.

Par trois fois dans sa masse elle le fit tourner :
Mais, à la quarte fois, la poupe se dressa
Et l’avant s’abîma, comme il plut à Quelqu’un,

Jusqu’à tant que la mer sur nous fût refermée. »[5]

L’hypothèse d’une telle lecture est motivée par le décalage pour le moins surprenant entre l’histoire du héros de l’Odyssée et le récit du personnage de Dante. Ce dernier, au lieu de rentrer en son île d’Ithaque, choisit au contraire de tourner le dos à la Méditerranée et de s’enfoncer dans l’Atlantique. Clairement, Ulysse n’est pas Ulysse. Il pourrait s’agir d’une simple allégorie de l’hubris, mais le lien avec les frères Vivaldi peut se justifier par la direction prise par cette nouvelle Odyssée. Ulysse dirige son navire vers l’est et tente lui aussi de contourner l’Afrique, au-delà de toute prudence, qui est une vertu cardinale.

L’échec de l’expédition des frères Vivaldi n’en a pas marqué pour autant la fin de ces expéditions. D’autres navigateurs génois se sont aventurés au-delà des Colonnes d’Hercule, le long des côtes de l’Afrique. Ainsi, en 1312, Lancelotto Malocello parvint aux Canaries, donnant son nom à l’une des îles, Lanzarote. Le nom apparaît sur la carte d’Angelino Dulcert, en 1339.

On pourrait également citer Jaume Ferrer, récemment identifié avec Giacomino Ferrar di Casa Maveri, citoyen de Majorque issu d’une famille génoise installée à la fin du 13e siècle, qui lui aussi disparut en mer. Dans l’angle inférieur gauche de l’Atlas catalan, daté de 1375 et attribué au cartographe majorquin Abraham Cresque, on peut voir un navire qui ressemble assez à une galère avec quelques marins à bord. L’image est accompagnée d’un court texte :

« Le bateau de Jaume Ferrer est parti pour la rivière de l’or le jour de saint Laurent, qui est le 10 août et c’était en l’année 1346. »

Là encore, il s’agit d’une attestation à peu près unique d’une expédition sans retour.

Atlas catalan_détail

Figure 1. Le navire de Jaume Ferrer, Atlas catalan, 1375 (Bnf)

Ces documents sont-ils des sources pour l’histoire globale ? Oui, incontestablement, dans la mesure où, même s’ils se situent dans la préhistoire de la globalisation, avant le tournant des 15e-16e siècles, ils illustrent un des mécanismes de mondialisation, à savoir le dépassement de l’horizon. Dans la mythologie gréco-romaine, le détroit de Gibraltar représentait les limites du monde (même si pour Ptolémée, le méridien d’origine passait par les îles Fortunées, c’est-à-dire les Canaries). Or la mondialisation tient en partie à l’audace d’aller « plus oultre ».

On a pu croire que la fameuse devise de Charles Quint faisait allusion aux explorations hispaniques outre-Atlantique et prenait à rebours une expression latine « non plus ultra ».  Il s’avère en réalité que la devise a été adoptée, en français, par Charles de Habsbourg en 1516, alors qu’il n’était que jeune duc de Bourgogne. Elle apparaît alors pour la première fois lors de la réunion du dix-huitième chapitre de l’ordre de la Toison d’Or, sur une stalle du chœur de l’église Sainte-Gudule, à Bruxelles, décrite par le poète flamand Jan Smeken. La formule lui aurait été soufflée par son médecin Luigi Marliano, humaniste italien. Son sens s’inscrirait davantage dans le contexte de la lutte contre l’islam. Quant à la forme latine « Plus Ultra », elle daterait de 1517.

Cependant, il est possible que Luigi Marliano ait été inspiré par Dante et le fameux discours d’Ulysse : più oltre non. Du moins est-ce l’hypothèse d’Earl E. Rosenthal [1971, 1793]. Mais d’autres éléments ont pu jouer. Rosenthal fait le lien avec la formule inscrite au dos du chariot portant la dépouille de Ferdinand II d’Aragon lors des funérailles organisées à Bruxelles en mars 1516 : Ulterius nisi morte, « Plus loin, sinon la mort ». Située au-dessous d’une pomme d’or représentant le globe, elle faisait référence à l’ampleur des conquêtes du Roi Catholique. Par cette devise « Plus oultre », Charles de Hasbourg inscrivait donc ses pas dans ceux de son grand-père. Elle incarnait bien à la fois l’audace d’aller plus loin et la prétention à l’empire universel.

