Les discours sur l’état de l’Union : une source pour l’histoire globale ?

L’objectif de ce billet est de présenter le corpus des discours sur l’état de l’Union des présidents américains et leur intérêt pour alimenter les recherches sur une approche globale de l’histoire. Ces discours sont disponibles, dans leur intégralité, à l’adresse suivante : www.presidency.ucsb.edu. J’ai moi-même traduit les extraits présentés ci-dessous, et j’invite le lecteur à se référer aux versions originales, reproduites en fin de document.

Les discours sur l’état de l’Union sont des discours par lesquels le président des États-Unis informe le Congrès [1] des grandes orientations qu’il souhaite donner à sa politique. Ces discours furent institués par l’article II de la Constitution américaine, portant sur les attributions du président :

(1) « Il [le président] doit, de temps à autre, donner au Congrès des informations sur l’état de l’Union, et soumettre à leur considération les mesures qu’il juge nécessaires et opportunes [2]. »

Le premier discours sur l’état de l’Union a été prononcé par George Washington, à New York, le 8 janvier 1790. Cette tradition s’est perpétuée, annuellement, presque sans interruption jusqu’à la présidence d’Obama. Cette continuité est une des raisons pour lesquelles cette source mérite l’attention de l’historien. L’étude de ces discours offre, en effet, un accès privilégié pour observer, sur le long terme, comment le pouvoir présidentiel réagit aux événements qui ont rythmé l’histoire des États-Unis : les événements les plus connus et les mieux étudiés comme la guerre de Sécession, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre du Viêtnam, les attentats du 11 septembre… Mais ces discours donnent également accès à des événements peut-être moins connus, comme la guerre dite de Tripoli, toute première guerre menée par les États-Unis après leur indépendance (voir les discours du président Jefferson entre 1801 et 1805), ou la guerre hispano-américaine, qui se solda par l’indépendance de Cuba (voir les discours du président McKinley de 1897 à 1900). Aborder ces événements via les discours sur l’état de l’Union donne accès à des informations détaillées sur la conduite des opérations, leurs coûts, les unités déployées. Mais une telle source pourrait également permettre d’aborder des problématiques moins conventionnelles : la comparaison des discours sur l’état de l’Union peut, par exemple, nourrir une histoire, sur le long terme, de la justification des opérations militaires auprès de l’opinion publique. Dans cette perspective, je reproduis ci-dessous un extrait du discours du président McKinley, en 1898, et un extrait du discours du président Roosevelt, en 1941 :

(2) « Le 15 février dernier, survenait la destruction du navire de combat le Maine alors qu’il se trouvait, en toute légalité, dans le port de La Havane, pour une mission de  courtoisie internationale – une catastrophe dont la nature suspecte et l’horreur ont profondément agité le cœur de la nation. […] La conclusion de l’enquête du conseil d’administration navale a établi que l’origine de l’explosion était externe, causée par une mine sous-marine, et il ne manquait plus qu’un aveu pour déterminer la responsabilité de l’auteur.

Tous les éléments de cette affaire emportaient la conviction du plus réfléchi, avant même la conclusion du tribunal maritime, que la crise dans nos relations avec l’Espagne autour de Cuba était imminente [3]. »

(3) « Il y a exactement un an aujourd’hui, je disais au Congrès : “Quand les dictateurs… sont prêt à nous faire la guerre, ils ne vont pas attendre un acte de guerre de notre part… Eux – pas nous – vont choisir le moment, le lieu et la méthode de leur attaque.”

Nous connaissons leur choix du moment : un paisible dimanche matin, le 7 décembre 1941.

Nous connaissons leur choix du lieu : un avant-poste américain dans le Pacifique.

Nous connaissons leur choix de méthode : la méthode d’Hitler lui-même [4]. »

La richesse des discours sur l’état de l’Union, dans la perspective de l’écriture d’une histoire globale, provient également du fait que les présidents américains y abordent de nombreuses facettes de la politique des États-Unis : l’économie, la finance, le droit, la diplomatie, le commerce, les questions de société, les questions environnementales… Pour chacun de ces objets, il pourrait être intéressant de suivre l’évolution de leur traitement à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme un acteur global. À titre d’exemple, je reproduis, ci-dessous, les extraits des discours d’Andrew Jackson (1831), de Rutherford B. Hayes (1877) et de Bill Clinton (1998), qui peuvent être abordés comme autant d’étapes dans le rapport du pouvoir exécutif à l’environnement :

(4) « Si de l’état satisfaisant de notre agriculture, de nos manufactures, de nos infrastructures, nous en venons à l’état de notre marine et de notre commerce avec les nations étrangère et entre nos États, nous avons peine à trouver moins de raisons de nous réjouir. Une Providence bienfaisante a fourni pour les exercer et les encourager une côte étendue, bordée de baies de grande capacité, de longues rivières, des mers intérieures; avec un pays produisant tous les matériaux pour la construction navale et tous les produits de base pour le commerce lucratif, et rempli d’une population active, intelligente, bien éduquée, et sans peur du danger [5]. »

(5) « L’expérience des autres nations nous enseigne qu’un pays ne peut pas être dépouillé de ses forêts en toute impunité, et nous nous exposons aux conséquences les plus graves si le gaspillage et l’imprudence avec lesquels les forêts des États-Unis sont détruites ne sont pas contrôlés efficacement [6]. »

(6) « Notre défi environnemental primordial, ce soir, est le problème mondial du changement climatique, le réchauffement global, la crise commune qui nécessite une action dans le monde entier. La grande majorité des scientifiques ont conclu sans équivoque que si nous ne réduisons pas les émissions de gaz à effet de serre, à un moment donné dans le siècle prochain, nous allons perturber notre climat et mettre nos enfants et nos petits-enfants en danger. En décembre dernier, l’Amérique a conduit le monde à un accord historique, engageant notre nation à réduire les émissions de gaz à effet de serre par les forces du marché, les nouvelles technologies, et l’efficacité énergétique. »

