L’histoire globale en débats

Signe encourageant que celui-ci : ces derniers mois ont été féconds en débats et parutions autour de l’histoire globale, voire du concept de global. Après nous être fait ces dernières semaines l’écho du livre Essais d’histoire globale dirigé par Chloé Maurel, comme de l’ouvrage Le Tournant global des sciences sociales dirigé par Stéphane Dufoix et Alain Caillé, s’est fait jour un dilemme : nous nous devions de prendre position dans certains de ces débats, de rendre compte de certains événements, mais nous refusions à monopoliser le fil de ce blog autour de cette seule thématique. Nous avons choisi ici de réagir collectivement à certains des moments forts de cette actualité. Vincent Capdepuy commente certaines opinions répercutées par le dernier numéro de la revue Le Débat titré « Difficile enseignement de l’histoire », reprenant des positions développées plus longuement sur Aggiornamento ; Philippe Norel s’est penché sur l’article de Laurent Berger (Une science sociale pluriséculaire et transdisciplinaire) initialement publié dans le n° 3 de la revue Monde(s) ; et Laurent Testot revient sur le colloque « Penser global » et la revue du même titre. Nous aurions pu évoquer quelques autres événements, telle la parution du petit ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron et Nicolas Delalande, Pour une histoire-monde (Puf, 2013), mais celui-ci fera l’objet d’une chronique ultérieure.

 

L’histoire globale est-elle une menace pour l’enseignement de l’histoire en France ?

La question pourrait surprendre, c’est pourtant le constat assené par Pierre Nora dans l’éditorial du dernier numéro du Débat :

« Sur quoi l’émergence d’une approche globale, ou mondiale, est venue servir de prétexte pour les uns et d’impératif majeur pour les autres au dépassement définitif d’une histoire nationale. Cette déconstruction et ce retournement de l’histoire officielle auraient pu être la source d’un enrichissement fécond. Ils l’ont été parfois. Mais le plus souvent, ils n’ont abouti qu’à un militantisme idéologique qui est le pendant du militantisme national(iste). » [1]

On a apporté ailleurs une réponse plus développée [2], mais deux points méritent ici d’être soulignés.

1) Cette mise en avant de l’histoire globale révèle d’une part, un fantasme sur une galaxie historiographique [3] qui n’a eu aucun impact réel sur la réécriture des programmes du primaire et du secondaire opérée ces dernières années, pour la simple et bonne raison que l’histoire globale reste encore très marginale en France ; d’autre part, une vraie crispation nationale face à une mondialisation perçue comme une menace. Sur cet aspect qui combine repli sur soi et déni du Monde, il est intéressant de noter le basculement qui s’est opéré dans l’utilisation du mot « mondialisation » entre son invention en 1916, son utilisation par le mouvement mondialiste après 1945 et sa progressive polémisation à partir des années 1970 jusqu’à devenir un « mot de combat » (Lévy, 2008 ; Capdepuy, 2011). L’archéologie de cet antimondialisme français, qu’il faut sans doute articuler avec une décolonisation difficile, reste à écrire dans le cadre d’une métahistoire de la mondialisation.

2) L’histoire globale est perçue dans la plus grande confusion. Il faut avouer que le nom n’aide pas. Pour faire simple, on pourrait dire que l’histoire globale d’hier n’est pas l’histoire globale d’aujourd’hui. Dans les années 1950, les historiens de l’école des Annales plaidèrent pour une « histoire totale », dite aussi, parfois, « globale », « soucieuse de saisir l’ensemble de la réalité sociale » [4]. L’histoire globale qu’on défend sur ce blog est la traduction littérale de la global history, expression forgée pour la première fois aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’adjectif « global » renvoie cette fois-ci au globe terrestre. L’histoire globale s’apparente ainsi à l’histoire mondiale, ou Word History. Quelle différence peut-on faire entre les deux ? L’histoire mondiale a elle-même succédé à « l’histoire universelle », même si cette dernière expression est parfois encore usitée. C’est l’histoire de toutes les histoires du monde. Rien ne la définit vraiment sur le plan méthodologique ou en terme de problématique sinon cette capacité à tout subsumer. L’histoire globale, en revanche, est structurée par un fait majeur qui est la mondialisation globale, c’est-à-dire le processus d’interconnexion croissante des différentes sociétés du monde entier qui a abouti à la constitution du globe terrestre en lieu de l’humanité unifiée. Sur cette base, deux débats s’ouvrent. Le premier porte sur le moment où cette échelle devient pertinente. L’histoire globale doit-elle se cantonner à la seconde moitié du 20e siècle (Mazlich, 2006) ? Ou bien commence-t-elle avec la mort de Tamerlan (Darwin, 2007) ? Le second débat, dans le prolongement du premier, consiste à s’interroger sur les mécanismes mêmes de mondialisation, ce qui amène à intégrer dans l’histoire globale les périodes antérieures au désenclavement du Monde à partir du 15e siècle (Beaujard, 2012), jusqu’à revenir à la dispersion de l’espèce humaine sur la surface du globe (Grataloup, 2007). L’histoire globale ne peut-elle s’écrire qu’à l’échelle du monde entier, sous la forme de grandes fresques, dont le renouvellement est forcément limité sous peine de répétition ? Ou bien peut-on faire de l’histoire globale tesselle par tesselle ? Dans ce cas, il serait sans doute plus juste de parler d’« histoires glocales », qui articulent le micro et le macro, montrant comment, par la mondialisation, chaque lieu du globe est désormais dans le Monde et le Monde en chaque lieu (Retaillé, 2012). Mais le risque n’est-il pas alors de traiter le global uniquement comme une focale, sans voir la spécificité de l’échelle ?

 

L’histoire globale, une métadiscipline ?

