Dans l’analyse de la mondialisation contemporaine, un rôle majeur est accordé aux firmes transnationales (FTN), ou, comme on les a d’abord appelées, les firmes multinationales. Même si on rappelle souvent que la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, était déjà à sa manière une firme multinationale, ce type d’entreprises ne commence véritablement à s’imposer qu’à partir des années 1960. La notion est alors un peu flottante, comme l’atteste l’introduction de cet article de Stephen Hymer, paru dans la Revue économique en 1968 :
« Quelle est, d’abord, la nature de la “chose” ? Pour la désigner, les étiquettes ne manquent pas : investissement direct, International Business, International Firm, International Corporate Group, Multinational Firm, Multinational Enterprise, Multinational Corporation, Multinational Family Group, World Wide Enterprise, grande entreprise plurinationale, grande entreprise multinationale, grande unité interterritoriale, grande unité pluriterritoriale ou, pour reprendre une expression du ministre français des Affaires étrangères : “la société géante américaine”. » [1]
Les firmes multinationales sont des acteurs clés de la transnationalisation du capitalisme. Non seulement elles remettent en question l’internationalisation orchestrée par les États, mais leur puissance semble rivaliser avec celle de ces derniers. En 1974, Xavier Browaeys, dans une « Introduction à l’étude des firmes multinationales », cite un article de Lester Brown que je n’ai pas pu retrouver [2], et écrit :
« Dans la même optique un auteur américain a classé, pour l’année 1966, les nations selon leur produit national brut et les entreprises d’après le volume de leurs ventes. Parmi les cent plus grandes entités économiques, on trouve cinquante et une entreprises. General Motors vient au 13e rang, presque à égalité avec la Suède, IBM et Chrysler avec la Corée du Sud ou les Philippines, Volkswagen avec l’Irlande et Goodyear avec le Maroc. » [3]
Or, c’est dans ce contexte qu’en 1974 René-Victor Pilhes publie un roman, L’Imprécateur. Le récit, au passé, relate dans une autobiographie où la fiction se confond avec l’onirisme, la chute, réelle autant que métaphorique, du siège social parisien de « la firme géante, multinationale et américaine, Rosserys & Mitchell » ‑ expression qui constitue le leitmotiv du roman :
« Rosserys & Mitchell était l’un des joyaux de cette civilisation. Grâce à ses engins, des travaux surhumains avaient été effectués dans le monde entier, du blé poussait là où Moïse sous ses pas soulevait de la poussière. Des millions d’écoliers apprenaient que, s’ils travaillaient bien en classe, ils auraient plus tard une chance d’être engagés par une firme semblable à Rosserys & Mitchell-International. Aux jeunes générations, on disait : “Le jour où le monde ne sera plus qu’une seule et même entreprise, alors, personne n’aura jamais plus faim, personne n’aura jamais plus soif, personne ne sera jamais plus malade.”
Ainsi étaient façonnés les esprits dans le monde industrialisé lorsque survint un accident dans la firme française de cette compagnie géante, américaine et multinationale.
Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. »[*]
Le fond du roman est une réflexion sur le management. Le narrateur est le directeur des ressources humaines de la firme française et son récit est celui de la folie qui s’empare de la direction et des principaux cadres de l’entreprise suite à une série d’incidents. Le réalisme y cède peu à peu la place au burlesque comme lors de cette réunion secrète du staff constitué des douze principaux cadres, nouveaux chevaliers de la table ronde, au cours de laquelle le narrateur s’emporte dans une des nombreuses diatribes qui ponctuent le roman :
« Oh, vous, Seigneur, qui avait daigné favoriser la naissance et la multiplication des sociétés géantes, multinationales et américaines, accordez-nous les forces nécessaires à les préserver ! Grâce à elles, les biens et les marchandises fabriqués en ce bas monde s’accroissent et bientôt pourvoiront à la nourriture, à l’habillement, au confort et au loisir de toutes les créatures humaines que vous avez créées à votre image ! Grâce à elles, Seigneur, les finances internationales sont saines, les femmes et les hommes du monde entier, par-delà les frontières, au-delà des égoïsmes nationaux et des fanatismes religieux, se tiennent par la main, se sentent solidaires et s’aiment fraternellement. Car c’est un fait, Seigneur, que depuis que ces sociétés existent et étendent leur influence, le monde n’a jamais connu un tel sursaut d’honnêteté et de justice. C’est un fait, Seigneur, que ceux qui président aux destinées de ces sociétés n’ont jamais été aussi proches de vos apôtres et que jamais hommes n’ont incarné si parfaitement votre bonté et votre magnanimité. Seigneur, ces sociétés, parce qu’elles