En somme, les discours sur l’état de l’Union présentent deux aspects de la globalité à laquelle peut aspirer une écriture globale de l’histoire : la globalité comprise comme une approche multifacettes des événements, de par la diversité des questions que doit aborder le président américain dans son discours ; la globalité dans son sens d’interconnexions géographiques, tendance qui s’est renforcée à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme superpuissance. Or, il va de soi que, si les discours sur l’état de l’Union peuvent, en ce sens, offrir une perspective globale sur l’histoire, il s’agit d’une histoire via un prisme culturel bien particulier. Ainsi, l’intérêt de l’étude des discours sur l’état de l’Union pourrait également provenir de l’opportunité qu’ils offrent d’expérimenter le concept de métarécit, compris comme le cadre philosophique, politique, idéologique au sein duquel les événements sont interprétés. Les discours sur l’état de l’Union se prêtent d’autant mieux à l’étude de ce concept que les présidents américains prennent soin d’inscrire les priorités de leur agenda politique dans un récit, aux accents mythiques, des grandes étapes de l’histoire de leur nation. Voici, par exemple, comment le président Lyndon Johnson présentait, en 1965, son projet de « Great Society » :

(7) « Il y a deux cent ans, en 1765, neuf colonies se réunissaient pour la première fois afin d’exiger leur libération du pouvoir arbitraire.

Au cours d’un premier siècle, nous avons lutté pour maintenir l’unité de la première union continentale démocratique dans l’histoire de l’homme. Il y a cent ans, en 1865, à la suite d’une terrible épreuve du sang et du feu, le pacte de l’union fut enfin scellé.

Au cours d’un deuxième siècle, nous avons travaillé à établir une unité de but et d’intérêt parmi les nombreux groupes qui composent la communauté américaine.

Souvent, cette lutte amena la douleur et la violence. Elle n’est pas encore terminée. Mais nous avons réalisé une unité d’intérêt au sein de notre peuple qui est inégalée dans l’histoire de la liberté.

Et ce soir, maintenant, en 1965, nous commençons une nouvelle quête de notre union. Nous cherchons l’unité de l’homme avec le monde qu’il a construit – avec le savoir qui peut le sauver ou le détruire, avec les villes qui peuvent le stimuler ou l’étouffer – avec la richesse et les machines qui peuvent cultiver ou aliéner son esprit.

Nous cherchons à établir une harmonie entre l’homme et la société qui permettra à chacun d’entre nous d’élargir le sens de sa vie et à chacun d’entre nous d’élever la qualité de notre civilisation. C’est la recherche que nous commençons ce soir.

Mais l’unité que nous cherchons ne peut pas réaliser toutes ses promesses dans l’isolement. Car aujourd’hui, l’état de l’Union dépend, dans une large mesure, de l’état du monde [7]. »

Cet extrait nous confronte avec une fonction archaïque de la narration historique, qui a été notamment analysée par George Kennedy dans ses travaux d’histoire comparée de la parole publique [8] : raconter l’histoire pour entretenir la cohésion d’une société donnée et raconter l’histoire pour donner un sens aux événements. Il s’agit de deux conditions de l’action collective. L’histoire, comme discipline académique, entretient un rapport ambigu à ces deux fonctions : le souhait de l’historien d’écrire un récit utile à ses contemporains peut-être mis en balance avec le risque de restreindre la définition de son auditoire à des catégories trop étroites, comme l’ont longtemps été les nations. Et le projet de l’histoire globale, tel qu’il fut notamment porté par Christopher Bayly [9] dans le monde anglo-saxon, trouve une de ses sources dans une volonté de décentrer l’écriture de l’histoire. Une question est alors de savoir si un tel projet peut faire l’économie d’une réflexion sur l’auditoire auquel il s’adresse et sur les fonctions qu’il pourrait remplir.

[1] « Le Congrès des États-Unis (United States Congress) est le parlement bicaméral du gouvernement fédéral des États-Unis, c’est-à-dire sa branche législative. Les deux chambres sont le Sénat des États-Unis (United States Senate)  et la Chambre des représentants des États-Unis (United States House of Representatives). »

[2] « He [the President] shall from time to time give to the Congress Information of the State of the Union, and recommend to their Consideration such Measures as he shall judge necessary and expedient. »

[3] « At this juncture, on the 15th of February last, occurred the destruction of the battle ship Maine while rightfully lying in the harbor of Havana on a mission of international courtesy and good will – a catastrophe the suspicious nature and horror of which stirred the nation’s heart profoundly. […] The finding of the naval board of inquiry established that the origin of the explosion was external, by a submarine mine, and only halted through lack of positive testimony to fix the responsibility of its authorship.

All these things carried conviction to the most thoughtful, even before the finding of the naval court, that a crisis in our relations with Spain and toward Cuba was at hand. »

[4] « Exactly one year ago today I said to this Congress: “When the dictators. . . are ready to make war upon us, they will not wait for an act of war on our part. . . . They – not we — will choose the time and the place and the method of their attack.”

We now know their choice of the time: a peaceful Sunday morning — December 7, 1941.

We know their choice of the place: an American outpost in the Pacific.

We know their choice of the method: the method of Hitler himself. »

[5] « If from the satisfactory view of our agriculture, manufactures, and internal improvements we turn to the state of our navigation and trade with foreign nations and between the States, we shall scarcely find less cause for gratulation.A beneficent Providence has provided for their exercise and encouragement an extensive coast, indented by capacious bays, noble rivers, inland seas; with a country productive of every material for ship building and every commodity for gainful commerce, and filled with a population active, intelligent, well-informed, and fearless of danger. »

[6] « The experience of other nations teaches us that a country can not be stripped of its forests with impunity, and we shall expose ourselves to the gravest consequences unless the wasteful and improvident manner in which the forests in the United States are destroyed be effectually checked. »

[7] « Two hundred years ago, in 1765, nine assembled colonies first joined together to demand freedom from arbitrary power.

For the first century we struggled to hold together the first continental union of democracy in the history of man. One hundred years ago, in 1865, following a terrible test of blood and fire, the compact of union was finally sealed.

For a second century we labored to establish a unity of purpose and interest among the many groups which make up the American community.

That struggle has often brought pain and violence. It is not yet over. But we have achieved a unity of interest among our people that is unmatched in the history of freedom.

