La Chine, un acteur global dans la longue durée

L’empire du Milieu est aujourd’hui considéré comme un « acteur global émergent » qui, en quelques décennies et à l’instar des autres BRICs (terme générique regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine), aurait réussi à se forger un statut de grande puissance et surtout d’économie incontournable dans la mondialisation. Au point que certains s’interrogent aujourd’hui, comme on le faisait du Japon il y a trente ans, quant à sa capacité à long terme à supplanter les États-Unis comme hégémon du système-monde. Au-delà des clichés convenus, il est sans doute important de relever les faiblesses intrinsèques de l’économie chinoise contemporaine : qualité encore souvent insuffisante des produits exportés, croissance par trop dépendante de l’investissement et des débouchés extérieurs, inégalités socio-économiques contreproductives, capitalisme de collusion peu soucieux de règles juridiques fiables… Il est tout aussi crucial de rappeler que la Chine a été, dans la longue durée, en position éminente sur le plan économique. Ce phénomène nous est en partie caché par plus d’un siècle d’histoire chinoise heurtée et véritablement calamiteuse : main mise occidentale sur ses richesses à partir du milieu du 19e siècle, révoltes sociales et incapacité à pérenniser le mouvement démocratique du début du 20e siècle, errements de la guerre civile et surtout trente années de dictature maoïste ont clairement retardé ce pays dans son chemin vers la modernité. C’est l’objet de ce papier que de rappeler quelques évidences lourdes : la Chine a très souvent été un acteur important dans les échanges globaux de techniques et de marchandises. On peut sans doute aussi discuter de la problématique de sa centralité dans le système-monde, au moins depuis le 8e siècle de notre ère…

Au plan des techniques, il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des techniques productives de base sont nées, ou ont connu une première concrétisation, en Chine, bien avant l’Europe. Il en est ainsi de la charrue au sens propre de ce terme, avec soc et versoir métalliques, qui est utilisée en Chine dès le 2e siècle avant notre ère : Temple [2007], reprenant les travaux de Needham, considère que cette charrue ne pénètrera en Europe qu’au 17e siècle. Le collier de cheval et le harnais seraient aussi du 2e siècle avant notre ère et ne pénètreraient en Europe qu’au 6e siècle (mais les Romains connaissaient sans doute déjà une forme de joug et de bricole de poitrail moins perfectionnée). La machine à vanner daterait de l’Antiquité chinoise, au même titre que les soufflets qui seront particulièrement utiles à la fabrication de fonte dans des hauts fourneaux, dès le 10e siècle de notre ère, durant la dynastie Song. Les premières machines à filer seraient chinoises et au minimum du 12e siècle, clairement importées par des Italiens au 13e. La manivelle, la courroie, la brouette seraient aussi des inventions mécaniques chinoises, tout comme l’inévitable porcelaine (élaborée entre le 3e et le 11e siècle). Le papier y est aussi connu au 2e siècle avant notre ère et diffusée à l’Europe par l’islam après 750. Si l’imprimerie semble avoir été inventée indépendamment par Gutenberg au 15e siècle, il n’en demeure pas moins que sa version chinoise, datant du 8e siècle, avait été transmise à la Russie au 14e… Quant aux premières écluses, elles sont attestées en Chine en 983 et ne sont reprises en Europe que quatre siècles plus tard. Le gouvernail est une invention chinoise du 1er siècle, tout comme les compartiments dans la cale des navires, empêchant qu’ils ne sombrent lors d’une rupture ponctuelle de la coque… La liste pourrait être allongée à plaisir. S’il est certain que l’Europe a pu aussi créer en la matière, les exemples de transmission suivie de copie et d’amélioration (parfois substantielle) sont assez nombreux. La Chine a donc été un acteur fondamental dans la diffusion des techniques productives, longtemps avant le décollage européen du 18e siècle.