Pour terminer cette lecture globale de la devise de Charles Quint, citons cet extrait d’un mémoire de Pedro Fernandes de Queirós adressé à Philippe III (1598-1621), dans lequel il raconte son exploration de l’archipel du Vanuatu en 1606 :

« J’ai donné à toute cette région le nom de Terre australe du Saint-Esprit, et j’ai imposé divers noms à une vingtaine d’îles nouvellement découvertes, j’ai pris possession de tout ce pays au nom de Votre Majesté en faisant ériger deux colonnes sur lesquelles on a gravé votre devise plus ultra, qui convenait si bien ici, on a aussi dressé une croix sur le rivage et un autel en l’honneur de Notre-Dame de Lorette, sur lequel le sacrifice de la messe a été célébré plus d’une fois. »[6]

 

Bibliographie

Voyages en Afrique noire d’Alvise Ca’da Mosto (1455 & 1456), trad. de l’italien et prés. par F. Verrier, Paris, Chandeigne, 2003 (2e éd. remaniée).

Petro Abano, 1565, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur¸ Venise, Giunta.

d’Avezac M.-A., 1845, « Notices des découvertes  faites au Moyen-Âge dans l’océan Atlantique », Nouvelles Annales des voyages, Nouvelle série, Vol 4, pp. 20-58.

d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand.

de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, deux volumes.

Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962.

Fernández-Armesto F., 2007, Pathfinders. A Global History of Exploration, New York/Londres, W.W.Norton & Company.

Gråberg G., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 280-291.

Hutchinson K., 2009, « The Antiquity of the “Injunction” Non Plus Ultra », Canadian Bulletin of Medical History, Vol. 26, n° 1, pp. 155-178.

Moore E., 1903, « The Geography of Dante », in Studies in Dantes, 3ème série, Oxford, Clarendon Press, pp. 109-143.

Rosenthal E., 1971, « Plus Ultra, Non plus Ultra, and the Columnar Device of Emperor Charles V », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 34, pp. 204-228.

Rosenthal E., 1973, « The Invention of the Columnar Device of Emperor Charles V at the Court of Burgundy in Flanders in 1516 », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 36, pp. 198-230.

 


Notes

[1] Le texte en latin est tiré de l’ouvrage Marie-Armand d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand, p. 16. Trad. de VC.

[2] Petro Abano, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur. L’édition utilisée est celle de 1565, Venise, Giunta, f°102r. Trad. de VC.

[3] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 287-288. Trad. de VC.

[4] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 290-291. Trad. de VC en tenant compte de la correction sur la date [d’Avezac 1945].

[5] Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962, p.

[6] Mémoire de Pedro Fernandes de Queirós in Charles de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, vol. I, p. 338.

Le 16e siècle portugais dans l’océan Indien : une économie de la capture (2)

Le premier modèle d’établissement commercial portugais est donc, comme on l’a vu la semaine dernière, fondamentalement militaire mais aussi centralisateur. Il s’agit de faire du commerce en veillant à ce que l’État (en fait le Roi Dom Manuel) en soit le premier bénéficiaire. Ce principe attise la méfiance, non seulement de la grande noblesse terrienne opposée aux activités mercantiles (et particulièrement royales), mais aussi et surtout de la noblesse de robe qui domine à l’époque le comptoir de Cochin, sur la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. La « coterie de Cochin » intervient auprès du Roi et finit par faire destituer Albuquerque qui meurt en 1515. À partir de là, un second modèle, beaucoup moins centré sur l’armée et davantage fondé sur l’initiative privé, voit le jour. C’est ce modèle qui s’installe de fait dans la partie orientale de l’océan et qu’a très bien décrit Subrahmanyam (1999).