And so tonight, now, in 1965, we begin a new quest for union. We seek the unity of man with the world that he has built – with the knowledge that can save or destroy him, with the cities which can stimulate or stifle him – with the wealth and the machines which can enrich or menace his spirit.

We seek to establish a harmony between man and society which will allow each of us to enlarge the meaning of his life and all of us to elevate the quality of our civilization. This is the search that we begin tonight.

But the unity we seek cannot realize its full promise in isolation. For today the state of the Union depends, in large measure, upon the state of the world. »

[8] KENNEDY, George A. [1998], Comparative Rhetoric: An Historical and Cross-Cultural Introduction, Oxford, Oxford University Press.

[9] BAYLY, Christopher A. [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier.

Karl Polanyi et la construction du Marché : leçons pour l’histoire globale

Avec son livre devenu un classique, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944, trad. fr. Gallimard, 1983), Karl Polanyi est sans doute l’un des auteurs les plus cités lorsqu’il s’agit d’analyser les modalités de construction, en Europe ou ailleurs, de l’économie de marché. Pour lui les sociétés traditionnelles s’opposeraient résolument au Marché dans la mesure où l’économie n’y constituerait pas une sphère autonome, distinguable de l’ensemble des autres activités sociales. Cet « encastrement » dans le social des activités que nous considérons comme spécifiquement économiques se réaliserait par trois principes à peu près universels (réciprocité, redistribution, administration domestique) que l’autorité politique ou religieuse maintiendrait contre toute perturbation venant d’une sphère commerciale, notamment extérieure aux sociétés concernées. Dans ces conditions, les marchés de biens seraient empêchés ou étroitement contrôlés et, par conséquent, toute économie de marché y serait impossible. On sait aujourd’hui que Polanyi, sur la base de ces hypothèses, a largement sous-estimé l’existence de marchés concrets, parfois très influencés par l’offre et la demande, dès l’Antiquité mésopotamienne, égyptienne ou grecque. Et les découvertes archéologiques ont du même coup jeté un doute sur la pertinence de l’ensemble de son analyse, voire décrédibilisé sa méthode, sur la foi de témoignages ponctuels…

Une telle évolution est sans doute dommageable car Polanyi possède une véritable théorie de la formation des marchés comme de l’économie de marché. Et les bases de cette théorie semblent totalement pertinentes pour appréhender ce qui se passe, en histoire globale, quand le commerce de longue distance vient mettre en contact des sociétés où le Marché n’est pas nécessairement le principe régulateur des activités économiques et sociales. Nous allons donc ici poser les bases de cette théorie polanyienne et tenter de cerner son apport spécifique à l’histoire économique globale. Le papier que nous proposons ici est donc d’abord méthodologique, sans doute destiné à être repris et précisé dans des travaux à venir.

Il importe d’emblée de préciser que Polanyi distingue clairement entre les marchés ponctuels de biens (marchés locaux ou marchés sectoriels) et ce qu’il appelle le système de marché et que nous désignerons ici par le terme de « Marché », avec une majuscule. Le Marché est fait de la synergie entre des marchés de biens (où l’interaction entre offre et demande influence plus ou moins la fixation du prix) et marchés de facteurs de production (travail, terre et capital). Ainsi, quand le prix d’un bien donné augmente, par exemple sous l’effet d’une forte demande externe, seule la capacité de mobiliser davantage de terre, de travail et de capital permet de produire plus afin de tirer parti de cette demande brutalement accrue. En ce sens, le prix n’est un signal régulateur dans le cadre du Marché que si des marchés de facteurs autorisent cette production accrue… La théorie de la construction du Marché propre à Polanyi se développe alors suivant une démonstration en trois temps.

Dans un premier temps, il fait remarquer que les trois principes fondant l’encastrement de l’économie dans le social sont altérés par l’existence de marchés de biens, d’une façon qui peut initialement paraître presque inaperçue… Que sont ces trois principes ? Le principe de réciprocité nous indique que la production n’est pas nécessairement réalisée pour les propres besoins du producteur : ainsi, aux îles Trobriand, un individu cultivera, non pas pour sa femme et ses enfants, mais pour assurer les besoins de la famille de sa sœur ; en retour il sera lui-même nourri par le frère de son épouse ; de proche en proche il se crée alors une chaîne de solidarité alimentaire dans laquelle chaque travailleur joue sa crédibilité. Pour Polanyi, le principe de réciprocité est donc fondé sur une institution qu’il nomme « symétrie ». Deuxième principe, la redistribution repose alternativement sur l’existence d’une instance centrale (temple, pouvoir politique…) qui collectera les récoltes et les distribuera à l’ensemble de la société sur des critères de statut ou de besoin alimentaire : ce principe est donc fondé sur une institution qu’il nomme « centralité ». Enfin, l’administration domestique, soit la production pour sa famille (nucléaire ou élargie), voire son clan, constitue un troisième principe, fondé pour sa part sur une institution repérée comme « autarcie ». Évidemment, une société ne peut relever des trois principes en même temps dans la mesure où ils sont largement contradictoires entre eux. Cependant Polanyi pose que la plupart des sociétés sont façonnées par combinaison, dans des proportions très variables, de ces trois principes.

Deuxième temps : l’ordre social ainsi construit n’est cependant pas immuable car tant les instances centrales (temple, État) que les foyers d’administration domestique peuvent vouloir échanger pour céder leurs surplus d’une part, avoir accès à des biens qu’ils ne pourraient produire d’autre part. En ce sens, l’échange constituerait bien un quatrième principe d’organisation des sociétés traditionnelles mais cette fois, un principe potentiellement dangereux puisqu’il va se fonder sur l’institution du marché. Polanyi note cependant que l’échange sur un marché n’implique pas nécessairement recherche active du profit pécuniaire tant que les contractants cherchent à se procurer ce qui améliore leur ordinaire, diversifie leur subsistance ou leur consommation. Cependant le marché détient le pouvoir de dissoudre l’ordre social d’une façon que Polanyi exprime en ces termes. Symétrie, centralité et autarcie ne constituent pas (ou n’engendrent pas) des institutions concrètes vouées à une fonction unique : par exemple, le temple en tant qu’institution centrale aura des fonctions religieuses, politiques, éducatives, et sans doute bien d’autres en plus de sa fonction de redistribution. Le marché au contraire serait voué à une fonction unique, celle de faciliter les échanges. Cette fonction économique prenant de l’importance et devenant éventuellement cruciale pour la satisfaction d’une société, le marché en viendra à assurer des fonctions économiques que les autres institutions avaient coutume d’assurer. Il en viendra donc assez logiquement à priver ces autres institutions de leurs fonctions économiques. Mais cette privation paraîtra relativement anodine dans la mesure où elle n’attaquera pas les fonctions principales de ces institutions : le temple, par exemple, n’en perdra pas pour autant sa fonction religieuse… Autrement dit, le marché affaiblirait les autres institutions et renforcerait son rôle, en quelque sorte par la bande, restructurant alors la société pour qu’elle se conforme de plus en plus aux impératifs du marché, créant ce que Polanyi nomme une « société de marché ».