Pour ce qui est des marchandises et notamment de celles qui connurent un destin « global » et furent convoitées dans tout le continent afro-eurasien, trois d’entre elles au moins sont chinoises, la porcelaine, la laque et la soie. Il n’est pas anodin de rappeler que c’est aussi la Chine du 2e siècle avant notre ère qui stimulera le développement de la route de la Soie. En donnant ce tissu aux populations d’Asie centrale dont il voulait se faire des alliés contre les nomades mongols, l’empereur Han Wudi devait déclencher un fructueux commerce qui sera renforcé, au 7e siècle, lorsque la dynastie Tang paiera ses soldats présents sur les routes de l’Ouest avec cette même soie. Tous ces dons, suivis évidemment de ventes, devaient stimuler une exportation vers l’Occident, la Perse, Rome et Byzance, n’étant pas les derniers à consommer ce bien de luxe de l’époque. Certes, les parfums et encens de l’Arabie, le coton de l’Inde, les épices, composèrent aussi le panier des biens luxueux que toute personne « arrivée » se devait de fournir à ses parents ou à sa clientèle. Mais les curiosités chinoises y figuraient en bonne place. Et l’on sait qu’au Moyen Âge, en Europe, les nobles utilisaient ces biens du commerce lointain comme moyens pour tenir leur cour et assurer leur prestige. Au point qu’une partie de l’histoire commerciale de l’Europe, entre 12e et 15e siècles, peut sans doute être lue à travers ce prisme : la monétarisation des redevances paysannes, la protection royale des grands commerçants et l’urbanisation ont certainement partie liée avec le souci de se procurer les biens les plus convoités…

La question la plus importante est cependant celle de la prééminence possible de l’économie chinoise dans les systèmes-monde successifs. Avant le 5e siècle, il est possible que l’économie impériale romaine ait surpassé l’économie chinoise sur plusieurs points : infrastructures routières, capacités de navigation, accès aux matières premières telles que le bois, techniques commerciales et urbanisation. De fait, cinq des dix plus grandes villes du monde seraient, vers l’an 100, sous domination romaine, Rome et Luoyang étant les deux plus importantes. Tout changerait selon Adshead [2004] avec la dynastie Tang (618-907) qui instaurerait une supériorité chinoise manifeste au moins sur trois plans. C’est d’abord au plan institutionnel et politique : développement du système des examens pour l’accès au service public, création de ce fait d’une élite relativement innovante, expansion vers l’Asie centrale et diffusion de ces institutions vers les États satellites (Japon notamment). C’est aussi au plan économique : systématisation de la hiérarchie des marchés, colonisation de la vallée et du delta du Yangzi qui assure à la Chine un quasi-doublement de ses terres arables, obtention d’acier par le procédé de cofusion, inventions de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie… C’est enfin au plan social avec les progrès de la famille plus restreinte et la transformation de l’institution du mariage : avec le progrès de l’artisanat textile à domicile, notamment aux mains des femmes, il semble que les jeunes filles sur le point de se marier analysaient plus leur changement de statut comme une alliance de travail avec leur belle-mère que sous les traits d’une union prometteuse avec un jeune homme, aussi sympathique soit-il… À ces trois niveaux donc, la Chine serait sans doute, aux 8e et 9e siècles, sans égal sur le continent eurasien car ni Byzance (à la suite de Rome), ni l’islam des premiers siècles, ni l’Inde ne pouvaient se targuer de telles transformations.

Cette supériorité allait se pérenniser, voire se transformer en leadership global avec l’émergence de la dynastie Song (960-1271). Cette dynastie est connue pour ses transformations économiques : encouragement à la commercialisation interrégionale du riz, production accrue de fonte, développement de la spécialisation régionale et promotion du commerce, y compris extérieur. C’est la première dynastie qui retire plus de taxes du commerce que de l’usage de la terre. Elle impose également la grande jonque pour le commerce maritime et promeut résolument l’exportation de produits chinois en Asie du Sud-Est (porcelaine, soie, lin, métaux, livres). Des pans entiers de l’économie rurale (notamment ses ateliers textiles) sont alors indirectement producteurs pour l’exportation : ils le seront du reste de nouveau à partir des années 1980 dans le cadre du renouveau post-maoïste et entameront la reconquête des marchés étrangers… Mais les Song, c’est aussi la mise en place d’une monnaie de cuivre largement diffusée et surtout le premier usage, apparemment raisonnable, du papier-monnaie. C’est aussi la période où les marchés de facteurs de production commencent à émerger : le marché de la terre semble notamment dynamique mais le travail reste mobilisé de façon familiale, sans doute hors marché à proprement parler. Il est probable que l’économie de marché fasse alors des progrès sensibles, bien avant qu’elle ne commence à émerger, en Europe, au 13e siècle. Dans ces conditions, il est probable que la Chine ait connu un excédent commercial extérieur structurel, au détriment entre autres de l’Europe qui connaît un irrépressible drainage des métaux précieux vers un Orient d’où viennent l’essentiel des biens de luxe…

