Plaidoyer pour un grand récit mondial

Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?

Telle est la question que Christian Grataloup, géographe et historien que nous avons le plaisir de compter parmi les collaborateurs de cet espace, pose en couverture de son dernier livre.

L’auteur a pris l’habitude, ces dernières années, de publier un livre à intervalle régulier, tous les deux ans. En 2007, il nous avait ainsi gratifié d’un sublime Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde [Armand Colin, Paris, 2007, rééd. 2010], qui avait décroché le prix Ptolémée de géographie au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges. En 2009, il avait produit L’Invention des continents. Comment l’Europe a découpé le monde [Larousse, Paris, 2009].

Ce cru-là, Faut-il penser autrement…, est nettement plus court et moins dense que Géohistoire de la mondialisation – un panorama géohistorique de l’histoire de l’humanité – et beaucoup moins illustré que L’Invention des continents – un parcours artistico-géographique des étapes qui ont vu l’Europe imposer dans la pensée ces limites frontalières qui nous semblent aujourd’hui relever de l’évidence. Il serait pourtant dommage d’en faire l’économie, car Grataloup y reprend avec brio les thèmes qu’il aime à exposer. Il y développe une réflexion large, plus théorique que dans ses ouvrages antérieurs. Et surtout, il se fait l’avocat d’un regard géohistorique sur le temps long pour penser l’avènement de « notre monde contemporain, de notre humanité mondialisée, simultanément conscients de leur destin commun et tout fragmentés de particularismes affrontés ».

Le passé est devenu multipolaire

« Ce qu’il y a de vraiment neuf, poursuit-il en introduction, c’est que l’humanité se pense maintenant collectivement, réfléchit à sa transformation en même temps que celle-ci se produit. (…) Aujourd’hui, penser le Monde (avec une majuscule, défini comme désignant le niveau social englobant l’ensemble de l’humanité) suppose un arbitrage constant entre une critique de la subjectivité européenne antérieure, qui s’était voulue universelle, et le risque de lui substituer d’autres visions tout aussi monocentriques. Entre un universel qui ne l’était que partiellement, celui de la modernité occidentale, et un relativisme généralisé qui ne peut plus voir le monde que comme une somme de conflits de regards localisés, provinciaux, le chemin est étroit. (…) Les visions du passé ne peuvent plus se satisfaire du récit occidental. Le passé est devenu multipolaire. »

Le premier chapitre s’attarde sur quelques exemples de particularismes locaux, évoquant entre autres la création d’une identité nationalo-ethnique serbe autour du mythe de la bataille de Kosovo Polié, ou l’invention d’une « communauté imaginée » (le terme est de Benedict Anderson) écossaise manifestée en 1761 avec la rédaction des chants du barde Ossian exaltant le héros Fingal par le poète James MacPherson. Cette multiplication des histoires locales est l’envers de la mondialisation, écrit Grataloup, mais l’universalité du procédé permet aussi de montrer que la tendance à produire un ou des récits communs à l’humanité restera toujours sous la menace de fragmentations.

Feu sur l’histoire tubulaire

Le deuxième chapitre s’attaque à une des questions favorites de l’auteur : où et quand ? Où est l’Antiquité, par exemple ? Est-ce un phénomène limité à la seule Méditerranée du monde greco-romain, ou un temps déterminé dans l’histoire du monde, qui voit coexister sur la planète des empires aussi lointains que ceux des Chinois Han, des Romains, des Parthes ou des Méso-Américains ? Peut-on décemment parler de Moyen Âge africain ? Pour pallier les carences des outils (cartes, chronologies, découpage du temps en périodes n’ayant de sens qu’au regard de l’histoire européenne…) qui nous servent à penser les relations spatio-temporelles, l’auteur nous invite à recourir à la « démarche globalisante incontournable » qu’est le comparatisme, de « travailler simultanément les transitions et les discontinuités ». Il cite au passage une jolie formule de Régis Debray : « Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est lui rendre son dû. Elle est là pour filtrer. »

Autre citation qui ouvre le troisième chapitre, celle-là du sous-commandant Marcos : « Ils se sont trompés il y a cinq cents ans, lorsqu’ils dirent nous avoir découverts. Comme si l’autre monde que nous étions avait été perdu. » Arrivé à ce moment, après avoir terrassé une histoire découpée en tranches temporelles et spatiales pour et par l’Europe, Grataloup entend faire un sort à l’histoire « tubulaire » – qu’il définit comme un récit voire un « roman » monolinéaire, orchestré par une Europe faisant remonter sa naissance au Moyen Âge, pièce de théâtre au dénouement si prévisible : « Le reste de l’écoumène n’existe que selon son ordre d’entrée dans le Monde créé par les Européens. » De Sumer à la mondialisation, l’histoire aurait-elle été tendue vers un but définitif, celui de l’avènement d’un universel occidental, au mépris des dynamiques des autres parties du Monde ? Évidemment non. Sans même recourir à l’histoire contrefactuelle chère à Niall Ferguson, il est facile d’imaginer que « le monde aurait pu être autre ».

Des grands récits identitaires à la mémoire du métissage

Nous avons donc besoin d’un nouveau roman mondial, estime Grataloup. Parce que l’ancien a fait son temps. « L’histoire du Monde stricto sensu a bien été, jusqu’au 20e siècle, effectivement européenne. Mais elle a mal permis de voir les Autres et leurs histoires. Non seulement parce qu’ils n’étaient mis en perspective qu’en fonction de leur “découverte” mais, de façon moins visible, parce que l’européanisation de l’autre s’est traduite par l’usage sans état d’âme de la pensée européenne du temps, de l’espace et de tout l’appareil conceptuel pour découper le réel, fait par et pour l’Occident. Projeter la notion d’antiquité ou de moyen âge loin de l’ouest de l’Ancien Monde, utiliser des découpages présentés comme naturels pour l’au-delà de l’Europe comme les notions d’Afrique et d’Asie, prendre comme évidents des couples comme Nature et Culture, Économique et Social, etc., consiste bien à projeter comme universel ce qui n’est qu’européen. »

Retour de bâton. La montée en puissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil et autres BRIC s’accompagne d’une rivalité dans l’élaboration des grands récits. De tous ceux-là, pour des raisons de vitalité académique, le plus mal parti est peut-être, paradoxalement, ce récit que la vieille dame Europe avait réussi à imposer. Le besoin se fait pressant d’une histoire globale sachant mettre en perspective ces impensés, pour articuler récits mondiaux et récits régionaux, « les uns expliquant les autres ». Faute de quoi le risque serait d’aboutir à l’éclatement d’une histoire mondiale en récits affrontés, dans une surenchère d’affirmations identitaires. « La mémoire du Monde ne peut être qu’un processus global de métissage, (sachant que) le mondial tend vers l’universel, sans totalement s’y confondre. »

GRATALOUP Christian [2011], Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, coll. « Éléments de réponse », Paris, Armand Colin.

Hayden White et le défi de l’histoire globale

La pensée d’Hayden White est rendue difficile d’accès dans le monde francophone du fait qu’elle n’a jamais été traduite en français. Les écrits de White, et en particulier son ouvrage phare Metahistory (1), permettent pourtant d’alimenter une réflexion sur les liens entre la philosophie de l’histoire et la discipline historique. L’objectif de ce billet est de montrer ce que la pensée de White peut apporter à la compréhension des enjeux de l’émergence d’un courant comme l’histoire globale.