Le troisième temps de la construction du Marché s’en déduit logiquement. Une fois des marchés de biens ponctuels solidement installés, obéissant partiellement aux stimulants de l’offre et de la demande, la production pour ces marchés deviendra irrésistible. Pour la permettre, il faudra mobiliser un travail qui pourtant constitue une activité profondément imbriquée dans l’ordre social, indissociable de ce dernier. Le travail humain n’est donc pas d’abord destiné à être marchandisé mais se caractériserait, pour Polanyi, par un statut de « marchandise fictive ». Et il en va de même de la terre, elle-même profondément liée au travail dans le cadre d’une société donnée. Quand et sous quelles formes précises seront mobilisés terre et travail dépend évidemment de chaque société et de la nature des perturbations qui l’atteignent, nous y reviendrons. En revanche, ce qui est clair pour Polanyi c’est que la marchandisation de la terre et du travail est vouée à connaître des échecs récurrents. En séparant par exemple le travail de l’ensemble des formes sociales d’existence, cette marchandisation contribuerait à la liquidation des organisations non-contractuelles enracinées dans la parenté ou la religion, créant ainsi une grave insécurité quant à l’identité et aux statuts, conduisant in fine à des problèmes de productivité et à un besoin de protection en retour. En ce sens, la réalisation du Marché constituerait bien, suivant les mots de Polanyi, une utopie récurrente…

Quel intérêt pour l’histoire économique globale ? Cette dernière étudie, on le sait, les échanges commerciaux transculturels, notamment les échanges à longue distance, qu’ils soient menés par des diasporas commerciales dynamiques (mais relativement peu impliquées dans la production elle-même), comme dans l’océan Indien depuis deux millénaires au moins, ou des commerçants européens, parfois secondés par la canonnière, et surtout n’hésitant pas à conquérir des terres pour faire produire les biens qui les intéressent, au moins depuis le 15e siècle. Le commerce de longue distance, dans la mesure où il fait circuler des biens totalement inédits dans certaines contrées, constitue un puissant stimulant poussant des populations à céder leur surplus pour considérablement « améliorer leur ordinaire », voire gagner un certain prestige par la consommation de ces denrées exotiques et rares. Il serait donc à l’origine de l’instauration de marchés puissants capables de perturber en profondeur les trois institutions initiales décrites par Polanyi. Mais il serait tout autant l’instigateur potentiel d’une mobilisation, voire d’une marchandisation de la terre et du travail, dans ces sociétés touchées par son influence.

Cette marchandisation des facteurs de production est à l’évidence détectable dans les sociétés européennes (Angleterre, Pays-Bas) qui seront au premier plan, aux 16e et 17e siècles, de l’exportation vers une Espagne pourvue de quantités exceptionnelles de métal-argent, grâce à sa conquête américaine. La façon dont elle peut se reproduire dans des sociétés, elles aussi confrontées à un débouché extérieur inattendu, mais nettement moins dominantes, est évidemment très variable. Les conditions d’une telle marchandisation sont diverses et nombreuses. Il faut notamment que les producteurs réagissent à une hausse du prix de leur bien (hausse habituelle dans le commerce de longue distance) en produisant davantage alors que cette augmentation de rentabilité pourrait les inciter au contraire à produire moins afin de maintenir leur revenu. En supposant qu’ils répondent ainsi « correctement », au sens de la micro-économie standard, manifestant alors une certaine soif de profit pécuniaire, il faut aussi qu’un moyen de paiement fiable leur permette d’estimer si la hausse de prix n’est pas un leurre. Il faut enfin que des travailleurs acceptent cette mobilisation dans le cadre d’un marché alors que, s’ils disposent de leurs moyens de production et peuvent vendre directement leur produit, ils seront peu enclins à accepter un « emploi » sous une forme salariale quelconque. Et l’on sait que cette forme de mobilisation du travail (hors marché salarial de ce facteur) sera longtemps la réponse de la Chine à ses succès extérieurs, sous les Tang au 9e siècle, puis sous la dynastie des Song du Sud (1127-1271).

Bien d’autres conditions seraient à citer ici… Nous n’irons pas plus loin dans ce papier mais il doit être clair que la théorie polanyienne doit pouvoir guider des recherches en histoire économique globale, notamment quant au pouvoir dissolvant du commerce de longue distance et sa capacité à entraîner les sociétés qu’il touche dans l’engrenage de la construction du Marché…

Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.

Fernand Braudel, pionnier de l’histoire globale

L’histoire sociale a conquis un nouveau dynamisme quand elle a décidé de considérer que les sociétés n’existent pas et que seuls existent les rapports sociaux. De la même manière, on peut dire que Fernand Braudel, et c’est l’une des meilleures raisons de la survie de son œuvre, nous a habitués à l’idée que les cultures n’existent pas. Seuls existent les contacts et les échanges culturels. Les cultures isolées, repliées sur elles-mêmes, sont des fictions ou des cultures condamnées. Car une culture a besoin de contacts et d’échanges pour exister, comme notre corps d’oxygène pour survivre. Les cultures peuvent s’appréhender comme des ensembles différenciés qui font système par leur intelligibilité globale et leur capacité à se reproduire. Mais ce sont des ensembles mouvants qui n’existent que par les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Cette mobilité est temporelle parce que la culture est d’abord un processus mémoriel. Sa capacité à se reproduire implique un travail de déformation et d’usure sémantiques qui donne toute son utilité au caractère généalogique du raisonnement historique. Mais sa mobilité est aussi spatiale. L’une des  grandes illusions de l’idéologie nationale que nous a légué le 19e siècle est d’avoir cru que l’on pouvait enfermer une culture dans un cadre territorial politique et faire correspondre naturellement la localisation d’une culture, l’implantation d’une langue, d’un peuple et les frontières délimitant le ressort d’un État. Les véritables frontières d’une culture toujours en mouvement, ce sont les fronts de contacts, de mélange ou d’échanges qui la font communiquer avec d’autres ; ce sont ses itinéraires de circulation et de pénétration.