Initialement pourtant, la pénétration de la zone s’étendant du cap Comorin (au sud de l’Inde) jusqu’à Malacca et aux îles Moluques (en Indonésie) est confiée à des commandants accrédités par le souverain avec mission de commercer, mais aussi mener des ambassades, sur des parcours bien précis, les carreiras. Mais parallèlement le successeur d’Albuquerque prône, à partir de 1514, la liberté pour les ressortissants portugais de « s’établir où bon leur semble pour faire des affaires ; en conséquence des établissements portugais privés surgissent dans la plupart des grands ports du littoral du golfe du Bengale ainsi que dans la péninsule malaise » (Subrahmanyam, 1999, p. 95). Ainsi, de Ceylan et du sud de la côte de Coromandel jusqu’à la Malaisie, en passant par Chittagong au Bengale, Pegu sur la côte birmane, Martaban en Thaïlande, c’est à l’installation d’une « diaspora » nouvelle que l’on assiste. Ces ressortissants portugais sont d’autant plus gênants pour le pouvoir qu’ils s’intègrent par nécessité à la population locale, se font pirates à l’occasion ou encore se convertissent à l’islam… La tentative de les intégrer dans des colonies officielles se solde par un échec et « la présence officielle portugaise se limitera, à cette période et jusqu’en 1570, aux hommes embarqués à bord des navires qui naviguaient sur les carreiras et à leurs capitaines et – dans certains cas – à un capitaine en résidence aux pouvoirs très limités » (Ibid., p. 98).

À partir des années 1520, le commerce privé gagne en influence. Ce sont en premier lieu les capitaines accrédités des carreiras qui obtiennent la possibilité de disposer d’une part de la cargaison en échange de leur service envers la royauté. Ce sont ensuite les Portugais établis à l’Est qui multiplient les parcours, pratiquant un commerce intra-asiatique particulièrement dynamique ou encore se substituant au souverain lui-même (moyennant paiement du choquel), par exemple pour le commerce du clou de girofle cultivé aux Moluques, après 1535. Ce sont enfin les trafics de poivre et d’épices vers les marchés du Moyen-Orient qui, après 1550, reprennent, à l’instigation de commerçants portugais privés, bien que le Portugal contrôle Ormuz… Si le roi permet ces empiètements sur son pouvoir comme sur ses affaires commerciales, c’est aussi parce qu’il attache une importance de plus en plus grande à la concession de tributs (même de faible valeur) par les souverains locaux…

Au final il apparaît que l’instrumentalisation du commerce asiatique par la Couronne portugaise se retourne assez largement contre l’État après 1520. Non seulement le système d’exploitation militarisé et centralisé a vécu, mais encore les agents privés dominent désormais l’essentiel des trafics. Au Portugal même, le pouvoir centralisateur est contesté. Il n’en demeure pas moins que la puissance militaire en Asie reste déterminante de la pérennisation de succès commerciaux désormais privés. Un paradoxe émerge cependant qui fait que les coûts administratifs et militaires sont supportés par l’État, tandis que le paiement des cartazes aboutit souvent dans les poches des agents de l’Estado da India qui les administrent. Le caractère public des coûts accompagne donc la privatisation assez large des recettes, même des recettes destinées à l’État. Pour les Européens, cette constitution de fortunes privées, voire de réelles forces de marché, à l’intérieur d’un cadre étatique de gestion du commerce lointain, ne fait cependant que commencer…

 Les difficultés de l’Empire portugais d’Asie après 1550

Entre 1545 et 1550, le nombre de bateaux portugais accostant à Anvers diminue de moitié par rapport à la décennie précédente tandis que le tonnage en provenance d’Asie diminue aussi sensiblement. Pour Godinho (1969), cité par Subrahmanyam, 1999, p. 112), la crise économique évidente de ces années a trois causes : la reprise du commerce vénitien à travers la route du Levant, le début de stagnation de l’économie portugaise en Asie, la domination d’intérêts privés sur le « capitalisme monarchique » portugais.