La grande idée d’Hayden White que nous retiendrons ici est l’idée selon laquelle il n’y a pas à proprement parler d’histoire qui ne soit également une philosophie de l’histoire (2). Il appuie cette hypothèse sur un raisonnement à trois temps : il n’y a pas d’accord entre les historiens sur ce qui peut être considéré comme une explication spécifiquement historique ; un tel accord ne saurait, de toute façon, exister, dans la mesure où l’histoire n’est pas à proprement parler une science comme peut l’être la physique ; par conséquent, la préférence pour un mode d’explication ne repose pas sur des critères scientifiques objectifs mais dépend d’une certaine vision de l’histoire qui révèle la sensibilité, éthique et philosophique, de l’historien (3).

Hayden White s’est, en particulier, intéressé aux évolutions de l’historiographie au 19e siècle, période au cours de laquelle l’histoire s’est affirmée comme une discipline autonome. Dans la seconde partie de son ouvrage Metahistory (Four kinds of « realism » in nineteenth-century historical writing), White explique qu’un des enjeux pour les historiens qui ont œuvré pour la professionnalisation de leur discipline était de se démarquer des grandes explications des évolutions des sociétés humaines offertes par la philosophie de l’histoire. Or, dans l’esprit de White, l’émancipation de l’histoire par rapport à la philosophie n’a pas reposé sur l’identification de critères objectifs qui permettraient de déterminer ce que devrait être une explication spécifiquement historique. C’est ici que nous pouvons pointer autant la faiblesse de l’hypothèse de White que son intérêt théorique. La faiblesse de l’hypothèse est de faire reposer les évolutions historiographiques sur les seuls rapports de forces idéologiques, comme si la période de la professionnalisation de la discipline historique pouvait se comprendre comme un simple changement de goût sur ce qui pouvait être considéré comme une manière valide d’expliquer l’histoire (4). L’intérêt de l’hypothèse d’Hayden White est qu’elle permet de pointer une tension au cœur de l’identité de la discipline historique : un conflit entre la puissance explicative de l’histoire et son réalisme, c’est-à-dire sa proximité avec « ce qui s’est réellement passé ». Pour le dire autrement, si une explication historique d’inspiration marxiste peut permettre une vision cohérente des grandes étapes des évolutions des sociétés humaines, il est toujours possible de lui reprocher de ne pas suffisamment tenir compte de toute la complexité des choses humaines. Nous aimerions maintenant faire l’hypothèse que l’opposition originelle entre l’histoire et la philosophie de l’histoire, telle que pointée par White, s’est rejouée, dans des modalités différentes mais comparables, dans le contexte historiographique qui a précédé l’émergence du courant de l’histoire globale.

Ce contexte historiographique a notamment été décrit par Antoine Prost dans les derniers chapitres de ses Douze leçons sur l’histoire (5). En particulier, nous retiendrons ici les pages consacrées à l’effondrement du paradigme labroussien (effondrement progressif, qui se serait amorcé à partir des années 1970). L’histoire sociale, telle que pratiquée par Ernest Labrousse, permettait d’expliquer les grandes évolutions historiques en lien avec les cycles économiques de baisses et de hausses des prix. Prost rappelle notamment comment Labrousse relie dans sa thèse (La crise de l’économie française à la fin de l’ancien régime) les événements de 1789 aux mauvaises récoltes de 1788, mauvaises récoltes qui sont intervenues à la fin d’un cycle, amorcé vers 1778, de baisse des prix agricoles (et, par conséquent, de paupérisation du monde paysan). Selon Prost, la puissance explicative du paradigme labroussien avait, pour corollaire, le recours à des concepts (comme celui de lutte des classes) qui sont tombés en désuétude à mesure que l’influence du marxisme s’est érodée. Ainsi, la capacité de cette approche à expliquer les évolutions des sociétés humaines n’est plus apparue comme une raison suffisante pour excuser un niveau de généralité qui n’accordait que peu de place au sujet agissant. En conséquence « l’histoire sociale s’est donc tournée vers des niveaux d’analyses moins larges, où la liberté des acteurs retrouve sa place ; l’échelle a changé » (6).

Outre le changement d’échelle dont parle Antoine Prost, la période de l’effondrement du paradigme labroussien s’est également caractérisée par une remise en question de l’idée même qu’un historien puisse proposer quelque chose comme un point de vue de surplomb sur la réalité historique. En particulier, l’histoire orale, telle qu’elle pouvait être pratiquée par Paul Thompson, envisageait de collecter les témoignages des « oubliés de l’histoire » pour contrebalancer l’écriture de l’histoire académique, suspectée de refléter la philosophie des classes dominantes (7). Hélène Wallenborn a notamment pointé les problèmes posés par ce type d’approche, dans l’optique de l’écriture d’une histoire qui soit significative à l’échelle d’une communauté : « De cette attention portée à l’individu, que l’on nomme parfois “retour au sujet” aux constructions du monde social par lui, à la construction sociale du discours, il n’y a qu’un pas. Ceci amène à une déconstruction d’une conception globale de l’histoire, en une kyrielle de récits, considérés comme ayant tous la même valeur » (8).

C’est à la lumière de ce contexte que l’on peut, selon nous, comprendre l’ampleur du défi que constitue le passage à une approche globale de l’histoire. Il s’agit en effet de renouer avec la possibilité d’expliquer les grandes transformations historiques et ce, au risque que le retour à une échelle plus large soit dénoncé comme l’expression d’un point de vue sur l’histoire. Ce problème a notamment été pointé par Christopher A. Bayly dans l’introduction de son ouvrage La Naissance du monde moderne : « Un deuxième problème se pose quand il s’agit d’écrire une histoire du monde, qui découle de la récente notoriété acquise par des historiens qui ne réfléchissent pas du tout en se plaçant dans cette optique, et qui ont tendance à rejeter toutes les grandes fresques centrées sur le capital. À compter de 1980, un certain nombre d’historiens ont été influencés par une école de pensée qui a été qualifiée de postmoderne ou de postcoloniale. Les adeptes de cette approche sont souvent hostiles aux approches comparatives élargies, à ce qu’ils appellent les métarécits, selon eux, complices du capitalisme et de l’impérialisme qu’ils essaient de décrire » (9). La solution adoptée par Bayly repose sur l’affirmation que « toute histoire, même celle des “fragments”, est une histoire qui s’inscrit implicitement dans l’universel » (10). Par conséquent, il rejette l’idée « qu’il puisse y avoir une contradiction quelconque entre l’étude des fragments de société ou des exclus du pouvoir d’une part, et celle des grands processus par lesquels la modernité s’est construite de l’autre » (11).