La Chine a incontestablement connu un troisième moment de leadership, voire de manipulation économique des puissances occidentales, sous les Ming (1368-1644) et les premiers empereurs Qing qui suivirent. Au début du 15e siècle, entre 1405 et 1433, la Chine a vraisemblablement mené à bien sept opérations maritimes dans l’océan Indien, dans le but de faire reconnaître sa « suzeraineté » par les pouvoirs locaux. Profitant du caractère imposant de ses vaisseaux et de sa puissance navale, l’empereur impose des relations diplomatiques et commerciales, de l’Asie du Sud-Est à la mer Rouge. Mais l’arrêt en 1433 des expéditions (pour des raisons encore mal connues) signe la fin d’un mouvement qui n’est pas sans évoquer celui des grandes découvertes ibériques. La Chine n’abandonnera pas pour autant toute forme de leadership puisque, au 17e siècle, en récupérant de l’ordre de deux tiers de l’argent extrait dans les mines américaines et japonaises grâce à la vente aux Hollandais de ses produits phare, elle consolide son système monétaire et permet la croissance remarquable du premier siècle de l’époque Qing [Norel, 2010].

Pour impressionniste que soit nécessairement ce rapide panorama des atouts chinois dans la longue durée, il étaye, nous l’espérons, une réalité fondamentale : la Chine a très souvent constitué un acteur global majeur depuis treize siècles et son retour en force actuel est sans doute moins une émergence qu’un retour aux sources…

ADSHEAD S. [2004], Tang China: The Rise of the East in World history, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

NOREL P. [2010], Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ? chronique du 22 mars sur ce blog.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Le débat sur les origines du capitalisme

Pendant l’essentiel du 20e siècle, la question des origines du capitalisme a opposé schématiquement une école marxiste et une école d’inspiration weberienne. Pour la première, ancrée dans l’analyse des luttes sociales, les contradictions propres au mode de production féodal furent déterminantes d’une évolution originale, connue de la seule Europe occidentale, à l’exception peut-être du Japon [Dobb et Sweezy, 1977 ; Brenner, 1976 ; Meiksins-Wood, 2002 ; Bihr, 2006]. Pour la seconde, qualifiable éventuellement de « moderniste » et fondée sur l’idée d’un progrès historique de la rationalité économique, le capitalisme s’identifiait volontiers à six conditions fonctionnelles (technique et droit rationnels, existence d’une main-d’œuvre libre, liberté de marché, commercialisation de l’économie, détention des moyens de production par des entités à but lucratif), toutes conditions peu à peu construites entre les 13e et 19e siècles et permettant la rationalisation de la recherche du profit [Weber, 1991], avec cependant des insistances différentes sur le rôle de l’entrepreneur [Schumpeter], la construction de la bourgeoisie urbaine [Baechler, 1971] ou encore l’innovation technique [Landes, 1998]. Les deux écoles s’accordaient au moins sur une conclusion : le capitalisme était né de causes essentiellement internes aux sociétés européennes.

Cette opposition traditionnelle a été largement bousculée par l’apparition de l’histoire globale en tant que discipline à la fin du siècle dernier. Celle-ci a fondamentalement introduit l’idée d’une genèse largement exogène du capitalisme européen. Outre ce précurseur que fut William McNeill [1963], c’est sans doute Fernand Braudel [1979] qui a le premier renversé la problématique en posant le capitalisme comme un ensemble de pratiques visant à contourner les marchés réglementés en vue de saisir les occasions de profit et de créer des situations de monopole. Ces pratiques étant d’abord l’apanage des commerçants de longue distance et de financiers de haut vol, Braudel identifiait le capitalisme à la pénétration de ces comportements dans les sociétés européennes, à partir du 12e siècle. Dans la mesure où ces pratiques contribuaient surtout à construire les logiques inhérentes à des systèmes-monde successifs (centrés d’abord sur Venise, puis sur Amsterdam, Londres et New York), l’évolution du capitalisme occidental s’est alors imbriquée dans l’histoire de ces systèmes-monde.

Cette « détermination externe » a pris trois visages au sein de l’histoire globale. Chez Immanuel Wallerstein [1974, 1985], il y a une quasi-identité entre le système-monde moderne qui émerge au 16e siècle et le capitalisme européen. En effet, Wallerstein refuse de réduire le mode de production capitaliste aux équations abstraites de Karl Marx et considère qu’il s’agit d’un « système social historiquement situé » dans lequel « le capital en est venu à être employé dans le but premier et délibéré de son auto-expansion » [1985, p. 13-14]. De fait, les blocages du féodalisme ont été levés historiquement par trois moyens : « Une expansion de la taille géographique du monde, le développement de méthodes différencies de contrôle du travail pour différents produits et différentes zones de l’économie-monde, et la création de machines étatiques relativement fortes dans les États du cœur » [1974, p. 38]. Dès lors, la conquête du continent américain d’une part, l’apparition du travail forcé au Pérou comme du second servage en Pologne d’autre part, l’apparition des États mercantilistes britannique, néerlandais et français enfin, seraient indissociables de cette logique du capitalisme historiquement situé.