La reprise de la concurrence vénitienne sur le poivre et les épices semble due à la capacité accrue des bateaux asiatiques de contourner le blocus portugais de la mer Rouge. Il est possible que la corruption des agents portugais de l’époque en soit responsable. À partir des années 1550 cependant, la montée en puissance du sultanat d’Aceh, à l’extrémité de Sumatra, et surtout ses liens avec les Ottomans (qui lui fournissent des armes), rendent le contournement du blocus de plus en plus aisé. Mais dans le même temps, les vice-rois qui se succèdent à Goa ne limitent pas les menées des agents privés (notamment de la côte de Coromandel et du Bengale) et pratiquent parfois un népotisme impressionnant. Surtout ils révèlent, par leurs pratiques aventureuses de recherche d’argent, l’état déplorable des finances publiques de l’Estado da India (Ibid., pp. 118-126). C’est que le monopole royal sur le poivre et les épices, jamais totalement instauré, est désormais battu en brèche par des commerçants, chinois, malais ou indiens. Au milieu de ces revers, le débat reprend, à Lisbonne, sur la nature de la royauté portugaise et, inévitablement, sur sa légitimité à s’engager pour elle-même dans le commerce lointain.

C’est l’essor en Extrême-Orient qui fournit l’exutoire à cette crispation des positions. Dès les années 1540, le vice-roi octroie des droits de navigation vers la Chine à des particuliers tandis que des agents privés commencent à s’insérer dans les réseaux commerciaux côtiers. Au Japon, c’est l’arrivée des jésuites et de François-Xavier (1549) qui permet une première pénétration commerciale. Les Portugais vont y importer de la soie chinoise en échange de métal argent qui irrigue l’ensemble de leur commerce asiatique. Ils développent Macao qui constitue une importante unité de peuplement à la fin du siècle. Les marchandises chinoises réexportées vers l’Ouest par des agents privés sont taxées à Goa ou Malacca, ce qui restaure les finances publiques de l’État portugais d’Asie. Ce sont les restrictions chinoises au commerce de leurs ressortissants avec le Japon qui expliquent la mainmise des Portugais sur ces lucratifs échanges.

À partir de 1570, avec l’influence grandissante du pouvoir espagnol sur la Couronne portugaise, celle-ci change d’attitude et laisse peu à peu le commerce du poivre et des épices entre des mains privées : en 1576, l’importation de poivre est affermée pour cinq ans à un groupe d’investisseurs étrangers (Ibid., p. 148). Parallèlement, le développement du Brésil (sur la base essentiellement des intérêts privés) mobilise des énergies qui se détournent de l’Asie (ce qu’on appelle le « virage atlantique » du Portugal) et pousse à étendre le système des concessions de voyage, en Asie, à des marchands individuels. En 1580, Philippe II prend le pouvoir au Portugal. Son arrivée favorise les entreprises commerciales des « nouveaux chrétiens », descendant de Juifs convertis au christianisme à la fin du 15e siècle. Ces derniers développent alors plusieurs réseaux intercontinentaux : c’est la route transatlantique (sucre et esclaves) mais aussi la route transpacifique jusqu’aux Philippines et à Macao (puis retour aux Amériques pour y emmener soie et épices) qui concentre leur attention.

C’est cependant sur la question des terres que l’idéologie de l’expansion portugaise change significativement. Influence espagnole ou contagion du mode de mise en valeur du Brésil, le souci de conquérir des territoires prend de l’importance à partir des années 1570. Il se concrétise d’abord en Angola, puis localement dans l’intérieur cambodgien. Si le projet de s’implanter en Thaïlande fait long feu, si les Portugais soutiennent l’expansionnisme du souverain de Birmanie Bayin Naug, c’est essentiellement à Ceylan qu’ils s’implantent plus sérieusement. Ils y installent des casados fronteiros qui exploitent les terres (en obligeant une main-d’œuvre locale, réduite en semi-esclavage, à produire de la cannelle), encaissent les recettes et entretiennent une force armée minimale. Ils rompent donc avec une économie de pure capture et préfigurent ce que sera l’organisation de la production, dans l’ensemble de la zone, par les Hollandais, une génération plus tard, il est vrai à une tout autre échelle.

Mais dans l’océan Indien et l’Asie, les Portugais restent d’abord des marins. À la fin du siècle se développe en particulier un système fort lucratif de concession, à des notables, des voyages sur des routes répertoriées (notamment les anciennes carreiras). Ainsi des particuliers établissent leur fortune à l’ombre des rentes que leur concède un État, par ailleurs militairement protecteur. La rentabilité de ces concessions paraît importante, au point que le vice-roi n’hésite pas à en mettre l’attribution aux enchères. Mais cette monopolisation des trafics par quelques-uns a pour contrepartie un développement du commerce illégal, utilisant d’autres ports et d’autres routes, par des agents privés portugais et asiatiques. Ceux-ci finissent par devenir dominants lorsque le système des concessions décline après 1610, notamment sous les coups portés par les Néerlandais.