C’est ici, selon nous, que l’idée d’un désaccord consubstantiel à la discipline sur ce que devrait être une explication spécifiquement historique permet de mesurer les enjeux de l’affirmation d’un courant comme l’histoire globale. En effet, il sera toujours possible de pointer un certain accent des grandes synthèses telle que celle proposée par Bayly qui évoque les grandes tentatives d’explications philosophiques de l’évolution des sociétés humaines. D’un autre côté, nous sentons qu’il y a quelque chose de stérile dans le débat sans fin sur l’échelle à adopter ou le niveau de réalité à privilégier (qu’elle soit sociale, économique, culturelle, anthropologique ou identitaire) pour rendre compte le plus fidèlement possible de la réalité passée. Pour cette raison, il nous semble que la valeur ajoutée de l’histoire globale gagnerait à être située sur un autre terrain, celui de son utilité sociale. Antoine Prost avait, entre autres, pointé le fait que le changement d’échelle illustré par le succès de la microhistoire s’accompagnait d’une érosion du rôle social de l’histoire : « Engagés dans cette direction, les historiens se transforment en orfèvres et en horlogers. Ils produisent des petits bijoux, des textes ciselés, où brillent leur savoir et leur savoir faire, l’étendue de leur érudition, leur culture théorique et leur ingéniosité méthodologique mais sur des sujets infimes qu’ils maîtrisent splendidement, ou sur des sujets qui ne prêtent pas à conséquence pour leurs contemporains » (12). Dans sa Rhétorique, Aristote a, peut-être le premier, cerné ce qui constitue l’essence de la contribution de l’histoire aux sociétés humaines : « C’est d’après le passé que nous augurons et préjugeons de l’avenir » (Rhét., I, 9, 1368a). Une telle idée est, d’ailleurs, reprise dans les dernières pages des Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost : « Une société sans histoire est incapable de projets » (13). Ainsi, il se pourrait que l’enjeu de l’affirmation (notamment, sa reconnaissance académique) de l’histoire globale rejoigne la question de la possibilité de renouer avec un rôle social de la discipline historique : fournir aux citoyens une perspective sur l’histoire qui leur permette d’augurer d’un futur dont les grands enjeux doivent désormais être pensés à une échelle globale.

Victor Ferry est doctorant du FRS-FNRS et chercheur à l'Université Libre de Bruxelles (http://gral.ulb.ac.be/)

(1) WHITE, Hayden, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1973.

(2) « There can be no “ proper history” which is not at the same time “philosophy of history” », ibid., p.xi.

(3) « Il apparaît que les sciences physiques ont progressé en vertu des accords, qui ont été atteints de temps à autre, entre les membres de la communauté scientifique établie, sur ce qui doit être considéré comme un problème scientifique, sur la forme que doit prendre une explication scientifique valide, et sur le type de données qu’il sera permis de considérer comme des preuves au sein d’une explication scientifique de la réalité. Parmi les historiens, un accord de ce type n’existe pas et n’a jamais existé. Cela peut refléter la nature proto scientifique de l’entreprise historiographique, mais il est important de garder à l’esprit ce désaccord congénital (ou ce manque d’accord) à propos de ce qui doit compter comme une explication spécifiquement historique de n’importe quel ensemble de faits historiques. En effet, cela signifie que les explications historiques sont tenues d’être liées à différentes présuppositions métahistoriques sur la nature du champ historique, des présuppositions qui génèrent différentes conceptions du type d’explication qui peut être utilisé dans les analyses historiques » (comme il s’agit de notre propre traduction, nous invitons le lecteur à se référer à la version originale). Ibid., pp. 12-13.

(4) Pour une lecture critique des hypothèses d’Hayden White voir notamment le onzième chapitre de GINZBURG, Carlo, Le Fil et les Traces : vrai, faux, fictif, Lagrasse, Éditions Verdier, 2010.

(5) PROST, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996.

(6) Ibid. p. 231.

(7) THOMPSON, Paul, The Voice of the Past, Reading, Oxford University Press, 1978.

(8) WALLENBORN, Hélène, L’Historien, la parole des gens et l’écriture de l’histoire : le témoignage à l’aube du XXIe siècle, Bruxelles, Labor, 2006.

(9) BAYLY, Christopher A., La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007, pp. 27-28.

(10) Ibid. p. 17.

(11) Ibid. p. 17.

(12) PROST, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p.286.

(13) Ibid. p. 305.

Pour une histoire de la mondialisation non téléologique

Nous avons montré (papier du 7 février) que l’histoire de la mondialisation peut aisément tomber dans le piège d’une interprétation téléologique qui expliquerait le présent comme la conséquence nécessaire d’une certaine loi de l’histoire. Nous avons également montré que tel semble bien être le cas de l’approche néoclassique en la matière (papier du 21 février), laquelle pose un idéal-type, le principe de convergence, qui devient explicatif par lui-même. Comment réaliser une histoire de la mondialisation qui, tout en assumant l’inévitable « dépendance téléologique », ne procède pas d’une « interprétation téléologique » ? C’est le défi que le papier d’aujourd’hui cherche à relever.

La question fondamentale est de savoir s’il est scientifiquement acceptable de rechercher les chaînes de causalité propres à un phénomène contemporain, sans tomber dans une « téléologie implicite », comme le suggère clairement Minard [2010, p. 456], qui ne procède pas pour autant à la distinction entre dépendance et interprétation téléologiques. Notre réponse consiste à dire que recherche de causalité et dépendance téléologique sont toujours intimement mêlées. Rickert [1997, pp. 130-131] l’énonçait fermement : « Le principe méthodique de la sélection de l’essentiel en histoire est dépendant de valeurs, même dans la recherche des causes, dans la mesure où seules entrent en considération les causes spécifiquement significatives pour la réalisation des biens. » Autrement dit, il ne peut strictement pas exister de recherche de cause hors du cadre de cette dépendance téléologique. Opposer une recherche de causes « sous dépendance téléologique » à une recherche des causes en quelque sorte « pure » n’aurait absolument aucun sens…

Mais ceci nous oblige à assumer, avec Simmel, cette idée plus radicale peut-être que l’historien ne recrée pas un monde ayant existé, mais qu’il donne forme à une matière, qu’il crée un monde original, en grande partie dépendant de nos valeurs présentes et qui ne peut avoir de sens que pour nous. Dans cette conception, le passé est non seulement réinterprété mais encore sélectionné par ses conséquences. Il doit alors être clair que l’histoire sera nécessairement toujours reprise en fonction des questions nouvelles que suscitera l’avenir. La subjectivité du choix prend alors une portée positive : « Si l’histoire est toujours jeune, si elle est toujours à refaire […] c’est que la vie elle-même se renouvelle avec les valeurs auxquelles elle s’attache et que l’homme n’aura jamais fini d’interroger, aussi longtemps qu’il continuera à créer. La subjectivité du choix exprime donc en réalité l’infini de la curiosité historique et elle exprime aussi l’infinité de l’objet » [Aron, 1970, p.225].

Au total la « dépendance téléologique » apparaît comme une condition formelle inévitable mais finalement féconde de la recherche historique. Il importe bien sûr de la différencier de l’interprétation téléologique, laquelle porte sur le contenu de connaissance. La dépendance téléologique n’implique nullement de relier le point (provisoirement) terminal connu à une « raison à l’œuvre » ; elle ne requiert pas plus de considérer qu’un résultat s’impose malgré des actions humaines contraires ou que ce résultat est un aboutissement ultime et nécessaire. De ce point de vue, la dépendance téléologique ne peut nous pousser à considérer, dans le cas qui nous intéresse, la mondialisation présente comme strictement nécessaire ou encore irréversible. Enfin cette dépendance téléologique ne relève évidemment d’aucune eschatologie, fût-elle inconsciente… Elle détermine uniquement le cheminement de la recherche à partir d’une définition de l’objet dans le cadre de valeurs propres à notre contemporanéité.

Qu’est-ce donc en conséquence, au terme de ce long détour, que faire aujourd’hui l’histoire économique de la mondialisation ?