Braudel a étendu le champ d’investigation de l’histoire culturelle en montrant que le processus d’appropriation et de compréhension du monde en quoi consiste chaque culture, mêle le matériel à l’immatériel. Encore attaché au vocabulaire de l’entredeuxguerres, Braudel préfère le terme de civilisation à celui de culture. Mais il l’utilise volontiers au pluriel ; plus volontiers que Lucien Febvre et même Marc Bloch (1). Il manifeste par là de fortes affinités avec la pensée géographique et surtout avec la pensée ethnologique (par exemple avec Marcel Mauss, dont l’œuvre l’a beaucoup marqué).

Son sens de la pluralité des cultures prolonge néanmoins l’invitation des fondateurs des Annales à dépasser le gallocentrisme et même l’eurocentrisme qui oblitèrent l’histoire traditionnelle pour considérer les parcours historiques des sociétés dans la diversité de leurs rythmes de changement et de leurs choix de développement. Il rejoint également l’hypothèse de base de l’anthropologie qui s’inscrit en faux contre une conception unitaire et intemporelle de la nature humaine. Il y ajoute une dimension dynamique, que l’on retrouve dans l’essor considérable des travaux historiques sur les sociétés non européennes qui a accompagné le tournant anthropologique des années 1970 et 1980. La particularité d’une culture et de son cheminement historique n’est plus désignée par un écart que révélerait l’histoire comparée mais par les contacts, les symbioses, les confrontations avec d’autres cultures, par ses résistances ou ses refus que révèle l’analyse historique.

Pour l’étude du changement, Braudel préfère la spatialisation des processus historiques à leur quantification. Au lieu d’utiliser le modèle des sciences physiques, dominant alors dans les sciences sociales, qui suppose une équivalence de masse ou de force entre la cause et l’effet, il s’inspire du modèle des sciences de la vie. Ce modèle biologique conçoit le changement en termes de reconfiguration, de dissémination, d’absorption. Il convient beaucoup mieux à la description des rapports d’échange et au caractère relationnel des phénomènes culturels. Dans le chapitre 6 de la deuxième partie de La Méditerranée…, consacré aux « Civilisations », il est caractéristique que Braudel évoque successivement la façon dont « voyagent les biens culturels », les « rayonnements et refus d’emprunter », les « frontières culturelles », la « lenteur des échanges et des transferts », les « recouvrements de civilisations » (2), bref tout ce qui met une culture en contact avec les autres et l’oblige à sortir d’elle-même ; tout ce qui, en elle, est objet d’échange et non d’héritage.

S’il s’attarde enfin à entrer dans une culture, à la décrire comme une totalité, c’est la plus éclatée qu’il choisit, ou plutôt la moins territorialisée : la culture juive. Une culture de diaspora vouée à vivre en symbiose avec les cultures des pays d’accueil ; une culture de résistance certes et même de survie face aux persécutions et aux expulsions dont les juifs ont été l’objet au 16e siècle de la part de plusieurs États chrétiens de la Méditerranée ; mais surtout une culture de médiateurs : le rôle d’intermédiaires à la fois économiques et culturels entre le monde musulman et le monde chrétien qu’ils ont joué longtemps à travers la Méditerranée prend une envergure mondiale au 16e siècle du fait même de leur expulsion de la péninsule Ibérique (3).

En appliquant aux échanges culturels le même modèle agonistique qu’aux échanges commerciaux, cet historien du grand commerce déchire le voile d’irénisme dont la vision universitaire, dans son idéalisme, a tendance à recouvrir l’univers culturel. Certes, la vie d’une culture est moins étroitement guidée par le principe d’intérêt et la recherche du profit que l’activité commerciale. Mais elle n’est ni innocente ni désintéressée. Les stratégies de domination qui se donnent à voir dans la conquête des marchés, dans le contrôle des grands réseaux commerciaux, telles que Braudel les voit à l’œuvre dans la structuration des économies-mondes, n’obéissent pas elles-mêmes aux seules règles de la pure rationalité économique.

Le regard d’entomologiste avec lequel il considère le destin des civilisations s’encombre par endroits d’un accent de darwinisme mélancolique qui porte la marque des années 1930. On sait que Braudel, sans adhérer aux considérations de Paul Valéry sur la mortalité des civilisations, admirait son œuvre et s’est intéressé aux activités du Centre universitaire méditerranéen qu’il avait fondé (4). Comme les dernières traces d’un parfum évaporé, cet accent d’époque a marqué le style de La Méditerranée… et sa sensibilité littéraire plus que sa vision historique. Mais il a rendu Braudel plus attentif que d’autres historiens aux phénomènes d’hybridation et de contamination qui accompagnent les contacts entre cultures. Ces phénomènes ne procèdent pas d’un déterminisme biologique qui réglerait tous les échanges culturels, mais d’un principe d’appropriation psychologique qui serait, plus encore que le principe de la construction identitaire, le ressort de survie et de développement de chaque culture. C’est ce principe que retrouvent aujourd’hui les historiens du contact colonial dans l’attention qu’ils portent aux processus d’acculturation et de métissage.