Au-delà du débat sur l’enseignement de l’histoire en France, Laurent Berger procède, pour sa part et dans une tout autre perspective, à une critique véritablement radicale de l’histoire globale. Ou plutôt d’une histoire globale qui se réduirait à une historiographie pratiquée par les seuls professionnels de l’histoire… Pour lui, « l’histoire globale est une question bien trop épineuse pour être laissée entre les seules mains des historiens ». Le propos peut paraître choquant. Berger le justifie en s’attachant à la « généalogie conceptuelle des modèles théoriques » de l’histoire globale et non plus au « contexte institutionnel » relativement récent qui l’a vu émerger. Autrement dit, si l’on quitte la focalisation sur la filiation bien connue, voire ressassée, qui va de l’ancienne histoire universelle à la World History, puis à l’histoire globale (en passant par l’histoire transnationale, impériale, etc.), si on admet que l’histoire globale s’enracine dans des problématiques propres à l’ensemble des sciences sociales, alors la position de Berger devient légitime. Sur cette base, l’histoire globale devient une « méta-discipline et non plus un simple courant historiographique ». Elle devient « le nom contemporain de ce qu’Immanuel Wallerstein appelle la « science sociale historique » dont les fondations remontent bien au-delà des années 1980, contrairement à ce que certains historiens aimeraient faire croire ». L’auteur souligne alors la dimension, non seulement « pluri » mais aussi et surtout trans-disciplinaire de l’histoire globale. Elle serait fondamentalement au carrefour d’un mouvement ancien qui vise à faire dialoguer les différentes disciplines qui s’étaient forgé leur domaine propre à partir de la fin du 18e siècle, mais n’ont jamais pour autant oublié de dialoguer entre elles, comme l’histoire de l’école des Annales, dans l’entre-deux-guerres, le montre abondamment.

Berger propose alors de cerner ce qui constitue l’histoire globale autour d’une double problématique. La première consiste à s’interroger sur le développement géographique des échanges et rencontres, sur ce progrès des « interconnexions entre sphères d’activités sociales », donc à « identifier où, comment et par qui se mettent en mouvements les flux de capitaux, d’idées, d’images, de populations et de biens et services ». Il s’agit donc ici d’analyser un processus géographique de « globalisation », une saturation potentielle de la planète par ces flux. Mais cette analyse ne peut rendre compte d’un fait majeur constitutif de la seconde problématique, à savoir le changement social facilité, permis, voire déterminé par ces différentes formes de globalisation. On peut penser en premier lieu à la formation d’économies de marché qui se généraliserait à la planète. Berger est plus général, évoquant « l’émergence et la disparition de principes de coordination et de régulation des différentes sphères d’activité ainsi connectées ». Autrement dit, l’expansion des échanges est bien un moteur central du changement structurel, de transformations qui conduisent à une certaine forme de lien social mondial, lequel définirait une « mondialisation » au sens donné récemment à ce terme par Grataloup (2011) et qui se distinguerait d’une simple « globalisation ». En définitive, l’histoire globale apparaît alors comme « un programme de recherche transdisciplinaire qui a pour ambition de décrire et d’analyser comparativement les formes de changement social liées aux différents types de globalisation ». On est évidemment bien loin de l’historiographie…

 

Les sciences sociales converties au global ?

Du 15 au 17 mai 2013 se tenait à Paris un colloque intitulé « Penser global », initié par la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) pour fêter dignement son cinquantenaire. Il a réuni la part francophone du gratin international des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS). Se sont succédé parmi bien d’autres à la tribune, outre Michel Wieviorka, maître de cérémonie en sa qualité de directeur de la FMSH, les sociologues Manuel Castells, Richard Sennett, Saskia Sassen, Elijah Anderson, Craig Calhoun, Edgar Morin, Alain Touraine, Dominique Méda, Jean Baubérot, comme l’historien Immanuel Wallerstein, l’économiste Ignacy Sachs, la philosophe Nancy Fraser…

La majorité de ces ténors ès SHS ont pour point commun de se retrouver au sein d’une institution, nouvelle venue dans le paysage académique : le collège d’études mondiales. Instauré en juin 2011, ce fleuron de la FMSH développe des thématiques peu encouragées en France – tel le global –, attirant des chercheurs de renommée internationale. L’objectif est de faire sortir les SHS des frontières nationales, pour les mettre en mesure d’appréhender les grands changements à l’œuvre. Pour ce faire, des moyens classiques : une quinzaine de chaires dédiées à de grandes thématiques et confiées à de grands noms des SHS, accompagnant des séminaires, conférences, publications, financements de post-doctorants et partenariats avec des institutions équivalentes dans le monde… Dans la foulée, la FMSH a aussi lancé une revue semestrielle, Socio, dont le n° 1, publié en mars 2013, se consacrait lui aussi à « Penser global ».

L’objectif du colloque était de « réfléchir aux SHS de demain ». Désormais multipolaires car produites partout sur la planète et non plus monopolisées par le seul Occident, elles sont sommées de pratiquer la trans- ou interdisciplinarité, ainsi que le partenariat avec le privé. Contraintes aussi de mieux cerner les grands chantiers inscrits à l’agenda des chercheurs : risques globaux, gouvernance mondiale… De nouvelles démarches émergent alors que s’imposent ces thèmes, qui ne vont pas sans influer sur les paradigmes fondateurs des SHS. Et les diagnostics ont, en dépit de l’hétérogénéité des intervenants, convergé autour d’un constat commun, qu’a résumé Wieviorka : « Il s’agit aujourd’hui de renouveler les catégories de la connaissance en SHS, pour répondre aux questions complexes posées par la mondialisation. »

Force est de retenir qu’étaient conviés à ce grand raout beaucoup de sociologues, mais très peu d’historiens, d’économistes ou d’anthropologues du global, ni de spécialistes des relations internationales – le même constat valant pour les intervenants retenus dans le n° 1 de Socio, ou l’ouvrage Le Tournant global des sciences humaines dirigé par Caillé et Dufoix, comme pour le colloque éponyme de 2009 dont ledit ouvrage est issu… Retenons que les grands noms des sciences sociales en général, et de la sociologie en particulier, s’accordent peu ou prou sur la nécessaire transition vers la trans- ou interdiciplinarité, condition nécessaire à l’appréhension d’un monde toujours plus interconnecté, et la mettent en œuvre – il y aura eu ces dernières années en France deux grandes manifestations de dimension internationale autour d’une sociologie globale, aucune en faveur d’une histoire globale.