font le bien de par notre pauvre monde, parce qu’elles utilisent l’argent à soulager les souffrances des peuples malades ou affamés, sont l’objet de la haine des méchants et envieux. Voici, Seigneur, qu’il se pourrait que la propagation planétaire du bonheur soit compromise par les agissements des envoyés de Satan. Je vous prie instamment de veiller à ce que l’œuvre pacifique et désintéressée de ces sociétés multinationales, qui n’ont pour unique et cher désir que de panser les blessures, apaiser les colères, caresser les petits enfants déshérités, ne soit pas détruite par les forces du mal. Seigneur, vous qui avez chassé les marchands du temple, expulsez de nos murs les démons ! Puissent votre bonté divine et votre infinie puissance favoriser l’expansion et la croissance des compagnies géantes, américaines et multinationales qui apportent du pain à ceux qui ont faim, de l’eau à ceux qui ont soif, de l’ombre à ceux qui ont chaud, de la chaleur à ceux qui ont froid, et que se dressent, partout où il n’existe encore que terres arides et brûlées, de nombreux immeubles de verre et d’acier, et que leurs trésoriers soient protégés par vous de la vindicte obscurantiste des destructeurs ! Seigneur, je bois à votre toute-puissance et vous demande de bien vouloir pardonner leurs erreurs à douze cadres d’état-major, vos humbles serviteurs, qui, en se réunissant ici, cette nuit, tentent avec leurs modestes moyens de repousser l’envahisseur et de parer à son offensive hideuse et païenne. Buvons ! » [*]
Au-delà des qualités littéraires du roman, celui-ci constitue, on le devine ici, une source intéressante à une métahistoire et à une métagéographie de la globalité. Derrière la parodie et le suspens de l’intrigue, en effet, se révèle une réalité : la mondialisation. Le mot n’apparaît pas dans le texte, mais ce n’est pas un hasard si le roman est cité en exergue d’une étude de la DATAR portant sur les métropoles dans la mondialisation et parue en 1977. Mondialisation et multinationales apparaissent intrinsèquement liées.
À côté de cela, on trouve, évoqués, pêle-mêle, la question des délocalisations :
« Lorsque survinrent les événements relatés ici, Rosserys & Mitchell avait entrepris de construire des usines non point dans les pays assez riches pour acheter eux-mêmes les engins fabriqués et emballés sur leur sol, mais au contraire dans les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu’ailleurs. » [*]
L’émergence du Japon :
« Buvons au Japon, réjouissons-nous de l’érection massive des immeubles de verre et d’acier qui honorent et embellissent cet archipel béni des dieux ! » [*]
L’assassinat d’Allende (avec une allusion au rôle d’ITT) :
« Des millions de jeunes filles et de jeunes gens des pays industrialisés, dégoûtés des assassinats perpétrés par ces puissances financières internationales et de leur insolence politique, écœurés de payer si cher la liberté de consommer, tournaient innocemment leurs espoirs vers des socialismes travestis et d’impitoyables dictatures. Les démocraties de ce temps-là paraissaient à bout de souffle. Ainsi, un pays d’Amérique du Sud qui s’appelait le Chili fut un jour poignardé dans le dos par les financiers de Wall Street et leurs complices des beaux quartiers de Santiago. » [*]
La crise pétrolière :
« Les Seven Majors sont les maîtres d’œuvre de l’ensemble de ces activités ! Que vont-elles devenir maintenant que les Arabes veulent s’emparer des puits ? Et nous, sans pétrole, qu’allons-nous devenir ? » [*]
La nature dissymétrique des échanges :
« Je mis à profit mon déjeuner pour lire le journal. Je m’attardai sur les commentaires suscitées par la pénurie naissante de pétrole et les menaces qui pesaient sur le zinc, le cuivre, la bauxite et même le phosphate. Ainsi, l’Occident, entraîné par l’Amérique du Nord, avait en somme vécu au-dessus de ses moyens. Et, si les habitants des pays industrialisés avaient connu une amélioration spectaculaire de leur niveau de vie, ce n’était donc pas seulement dû à leur intelligence, à leur travail, à leur habileté, mais aussi pour une bonne part en raison du faible prix qu’ils avaient payé leurs matières premières. Voilà qui expliquait l’affamation quasi générale d’une immense partie du monde et la prospérité, le gâchis de l’autre partie. » [*]
Le traitement informatique des données :
« Nous-mêmes, dressés là, au cœur de l’Histoire de France, nous jetions en pâture à nos ordinateurs des milliers de données déjectant des milliers de résultats et de probabilités pesant lourd sur l’économie du Mexique et de la Côte-d’Ivoire. » [*]
La remise en question de la croissance :