C’est donc implicitement vers son œuvre que se sont tournés les historiens des sociétés non européennes quand ils ont éprouvé le besoin de s’arracher aux œillères de la tradition orientaliste. Cette tradition ne s’appliquait pas uniquement aux sociétés situées à l’est de l’Europe mais à toutes celles dont la culture apparaissait par sa genèse, ses racines linguistiques ou religieuses, étrangère à la culture européenne. Pour les comprendre, le spécialiste de ces sociétés se sentait obligé de les enfermer dans leur exotisme, comme si leur histoire avait consisté avant tout à protéger leur identité de l’influence européenne. La critique de l’impérialisme colonial, qui a accompagné la prise de conscience et la lutte des peuples colonisés, a conforté dans un premier temps cette conception isolationniste de la culture. Il fallait arracher ces cultures opprimées à la dévalorisation, à l’oubli, voire aux entreprises ethnocidaires du pouvoir colonial qui avait prétendu légitimer sa domination par une mission civilisatrice. Le démontage de l’image providentielle d’une colonisation qui apporte les bienfaits de la civilisation à des sociétés enfermées dans l’arriération a permis de rétablir dans leurs droits et leur vraie dimension l’histoire et la culture ante-coloniales de ces sociétés.

Il a fait découvrir également la complexité des processus d’acculturation qui ont accompagné l’implantation des Européens. L’installation du pouvoir colonial a représenté dans certains cas (comme la colonisation des Amériques au 16e siècle ou de l’Océanie au 18e) une confrontation culturelle inédite entre deux mondes qui ne s’étaient jamais rencontrés. Mais dans la plupart des cas, la confrontation a concerné des cultures qui étaient auparavant déjà plus ou moins en contact avec l’Europe. La nouveauté de l’implantation coloniale tient à sa violence concrète et symbolique, non au fait qu’elle met en contact deux cultures qui s’ignoraient. Favorables à la colonisation comme la majorité des hommes de gauche de leur époque qui y voyaient un facteur de progrès et de diffusion des Lumières, Bloch et Febvre manifestaient une attention particulière au fait colonial, ce dont témoignent leurs propres recensions dans les Annales. Ils sont beaucoup moins sensibles à la violence du fait colonial qu’à la confrontation culturelle qu’il implique, c’est-à-dire au processus d’acculturation dans lequel il entraîne le colonisateur comme le colonisé.

La colonisation, telle que peut l’étudier l’ethnologue ou l’historien du contemporain, propose un cadre pour ainsi dire expérimental à l’analyse des échanges complexes entre sociétés et cultures différentes qui ont rythmé l’histoire de l’humanité. Le numéro spécial des Annales sur « les Amériques latines » conçu par Febvre, reflétait cette vision non pas idéalisée mais avant tout culturelle de l’héritage colonial (5). Braudel n’ignore pas la part de violence et de volonté de domination présente dans les contacts culturels. C’est en quoi sa réflexion bien que dépourvue, encore plus que celle des fondateurs des Annales, de toute arrière-pensée dénonciatrice du fait colonial, a pu inspirer les historiens qui ont été amenés à l’étude des sociétés non européennes par la critique de l’impérialisme. Car la violence, à ses yeux, n’est pas l’apanage du phénomène colonial. Elle est présente dans tous les contacts, dans tous les échanges entre cultures. Et pas seulement dans les échanges entre cultures, mais aussi dans les échanges économiques. L’agressivité, l’esprit de concurrence, le désir de domination, les stratégies de pénétration ou de résistance règlent les rapports économiques comme les rapports culturels qui subissent eux aussi la loi de l’échange inégal.

Dans son approche des civilisations, l’œuvre de Braudel fait plus de place à l’analyse des processus d’acculturation qu’à la description d’une singularité construite ou maintenue. Cette conception ouverte et relationnelle de l’univers culturel fait retour aujourd’hui chez les historiens. On le voit avec le succès de la global history, née aux États-Unis mais qui a maintenant largement pris pied de ce côtéci de l’Atlantique, comme avec le débat suscité en particulier par L’Histoire des Amériques de Carmen Bernand et Serge Gruzinski à propos de la notion de métissage pour qualifier l’acculturation coloniale (6). Nous ne pouvons ignorer la dimension philosophique et politique de ce retour dans lequel Braudel, à cheval sur deux époques par sa pensée et peut-être plus encore par son langage, se révèle avoir joué un rôle de passeur. Ce qui est en cause dans le débat suscité par le concept de métissage, c’est l’idée qu’il puisse y avoir des formules de transaction entre la culture des colonisateurs et celle des colonisés, en dépit de la violence de la conquête et de la domination coloniale ; que la rencontre de deux cultures, même dans un rapport de forces aussi déséquilibré, puisse être occasion de mélanges, d’emprunts réciproques, d’appropriation par le plus faible des armes culturelles du plus fort, et non une colonisation purement ethnocidaire, simple reflet ou adjuvant de la colonisation politique, qui annihile l’autonomie culturelle du colonisé.

À noter

Ce texte est extrait, avec quelques modifications, de ma contribution au volume d’Hommages à Nathan Wachtel à paraître prochainement aux Presses universitaires de Rennes.

(1) « Une civilisation peut mourir. La civilisation ne meurt pas » écrit  Lucien Febvre, en guise de réplique à la formule de Paul Valéry, dans l’éditorial de reparution des Annales après la guerre : « Face au vent », Annales ESC, 1946.

(2) BRAUDEL Fernand [1966, 2e éd. 1993], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations ».

(3) BRAUDEL Fernand [1966], La Méditerranée et le Monde méditerranéen, op. cit., deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations », in «  Une civilisation contre toutes les autres : le destin des juifs ».

(4) Voir PARIS Erato [1999], La Genèse intellectuelle de l’œuvre de Fernand Braudel. La Méditerranée et le Monde méditerranéen, Athènes, Institut de recherches helléniques, chapitre 3 : « Paul Valéry et son centre méditerranéen ».

(5) « L’Amérique du Sud devant l’histoire », Annales ESC, vol. 3, n° 3/4, 1948.

(6) BERNAND Carmen et GRUZINSKI Serge [1991-1993], Histoire du Nouveau Monde, t. 1, De la découverte à la conquête ; t. II, Les Métissages, Paris, Fayard.