Bibliographie

Beaujard Philippe, 2012, Les Mondes de l’océan Indien, Paris, Armand Colin, vol. 1 et vol. 2.

Berger Laurent, 2013, « La place de l’ethnologie en histoire globale », Monde(s), n° 3, pp. 193-212, Armand Colin.

Caillé Alain et Dufoix Stéphane (dir.), 2013, Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte.

Calhoun Craig et Wieviorka Michel, 2013, « Manifeste pour les sciences sociales », Socio, n° 1, pp. 5-40.

Capdepuy Vincent, 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document n° 576.

Darwin John, 2007, After Tamerlane. The Global History of Empire, Londres, Allen Lane.

Grataloup Christian, 2007, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin.

Grataloup Christian, 2011, Faut-il penser autrement l’histoire du monde ? Paris, Armand Colin.

Lévy Jacques (dir.), 2008, L’Invention du monde. Une géographie de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po.

Maurel Chloé (dir.), 2013, Essais d’histoire globale, Paris, L’Harmattan.

Mazlich Bruce, 2006, The New Global History, New York, Routledge.

Retaillé Denis, 2012, Les Lieux de la mondialisation, Paris, Le Cavalier Bleu.

 


Notes

[1] Pierre Nora, 2013, « Difficile enseignement de l’histoire », Le Débat, n° 175, p. 5.

[2] Vincent Capdepuy, « Le déni du Monde », Aggiornamento, 17 juin 2013.

[3] Olivier Grenouilleau, 2009, « La galaxie histoire-monde », Le Débat, n° 154, pp. 41-52.

[4] Fernand Braudel, « Au parlement des historiens : retour sur le Congrès international de Paris, 1950 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 8, n° 3, p. 369.

Pourquoi le monde a besoin d’histoires globales

Ce texte constitue l’introduction légèrement remaniée du livre que nous venons de publier sous le titre Une histoire du monde global, aux Éditions Sciences Humaines, octobre 2012, et qui reprend pour partie des textes parus sur ce blog depuis trois ans.

Est-il raisonnable de se croire seul au monde ? Les récentes tentatives pour créer un musée de l’Histoire de France ont-elles un sens ? Existe-t-il vraiment des civilisations supérieures aux autres ? Peut-on excuser les formes diverses d’une xénophobie particulièrement présente aujourd’hui dans le débat politique, ici et là en Europe ? Le « continentalisme » européen n’est-il pas en train de virer au nationalisme à grande échelle ?

L’actualité est riches de ces questions multiples, posées parfois dramatiquement, plus souvent encore sur un mode dérisoire. Notre réponse de chercheurs et vulgarisateurs demeure incertaine. Elle s’articule sur des valeurs supposées intangibles d’ouverture à l’autre, et sur une posture morale qui n’est plus nécessairement perceptible par l’ensemble du corps social. Pour éclairer et renforcer cette réponse, le mieux, et parfois le plus simple, est peut-être de revenir aux faits historiques les plus lourds, ceux qui relèvent de la longue durée. Non, aucune société n’a jamais vécu durablement dans l’isolement ou en autosuffisance : il n’existe donc pas de « civilisation » au sens identitaire de ce terme. Oui, l’histoire de France n’a qu’un sens très limité si on recherche au sein de ce pays un moteur unique ou principal d’évolution qu’il faudrait mettre en exergue, et si l’on refuse de voir que notre société est fondamentalement le résultat de connexions lointaines, multiples et fécondes, avec d’autres sociétés, parfois parmi les plus inattendues. Oui, la supposée « supériorité de civilisation » n’est qu’un gadget idéologique, dès lors que l’on réalise combien l’Europe doit de techniques à l’Asie orientale ou au monde musulman, de plantes au continent américain ou à l’Inde, d’idées à la Chine impériale, de fait très à la mode chez les intellectuels de notre siècle des Lumières…

En clair, les preuves historiques existent quant à l’importance qualitative et quantitative des connexions de longue date entre les hommes, à travers les échanges, les transferts de techniques et d’idées, la circulation des religions, les migrations, l’acclimatation différenciée des plantes et des graines, comme encore avec les conquêtes impériales, leurs crimes et leurs apports… Sommes-nous sûrs par ailleurs que nos supposés idéaux de rationalité ou de démocratie nous appartiennent en propre ? -Qu’ils ne sont pas le résultat de rencontres anciennes et particulièrement complexes ?

Le monde a dramatiquement besoin, aujourd’hui et plus que jamais, d’une connaissance de ces interactions de longue date. Elles sont les seules racines de ce qu’on essentialise trop facilement comme des civilisations à l’identité affirmée. Contre la tentation d’identités-racines fictives, il s’agit désormais de prendre appui sur des identités-rhizomes. Ce faisant, il ne s’agit évidemment pas de dire que la civilisation européenne n’existe pas et que l’Europe n’aurait été qu’une province marginale de l’histoire du monde… Il ne peut être question de relativiser l’eurocentrisme évident, sans doute compréhensible, de nos représentations, pour tomber dans un sinocentrisme, un afrocentrisme ou toute autre position qui ne serait qu’un décalque des vieux habits que nous voulons quitter.

Non, le présent a besoin d’une véritable histoire globale, ou plutôt d’histoires globales au pluriel. Puisqu’il est désormais clair que personne ne pourra prétendre avoir le monopole du grand récit mondial, réconciliant les points de vue, les ressentis, les émotions de tant d’individus et de groupes sociaux différents. Le présent ne peut faire l’impasse sur cette nécessité, peut-être aussi vitale pour nos sociétés que l’impératif écologique, de comprendre ce qui s’est réellement passé entre nous tous, sur de nombreux siècles, au moins quatre ou cinq millénaires, peut-être même davantage.