Mais un second courant en histoire globale considère, plus modestement peut-être, que le capitalisme européen s’enracine dans la participation de ce continent au système-monde des 13e et 14e siècles lié à la domination des Mongols, de la Chine jusqu’à l’Europe orientale. Pour Janet Abu-Lughod [1989], le réseau d’échanges eurasiens ainsi conforté aurait à la fois affaibli les puissances autrefois dominantes de l’Asie (l’Inde du Sud du royaume de Vijayanagar puis la Chine des Ming) et donné aux marchands européens à la fois des routes plus sûres pour aller en Asie et des techniques (la lettre de change d’origine persane, la société de capitaux d’origine arabe) particulièrement cruciales pour la suite.

Enchaînant sur ce thème, André Gunder Frank [1998] considère que le capitalisme en tant que tel n’est plus un trait distinctif de l’Europe et qu’il ne serait que la forme historique provisoire prise par la nouvelle hégémonie, ibérique puis néerlandaise et britannique, sur un système-monde vieux de plusieurs millénaires et ayant connu de nombreux changements de « leader ». De son côté John Hobson [2004] n’hésite pas à affirmer que l’Europe s’est emparée d’un portefeuille de ressources et techniques asiatiques au cours d’une globalisation orientale, entre 500 et 1500, avant de les retourner contre l’Asie et l’Afrique afin de piller leurs matières premières dans le cadre d’un état d’esprit impérialiste qui serait la véritable originalité de notre continent. Dans ces hypothèses, la question du capitalisme se dissoudrait dans celle des cycles d’hégémonie, au mépris par ailleurs, à la fois des améliorations européennes apportées aux techniques empruntées à l’Asie, comme des innovations propres à la révolution industrielle.

L’histoire globale n’a pas pour autant discrédité les théories d’une genèse interne du capitalisme européen. Nous avons montré ailleurs [Norel, 2009] que l’apparition du rapport de production capitaliste dans le cadre des enclosures anglaises des 16e et 17e siècles, à juste titre centrale pour les marxistes, a été considérablement accélérée par l’argent américain et les réussites néerlandaises dans l’océan Indien. De même, le premier capital marchand européen, qui apparaît moteur aux yeux des marxistes, doit beaucoup aux diasporas juive et syrienne qui ont maintenu le commerce de longue distance sur le continent dans les siècles difficiles entre la chute de Rome et l’avènement des Carolingiens. Il en va de même du capital marchand des cités-États italiennes étudié par Giovanni Arrighi [1994] et Eric Mielants [2008] et lié à la diffusion des techniques commerciales et financières orientales. L’approche marxiste peut donc être articulée avec l’histoire globale. Il en va de même de l’approche « moderniste » dans la mesure où les institutions mêmes du capitalisme, soit les six conditions chères à Max Weber, ne se sont solidement établies que sous l’effet d’une dynamique smithienne du changement structurel [Norel, 2009, pp. 195-217] C’est en effet le marché externe, dans sa double composante de débouché et de source d’approvisionnements importés, qui est à la racine de la commercialisation de l’économie (grâce à leur accès aux céréales de la Baltique, les paysans néerlandais peuvent ne plus fabriquer leur nourriture et consacrer leurs terres à des cultures de rente), de l’innovation technique (le métier à filer de la révolution industrielle anglaise n’est possible que par l’abondance de coton importé des Amériques et un marché mondial désormais captif), de l’existence d’une force de travail libre (cas de la révolution des enclosures liée au stimulant de l’argent américain). Autrement dit, il semble aujourd’hui que les origines du capitalisme soient plus à chercher dans une synergie dynamique entre facteurs internes et externes, dans le cadre d’une histoire globale trop longtemps négligée.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BAECHLER J. [1971], Les Origines du capitalisme, Paris, Gallimard.

BIHR A. [2006], La Préhistoire du capital. Le devenir-monde du capitalisme, tome 1, Lausanne, Editions Page Deux.

BRAUDEL F. [1979], Civilisation matérielle, Économie, Capitalisme, 15e-18e siècle, 3 tomes, Paris, Armand Colin.

BRENNER R. [1976], « Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe », Past and Present, n° 70, February.

DOBB M., SWEEZY P. [1977], Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, 2 tomes, Paris, Maspero.

FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press.