Chaudhuri (2001, p. 78) voit dans ce penchant maritime récurrent des Portugais l’explication de leur réussite au 16e siècle en Asie. Car « aucune puissance terrestre dans l’histoire n’a jamais pu réussir à pleinement contenir des envahisseurs venus de la mer », à l’instar de ce qui s’était passé avec les Vikings, en Europe de l’Ouest, par exemple. La clé de cette force résiderait, outre la supériorité de l’armement, dans le fait qu’un conquérant venu de la mer possède un territoire lointain, totalement inaccessible aux populations attaquées, donc inexpugnable… Connaissant par ailleurs leur faiblesse militaire sur terre (éprouvée en maintes occasions), les Portugais auraient donc sciemment choisi de rester des « peuples de la mer », trouvant un compromis dans le système des cartazes qui leur permettait de laisser aux populations touchées leur territoire et l’essentiel de leurs bénéfices commerciaux, tout en ponctionnant largement ces dernières, captant ainsi une part substantielle des bénéfices de l’immense circulation asiatique des marchandises… Mais on peut aussi voir dans ce statut d’intrus maritime la source des défaites portugaises au 17e siècle, quand les Hollandais, par ailleurs supérieurs quant aux techniques de navigation, « joueront aussi la terre », établiront des colonies et réorganiseront la production asiatique à leur profit.

Au final, l’aventure portugaise est riche d’enseignements. Elle constitue d’abord un bon exemple d’instrumentalisation classique du commerce lointain par une monarchie en gestation, celle-ci ajoutant messianisme et intérêt mercantile aux traditionnels objectifs d’affermissement du pouvoir royal. Elle montre aussi la montée en puissance des intérêts privés, au sein même de l’appareil administratif et commercial étatique, intérêts qui ne prospèrent souvent qu’à l’abri de rentes constituées, des concessions royales, du système des cartazes qui limite les concurrents indésirables, de la puissance militaire toujours réaffirmée… Elle ne permet pas en revanche à une économie de marché de véritablement se développer au Portugal : c’est plutôt Anvers qui, dans le cadre d’autres dynamiques, reçoit les produits portugais et devient alors la véritable plaque tournante des réseaux commerciaux et financiers portés par les Européens.

 

Ce papier est initialement paru, sous une forme légèrement différente, dans NOREL P., 2004,  L’Invention du Marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

CHAUDHURI K.N., 1985, Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press.

SUBRAHMANYAM S., 1999, L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

Le 16e siècle portugais dans l’océan Indien : une économie de la capture (1)

Quand ils pénètrent dans l’océan Indien, à partir de 1498, les Portugais se signalent d’abord par une agressivité militaire inhabituelle dans le commerce qui animait les côtes africaines, arabes et indiennes jusque là. Vasco de Gama commence par mener des combats douteux sur la côte est-africaine, suspectant les Musulmans d’origine arabe de vouloir lui nuire. Arrivé à Calicut, il n’a pas à se battre mais « ses présents plutôt mesquins ne firent pas bonne impression » (Subrahmanyam, 1999, p. 80) et les deux pouvoirs en présence, portugais et indien, se quittèrent sur une méfiance réciproque. Deux ans plus tard, son successeur Cabral entre en conflit direct avec les habitants de Calicut et les Portugais se replient sur Cochin. Puis de 1506 à 1515, notamment sous la direction d’Albuquerque, les Portugais vont multiplier les prises de villes côtières, du sud de l’Afrique jusqu’au sud de l’Inde, dans le but d’y installer des places fortes, en faisant preuve au passage d’une rare cruauté militaire et inspirant la terreur sur toute la côte (Oliveira Martins, 1994, 191-207).

Il faut sans doute voir dans ces premiers « contacts » l’expression de l’ambiguïté des objectifs de la Couronne portugaise quant à sa présence en Asie. Nous la préciserons dans notre premier point qui permettra de comprendre en détail quelle instrumentalisation du commerce lointain est en jeu dans l’expansion portugaise. Nous analyserons ensuite les différents modèles qui s’opposent ou cohabitent dans l’empire portugais d’Asie jusqu’au milieu du 16e siècle, date qui inaugure une crise réelle de la domination portugaise et surtout de son impact économique. Dans un second article (la semaine prochaine), nous montrerons les impasses de ces modèles et explorerons les raisons qui poussèrent les Portugais à ne guère s’implanter à l’intérieur des terres.

