La démocratie, le capitalisme, la liberté, l’individualisme ou bien l’amour courtois ont-ils été inventés par l’Europe, et uniquement par elle ? À cette question, Jack Goody – dans un ouvrage récemment traduit en français [2010], Le Vol de l’histoire – répond par l’affirmative. Ou plutôt il nous dit que l’on a fait comme si cela avait été vrai, et que la plus grande partie des travaux historiques européens a eu pour objectif de le faire croire, dépossédant ainsi le reste du monde d’une partie de son histoire, tout en facilitant l’emprise idéologique de l’Europe sur lui. La thèse n’est pas nouvelle. Mais elle est ici en quelque sorte systématisée.
L’auteur a, d’un certain point de vue, entièrement raison. Nos catégories historiques présentes ont été en effet largement forgées en Europe. Et nous – historiens – devrions de plus en plus pouvoir intégrer dans nos travaux et nos synthèses ce qui s’est passé ailleurs, dans le vaste monde non européen. On peut ainsi, entre autre exemple, se demander fort légitimement si la notion d’Antiquité est bien pertinente à l’échelle du monde, et si l’on peut ou non adapter cette notion à des régions comme l’Asie orientale ou bien l’Afrique. Mais peut-on dire, à partir de là, que l’Europe (peut-on la personnifier, par ailleurs ?) a volontairement souhaité imposer sa vision des choses au reste du monde ? La chose paraît plus difficile et, de fait, l’auteur n’apporte pas de réels arguments susceptibles de légitimer vraiment cette thèse. Goody est un grand savant. Il nous a donné à lire de nombreux travaux, véritablement remarquables, mais on est ici déçu.
Non pas parce que le contenu de l’ouvrage ne répond pas forcément à son sous-titre (« Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde »), mais à cause de la méthode employée. Sans cesse l’auteur force en effet le trait. Norbert Elias étudie le « processus de civilisation des mœurs » tel qu’il se serait développé en Europe. Goody l’accuse d’avoir pensé qu’aucun élément de ce processus n’a jamais pu exister en dehors du vieux continent. On insiste sur l’humanisme, Goody note que l’Orient a connu, lui aussi, des périodes d’activité intellectuelle et scientifique intenses. Oui, bien sûr, et alors ? Qui, aujourd’hui, n’est pas d’accord avec cela ? Et en quoi la première idée serait-elle forcément contradictoire avec la seconde ? Accuserait-on un historien chinois cherchant à comprendre les racines du développement scientifique en Asie de vouloir occulter les avancées dans ce domaine propres à d’autres régions du monde ?
Goody nous dit que « les Européens » (toujours cette tendance à généraliser) ont considéré que les paysans turcs de l’époque moderne n’étaient que des esclaves. C’est vrai pour certains historiens ou analystes, dans le passé. Mais, parmi les gens un peu renseignés, plus personne ne pense aujourd’hui cela. À l’idée (il est vrai, encore une fois exagérée) d’une « invention » de la démocratie à Athènes, l’auteur oppose de nombreux exemples de populations qui, en Asie, ont combattu des pouvoirs centralisés. Mais parle-t-on, dans les deux cas, de la même chose ? Il en va de même lorsque l’auteur nous rappelle (et il a tout à fait raison), la densité des circuits et de l’activité marchande dans l’Asie moderne. Mais peut-on dire que cela est, forcément et mécaniquement, du « capitalisme » ? Peut-on établir une équivalence absolue entre le marchand et le capitaliste ? Chacun est évidemment libre de le faire. Mais encore faut-il le dire et le justifier d’une manière ou d’une autre, et ne pas faire comme si…
En fait, pour l’auteur, tout se serait joué au temps de la « révolution de l’âge du bronze », commune, selon lui, à l’Europe et à l’Asie. D’où l’idée que les deux continents auraient plus de points communs que l’on l’imagine souvent. C’est fort intéressant. Mais, à suivre sa méthode, à forcer le trait et à imputer aux autres des idées ou des a priori qu’ils n’ont pas forcément, on pourrait lui dire : mais alors, qu’en est-il de l’Afrique noire et de l’Amérique précolombienne ? L’histoire de ces deux continents n’est-elle pas, elle aussi, riche d’évolutions, d’enseignements et d’inventions ? Personne, évidemment, ne fera ce reproche au grand africaniste qu’est Goody.
À un moment donné (p. 417), l’auteur nous dit : « Ce n’est pas ainsi que l’on doit écrire l’histoire. » Au final, la question que soulève Le Vol de l’histoire est bien celle-là : celle de la manière dont on peut écrire l’histoire, quelle que soit par ailleurs la cause que l’on souhaite défendre.
GOODY Jack [2010], Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, 488 p., 30 euros, traduction en français de Fabienne Durand-Bogaert. Titre original : The Theft of History, Cambridge University Press, 2007.
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