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MEISKINS-WOOD E. [2002], The Origin of Capitalism: A Longer View, London, Verso.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

WALLERSTEIN I. [1985], Le Capitalisme historique, Paris, La Découverte.

WEBER M. [1991], Histoire économique, Paris, Gallimard.

NB : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010.

Jack Goody et le miracle eurasien

Jack Goody est un anthropologue mondialement reconnu qui a consacré une part importante de son œuvre à mettre en cause l’eurocentrisme spontané de nombre de nos représentations. Dans son dernier ouvrage, The Eurasian Miracle, il s’élève contre la tendance des sciences sociales à imputer l’émergence du capitalisme, en Occident, à des qualités purement intrinsèques à l’Europe. Constatant, au contraire, la similitude de bien des traits de civilisation (grande cuisine au service ritualisé, art de cultiver et d’assembler les fleurs, art des jardins…) d’un bout à l’autre du continent eurasien, il développe l’idée d’un miracle commun à l’Europe et à l’Asie, à l’âge du bronze, suivi d’alternances dans l’avance technique et organisationnelle entre l’Est et l’Ouest, soit depuis environ trois millénaires. Ce faisant, il rompt avec l’eurocentrisme habituel tout en expliquant partiellement, à la fois l’essor de l’Occident à partir du 16e siècle et le retour en puissance de l’Asie orientale aujourd’hui. En revanche, il sépare clairement l’Afrique, son terrain de travail, de cet ensemble…

Au cœur de sa démonstration se trouve d’abord une réfutation en règle de tous les traits supposés spécifiques à l’Europe. Ainsi l’idée que les Européens auraient construit le capitalisme grâce à leur système de mariage tardif suivi d’une certaine retenue en matière de procréation alors que le mariage précoce chinois aurait amené cette société à faire trop d’enfants, donc à moins accumuler de façon individuelle, ne résiste pas à l’analyse. Le mariage précoce était compensé en Chine par bien des pratiques de restriction de la procréation à l’intérieur du mariage. De même l’idée que le système indien des castes conduirait à une société beaucoup plus figée qu’en Europe paraît exagérée : le Moyen Âge européen poussait à la pratique du mariage à l’intérieur de sa classe sociale et cette pratique, certes non obligatoire, contrairement à l’Inde, ne semble pas avoir eu des conséquences économiques très différentes sur la longue durée.

Les tenants du « miracle européen », dans leur recherche des causes de ce dernier, effectuent un plaidoyer pro domo qui tend à surestimer à la fois le caractère unique de l’Occident et l’importance du supposé miracle. Prisonniers de cette idée d’unicité, ils réduisent toute comparaison entre civilisations à la révélation des points faibles des sociétés non européennes. Obnubilés par l’importance de l’essor occidental ils tendent à en chercher le véritable point de départ à peu près à toutes les époques, cernant ainsi autant de spécificités européennes supposées… Ce faisant, ils s’avèrent incapables, à la fois de mettre en exergue les qualités et les forces de la non-Europe et d’y voir certains germes du capitalisme. Ils sont alors surtout inaptes à imaginer que l’Europe ait pu engendrer le capitalisme moderne dans une interaction avec le reste du continent eurasien. En particulier, Goody récuse l’idée que, parce qu’elle était prise dans des relations de production très différentes du salariat, l’Asie aurait été empêchée de développer une production tendant vers le modèle industriel : il montre au contraire que le tissage se réalisait, par exemple au Bengale au début du 18e siècle, dans le cadre d’un putting out system (avec avances par le marchand en cash et pas en matières premières) ; il montre également que le système des castes n’empêchait pas l’expansion d’activités entrepreneuriales fondées à la fois sur les liens de la caste et de la parenté et pouvant déboucher sur de véritables manufactures comme les fabriques de vêtements, les karkhanas, de l’époque moghole.

C’est justement sur l’invocation des groupes larges de parenté comme frein au développement en Asie que Goody concentre sa critique. Il montre ainsi que l’essentiel des stratégies concernant l’héritage s’y réalisent, la plupart du temps, au niveau du groupe domestique et non dans le cadre du lignage ou du clan. Parallèlement, dans tout l’espace eurasien, ce seraient les familles nucléaires qui constitueraient les unités de production comme de reproduction et les fonctions exercées par les groupes plus larges de parenté seraient peu à peu dévolues à l’État ou aux institutions religieuses. Dans ces conditions, l’individualisme n’a pas de raison de constituer un phénomène d’abord européen. Goody constate que « l’individualisme économique, l’entrepreneuriat, caractérise les marchands de façon universelle » [2010, p. 29] et que, si on l’associe à la démocratie, celle-ci surgit ailleurs qu’en Europe, sous des formes parfois très diverses et bien antérieures à son essor, en Angleterre et en France, aux 17e et 18e siècleS. Quant aux thèses qui l’associent au christianisme, elles sont battues en brèche par maints anthropologues orientaux : Goody cite en particulier les études d’Ikegami qui montrent la montée de l’assertion de soi dans la culture des samourai et l’apparition de « l’individualisme de l’honneur » comme une éthique de la concentration sur des objectifs à long terme et la prise de risque personnelle en vue du changement social.