Les objectifs de l’expansion asiatique

La société portugaise de la fin du Moyen Âge s’est largement constituée en opposition aux musulmans, pourtant repoussés définitivement de l’Algarve dès 1250. L’esprit de la reconquista, entretenu par le pouvoir, semble encore perdurer à l’époque qui nous intéresse. Comme ailleurs en Europe, la royauté se veut fortement centralisatrice, ce qui l’amène à s’opposer à l’Église, aux ordres militaires et surtout à la noblesse. Contre la grande noblesse terrienne, le roi instaure au 15e siècle une noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits nobles ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale va rester longtemps proche du Roi et fournira une grande partie du personnel qui participera à l’aventure asiatique. De fait la royauté va tenter de neutraliser la noblesse terrienne traditionnelle en lui offrant des occasions de briller militairement contre les musulmans en Afrique du Nord. Parallèlement le souverain va chercher à récompenser la noblesse de robe, comme la bourgeoise urbaine, en leur offrant des occasions de profit commercial, d’abord sur les côtes africaines puis dans l’océan Indien, avec au passage la possibilité d’arrondir le trésor royal. Les deux essors du 15e siècle, vers l’Afrique du Nord et vers l’Afrique atlantique, sont donc d’abord destinés à l’affermissement politique du pouvoir royal.

Le souverain n’est cependant pas seulement un acteur politique, mais aussi un véritable marchand. Dom Manuel, qui règne de 1495 à 1521, reprend la tradition de ses ancêtres qui, depuis un siècle, affrètent une flotte personnelle pour faire commerce des esclaves et du sucre ou négocier le vin et les fruits de leurs domaines (Subrahmanyam, 1999, p. 67), voire soutenir des expéditions corsaires. Cette attitude irrite d’autres souverains : ainsi François 1er n’hésite-t-il pas à qualifier dom Manuel de « roi-épicier »… Ce « capitalisme monarchique » très particulier a évidemment des conséquences institutionnelles. C’est la création des feitoria, dirigées par un feitor, dans les cités européennes (puis africaines et asiatiques) qui commercent avec le Portugal, sortes de représentation à la fois de l’État et du souverain. A Bruges par exemple, le feitor reçoit un salaire et une prime du trésor royal pour vendre des marchandises portugaises mais surtout approvisionner la maison royale. Autrement dit, en parallèle des marchands traditionnels et de leurs représentants (les consuls), le roi installe ses hommes afin d’être le premier à tirer parti des commerces engagés… Il n’instrumentalise donc pas un commerce lointain réalisé par des étrangers (comme le faisaient les souverains du Moyen Âge) mais bien un commerce purement portugais et de préférence royal. Changement radical mais qui ne fera pas directement école…

Acteur politique se jouant des couches sociales antagonistes, commerçant maritime pourvu de capital et d’expérience, le souverain qui va lancer l’aventure asiatique est aussi farouchement opposé à l’islam. Pénétré de son rôle messianique, il entend libérer Jérusalem, « reconquête considérée comme la conclusion logique et l’apogée de l’expansion outre-mer, comme l’acte suprême qui lui permettrait de revendiquer le titre d’Empereur de l’Est ou même d’Empereur universel » (ibid., p. 70). Pour cela il faut affaiblir les Mamelouks qui règnent sur l’Égypte et tiennent la ville sainte. Un des moyens d’y parvenir est de bloquer, dans l’océan Indien, la route des épices qui se termine dans la mer Rouge. Ce qui permettrait par la même occasion de couper à la racine la prospérité vénitienne qui, on le sait, consiste à acheter les épices à ces mêmes Mamelouks… On le voit, le messianisme du souverain portugais est en synergie totale avec ses objectifs mercantiles, d’autant que pour bloquer la route de la mer Rouge, la constitution d’une armée et d’une flotte conséquentes est de rigueur, laquelle permettra en retour de conforter le commerce sur les côtes de l’Asie…