En témoignent les textes réunis dans cet ouvrage et que certains pourront trouver hétéroclites : ils sont de fait issus de multiples horizons et ont été pour la plupart déjà présentés, soit dans la revue Sciences Humaines, soit sur le blog « Histoire globale » (https://blogs.histoireglobale.com) que nous animons depuis janvier 2010. Nous espérons montrer ici que leur compilation crée indéniablement du sens, et que ce dernier est aujourd’hui crucial pour comprendre aussi la mondialisation contemporaine. Ces textes se complètent, tant chronologiquement que thématiquement, se répondent les uns aux autres, abordent parfois le même sujet avec des méthodes différentes, s’enrichissent de regards contrastés. L’ordre des chapitres permet de fixer leur place logique dans ce qui pourrait n’apparaître sinon que comme un kaléidoscope arbitraire. Ainsi s’esquisse une – parmi bien d’autres possibles – histoire de notre Monde, de notre humanité aujourd’hui mondialisée, de nos passés divers qui se sont rencontrés depuis fort longtemps et qui, sinon, auraient à coup sûr été différents…

La matière de base de l’histoire globale, ce sont d’abord ces échanges de biens, aussi ces transferts de techniques, ces déplacements et acclimatations de plantes. Sur plusieurs millénaires, ils ont connecté les différentes parties du monde, matérialisé des influences économiques, métissé déjà les consommations. Le premier chapitre nous saisit en quelque sorte au petit matin, prenant appui sur les histoires improbables du sucre (Christian Grataloup), du thé et du café (Philippe Norel) pour décrire à la fois ce métissage consumériste et les conséquences économiques lourdes des transferts de plantes ; il se poursuit avec l’analyse, par Gabriel Vergne et P. Norel, d’anciens réseaux commerciaux de longue distance souvent mal connus en Europe (océan Indien, Asie du Sud-Est, commerce swahili) et pourtant très structurants ; il se termine avec le repérage des multiples transferts techniques, le plus souvent d’est en ouest, qui ont forgé la supériorité ultérieure de l’Occident : innovations collectives concernant la poudre et les armes, paradoxe d’un monde musulman initial riche en innovations commerciales et financières, multiples apports techniques chinois à l’humanité.

À peine clos ce panorama des échanges matériels, le chapitre 2 nous ouvre à cette « autre fabrique de l’universel » que sont la circulation des idées, notamment religieuses, et des conquêtes de type impérial. Le regretté Jerry H. Bentley nous initie d’abord à la logique des conversions religieuses qui ont permis et accompagné le grand commerce, donc fondé la connexion entre sociétés éloignées. Si Laurent Testot aborde quelques-unes des grandes religions d’Asie, Jean-Paul Demoule nous rappelle que les religions monothéistes et les principales « sagesses » de l’Asie tirent leur origine d’une même conjoncture, autour du milieu du Ier millénaire avant notre ère, et que leur développement coïncide ensuite avec l’essor des grands empires. Essor impérial qui est ensuite beaucoup plus asiatique qu’on ne le croirait le plus souvent (à propos de Bâtisseurs d’Empires d’Alessandro Stanziani). Les liens multiples entre commerce, conquêtes impériales et circulation des religions constituent bien un objet, encore insuffisamment élucidé, de l’histoire globale.

Il n’en reste pas moins que les échanges réguliers, donc aussi les processus d’intégration,  ont été particulièrement précoces, comme l’analyse le chapitre 3. Avant la Révolution néolithique*, si les circulations humaines semblent infiniment lentes, elles n’en créent pas moins, sur la très longue durée, des connexions décisives, donnant lieu à ces « mondialisations froides » dont parle J.-P. Demoule, tandis que Jean Guilaine nous entretient de l’explosion presque simultanée des principaux foyers agricoles puis de leur diffusion planétaire. Dans une vision originale, P. Beaujard montre combien la naissance de l’État est elle-même souvent liée à des phénomènes d’expansion commerciale extérieure, comme dans le cas singulier de la Mésopotamie. De son côté, L. Testot analyse le rôle des pandémies de peste dans la constitution d’un monde plus intégré. Ce chapitre présente aussi quelques acteurs clés de cette intégration au long cours : la Chine et sa contribution au monde moderne (Timothy Brook), les Mongols, auteurs d’un prodigieux essor au 13e siècle restitué dans un livre de Jack Weatherford, les élites commerçantes de l’Afrique subsaharienne face à leurs partenaires berbères, yéménites, omanais, persans ou indiens (P. Norel). C’est bien la chronique de la fabrique du Monde que tisse ainsi, patiemment, l’histoire globale.

Dans le chapitre 4, « Quand l’histoire s’écrivait ailleurs », il s’agit d’en finir avec des assertions encore trop souvent entendues : l’Asie, l’Afrique, les Amériques n’auraient pas d’histoire, à la différence de l’Europe ? L’Afrique, berceau de l’hominisation, a tôt innové en matière agricole et peut-être métallurgique mais a aussi connu des transformations décisives, comme nous le rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch. L’Austronésie a joué un rôle fondamental dans l’évolution de Madagascar et d’une partie de l’Afrique par des transferts de plantes cruciaux (Philippe Beaujard), tout comme l’Inde a longtemps été un véritable atelier du monde, comme le rappelle Éric Paul Meyer. On sait aussi combien le commerce maritime chinois fut performant sous la dynastie Song, notamment grâce aux innovations en matière de navigation (gouvernail, boussole, voile à bourcet…), permettant à François Gipouloux de parler, à l’image de Fernand Braudel, d’une Méditerranée asiatique. Ce chapitre n’oublie pas le Pacifique (sous la plume d’Hélène Guiot). Il se clôt avec une recension de l’analyse faite par Serge Gruzinski, dans son dernier livre, de l’échec du Portugal à conquérir la Chine, au 16e siècle. Cet événement peu documenté nous rappelle opportunément qu’à l’époque, l’histoire ne s’écrivait encore que très partiellement à partir de l’Europe…