Fondamentalement, Goody considère que l’âge du bronze a créé une grande similitude entre l’Europe et l’Asie, notamment en matière d’urbanisation, suivant en cela le concept de révolution urbaine proposé par Childe pour caractériser cette période. En opposition aux thèses de Marx ou de Weber qui ont considéré la ville européenne, notamment au Moyen Âge, comme plus autonome, Goody montre que le creuset urbain commun aux deux parties de l’Eurasie se caractérisait comme le lieu par excellence des échanges, de la production, de l’emploi spécialisé, de la culture écrite et de l’éducation… Et si la ville disparaît en Occident avec l’effondrement des empires, ce n’est pas pour renaître sous une forme plus dynamique à partir du 11e siècle : partout ailleurs les villes issues de l’âge du bronze se sont maintenues et ont pérennisé, souvent avec magnificence, les activités propres au capital marchand. Que l’on relise les pages de Marco Polo visitant avec stupéfaction la ville de Hangzhou qui, à ses yeux d’homme du 13e siècle, surpassait largement Venise ou ses épigones, par la densité de son commerce et sa richesse… De ce point de vue, et contrairement à la vulgate marxiste, on peut sans doute considérer le féodalisme comme une régression majeure de l’Europe.

Mais la différenciation sociale serait aussi un trait partagé dans toute l’Eurasie. Dans cet espace, l’utilisation de l’araire a sans doute motivé certains à détenir davantage de terres cultivables, déterminant ainsi une cristallisation des classes sociales sur une base économique. Au contraire, en Afrique, l’usage de la houe n’aurait permis aucune réelle différenciation autre que politique. Ce contraste serait à l’origine de traits culturels comme la grande cuisine ou l’art floral, dans les seules sociétés eurasiennes, dans la mesure où ces techniques viennent marquer précisément la différence de classe. Le mariage, plutôt endogamique en Eurasie, exogamique en Afrique, serait aussi lié, dans ses formes, à cette présence ou absence de différenciation sociale fondée sur le revenu ou le patrimoine.

Si l’Eurasie a donc partagé une culture largement commune, comment expliquer l’alternance de leadership entre l’Est et l’Ouest ? Les marchands en seraient sans doute les acteurs principaux du fait de leur capacité à transférer des techniques sur le continent, le plus souvent avec retard. Mais Goody considère que, parallèlement, les sociétés rencontrant des problèmes similaires, le « diffusionnisme » n’explique pas tout. Dans certaines sociétés, la logique résultant des problèmes historiquement rencontrés pousserait, indépendamment de toute communication extérieure, à inventer les techniques ou les outils nécessaires. L’invention indépendante serait donc aussi de mise. C’est le jeu de ces deux processus qui serait au cœur de cette alternance entre l’Est et l’Ouest, la révolution industrielle relevant sans doute clairement des deux logiques puisqu’une culture d’ingénierie toute britannique se greffait sur un transfert effectif et plus ancien de techniques, notamment chinoises [cf. chronique du 8 mars]. Au cœur de ces moments d’alternance, Goody place aussi le regard rétrospectif d’une société sur elle-même. Lorsqu’il est plus séculier que religieux, un tel regard amène à réévaluer la tradition et peut propulser une société vers des innovations cumulatives : ce serait le cas, tant de la révision néoconfucéenne de l’époque Song en Chine (11e-12e siècles) que de la reprise de la culture grecque par la Renaissance européenne…

Au terme de ce parcours, Goody conclut que la pensée sur l’essor de l’Occident a eu tort de raisonner en termes d’essence, de supériorité intrinsèque de l’Europe due à sa culture ou sa mentalité. Il faut substituer à cette analyse « essentialiste » une compréhension à la fois d’une matrice commune établie à l’âge du bronze et des déterminants, parfois complexes, des phénomènes d’alternance. Cette alternance dont nous sommes peut-être en train de vivre un tout nouvel épisode…

CHILDE  V. G. [1942], What Happened in History, London, Pelican.