Cela consiste, en application stricte de la logique précédemment évoquée, à construire l’objet de recherche en lien avec des « valeurs » contemporaines. Il faut donc sans doute partir de la mondialisation telle qu’elle se présente à nous, à la fois dans ses attributs descriptifs et dans les « problématiques lourdes » qu’elle nous impose. Nous avons proposé ailleurs [Norel, 2004, pp. 18-24] de caractériser cette « mondialisation contemporaine » par trois éléments, trois « individus significatifs », qui apparaissent seuls véritablement nouveaux depuis le début des années 1980. Bien sûr la libéralisation commerciale, centrale dans l’approche par la convergence, fait partie des éléments matériels à prendre en compte. Mais l’analyse historique montre d’emblée que l’ouverture des économies qu’elle est censée entraîner constitue une tendance de longue durée presque continue (sauf entre 1929 et 1950) depuis le début du 19e siècle. Elle ne sera donc pas retenue dans les éléments novateurs…

Premier élément significatif, la mondialisation des firmes, c’est-à-dire à la fois la définition de stratégies immédiatement conçues sur l’espace mondial, la tendance éventuelle à constituer des oligopoles mondiaux par branche, l’adoption de stratégies post-fordistes ou encore « cognitives ». Le deuxième élément s’identifie à la libéralisation des mouvements de capitaux qui doit manifestement beaucoup à l’action des gouvernements américains des années 1970-1980 : elle détermine la « globalisation financière » qui est à la fois une ouverture internationale des marchés financiers et un approfondissement de ces derniers avec la multiplication de produits destinés à gérer des risques parfois inédits. Le troisième « individu significatif », c’est l’affaiblissement (parfois disparition, souvent transformation ou changement de niveau) des régulations étatiques nationales qui se voient partiellement supplantées par des régulations d’ordre multilatéral, soit à un niveau régional comme celles que s’impose l’Union européenne, soit à un niveau mondial comme l’OMC.

Outre leur caractère original développé ailleurs [idem, pp. 462-541] et qui justifie leur intérêt empirique, ces trois éléments nous paraissent significatifs à la fois des stratégies des acteurs et des « problématiques lourdes » évoquées. Il n’est sans doute pas besoin de préciser que la logique de déploiement des firmes détermine de « nouvelles géographies du capitalisme » [Bouba-Olga, 2006] qui conditionnent la problématique douloureuse des délocalisations. Nulle nécessité non plus d’insister sur le fait que la mobilité internationale des capitaux est l’un des éléments déterminants de l’affaiblissement des politiques économiques nationales (pourtant cruciales en matière d’emploi) ou que, plus généralement, la transformation des régulations étatiques entraîne de lourdes restructurations d’activités (par exemple comme conséquence des accords commerciaux multilatéraux). Stratégies d’acteurs et problématiques vécues sont donc au cœur de ces trois éléments significatifs, ce qui n’était pas immédiatement le cas dans l’approche néo-classique par la convergence.

Est-il possible de procéder à une imputation causale de ces différents phénomènes ? Le tenter, c’est réaliser que ces éléments semblent être des reprises de phénomènes antérieurs similaires. Il est en effet aisé de repérer, dans la seconde moitié du 19e siècle, des antécédents assez caractéristiques : montée d’un investissement direct extérieur propre au « capital financier », intégration financière par la mobilité des capitaux particulièrement forte dans l’espace atlantique, régulation internationale « spontanée » des conjonctures dans le cadre de l’étalon-or. Mais où et quand commenceraient ces derniers éléments ? À quelles causes les relier ? Le réflexe immédiat serait de les imputer à l’achèvement de la révolution industrielle… Mais cet épisode de notre histoire, par ailleurs controversé dans sa nature, semble lui-même avoir été impulsé, puis accéléré, par la constitution d’une « économie atlantique » préalable fondée, entre autres, sur le commerce triangulaire. Cette économie atlantique associait elle-même mouvements internationaux de biens et de facteurs, dans le cadre d’embryons de réseaux d’affaires transnationaux, sous l’hégémonie de la Grande-Bretagne… Autrement dit, des formes d’investissement à l’étranger, de circulation du capital et de régulation internationale (via l’hégémonie d’une puissance) ont précédé le 19e siècle et l’achèvement du capitalisme. Il paraît donc particulièrement arbitraire d’arrêter la régression causale autour de 1780… Mais alors, jusqu’où remonter ?

C’est en fait la difficulté à répondre à cette question qui peut alors nous pousser à un travail d’abstraction afin de cerner « des “faits singuliers” au sens de « types » représentatifs d’un concept abstrait », pour reprendre Weber (cf papier du 24 février), des faits permettant de nous procurer des concepts servant de « moyens de connaissance ». Dans cette perspective on peut dégager un double mouvement, dont les trois phénomènes cités ne seraient que la traduction contemporaine, et qui va nous permettre de construire l’idéaltype « transhistorique » (Hodgson, 2001) indispensable à la lecture du processus historique de mondialisation dans la longue durée…

Les auteurs anglo-saxons emploient couramment le terme de « globalization » pour qualifier ce que nous appelons spontanément mondialisation. La francisation de ce terme en « globalisation » semble donc ne fournir qu’un synonyme. Pourtant les économistes ont régulièrement appliqué ce vocable aux transformations récentes de la finance (on parle moins de « mondialisation financière »). Il y a sans doute là une intuition intéressante dans la mesure où la « globalisation financière » coïncide avec un approfondissement certain des marchés, une connexion plus étroite entre eux, la création de produits et de marchés nouveaux. Plus théoriquement, nous dirions que le système des marchés financiers tend à se faire plus « complet ». Ce terme marquerait plus un approfondissement de la logique marchande qu’une extension géographique des flux concernés…

Cette transformation sémantique est intéressante en ce qu’elle révèle indirectement les deux mouvements centraux que recouvre, dans la longue durée, le processus de « mondialisation ». Ce processus est constitué d’abord d’une extension géographique de l’espace des productions destinées à l’échange. Il est également structuré par une progression de la régulation marchande et de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché, ce que, en suivant Polanyi, on pourrait qualifier de processus de désencastrement. Qui plus est, nous allons montrer que le premier mouvement a tendance à entraîner le second mais de façon discontinue, souvent paradoxale et dans le cadre d’évidentes réversibilités. Si ces deux mouvements coïncident apparemment aujourd’hui, leur association stricte et leur synergie évidente sont finalement assez nouvelles… Plus précisément, le premier mouvement n’entraîne véritablement le second que dans la mesure où l’État est actif dans une certaine forme d’instrumentalisation du grand commerce : seule cette instrumentalisation semble à même de créer des systèmes de marchés à partir du 17e siècle. Nous allons dans le reste de cet article développer les concepts liés à ces deux mouvements. C’est seulement dans un prochain article que nous tenterons de préciser historiquement les modes d’instrumentalisation du grand commerce par les États.

L’extension géographique des productions destinées à l’échange (pas nécessairement marchand) est effectivement une très vieille histoire. L’Antiquité nous en fournit des exemples avérés (production organisée par les Mésopotamiens en Anatolie dès le 19e siècle av. J.-C., structuration productive du monde méditerranéen occidental par les Carthaginois au 8e siècle avant notre ère). Le commerce de céréales des cités grecques (5e et 4e siècles) ou l’expansion romaine du 1er siècle (avec les prélèvements fiscaux qui obligeront les provinces à produire pour honorer leurs obligations) constituent de réelles occasions d’étendre la sphère de production à un espace géographique inédit. Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que cette expansion se reproduit avec l’Islam (à partir de 632 ap. J.-C.), avec l’Empire carolingien, mais aussi la pénétration de Venise en Méditerranée orientale (12éme-13èmes siècles), l’essor atlantique du 16e siècle, les conquêtes mercantilistes de l’océan Indien au 17e, etc.