Ce tableau nous amène alors à réviser certains postulats : les grands récits de l’hégémonie européenne ne sont plus pertinents, ne l’ont du reste jamais été… Cette mise au point, objet du chapitre 5, peut donner lieu à des contre-récits (P. Norel). Elle se construit aussi à partir du point de vue de ceux que l’Europe aborde, souvent avec brutalité, dès le 16e siècle : le texte de Sanjay Subrahmanyam est ici emblématique d’un long malentendu. Morgan Muffat-Jeandet met l’accent de son côté sur les métissages humains et culturels dans l’Empire espagnol de la fin de ce siècle, relativisant ainsi le mythe d’une conquête du reste du monde par de « purs » Européens. Cette critique passe aussi par la démonstration du rôle de la Chine comme « acteur global » dans la longue durée, et le rappel des thèses de Jack Goody. Cet anthropologue estime qu’un miracle eurasien s’est bien mis en place avant notre ère, amenant ainsi cette idée que l’hégémonie doit logiquement alterner entre « Extrême-Orient » et « Extrême-Occident ». Dans un texte exigeant mais particulièrement riche, Jonathan Friedman se livre à une critique précise des travaux de J. Goody, notamment à partir du concept d’hégémonie enraciné dans la théorie des systèmes-monde, ce qui lui permet de réfuter un certain nombre de structures héritées et bien présentes dans la science historique.

C’est précisément de l’analyse en termes de système-monde que nous entretient le chapitre 6. P. Beaujard y définit le concept et explique d’emblée pourquoi on peut parler d’un système-monde en préparation juste avant notre ère, concrétisé ensuite par la coexistence des empires romain et han et les liens tissés sur des routes commerciales en plein renouveau. Dans l’article suivant, il analyse les déterminants climatiques à l’œuvre dans la succession des systèmes-monde et conclut son apport par une réhabilitation des navigations indiennes avant le 16e siècle, à rebours de la vulgate dominante sur ce thème. P. Norel propose une illustration de ce concept, en analysant comment le Japon a été intégré au système-monde pré-moderne à partir du VIIe siècle.

Le chapitre 7 a pour titre « Marché, capitalisme et mondialisation ». Il traite résolument d’économie. P. Norel tente d’y définir l’apport de Karl Polanyi à l’histoire globale en précisant comment se forme l’économie de marché selon cet auteur, la méthode qui en découle devant pouvoir servir à des études comparatives. Il situe ensuite les origines très largement globales, c’est-à-dire dépendant de nombreuses connexions, du capitalisme européen qui prend son essor avec le système-monde moderne. Eric Mielants montre pour sa part combien le réseau des cités-États de la fin du Moyen Âge a contribué à la construction progressive de ce mode de production, permettant le passage d’un capitalisme diffus, celui des diasporas commerçantes de l’Asie par exemple, à un capitalisme concentré, ultérieurement incarné dans les grandes métropoles des puissances hégémoniques. Jan de Vries nous offre un détour par la consommation en montrant comment s’est formé le consommateur moderne, à partir entre autres de l’exemple néerlandais au XVIIe siècle. Xavier de la Vega évoque la problématique d’un éventuel capitalisme asiatique, à la fois ancien et contemporain. Dans un long texte, Olivier Grenouilleau réalise une véritable revue des troupes et pose les enjeux méthodologiques de la galaxie « histoire globale » dans une perspective largement académique. Son apport est complété par une réflexion personnelle d’André Burguière sur les apports de Fernand Braudel, entre autres à la démarche globale en histoire. P. Norel conclut le chapitre par une critique des approches économiques néoclassiques en matière d’histoire de la mondialisation et pose ce que pourrait être une véritable « histoire de la mondialisation » qui sache éviter les écueils de l’interprétation téléologique.

Le débat méthodologique rebondit dans le chapitre 8, intitulé « Regards sur le Monde », qui cherche d’abord à saisir les approches et paradigmes en discussion. Dans un texte assez exigeant, Laurent Berger tente de théoriser le nouveau paradigme de recherche que constitue, à ses yeux, l’histoire globale, insistant sur l’entrelacs des diverses filiations et la parenté avec quelques pères fondateurs inattendus…. Après une réflexion de P. Norel sur une lecture « globale » du XXe siècle, le chapitre poursuit  par une série de regards iconoclastes sur le Monde, tous inspirés par les travaux de l’histoire globale : reconstruction historique par L. Testot du mot de kamikaze, abusivement utilisé aujourd’hui ; aperçu sur la pensée fondatrice et non conformiste de Hayden White sous la plume de Victor Ferry. Et un brillant article de Stéphane Dufoix sur la pensée de Nikola Tesla qui avait, il y a plus d’un siècle, imaginé le monde branché et électroniquement connecté que nous connaissons aujourd’hui… Une réflexion salubre de C. Grataloup sur l’ambiguïté du planisphère en tant que figure du monde poursuit la réflexion tandis que Xavier de la Vega évoque la place de l’urbanisation dans l’histoire mondiale. Chloé Maurel conclut en indiquant des pistes quant à la possibilité d’une histoire sociale globale, sur la base de travaux récents particulièrement riches.

Le chapitre 9 nous invite enfin à aborder les enjeux de l’heure, les « perspectives du Monde ». Quel bilan en matière de guerre et de paix pour la période apparemment paradoxale entamée en 1945 ? Ou encore comment caractériser le « basculement du monde » lié à l’émergence spectaculaire de l’Asie orientale (L. Testot) ? Nayan Chanda prolonge cette réflexion en se demandant si l’actuelle mondialisation n’est pas d’abord une asiatisation du monde. L. Testot reprend alors la plume pour évoquer la comparaison entre notre usage actuel de l’énergie et l’utilisation passée d’esclaves. C. Grataloup réfléchit sur le besoin mais aussi la difficulté d’un enseignement de l’histoire du monde. Nous abordons pour finir les questions environnementales : influenceraient-elles, comme l’estiment plusieurs auteurs, les formes politiques des sociétés ? Que peut dire l’expert, Frédéric Denhez, de la réalité du réchauffement climatique et des mythes eschatologiques qui l’accompagnent ? Focus enfin sur les recherches portant sur ces notions que sont l’impérialisme écologique et  l’échange colombien, qui montrent à quel point le cours de l’histoire moderne a pu être affecté par certaines contraintes environnementales (Jean-François Mouhot) ; prolongé par l’exposé du travail de John R. McNeill, qui diagnostique méthodiquement comment l’homme a métamorphosé la Terre au cours du XXe siècle… Une page nouvelle se tourne. Patrick Boucheron, dans une malicieuse conclusion, nous rappelle que les caprices des volcans peuvent affecter tout à la fois le climat, les sociétés, le bon fonctionnement de nos moyens de communication et la rédaction contingente d’une histoire globale…