Occidentalisme et déclin hégémonique

Dans l’article de la semaine dernière, nous avons entamé une critique des classifications catégorielles propres aux sciences sociales, notamment celles utilisées par les approches évolutionnistes de ce domaine. Une perspective plus large devrait pourtant aussi inclure les idéologies propres à l’occidentalisme, au moment précis où les hypothèses d’hégémonie qui fondaient la critique de la pensée occidentale sont clairement sur le déclin. Dans l’attaque contre les anciennes prétentions occidentales à la supériorité en matière de rationalité et de science, même un ouvrage comme Homo Aequalis de Dumont peut être interprété comme une critique de type occidentaliste. Si l’on définit l’occidentalisme, avec Buruma et Margalit, comme une critique systématique et massive de tout ce qui est associé à l’Occident, il s’agit alors d’un phénomène constituant l’exact inverse de l’ancien « orientalisme » cher à Edward Saïd, concept articulé précisément durant la période d’hégémonie occidentale. Le retour de « l’autre » et l’émergence de l’occidentalisme sont liés, peut-être parce qu’ils représentent deux aspects d’un même phénomène, et surtout parce que ce sont là des conséquences directes d’une hégémonie de l’Ouest réellement sur le déclin. En fait, Buruma et Margalit voient l’origine de cet occidentalisme dans l’Occident lui-même, dans ces éléments de romantisme et de primitivisme qui ont été réprimés par la domination moderniste. Pour eux, l’occidentalisme est une réaction récurrente contre la modernité qui a pu se répandre dans d’autres régions du monde à diverses époques. Et les exemples qu’ils en prennent, allant des romantiques nationalistes russes du 19e siècle aux pilotes kamikaze du 20e, constituent autant de tentatives montrant que ces idéologies anti-occidentales reposent en fait sur des textes idéologiques et philosophiques de l’Ouest. Dans notre analyse, cette représentation inversée de l’Ouest relève de la logique qui a présidé à la formation de son identité, tout en étant aussi liée à la distribution des identifications au sein de l’ordre global. L’autre de l’intérieur et l’autre à l’extérieur se constituent simultanément dans le processus d’expansion occidentale. Tant et si bien que toute expansion impériale tend à engendrer une configuration d’identités semblable. C’est là une thématique que j’ai longuement discutée dans des publications antérieures [Friedman, 1994] mais il est peut-être pertinent d’en reprendre les conclusions ici, telles qu’elles se comprennent au moyen de la figure 1.

Dans cette représentation, l’espace de l’identité moderne est repérable par deux axes, donc aussi deux oppositions de polarités. L’axe des abscisses oppose un pôle « primitivisme », relevant plus de la nature, à un pôle « traditionalisme » lié à une affirmation de culture. L’axe des ordonnées oppose le « modernisme » à un pôle « post-modernisme ». L’axe reliant le « primitif » et le « traditionnel » s’oppose, mais de façon complémentaire, au modernisme. De son côté, le postmodernisme récapitule traditionalisme et primitivisme tout en rejetant le modernisme en totalité. D’une certaine façon, l’occidentalisme participe d’une forme similaire d’opposition à la modernité. Il s’agit cependant d’une opposition différente puisque l’occidentalisme n’est imbriqué qu’avec le traditionalisme, c’est-à-dire le pôle représentant les autres civilisations, celles que l’ascension à l’hégémonie de l’Ouest avait précisément marginalisées. Durant les périodes d’hégémonie stable, le modernisme à tendance à être dominant, alors que dans les périodes de déclin d’une hégémonie, ce sont les trois autres pôles qui s’avèrent être en compétition pour la domination. J’ai tenté de préciser cette structure dans nombre d’études de cas,  en premier lieu à propos de l’émergence d’identités ethniques ou indigènes minoritaires, dès le milieu des années 1970, analysant cette irruption comme un symptôme du déclin de l’intégration moderniste dans cette période. Le régionalisme en occident, les mouvements indigènes, les mouvements identitaires des immigrants constituent tous des figures de cette transformation. De fait l’occidentalisme, dans sa relation au déclin global de l’identité moderniste, peut être compris comme une conséquence de l’inversion que décrit la figure 2.

MODERNISME

– culture; – nature

TRADITIONALISME                                               PRIMITIVISME

+ culture                                                                + nature

POST-MODERNISME

+ culture; + nature

Figure 1 : L’espace identitaire de la modernité

1968

1998

National

Postnational

Local

Global

Collectif

Individuel

Socialisme

Libéralisme

Homogène

Hétérogène

Monoculturel

Multiculturel

Égalité (similitude)

Hiérarchie (différence)

Figure 2 : L’inversion idéologique – les traits du « progressisme » de 1968 à 1998

L’occidentalisme est donc une expression de l’opposition aux mêmes caractéristiques de la modernité que celles combattues par d’autres groupes ethniques et indigènes. Il peut ainsi être compris comme une généralisation du conflit potentiel exprimé par les stratégies politiques indigènes ou de minorités culturelles émergeant durant ces périodes de déclin. Le « non-moderne » se présente alors plus généralement comme le non-Occident ou un anti-Occident, soit un modèle de civilisation alternatif à celui qui prévaut à l’Ouest, en tant que ce dernier est associé à un individualisme décadent, un manque d’autorité et de discipline, un matérialisme crasse… L’occidentalisme devient alors une inversion du modernisme, tout en constituant une forme totalement complémentaire de ce dernier, ce couple d’opposés pouvant alors être considéré comme constituant un tout, une structure unique de complémentarités. Et si l’occidentalisme apparaît dans les périodes de déclin hégémonique, il est pourtant logiquement implicite en toute période puisqu’il est partie prenante (fût-ce négativement) de la constitution même du modernisme.

Dès lors et si cette interprétation est juste, elle devrait nous permettre d’appréhender la dérive récente de l’idéologie progressiste. Celle-ci serait le fruit d’une série d’inversions, un phénomène qui a été mis en évidence par des chercheurs tels que Gitlin [1995, 2006] et Jacoby qui, dans son étude de la transformation de l’idéologie de progrès, concluait que « nous assistons non seulement à la défaite de la gauche, mais encore à sa conversion, voire son inversion » [1999, p. 11].