Ce qui frappe d’abord dans ces différentes expansions de la sphère productive, et c’est un point crucial pour notre propos, c’est l’infinie variété des modalités de l’échange qui l’accompagnent. Cet échange n’est pas toujours marchand : les Phéniciens semblent avoir pratiqué le « troc à l’aveugle »; en Égypte, en Mésopotamie, en Europe sous Charlemagne et dans bien d’autres cas, les prix sont souvent administrés, fixés par le pouvoir ou diplomatiquement négociés. Les exigences fiscales de Rome constituent autant d’occasions d’échanges obligatoires situés hors marché. Les tributs que la Chine impériale perçoit de ses voisins à partir des Han (-206, +220) échappent au marché (mais la revente aux marchands, par le pouvoir, des biens obtenus, en crée un en retour). Cet échange des productions peut être aussi clairement marchand avec des prix libres. Dans ce cas il est réalisé, soit par des marchands individuels et indépendants, le plus souvent appartenant à des diasporas nationales précises, comme dans l’océan Indien dès le 3e siècle, soit par des marchands soutenus et financés par leurs économies, voire leurs « États » d’origine, Venise ou la Ligue hanséatique. L’échange peut être aussi pris en charge par des compagnies directement publiques ou étroitement subventionnées par le pouvoir politique (Compagnies des Indes française ou hollandaise). Qu’elle soit d’abord le fait des conquêtes militaires, des liens diplomatiques ou le résultat de pratiques commerciales (marchandes ou pas), cette extension géographique des productions vouées à l’échange est un fait de longue durée incontestable.

En parallèle (mais pas toujours simultanément) se produit une progression de la régulation marchande, une constitution des marchés en système, une transformation réelle et parfois brutale des sociétés, désormais soumises aux impératifs de ce qui devient progressivement le capitalisme. C’est en cela que la mondialisation constitue un processus d’ « invention du marché », non pas évidemment des marchés en tant que tels, mais plutôt des systèmes de marchés et de la régulation qu’ils induisent, au niveau national puis mondial. On le voit : il importe de distinguer plusieurs concepts relatifs au marché et à son approfondissement. Le concept de marché ne fait pas en soi problème : à un niveau élémentaire, un marché existe dès lors que, pour un bien donné, une offre autonome est confrontée à une demande autonome et que le prix qui en résulte est accepté par les agents économiques et laissé libre de varier quand offre et demande subissent des chocs. Au-delà des marchés spécifiques, on peut reconnaître l’existence d’un « système de marchés » au fait que ces différents marchés, de biens et surtout de facteurs, communiquent, influent les uns sur les autres, et déterminent ainsi une certaine régulation marchande de l’activité globale. Le point crucial d’émergence de systèmes de marchés, c’est lorsque de réels marchés de la terre, du travail et du capital apparaissent, deviennent socialement tolérés et déterminent en conséquence une réelle capacité du système productif de répondre à des variations de demande… De tels systèmes de marchés sont cependant lents à se mettre en place à un niveau « national » ou territorial et n’apparaissent progressivement, en Europe, qu’à partir du 17e siècle…

Pour ce qui nous concerne, le concept de « capitalisme » apparaît évidemment intéressant. S’il constitue un marqueur de l’achèvement des systèmes de marchés, le capitalisme va cependant au-delà. Il se constituerait, selon Weber (1991), entre le 12e et le 19e siècle et ajouterait aux systèmes de marchés embryonnaires une main-mise du capital sur les moyens de production et la recherche rationalisée du profit dans le but de l’auto-expansion de ce capital. Parmi les six conditions que Weber pose comme préalables à cette recherche rationnelle du profit, nous en retiendrons deux : la détention des moyens de production par des entreprises lucratives autonomes à la recherche du profit d’une part, l’existence d’une main-d’œuvre strictement contrainte de se vendre d’autre part. Ce sont là précisément les conditions qui marquent le primat du capital et le travail de désencastrement que ce dernier entreprend. Techniques et droit rationnels, liberté de marché et satisfaction des besoins humains au moyen de ce même marché viendraient compléter le tableau  Ces conditions seraient strictement nécessaires à la rationalisation de l’activité tournée vers le profit. Il apparaît alors que la transformation des sociétés en fonction des impératifs de marché coïncide aussi avec la montée en puissance du capitalisme…

Le processus historique de mondialisation peut alors être défini comme la synergie par laquelle le mouvement d’expansion géographique des échanges facilite la progression de la régulation marchande, puis éventuellement du capitalisme. Mais cette synergie n’a rien de mécanique : le premier mouvement n’entraîne le second que tendanciellement et les conditions de l’accomplissement de ce dernier sont multiples. En revanche, c’est bien cette synergie que l’on observe dans la mondialisation présente. La réintégration dynamique dans la sphère des échanges de la Chine après 1980, de la Russie après 1990, mais aussi de l’Amérique latine après la décennie perdue, voire de l’Afrique ces dernières années, s’est accompagnée d’une sophistication des marchés, d’une libéralisation mondiale, d’une main-mise du capital sur de nouveaux territoires (vivant, connaissance, etc.). C’est bien elle aussi qui a été observée dans ce que les néoclassiques nomment la première mondialisation (1860-1914). Et il apparaît possible de la repérer aussi à la fin du 18e siècle : le capitalisme anglais atteint sa maturité par l’apparition de techniques rationnelles et la réalisation d’un marché du travail salarié, lesquelles sont strictement dépendantes de la constitution de l’empire et de sa dimension commerciale.

Il resterait à savoir pourquoi cette synergie ne se produit pas du tout ou seulement très partiellement, ailleurs et dans d’autres temps (on pense par exemple à la Chine de la dynastie Song). Il faudrait aussi comprendre pourquoi certaines puissances européennes, qui ont pourtant pratiqué l’expansion géographique des échanges (l’Espagne et le Portugal au 16e siècle), n’en ont pas bénéficié sous la forme d’un progrès de la régulation marchande ou d’une construction du capitalisme. Ceci sera l’objet d’un autre papier…

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil (coll. Points)

BOUBA-OLGA O., 2006, Les Nouvelles Géographies du capitalisme : comprendre et maîtriser les délocalisations, Paris, Seuil.

HODGSON G., 2001, How Economics Forgot History, London and New York, Routledge.

MINARD P., 2010, « Révolution industrielle et divergence Orient-Occident – une approche d’histoire globale », Revue de synthèse, tome 131, 6e série, n° 3, pp. 455-464.

NOREL P., 2004, L’Invention du marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

RICKERT H., 1997, Sciences de la culture et sciences de la nature, Paris, Gallimard.

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VEYNE P., 1996, Comment on écrit l’histoire ? Paris, Seuil (coll. Points).

WEBER M., 1991, Histoire économique, Paris, Gallimard.