GOODY J. [2010], The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press.

IKEGAMI E. [1995], The Taming of the Samurai: Honorific individuals and the making of modern Japan, Cambridge MA, Harvard University Press.

Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Le café, du soufisme yéménite à l’esclavagisme américain

L’histoire globale s’intéresse évidemment aux échanges commerciaux sur longue distance, aux diffusions de consommations d’un bout à l’autre de la planète, aux structures de production susceptibles de répondre avec profit à de telles demandes, aux transferts d’espèces végétales d’un continent à l’autre… Mais si l’on devait choisir une plante, un produit de grande consommation permettant de brosser un tableau emblématique de tous ces thèmes, le café serait sans le doute le candidat idéal. Voici en effet une graine qui est restée longtemps confidentielle, entre Éthiopie et Yémen, d’abord consommée dans le monde musulman pour des raisons religieuses, puis commercialisée de façon quasi monopolistique par l’Empire ottoman au 16e siècle, captée ensuite par quelques Néerlandais qui la transfèrent en Asie du Sud-Est et en Europe au 17e siècle, par des Français qui l’introduisent en Amérique latine au 18e. Sur le Nouveau Continent, elle est désormais produite dans des structures esclavagistes particulièrement dures, en Haïti et au Brésil, avant de s’afficher enfin comme le symbole de l’émancipation nord-américaine vis-à-vis de la Grande-Bretagne ou comme le prétexte des premiers débats révolutionnaires en Europe… Faire l’histoire du café, c’est donc toucher à l’essentiel des champs d’étude de l’histoire globale et, ainsi, proposer une introduction directe et concrète à cette dernière.

Selon la légende [Jacob, 1999] c’est au 6e siècle, en Éthiopie, qu’un modeste berger aurait découvert le pouvoir stimulant de ces baies rouges et de ces feuilles d’un vert brillant en observant l’état d’excitation de ses chèvres qui les avaient accidentellement broutées… Constatant le lendemain qu’elles n’avaient pas été empoisonnées mais au contraire y revenaient, il devait naturellement tenter lui-même l’expérience puis, étonné par le résultat, en diffuser l’usage. À ce moment-là, les Éthiopiens mastiquaient grains et feuilles ou les cuisaient, voire mélangeaient les grains moulus avec de la graisse animale, quand ils ne buvaient pas le qishr, boisson réalisée à partir des  baies brutes superficiellement brûlées. Ce serait seulement au 15e siècle que les grains extraits de leur coquille furent régulièrement torréfiés et moulus pour donner, par un processus d’infusion, la boisson que nous connaissons aujourd’hui [Pendergrast, 2002, p. 27].

C’est probablement aussi dès les origines que, ayant envahi le Yémen, les Éthiopiens commencèrent à y cultiver plus massivement le café, notamment autour de la ville de Moka. Les populations arabes prirent vite l’habitude de le consommer, notamment les religieux soufis qui louaient ses vertus pour stimuler la prière nocturne et la veille. Et qui lui donnèrent vraisemblablement son nom définitif de k’hawah, lequel signifie « vin » [Chanda, 2010, p. 114]… Au 15e siècle, la consommation du café sous forme d’infusion était courante dans des lieux destinés à cette fonction, les kaveh kanes. Et si le haut clergé musulman appréciait peu cette boisson qui amenait les hommes à discuter entre eux, loin de leurs épouses, les différentes tentatives pour interdire les cafés publics ou la boisson elle-même ne parvinrent pas à en modérer l’usage.

Ce sont les Ottomans qui devaient en démultiplier la consommation. Après leur conquête du Yémen, en 1536, ils se créent un monopole de son exportation, d’abord dans tout l’empire, puis, au 17e siècle, vers l’Europe et la Russie. Pour ce faire ils contrôlent toute sortie de graine (sauf déjà torréfiée) ou de plant. Ce sont les Italiens qui allaient en être les premiers gros acheteurs en Occident, notamment à partir de Venise dont les marchands allaient se fournir à Alexandrie. À cette époque le café, exclusivement produit autour de Moka, est très coûteux du fait de son offre raréfiée. On en trouve un témoignage dans l’aventure de Jean de la Roque, marchand français qui, en voulant acheter directement du café au Yémen, en 1708, n’aboutit qu’à faire brutalement augmenter les prix par ses demandes excessives, s’attirant du coup les foudres du souverain turc. C’est que la consommation française du breuvage avait beaucoup progressé, dans le dernier tiers du 17e siècle, suite à l’arrivée, en 1669, d’un nouvel ambassadeur turc à Paris, lequel devait y faire goûter la noblesse et s’attirer notamment la faveurs des dames [Chanda, 2010, p. 117-118]. Vingt ans après, le café Procope ouvrait face à la Comédie française et installait durablement le breuvage dans la capitale. En Angleterre, les coffee houses devinrent rapidement des lieux de spéculation (intellectuelle comme financière), liés à la bourse ou aux premières sociétés d’assurance comme la Lloyd’s qui débuta dans le café du même nom. En Autriche, suite au siège manqué des Ottomans contre Vienne, en 1683, les restes de café de l’armée turque allaient se retrouver servis comme boisson exotique, par ailleurs abondamment sucrée et mélangée à du lait : le cappucino était né, apparemment en hommage au moine capucin italien qui avait promu l’opération…