Le lecteur soucieux de pédagogie en matière d’histoire globale trouvera enfin une annexe entièrement rédigée par Vincent Capdepuy, « l’histoire globale par les sources ». L’intention n’est pas tant de proposer des commentaires détaillés de documents historiques, que de suggérer des études possibles. A cette fin, des corpus documentaires ont été constitués sur des problématiques variées, prises en des moments différents, qui s’égrènent du 15e au 20e siècle, et en divers lieux du globe, du Rio de la Plata au Japon en passant par Paris et l’isthme de Suez. Cette annexe est à l’image du présent livre : picorant dans l’histoire globale, elle invite à terme à l’élaboration d’un véritable manuel…

Philippe Norel, Laurent Testot et Vincent Capdepuy

Rencontre avec Michael Walzer : Une guerre peut-elle être juste ?

Existe-t-il de justes raisons d’entrer en guerre ? À l’argument classique de la légitime défense, Michael Walzer ajoute celui de l’ingérence humanitaire. Mais il rappelle surtout qu’il existe de bonnes et de mauvaises manières de faire la guerre, et que ces raisons n’ont de sens qu’universellement reconnues.

Né en 1935 à New York, Walzer est l’une des figures de proue de la philosophie politique américaine. Outre ses travaux sur le droit de la guerre, il s’est également distingué dans le débat qui l’a opposé au philosophe John Rawls, auquel il reprochait de défendre une conception trop abstraite de la justice. Sans se définir comme communautarien, Walzer défend une conception pluraliste de la justice, considérant qu’il faut toujours la rapporter à la culture et à l’histoire d’une communauté. Cette sensibilité au pluralisme fait également de lui un défenseur du multiculturalisme. Professeur émérite à l’Institute of Advanced Studies de l’université de Princeton, il est aussi codirecteur de la revue politique Dissent.

Walzer appartient à cette génération d’Américains de gauche frappée par la guerre du Viêtnam. En 1977, deux ans après la fin du conflit, il a fait paraître une longue réflexion sur le droit de la guerre, Guerres justes et injustes, qui allait le rendre célèbre. Connu, il l’est pourtant bien moins en France qui n’a disposé de la traduction de ce texte qu’en 1999. Walzer, tout en mettant l’accent sur la dimension dramatique de toute guerre, soutenait qu’il pouvait y en avoir de justes et tentait de définir les critères d’entrée dans une telle guerre (jus ad bellum) et de conduite juste de la guerre (jus in bello). En particulier, le philosophe estimait qu’une attaque militaire était justifiée si elle répondait à une agression. Une guerre juste pouvait être soit une guerre de légitime défense contre l’agression, soit la réponse d’un pays tiers pour le compte de l’État agressé. Concernant les moyens mis en œuvre, Walzer insistait surtout sur le fait qu’une action menée de manière juste ne devait pas attaquer directement et intentionnellement des non-combattants et que les dommages devaient être proportionnels aux avantages qu’ils apportaient dans le déroulement de la guerre. Une réflexion qui n’a rien perdu de son actualité avec, en particulier, les conflits qui touchent le Proche- et le Moyen-Orient.

En 2004 paraissaient en français deux autres livres de Michael Walzer : De la guerre et du terrorisme et Morale maximale, morale minimale. Le premier s’inscrit dans la lignée de la réflexion de Guerres justes et injustes. Le second s’emploie à montrer que l’on peut, sans renoncer au pluralisme, concevoir qu’une intervention humanitaire – pour ne citer que cet exemple – obéisse à des principes moraux universels.

Vos positions ont-elles changé depuis la parution il y a plus de trente ans de Guerres justes et injustes ?

Dans l’ensemble, elles n’ont pas beaucoup changé. L’essentiel des modifications que je propose tient au fait que je suis convaincu aujourd’hui que les théoriciens de la guerre juste n’ont pas prêté suffisamment d’attention à ce qui vient après la guerre. Aux questions du jus ad bellum (l’entrée en guerre est-elle juste ?) et du jus in bello (la guerre est-elle conduite de manière juste ?), nous devons ajouter désormais le jus post bellum pour déterminer ce qui constitue une issue juste du conflit et réfléchir sur ce qu’il convient de faire concernant les forces occupantes et la reconstruction politique après la guerre. On peut concevoir qu’il y a une issue juste à une guerre injuste de même qu’il peut y avoir une conduite juste d’une guerre injuste ou qu’une guerre juste peut être menée de manière injuste et aboutir à une terrible occupation ensuite. Nous devons donc distinguer trois types de jugements qui sont indépendants ou relativement indépendants les uns des autres.

L’autre point sur lequel j’ai été amené à réviser ma position concerne la question des interventions armées pour des motifs humanitaires. À l’époque de Guerres justes et injustes, je posais de très lourds obstacles : une intervention humanitaire pouvait être justifiée mais je restais assez sceptique. Après ce qui s’est passé notamment en Bosnie, au Kosovo, au Rwanda ou au Timor oriental, je suis davantage prêt à justifier l’usage de la force face aux meurtres de masse. De plus, il y a trente ans, une intervention humanitaire devait pour moi répondre au « in-and-out test », c’est-à-dire que les forces intervenantes mettent fin aux violences puis s’en vont. C’est ce que les Indiens ont fait au Bangladesh, mais pas les Viêtnamiens au Cambodge. Aujourd’hui, je considère (ce qui m’a d’ailleurs amené à réfléchir au jus post bellum) que l’on ne peut pas simplement renverser un gouvernement sanguinaire et partir. Il faut songer à la manière de construire l’autorité politique. Le in-and-out test n’est probablement pas le bon.