La montée des tendances occidentalistes relève de toutes les « inversions » mentionnées ci-dessus (figure 2) et se trouve communément exprimée dans les discours des théoriciens de la globalisation postcoloniale. En ce sens les critiques postcoloniales du vol de l’histoire par l’Occident pourraient sembler devoir s’accorder avec celles de Goody. Ce ne serait cependant là, à mes yeux, qu’un pur malentendu. L’argument qui prétend que « tout ceci n’est pas spécifique à l’Ouest » doit pouvoir s’appliquer sur une échelle plus large encore. Le projet de Goody porte en fait sur la relativisation de phénomènes dont on a affirmé qu’ils étaient spécifiques à l’Occident. À l’opposé, la critique postcoloniale est de tonalité plus morale, charriant au passage l’idée que le reste du monde possède toutes les qualités attribuées à l’Occident et bien d’autres encore… Il s’agit en fait d’un argument d’inversion qui affirme la supériorité de l’Autre, celui-là même qui avait été opprimé ou/et réprimé par l’Occident au cours de ses exploits impériaux. Pour sa part, le raisonnement de Goody concerne l’historicité d’un ensemble de phénomènes et pas une redéfinition du champ politique. Et si j’applique ce mode de réflexion à l’occidentalisme lui-même, je dois me demander quand et pourquoi ce dernier est apparu. Je dois alors constater que c’est dans les périodes de déclin hégémonique que l’occidentalisme de l’intérieur se voit conforté par un occidentalisme de l’extérieur. Ainsi, la critique islamiste des valeurs occidentales peut être considérée comme exprimant une attaque contre une hégémonie en voie de désintégration, mais n’en est pas moins aussi secondée par un occidentalisme venant de l’intérieur même de l’Ouest. Il arrive que ce genre d’adjuvant provienne de lieux inattendus. Aussi bien des milices américaines que des enfants de la diaspora palestinienne en Suède ont marqué leur enthousiasme à propos des attaques contre le World Trade Center, tandis que beaucoup d’intellectuels affirmaient que cela était de « notre » faute, que nous l’avions mérité en raison de toutes ces années de domination occidentale. Notre hypothèse est donc ici que l’occidentalisme constitue un aspect de l’inversion idéologique impulsée par le déclin hégémonique. Il ne s’agit pas d’un phénomène propre à l’Occident mais, suivant ici Goody, d’un phénomène qui s’est produit à maintes reprises dans l’histoire. C’est un phénomène intrinsèque à la structure des civilisations impériales, toutes les civilisations étant par nature  impériales et vouées à ne pas durer…

C’est la raison pour laquelle la critique des catégorisations occidentales doit être comprise comme représentant bien plus qu’une simple correction intellectuelle. Si nous nous demandons pourquoi elle commence durant une période particulière, nous découvrons que ces catégories connaissent des difficultés au cours des périodes de « résurgence occidentaliste », phénomène engendré par le déclin hégémonique. En suivant le paradigme proposé par Goody, il faudrait donc ajouter l’occidentalisme lui-même en tant qu’objet de la déconstruction des affirmations occidentales sur le monde. Ainsi, non seulement le capitalisme, l’individualisme, la démocratie, l’amour romantique ont tous existé avant, mais l’occidentalisme lui-même est apparu dans des ères antérieures. Parmi les exemples les plus connus de ce fait, on citera l’apparition de la chrétienté et d’autres cultes « orientaux » à l’époque du déclin de l’Empire romain. C’était une période de montée en puissance du « mysticisme » et durant laquelle ce qui s’appelait alors la science était sur le déclin. Période également où d’illustres étrangers en vinrent à gouverner Rome. Ce sont des tendances similaires, tout aussi marquées pour certaines d’entre elles, que connut la période hellénistique. En témoigne l’apparition de la philosophie cynique avec la négation des valeurs du « modernisme », si l’on peut utiliser ici ce terme pour qualifier l’idéologie dominante de la Grèce classique et des débuts de la période hellénistique. Sagesse primitive, nomadisme, attaques contre la logique, critique de la cité en tant que forme organisationnelle, enfin un certain cosmopolitisme auto-proclamé, tous présentent des traits communs avec le post-modernisme contemporain. Plus importantes encore, la critique explicite et ouvertement relativiste de la culture grecque elle-même et sa comparaison défavorable avec d’autres cultures [Branham et Goulet-Cazé, 1996].

L’inversion ou le renversement de la domination impliqué par l’occidentalisme constitue un phénomène historique que nous attribuerions à toutes les situations de déclin hégémonique. Cependant il peut exister des déclins qui impliquent un simple transfert à l’intérieur d’un centre plus étendu et au sein duquel des États se battent pour le leadership. De fait, les transferts de l’Italie vers le monde ibérique, puis la Hollande, le Royaume-Uni, enfin les États-Unis, n’impliquaient nullement le type de conflits idéologiques géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui, avec un occidentalisme qui s’incarne dans une mentalité largement anti-occidentale sur l’essentiel de la planète. L’occidentalisme relève bien en ce sens aujourd’hui d’un processus plus large d’implosion hégémonique qui voit les périphéries « envahir » le centre. Ceci implique que si le système entier ne s’effondre pas sous son propre poids, conduisant alors à une violente régression qui apparaît comme une vraie possibilité à l’heure actuelle, nous pourrions assister à l’émergence d’une nouvelle phase de centralisation hégémonique dont l’épicentre se situerait désormais en Asie orientale. Dans ce cas, nous pourrions malheureusement connaître un nouveau cycle du même processus, à savoir la constitution d’une « essence », laquelle s’avère si « essentielle » pour un empire. Mais cette fois en tout cas, cela viendrait d’une autre direction…

Branham R.B., Goulet-Cazé M.-O. [1996], The Cynics: The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley, University of California Press.

Buruma I., Margalit A. [2004], Occidentalism: The West in the Eyes of its Enemies, New York, Penguin.

Dumont L. [1976], Homo Aequalis, Paris, Gallimard.

Friedman J. [1994], Cultural Identity and Global Process, London, SAGE.

Gitlin T. [1995], The Twilight of Common Dreams: Why America is Wracked by Culture Wars, New York, Metropolitan Books.

Gitlin T. [2006], The Intellectuals and the Flag, New York, Columbia University Press.

Goody J. [2006], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press (trad. française 2010).

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