L’approche néoclassique de l’histoire de la mondialisation

Dans un papier récent (7 février) nous avions montré qu’il existait un « problème téléologique » dans toute tentative de proposer une « histoire de la mondialisation ». Nous avions aussi pris soin de distinguer la « dépendance téléologique », soit la situation de fait de tout historien qui cherche à éclairer la formation d’un phénomène et connait donc le résultat provisoire du processus à expliquer, de « l’interprétation téléologique ». Dans cette dernière, c’est la mise au jour d’une nécessité historique, d’une loi ou ruse de l’histoire, qui tient lieu d’explication, au mépris de la contingence du réel et de la diversité des stratégies d’acteurs. Afin de savoir si toute histoire de la mondialisation est obligatoirement une interprétation téléologique, nous proposons aujourd’hui d’analyser la réponse que les historiens économiques néoclassiques donnent indirectement à cette question à travers un discours particulièrement structuré.

Dans la lignée de Ricardo, les économistes classiques nous ont enseigné que tout pays, même moins efficace qu’un autre dans la fabrication de deux produits, a cependant intérêt à se spécialiser (dans le produit où il est relativement moins désavantagé) et à échanger avec ce partenaire, qui lui même y trouvera avantage. Il découle de cette approche (réductrice dans la mesure où l’effort productif est assimilé au seul temps de travail) une forte stimulation à densifier les échanges internationaux. L’analyse néoclassique de Heckscher-Ohlin et surtout Samuelson, qui prend en compte la pluralité des facteurs de production, montre alors que cette intensification du commerce mondial des biens, si elle s’effectue en fonction des dotations relatives en facteurs, est source d’une certaine convergence internationale. En effet un pays possédant une main-d’œuvre relativement abondante (donc peu coûteuse) en regard de sa disponibilité en capital, aura intérêt à se spécialiser en biens utilisant abondamment cette main-d’œuvre. Dès lors le prix relatif de cette main-d’œuvre tendra progressivement à s’élever… Sous plusieurs conditions (proximité relative des dotations en capital et travail entre les partenaires, commerce de plusieurs produits, disponibilité des mêmes techniques notamment), elle conduirait même à une égalisation internationale du prix relatif des « facteurs de production » (c’est-à-dire le rapport entre taux de salaire pour la main-d’œuvre et taux de profit pour le capital) entre les différents partenaires commerciaux. Autrement dit, l’échange international, intéressant pour tout le monde, homogénéiserait l’espace économique mondial en rendant égaux les salaires horaires (à condition que les taux de profit le soient déjà) entre les nations.

Le raisonnement précédent fondait l’égalisation internationale du prix relatif des facteurs sur les effets du libre échange en matière de commerce de biens. Mais cette égalisation des prix des facteurs pourrait être obtenue directement, par les mouvements autonomes de ces mêmes facteurs, des hommes comme des capitaux. Ainsi les travailleurs, migrant des pays où la main-d’œuvre est abondante et mal payée vers ceux où elle est rare, donc mieux rémunérée, tendraient à égaliser les conditions d’offre de travail entre les deux espaces, conduisant à la hausse des salaires, suite à leur départ, là où ils étaient bas, provoquant leur réduction, du fait de leur arrivée, là où ils étaient plus hauts. Les mouvements de facteurs seraient alors en quelque sorte un substitut du mouvement des marchandises en cas de protectionnisme commercial, ou un complément non négligeable pour réaliser la convergence, en cas de libéralisation commerciale. Dans ces deux analyses, que ce soit par le libre échange des biens ou par la mobilité des facteurs, c’est l’intérêt bien compris des différentes économies nationales qui doit les pousser à libéraliser les relations entre elles et à créer ce marché mondial (de biens comme de facteurs) qu’évoquait déjà Marx… En retour le marché mondial déboucherait donc sur une spectaculaire « convergence » (par exemple des taux de salaire du travail non qualifié) entre les économies participantes.

Le concept de convergence devient alors central dans l’analyse des relations économiques internationales. C’est ce concept qui, particulièrement pertinent a priori dans les phases de libéralisation rapide des échanges de marchandises et/ou de facteurs, conduit les auteurs néoclassiques à identifier les deux phases de mondialisation (1860-1914 et depuis les années 1980) à un processus caractérisé de convergence. Certes, ils définissent formellement la mondialisation par l’intégration mondiale des marchés de biens, du capital et du travail (Bordo et alii, 2003, pp. 1-3). Mais ils identifient aussitôt ce processus à une « impressionnante convergence dans les niveaux de vie » (O’Rourke et Williamson, 2000, p. 5) et estiment que « l’essentiel de la convergence entre 1850 et 1914 est imputable aux forces libéralisées du commerce et des migrations de masse » (ibidem). Autrement dit, ils ne font pas rentrer dans leur caractérisation du phénomène des éléments qui apparaîtraient éventuellement importants : stratégies inédites des firmes internationalisées, disparition ou transformation des régulations étatiques, pour ne citer que les plus immédiats.

Au strict plan de l’analyse économique, les nombreuses et restrictives hypothèses théoriques qui permettraient, dans le cadre du théorème Heckscher-Ohlin-Samuelson, l’égalisation des prix des facteurs empêchent de considérer cette thèse comme autre chose qu’une position de principe, de fait trop générale pour devenir une prescription universelle… Par ailleurs cette approche prend les économies nationales comme un tout dont l’intérêt serait clair et unique. Or, si la liberté des échanges apparaît globalement profitable à chaque pays, elle crée à l’intérieur de ces économies des perdants et des gagnants… Dans ces conditions, s’il est envisageable d’indemniser les perdants à partir du bénéfice des gagnants, la mise en œuvre de ce processus requiert certaines conditions politiques dont l’absence interdira une vision claire de l’intérêt du pays dans l’échange. Par ailleurs on sait aujourd’hui que l’essentiel du commerce international est inexplicable par cette approche fondée sur la complémentarité : l’essentiel des échanges relèverait du commerce de concurrence (échanges intra-branche) ou d’un commerce déterminé par des rendements d’échelle croissants.  Enfin on ne saurait éluder les théories de la croissance dite endogène qui, en renouvelant la théorie de la croissance dans les années 1990, ont contredit l’hypothèse de convergence pour ce qui est du revenu par tête.

Mais c’est surtout au plan épistémologique que l’approche historique de la mondialisation par le principe de convergence apparaît contestable.

Une première ambiguïté surgit dans la mesure où la nature de la scientificité mise en jeu reste incertaine. Dans la mesure où l’approche dominante définit le phénomène à étudier par les conséquences d’une loi tirée de la théorie économique pure (conséquences supposées se réaliser dans les périodes de libéralisation), le travail scientifique consiste d’une part à vérifier que les périodes dites de mondialisation voient bien ces effets se manifester, éventuellement dans le cadre d’une discontinuité chronologique, d’autre part à tester l’imputation causale de ces effets à la loi envisagée. L’objet d’étude est donc largement extrait de la loi et ne résulte pas d’une caractérisation préalable du phénomène de mondialisation, à partir d’un matériau empirique foisonnant et en fonction d’intérêts de connaissance explicités.

Or la démarche historique est fondamentalement différente. C’est en choisissant les individus significatifs (personnes, actes ou phénomènes) en fonction des valeurs (celles de l’historien ou celles des hommes ayant vécu cette histoire) que la science historique procède. Ces valeurs peuvent être l’État, la démocratie, la paix ou bien encore l’émergence d’une économie mondialisée…  Elles ont, en histoire, la même fonction que les lois dans les sciences de la nature : elles permettent de distinguer l’essentiel du secondaire, ce qui nous intéresse de ce qui n’a pas lieu d’être retenu. À partir de cette individualisation sélective, l’historien construit des ensembles tout aussi singuliers et uniques, il découpe des totalités signifiantes et ne conserve, dans leur devenir, que les événements qui ont contribué à la réalisation progressive de la valeur choisie. L’histoire devient alors formellement une « science des individus significatifs » (Aron, 1970, p.126).