Beaucoup ont reproché à votre théorie de la « guerre juste » d’encourager les interventions unilatérales.

Aucune théorie morale ne peut se garder d’être mal employée. On ne peut pas produire un message dont les mots se rebelleraient quand on les emploie mal ! Quand la Bulgarie communiste se qualifiait de démocratie populaire, auriez-vous dit que le discours prodémocratique facilitait la tâche des tyrans ? L’obligation des démocrates est de dire : « Voilà les caractéristiques d’une vraie démocratie, ces démocraties populaires ne les ayant pas ne sont donc pas de véritables démocraties. » C’est également tout ce que l’on peut faire concernant la théorie de la guerre juste. Si le président George W. Bush abuse de la théorie de la guerre juste, il faut dire que la théorie est mal employée : « Voilà ce que la justice signifie en guerre et celle-ci ne répond pas à ces normes. »

Mais est-ce si simple ? En utilisant les mêmes critères d’une guerre juste, deux personnes ne peuvent-elles pas parvenir à deux conclusions tout à fait différentes ?

Bien sûr, on peut être en désaccord sur l’application des critères. On m’a dit une fois qu’une guerre juste pour l’un pouvait être perçue comme une agression criminelle par l’autre. Je pense que c’est vrai. Les dirigeants politiques trouvent toujours des gens qui leur offrent des descriptions de la guerre qui sont compatibles avec les critères moraux ou légaux. Aucun chef d’État ne dit mener une guerre injuste ou illégale. Mais ce problème est inhérent à la nature de la politique : nous ne pouvons qu’essayer de proposer les meilleurs arguments.

Vous êtes contre l’idée d’un État international, mais aussi contre celle d’une pax americana, les États-Unis ne devant pas être selon vous les gendarmes de la planète. Faut-il donc penser que les Nations unies et les ONG suffisent à garantir la paix et la justice dans le monde ?

Non bien sûr. Le statu quo actuel n’est évidemment pas satisfaisant. Je suis contre l’idée d’une hégémonie américaine parce que selon moi les responsabilités doivent être partagées. Il me semble qu’il y aurait plutôt besoin d’un partenariat entre plusieurs pays, des coalitions, qui s’engageraient ensemble sur un minimum d’objectifs : arrêter les massacres de masse, promouvoir des pouvoirs politiques légitimes et stables. Pas forcément démocratiques ou capitalistes, mais qui ne soient ni meurtriers ni anarchiques. Objectif qui réclame une coopération. L’Europe doit être sur ce terrain le partenaire des États-Unis.

Je suis contre l’idée d’un État international parce que j’ai peur que cela donne lieu à une tyrannie globale. Pour créer un régime centralisé pour toute l’humanité, il faut dépasser le pluralisme des cultures et politiques humaines. Vous risquez d’aboutir à un régime centralisé tyrannique et particulièrement virulent. Pour trouver des modèles alternatifs à ce régime mondial, il ne nous resterait plus qu’à aller sur Mars ou Jupiter ! Alors que si les choses vont mal dans un endroit du monde, il y a toujours un espoir possible ailleurs.

Vous êtes attaché au pluralisme des valeurs, pourtant dans Morale maximale, morale minimale, vous soutenez qu’il y a un ensemble de principes communs à toutes les morales du monde. N’est-ce pas contradictoire ?

J’ai essayé au cours des ans d’articuler de différentes manières une moralité commune, basique, et les diverses cultures humaines. Une manière de le faire, que je rejette dans mon livre, est de penser qu’il y a un noyau de principes centraux naturels ou rationnels (ce que j’appelle morale minimale) et que cet ensemble minimal est élaboré différemment par différents peuples, nations, civilisations donnant ainsi lieu à des morales concrètes complexes, les morales maximales. Il y a quelque chose de logiquement plaisant dans cette description, mais je ne crois pas qu’elle soit historiquement juste. Je ne pense pas qu’il y ait d’abord un noyau de principes (du type « il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.) qui donne lieu dans un second temps à toutes ces élaborations. Différentes morales maximales sont apparues en Inde, en Chine, en Israël, en Grèce, au Proche-Orient comme des totalités d’emblée développées et complexes. Avec les interactions entre les différentes cultures, nous découvrons qu’elles se chevauchent : les gens reconnaissent des idées différentes, mais aussi des idées communes. Ce noyau de principes communs vient donc après : il apparaît lorsqu’il y a des interactions, quand les marchands et les soldats traversent les frontières. Et l’on obtient alors quelque chose comme le droit des gens (jus gentium) dans l’Empire romain qui est simplement un effort pour définir une loi entre les différents peuples de l’Empire concernant par exemple la fraude, le vol. Il faut que cette loi fasse sens aux peuples des différentes cultures. La moralité commune, la morale minimale, vient donc après les morales particulières maximales et résulte du passage des frontières. Considérer la guerre comme un combat entre des combattants, dont les civils sont donc épargnés, est un exemple de consensus par recoupement (« overlapping consensus » pour reprendre l’expression de John Rawls) : on en trouve des versions dans la Chine ancienne, en Inde, dans l’islam, le judaïsme, le christianisme, toujours légèrement différentes, parfois avec des listes différentes définissant ceux qui sont tenus pour des non-combattants.

Mais comment expliquer ce noyau de principes communs. Est-il le fruit du hasard ou y a-t-il des raisons anthropologiques ?

Je n’ai jamais donné d’explication d’ensemble à l’existence de ce consensus par recoupement. Je soupçonne que l’explication est à chercher du côté de la nature humaine. Les êtres humains partagent des vulnérabilités, des peurs, des nécessités communes et les principes de la morale minimale pourraient être lus comme définissant les conditions de la coexistence humaine. Étant donné combien il est facile de nous entretuer, nous avons besoin d’une règle contre le meurtre et, du fait du type de créatures que nous sommes, il y a une règle contre le meurtre dans toutes les civilisations humaines, même si l’élaboration de cette règle est différente selon les endroits. La notion de meurtre (disons de ne pas tuer celui qui n’a pas essayé de vous tuer) peut être commune mais les idées de préméditation, de complicité, etc., seront différentes selon les sociétés.