Leur consommation ayant spectaculairement progressé, il devenait inévitable que les Européens se posent la question de casser le monopole de production ottoman, à partir d’un territoire yéménite bien trop exigu pour autoriser une offre satisfaisante. Le précurseur dans le transfert des semences fut peut-être un pèlerin musulman qui acclimata le café dans le sud de l’Inde. Mais ce sont bien les Néerlandais qui furent les plus déterminés : en 1616, ils rapportent un caféier en Hollande, font prospérer ses rejetons sur Ceylan dès 1658 et, au tournant du 18e siècle, entament une culture massive à Sumatra et sur les îles voisines. En 1714 ils font cadeau au roi Soleil d’un plant que ce dernier conserve d’abord à titre de curiosité botanique. Mais, dès 1723, Gabriel Mathieu de Clieu introduit un caféier en Martinique, d’où le café est transplanté en Guyane. C’est là que les Brésiliens le récupèrent, apparemment avec la complicité de la femme du gouverneur français, sensible au charme d’un diplomate brésilien venu aider les Guyanes hollandaise et française à régler un conflit frontalier [Pendergrast, 2002, p.38]. Le café venait de trouver sa terre d’élection…

En Amérique latine, le café commença pourtant assez timidement sa conquête. Et l’élément qui en déclencha l’essor fut sans doute… nord-américain. On sait que la Boston Tea Party de 1773 avait amené les Américains à refuser les importations obligatoires en provenance de Grande-Bretagne, lesquelles s’accompagnaient de taxes lourdes ou gênaient les intérêts économiques des colons. Le refus symbolique du thé a peut-être conduit à justifier une consommation plus importante de café. Mais la véritable raison de cet essor est vraisemblablement plus prosaïque [Pomeranz et Topik, 1999, p. 92]. Le café commençait alors à être cultivé en Haïti par des petits fermiers, assez peu dotés en capital et soucieux d’alimenter surtout la demande locale des colons. Les navires américains qui approvisionnaient Saint-Domingue en produits vivriers pour nourrir les esclaves, en échange de rhum et de sucre, virent leur intérêt à acheter aussi ce café et à aider les producteurs. Dès 1790, les importations nord-américaines de café dépassaient d’un tiers les importations de thé et leur abondance faisait de la graine éthiopienne un breuvage bon marché, consommable par toute la population, grâce finalement au travail surexploité des esclaves d’Haïti.

Lorsque la révolte de Toussaint-Louverture vint casser la production haïtienne de café, dans les années 1790, il devint impératif de trouver un autre fournisseur. Ce fut le Brésil, à partir de 1809, dans une dynamique assez particulière puisque ce pays manquait alors d’esclaves. Les navires nord-américains s’engagèrent en conséquence dans un trafic négrier apparemment fructueux jusqu’à fournir, au milieu du siècle, la moitié des apports. Confronté à une demande mondiale croissante de café dans les années 1830, le Brésil allait en développer massivement la production et permettre, de nouveau, que les citoyens des États-Unis et du monde puissent consommer leur boisson amère préférée à moindre prix… Ce n’était que le début d’un long processus : à la surexploitation des esclaves devait succéder l’exploitation de colons endettés et mis devant l’impossibilité de rembourser, par leur travail, le voyage qui les avait amenés au Nouveau Monde… L’odyssée du café devenait aussi et surtout une histoire de sang et de larmes…

CHALMIN P. [2007], Le Poivre et l’Or noir, Paris, Bourin éditeur

CHANDA N. [2010], Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, Paris, Éditions du CNRS.

JACOB H.E. [1999], Coffee: The Epic of a Commodity, Lyons Press.

PENDERGRAST M. [2002], El Café : historia de la semilla que cambio el mundo, Madrid, Javier Vergara.

POMERANZ K., TOPIK S. [1999], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.