De quel type de scientificité peut donc relever un discours sur l’histoire économique de la mondialisation ? Du point de vue de la logique de la science historique, il semble que l’approche du processus de mondialisation par la convergence confère vraisemblablement trop d’importance à la loi au détriment des faits singuliers, en l’occurrence des stratégies d’acteurs, des connivences et/ou reconfigurations de pouvoir entre États et forces de marché, des rationalités décisionnelles en jeu. Elle identifie d’emblée « mondialisation » et « réalisation d’une convergence », laquelle se trouve être théoriquement attendue depuis longtemps, et seulement mieux testable dans le contexte original présent. L’approche par la convergence ne tombe-t-elle pas alors dans un travers largement naturaliste qui poserait implicitement que la loi et sa vérification sont la véritable fin de l’histoire ? Le choix de l’objet est ici solidaire d’une approche implicite voulant que le réel se limite aux conséquences observables d’une loi, qui a posé comme accidents tout ce qui ne relève pas de la problématique théorique envisagée. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’une prise au sérieux concrète de l’ensemble des caractères de la situation économique nouvellement ressentie depuis une vingtaine d’années conduirait, en dehors de tout empirisme naïf, à choisir un autre objet d’étude, comme une autre sélection ultérieure des faits individuels pertinents.

Max Weber nous permet de préciser cette critique. Chez cet auteur, la logique de la science historique consiste en premier lieu à sélectionner les faits constituant l’objet, en fonction de valeurs par définition subjectives, relevant de l’intérêt propre de l’historien. Cette logique consiste dans un second temps à établir les liens de causalité entre les faits, à expliquer causalement la situation présente par une régression historique (fondée notamment sur la méthode contrefactuelle). Mais parallèlement il s’agit de comprendre les raisons des acteurs historiques, les motifs de leurs conduites et de leurs stratégies afin de révéler des relations intelligibles entre des faits qui, par ailleurs, s’enchaînent causalement. Penchons-nous davantage sur ces trois temps nécessaires de la sélection subjective d’abord, de la causalité ensuite, de la compréhension enfin.

La sélection des faits constituant l’objet s’effectue en fonction de valeurs subjectives mais aussi en fonction de leur efficacité historique présumée, de leur valeur causale. La sélection se réalise aussi et surtout en fonction de la capacité de certains faits à constituer des « moyens de connaissance » et c’est ici qu’intervient la construction de l’idéal-type. Weber fait ainsi « la différence, d’une part entre  la construction de concepts qui emploie en guise d’exemples des « faits singuliers » au sens de « types » représentatifs d’un concept abstrait, ce qui veut dire comme moyens de la connaissance et d’autre part, l’intégration du « fait singulier » comme chaînon, c’est-à-dire comme « raison d’être » dans un ensemble réel, donc concret » (Weber, 1992b, pP. 232-233). Il oppose ainsi le fait constituant une « raison d’être » au fait servant de « raison de connaître », de moyen de connaissance, par l’intermédiaire d’un concept idéal-typique construit. Un tel concept n’est nullement le but de la connaissance et il ne sert que comme référence idéale afin de mesurer les écarts du réel au concept. De fait le concept idéal-typique « n’est pas obtenu par généralisation mais par rationalisation utopique » (Aron, 1970, p. 230). Mais pour Weber, « rien n’est sans doute plus dangereux que la confusion entre théorie et histoire, dont la source se trouve dans les préjugés naturalistes. Elle se présente sous diverses formes : tantôt on croit fixer dans ces tableaux théoriques et conceptuels le « véritable » contenu ou « l’essence » de la réalité historique, tantôt on les utilise comme uns sorte de lit de Procuste dans lequel on introduira de force l’histoire, tantôt on hypostasie même les « idées » pour en faire la « vraie » réalité se profilant derrière le flux des événements ou les « forces » réelles qui se sont accomplies dans l’histoire » (Weber, 1992a, p. 178).

Les auteurs néoclassiques tentent bien de montrer les limites effectives de la convergence et, dans leur analyse sociohistorique, les écarts entre le réel et le tableau idéal. Mais le type de glissement dangereux qu’évoque Weber est ici patent dès l’origine : en identifiant mondialisation et convergence, on assimile le phénomène historique à expliquer aux conséquences du tableau idéal posé. Il y a donc, dès la définition, hypostase de l’idéal-type pour en faire l’une des forces s’accomplissant dans l’histoire. Mais il y a sans doute plus grave dans la mesure où l’approche par la convergence « vérifie » que, lorsque les conditions utopiques propres à l’idéal-type tendent à se réaliser, au cours des phases présumées de mondialisation, cet idéal-type « fonctionne » correctement, au sens où les effets qu’il annonce se réalisent. On reste donc dans la confirmation de la cohérence interne de l’idéaltype. On ajoute le constat que ces conditions se matérialisent à une époque donnée, ce qui relève de la pure description… On approfondit alors la théorie économique, on ne fait pas d’histoire…

Là où Weber a sans doute le plus apporté à l’épistémologie de l’histoire, c’est dans l’exigence de compréhension des relations historiques. Comprendre veut dire ici « saisir avec évidence le lien de phénomènes qui sont extérieurs à notre conscience, être capable de reproduire en soi un déroulement psychique, atteindre le sens des faits sur un plan empirique » (Aron, 1970, p.239). Cette compréhension passe, on le sait, par l’interprétation des motifs de comportement des acteurs historiques (individuels ou collectifs). Mais aussitôt se pose la question de savoir « à quelles conditions, dans quelles limites, un jugement fondé sur la compréhension peut être dit valable pour tous, c’est-à-dire vrai » (ibidem, p. 240). La première réponse est que la compréhension ne suffit pas mais doit être vérifiée par un raisonnement portant sur la causalité. La seconde réponse consiste à considérer, à titre d’hypothèse, que les comportements relèvent d’une certaine « rationalité finale », celle qui adapte les moyens aux fins, quelles que soient ces dernières. Dans ce cas la compréhensibilité en devient immédiate, ce qui n’exclut pas les équivoques, dans la mesure par exemple où des mobiles cachés peuvent se superposer à un comportement apparemment ou explicitement finalisé. Mais Weber considérait que la recherche des motifs « véritables » était indispensable, notamment parce que les conséquences d’une action correspondent rarement à l’intention de l’auteur. En conséquence, toute imputation rationnelle apparaît biaisée. Cette dichotomie est précieuse pour notre propos. Il est clair en effet que les lois économiques, en particulier celles du commerce international, sont fondées sur une rationalité de comportement (en l’occurrence de la part des pays qui échangent). Mais comme nous l’avons mentionné, l’intérêt rationnel de chaque échangiste n’est pas nécessairement perçu ou, s’il l’est, se révèle politiquement inopérant. Certes l’approche de la mondialisation par la convergence tient compte a posteriori du fait que les « perdants » peuvent bloquer le processus : c’est même dans cette prise en compte que se matérialise, dans cette approche, l’écart à l’idéal-type. Mais elle ne prend pas en compte les États ou les firmes comme acteurs autonomes, pourtant souvent déterminants des décisions. Elle manifeste ainsi une « compréhension » extrêmement limitée des acteurs. Dans le cadre de la rationalité économique postulée, cette approche ne peut évidemment prétendre insérer toute la réalité dans le réseau de lois qu’elle avance.