Seule ombre au tableau, Dom Manuel ne devait pas rencontrer, en Afrique de l’Est, le fameux « prêtre Jean » auquel il comptait s’allier contre les Infidèles. Par ailleurs ses projets allaient vite rencontrer l’opposition d’une noblesse terrienne, peu disposée à soutenir une entreprise hasardeuse sur le plan spirituel et réprouvée par la tradition nobiliaire quant à son versant mercantile. De la même façon, la bourgeoisie urbaine allait rapidement exprimer sa réticence à laisser le souverain profiter commercialement, seul ou presque, de la conquête. Au final le roi ne devait compter que sur la noblesse de robe, les hommes d’affaires étrangers présents au Portugal et les travailleurs des villes (ibid., p. 73).

L’instrumentalisation du grand commerce propre à la royauté portugaise est donc très particulière. Si elle vise l’affermissement du pouvoir central, comme ailleurs en Europe à cette époque, elle est indissociable d’une finalité d’enrichissement prioritaire du souverain lui-même et d’un militantisme anti-musulman affirmé. Il est probable que ces buts expliquent les modalités par lesquelles l’activité portugaise dans l’océan Indien va d’abord s’exercer.

Les modèles d’une hégémonie ambiguë

Pour Curtin (1998, p. 137), les Lusitaniens avaient fondamentalement le choix entre deux types d’implantation. Ils pouvaient venir commercer pacifiquement et s’insérer au sein des diasporas existantes, quitte à payer aux autorités asiatiques locales les taxes et redevances habituelles. Ils pouvaient aussi s’implanter militairement dans quelques cités, les fortifier, et défendre ainsi leur propre commerce à la fois vers l’Europe et en Asie. Ce qui est étonnant, eu égard aux traditions de commerce portugaises, c’est qu’ils choisirent d’emblée la seconde possibilité, mais en la radicalisant : non seulement ils construisirent des places fortes (le plus souvent sur des îles proches de la côte, à la manière phénicienne) mais encore ils obligèrent les autres diasporas commerciales à leur payer des droits de circulation (cartazes) et à faire escale dans leurs ports (ce qui permettait de les taxer au déchargement ou transbordement des bateaux). Il s’agissait donc d’une vente forcée de leur protection militaire (mais contre qui ?) et de leurs services portuaires, autrement dit d’une capture des bénéfices inhérents au commerce local. Si les cartazes étaient d’un faible coût, en revanche les droits payés dans les ports pouvaient représenter jusqu’à 10 % de la cargaison…

Il y a bien dans ce choix, fondé sur la contrainte militaire, une rupture apparente avec la pratique commerciale pacifique des feitorias, lesquelles s’implantaient dans des ports étrangers, en se fondant pour l’essentiel dans les communautés marchandes locales. Curtin (p. 138) voit dans ce nouveau cours un effet de l’imposition dans le commerce, par les nobles portugais, de leurs traditions militaires. C’est sans doute oublier que les nobles qui vont en Asie sont le plus souvent de la noblesse de robe, donc moins portés aux faits d’armes que la vieille oligarchie terrienne. Quatre autres raisons à cette militarisation de la pénétration portugaise peuvent être avancées. C’est en premier lieu dans le militantisme anti-islamique qu’il faut chercher la clé de ce changement objectif de stratégie, dans la mesure où il requiert un potentiel militaire important : c’est lui qui pousse explicitement Almeida, premier vice-roi, à prôner l’attaque des Arabes et des Turcs là où ils sont implantés, pour remettre au pouvoir les anciennes élites locales (Oliveira Martins, 1994, p. 182). Mais par ailleurs les Portugais sont très largement conseillés par des Génois qui sont issus d’une tradition de comptoirs militarisés en Méditerranée. En troisième lieu, il est clair qu’Albuquerque radicalise les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues. Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz (ibid., p. 192) avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » (Chaudhuri, 2001, p. 69). Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région… On est encore loin d’un commerce émancipé du politique.

CHAUDHURI K.N., 1985, Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in Wordl History, Cambridge, Cambridge University Press.

OLIVEIRA MARTINS J. P., 1994, Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la Différence.

SALLMANN J-M., 2003, Géopolitique du 16e siècle, Paris, Seuil.

SUBRAHMANYAM S., 1999, L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.