« Nous sommes voués en effet à fabriquer n’importe quel produit pourvu qu’il soit nouveau, faute de quoi notre système est ainsi fait qu’il s’écroulera à la moindre faiblesse, au plus petit raté. L’industriel qui, l’année prochaine, ne trouvera pas son nouveau produit et son nouveau marché est condamné. Trouvez-vous cela normal, d’inventer sans cesse non pour satisfaire les besoins mais pour nourrir la machine économique ? Trouvez-vous normal que nos managers ou nos fonctionnaires des Finances parlent sans cesse de clignotants et de tableaux de bord ? La société économique serait-elle donc une espèce de Boeing 727 ? Aurait-on oublié que, si un avion vole, c’est pour transporter des passagers d’un point à un autre et que cela seul en justifie la fabrication ? Et que, s’il convient, certes, de surveiller son tableau de bord et ses clignotants, c’est uniquement pour veiller à ce qu’il ne s’écrase pas, et que cela est dans la nature des choses mais ne constitue pas un objectif ? Le but d’un avion n’est pas de voler, Brignon, cela, c’est simplement sa fonction. Nous sommes victimes de l’orgueil et du manque d’imagination conjugués des économistes des vingt dernières années, voilà ce que je voulais vous dire, Brignon. » [*]
Ces éléments sont autant de petites touches impressionnistes d’un tableau plus vaste dont le sens se perçoit évidemment mieux a posteriori, avec le recul de l’historien. L’anachronisme est un récif qu’on se gardera autant que possible d’éviter. Il ne s’agit pas de lire dans un roman de 1974 la réalité du Monde actuel. Certains éléments sont clairement datés. Il n’en demeure pas moins que René-Victor Pilhes y saisit la mondialisation à l’œuvre dans sa dimension entrepreneuriale et capitaliste, et révèle également par ses imprécations l’inquiétude que celle-ci fait déjà surgir. Dans l’histoire de la mondialisation contemporaine et de sa perception, on peut déceler à travers ce roman un basculement crucial qui a conditionné l’analyse qui en a été faite dans les années 1990.
« Et l’heure de vérité sonna enfin pour les principaux cadres de Rosserys & Mitchell-France. Ils étaient dans le vif du sujet. Cette fois, il n’était plus question de marges, de marchés, de cash-flow, de devises, de pétrole, de zinc, d’exportation. Il était question de l’homme, des hommes qu’ils étaient sous leur déguisement présomptueux de technocrates énergiques et savants tirant le char du monde postindustriel. Ils avaient à résoudre le paradoxe suivant : comment, à l’ère des ordinateurs, du télétraitement, de la gestion intégrée, de la direction par objectifs, se pouvait-il qu’un haut responsable américain proposât de créer un tribunal spécial au sein de l’entreprise afin de juger un collaborateur dans les sous-sols et de le punir ? Les sociétés multinationales, ces mécaniques fameuses qui gommaient les frontières, écrasaient de leur poids de malheureuses nations pauvres et bâillonnées, sécrétaient-elles par surcroît le fascisme à l’intérieur ? Interdire la révolution ou la démocratie aux pays pauvres, distiller le fascisme dans les nations riches, cela par le truchement de leurs puissantes firmes du monde entier, étaient-ce les deux missions qu’elles s’assignaient ? Certes, la première avait été depuis longtemps mise au jour, mais la deuxième ? Elle était moins apparente, plus subtile. L’étranglement du Chili, le monde l’avait vu. Il avait appris le meurtre un beau matin avec la même stupeur qu’il avait éprouvée en apprenant l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie. Mais le poison, progressivement, patiemment inoculé dans l’âme des jeunes cadres hollandais, allemands, français, espagnols, italiens, japonais ou autres, travaillant dans leurs filiales soumises à une loi spéciale, acquérant des réflexes spécifiques, ce poison-là était tout aussi dangereux et préparait de vastes ravages dans les démocraties occidentales. » [*]
Post-scriptum. Dans un article paru le 4 mai dernier dans Le Monde, la journaliste cite Marcel Gauchet : « L’année 1974 marque l’entrée dans la mondialisation. On découvre la puissance exportatrice du Japon, le premier “tigre” asiatique. Le choc du flottement des monnaies est à l’origine de l’économie financière spéculative pour équilibrer les changes. » 1974 ne marque en aucun cas l’entrée dans la mondialisation, mais elle est l’année où les Européens comprirent qu’ils en avaient perdu les rênes. L’Imprécateur en est l’immédiate expression.
Bibliographie
DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française.
Browaeys X., 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, pp. 141-172.
Hymer S., 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique, Vol. 19, n° 6, pp. 949-973.
Pilhes R.-V., 1974, L’Imprécateur, Paris, Éd. du Seuil.
Notes
[1] Stephen Hymer, 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique, Vol. 19, n° 6, p. 949.
[2] Lester Brown, “The Nation State, the multinational corporation and the changing order”, publié dans Government U.S.A in the Year 2000, New York, 1970.
[3] Xavier Browaeys, 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, p. 141.