Est-il finalement déplacé de suspecter, dans l’approche de la mondialisation par l’intégration et la convergence, une parenté implicite avec les philosophies de l’histoire (cf papier du 7 février) ? N’est-il pas évident que cette représentation cherche à rendre compte d’un processus posé comme finalisé, pour lequel le résultat est présent dans une certaine « raison » à l’œuvre ? Est-il abusif de penser que la régulation marchande viendrait y prendre la place de la providence, « agissant comme cette dernière en dépit des actions humaines contraires », ou encore comme « ruse de la raison active à l’insu des passions humaines » ? N’apparaît-il pas que le discours sur l’intégration « met en relation événements et conséquences historiques et les rapporte au sens ultime » de la convergence ?  Ne peut-on voir enfin une dimension eschatologique dans le discours sur une mondialisation censée résoudre un ensemble considérable de problèmes ? Certes on peut étudier la convergence dans l’économie mondiale sans nécessairement y voir à l’œuvre un sens caché, encore moins divin évidemment…Il n’en reste pas moins que la littérature actuelle non technique (notamment anglo-saxonne) sur la mondialisation regorge de références qui adoptent sans recul cette position « finaliste » dans laquelle les décennies actuelles verraient enfin la victoire du marché et de la rationalité sur les affres du politique, voire déboucheraient carrément sur la « fin de l’histoire ».

On sait ce que la crise financière, depuis 2008, a fait de ces prétentions. Mais pour compléter cette critique du courant dominant en « histoire économique de la mondialisation », il nous faut proposer une autre méthode d’analyse historique qui prenne en compte les limites ici posées. C’est ce à quoi s’emploiera le prochain article…

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil.

BORDO M., TAYLOR A., WILLIAMSON J., 2003, Globalization in a Historical Perspective, Chicago, University of Chicago Press.

NOREL P., 2007, “Mondialisation et histoire : une approche épistémologique”, Revue Internationale de Philosophie, n°1, p.33-55.

O’ROURKE K.H., WILLIAMSON J.G., 2000, Globalization and History, The Evolution of a Nineteenth Century Atlantic Economy, London and Cambridge, MIT Press.

WEBER M., 1992a, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon et Presses Pocket.

WEBER M., 1992b, « Études critiques pour servir à la logique des sciences de la  culture », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon et Presses Pocket.

Du vol et/ou de l’écriture de l’Histoire. À propos d’un livre de Jack Goody

La démocratie, le capitalisme, la liberté, l’individualisme ou bien l’amour courtois ont-ils été inventés par l’Europe, et uniquement par elle ? À cette question, Jack Goody – dans un ouvrage récemment traduit en français [2010], Le Vol de l’histoire – répond par l’affirmative. Ou plutôt il nous dit que l’on a fait comme si cela avait été vrai, et que la plus grande partie des travaux historiques européens a eu pour objectif de le faire croire, dépossédant ainsi le reste du monde d’une partie de son histoire, tout en facilitant l’emprise idéologique de l’Europe sur lui. La thèse n’est pas nouvelle. Mais elle est ici en quelque sorte systématisée.

L’auteur a, d’un certain point de vue, entièrement raison. Nos catégories historiques présentes ont été en effet largement forgées en Europe. Et nous – historiens – devrions de plus en plus pouvoir intégrer dans nos travaux et nos synthèses ce qui s’est passé ailleurs, dans le vaste monde non européen. On peut ainsi, entre autre exemple, se demander fort légitimement si la notion d’Antiquité est bien pertinente à l’échelle du monde, et si l’on peut ou non adapter cette notion à des régions comme l’Asie orientale ou bien l’Afrique. Mais peut-on dire, à partir de là, que l’Europe (peut-on la personnifier, par ailleurs ?) a volontairement souhaité imposer sa vision des choses au reste du monde ? La chose paraît plus difficile et, de fait, l’auteur n’apporte pas de réels arguments susceptibles de légitimer vraiment cette thèse. Goody est un grand savant. Il nous a donné à lire de nombreux travaux, véritablement remarquables, mais on est ici déçu.

Non pas parce que le contenu de l’ouvrage ne répond pas forcément à son sous-titre (« Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde »), mais à cause de la méthode employée. Sans cesse l’auteur force en effet le trait. Norbert Elias étudie le « processus de civilisation des mœurs » tel qu’il se serait développé en Europe. Goody l’accuse d’avoir pensé qu’aucun élément de ce processus n’a jamais pu exister en dehors du vieux continent. On insiste sur l’humanisme, Goody note que l’Orient a connu, lui aussi, des périodes d’activité intellectuelle et scientifique intenses. Oui, bien sûr, et alors ? Qui, aujourd’hui, n’est pas d’accord avec cela ? Et en quoi la première idée serait-elle forcément contradictoire avec la seconde ? Accuserait-on un historien chinois cherchant à comprendre les racines du développement scientifique en Asie de vouloir occulter les avancées dans ce domaine propres à d’autres régions du monde ?

Goody nous dit que « les Européens » (toujours cette tendance à généraliser) ont considéré que les paysans turcs de l’époque moderne n’étaient que des esclaves. C’est vrai pour certains historiens ou analystes, dans le passé. Mais, parmi les gens un peu renseignés, plus personne ne pense aujourd’hui cela. À l’idée (il est vrai, encore une fois exagérée) d’une « invention » de la démocratie à Athènes, l’auteur oppose de nombreux exemples de populations qui, en Asie, ont combattu des pouvoirs centralisés. Mais parle-t-on, dans les deux cas, de la même chose ? Il en va de même lorsque l’auteur nous rappelle (et il a tout à fait raison), la densité des circuits et de l’activité marchande dans l’Asie moderne. Mais peut-on dire que cela est, forcément et mécaniquement, du « capitalisme » ? Peut-on établir une équivalence absolue entre le marchand et le capitaliste ? Chacun est évidemment libre de le faire. Mais encore faut-il le dire et le justifier d’une manière ou d’une autre, et ne pas faire comme si…

En fait, pour l’auteur, tout se serait joué au temps de la « révolution de l’âge du bronze », commune, selon lui, à l’Europe et à l’Asie. D’où l’idée que les deux continents auraient plus de points communs que l’on l’imagine souvent. C’est fort intéressant. Mais, à suivre sa méthode, à forcer le trait et à imputer aux autres des idées ou des a priori qu’ils n’ont pas forcément, on pourrait lui dire : mais alors, qu’en est-il de l’Afrique noire et de l’Amérique précolombienne ? L’histoire de ces deux continents n’est-elle pas, elle aussi, riche d’évolutions, d’enseignements et d’inventions ? Personne, évidemment, ne fera ce reproche au grand africaniste qu’est Goody.

À un moment donné (p. 417), l’auteur nous dit : « Ce n’est pas ainsi que l’on doit écrire l’histoire. » Au final, la question que soulève Le Vol de l’histoire est bien celle-là : celle de la manière dont on peut écrire l’histoire, quelle que soit par ailleurs la cause que l’on souhaite défendre.

GOODY Jack [2010], Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, 488 p., 30 euros, traduction en français de Fabienne Durand-Bogaert. Titre original : The Theft of History, Cambridge University Press, 2007.