Peut-on dire pour résumer que vous êtes l’homme de la troisième voie, en politique entre le réalisme et le pacifisme, en morale entre l’universalisme et le relativisme ?

Vous pourriez ajouter entre communisme et capitalisme… Défendre une troisième voie n’est pas défendre un entre-deux mais quelque chose de différent des deux autres termes. Je crois que nos vies morales défient souvent les doctrines philosophiques. Un de mes articles, « Dirty hands » (« Des mains sales »), tenu pour un exemple d’incohérence philosophique, illustre bien la troisième voie. Prenons le cas de savoir s’il est juste de bombarder des villes si cela permet d’écourter la guerre, ou si l’on peut torturer afin de découvrir où des terroristes ont placé une bombe. Certains jugeront cela juste, d’autres non. Dans mon article, je soutiens qu’il y a du vrai dans les deux positions : il est très important de défendre le principe de la valeur des vies innocentes, de dénoncer la torture et de considérer ces principes comme absolus. Mais il y a des moments exceptionnels où nous voudrions que nos chefs politiques enfreignent ces principes. Et nous voulons qu’ils jugent ces principes absolus de sorte qu’ils ne les transgressent que dans des conditions extrêmes. J’utilise l’exemple classique du dirigeant politique qui arrive au pouvoir en ayant juré qu’il s’opposerait à la torture et qui, soudainement, découvre que sa police a capturé un homme dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’il connaît la localisation d’une bombe devant exploser dans une école primaire. Alors que faisons-nous ? Eh bien je pense que la plupart des personnes vivant dans cette ville diraient qu’il faut tout faire pour obtenir de cette personne l’information. Le paradoxe est donc que je prétends que dans certains cas il est bon de faire ce qui est mal. Ce qui n’exempte ni de la culpabilité, ni du repentir.

Propos recueillis par Catherine Halpern et Martha Zuber

Note

Cet article a été publié pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 157, février 2005, et réédité dans Sciences Humaines hors-série spécial, n° 13, « Paroles de philosophes », mai-juin 2011.

WALZER Michael [2004], De la guerre et du terrorisme, trad. fr. Bayard.

WALZER Michael [2004], Morale maximale, morale minimale, trad. fr. Bayard.

WALZER Michael [1999], Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, trad. fr. Belin, rééd. Galliamrd 2006.

WALZER Michael [1998], Traité sur la tolérance, trad. fr. Gallimard.

WALZER Michael [1997], Sphères de justice. Une défense du pluralime et de l’égalité, trad. fr. Seuil.

Le nouveau visage du cosmopolitisme. Entretien avec Ulrich Beck

Propos recueillis par Catherine Halpern

Le cosmopolitisme, selon Ulrich Beck, est la prise de conscience du destin commun qui lie désormais toutes les parties du monde dans le partage des mêmes risques. Face à cette réalité vécue, la démarche du sociologue doit changer. Il doit prendre en considération la dimension transnationale des phénomènes qu’il observe.

Né en 1944, Ulrich Beck est professeur à l’université de Munich et à la London School of Economics. Il est devenu l’un des grands noms de la sociologie allemande aux côtés de Jürgen Habermas ou Niklas Luhmann. C’est la parution de La Société du risque en 1986 qui lui apporte une notoriété internationale. Le livre ne sera malheureusement traduit en français (Aubier, 2000) que quinze ans plus tard. Dans cet ouvrage devenu un classique, Beck soutient que nous serions passés d’une société industrielle, centrée sur la production et la répartition des richesses, à une société du risque, réflexive et globale, où la question majeure devient celle de la répartition des différents risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou politiques. Les champs de réflexion de Beck sont très larges puisqu’ils englobent aussi bien l’environnement que la modernisation, le travail, les inégalités. Il est devenu l’un des principaux chantres d’un cosmopolitisme méthodologique, persuadé de la nécessité aujourd’hui pour les sciences sociales de dépasser le cadre de l’État-nation.

Si c’est par sa réflexion sur La Société du risque que Beck s’est fait connaître en France, on aurait pourtant tort d’en rester là. Car ce sociologue allemand a un projet bien plus ambitieux : repenser entièrement la méthodologie des sciences sociales pour fonder une « nouvelle grammaire du social ». Dans Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Aubier, 2003) et, plus récemment, dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (Aubier, 2006), Beck martèle avec force que si elles veulent comprendre le monde d’aujourd’hui, les sciences sociales doivent abandonner le nationalisme méthodologique qui est le leur pour une approche résolument cosmopolitique.

Pourquoi parler aujourd’hui de « cosmopolitisation » ?

À l’époque des Lumières, le cosmopolitisme était une belle idée philosophique qui entendait freiner le patriotisme. Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre. Car le cosmopolitisme n’est plus seulement une idée, mais un phénomène réel. C’est pourquoi j’emploie plutôt le terme de cosmopolitisation pour éviter les confusions. Notre quotidien lui-même est devenu cosmopolitique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde globalisé où nous ne pouvons plus exclure les autres. Songez à la discussion autour des caricatures danoises de Mahomet. Au départ, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une polémique interne au Danemark. Mais il n’y a plus de société danoise, fermée sur elle-même. Cette discussion a traversé toute l’Europe car elle posait des problèmes plus généraux, notamment celui de la place des musulmans au sein des sociétés occidentales.

Nous sommes désormais dans un monde globalisé où les réseaux, les discussions et les médias de masse nous touchent tous. La catastrophe du tsunami en Asie à Noël 2004 est un autre exemple éloquent. Cet événement s’est certes produit en Asie mais, dans une certaine mesure, il a affecté le monde entier en devenant un événement médiatique. D’autant plus que nombre de touristes avaient été touchés. Tout à coup, des catastrophes qui semblent être des événements nationaux ou locaux concernent l’ensemble de la planète. Nous y sommes confrontés, que nous le voulions ou non.

Il ne s’agit donc pas là d’un cosmopolitisme qui vient d’en haut comme celui incarné par les Nations unies ou par la Cour internationale de justice. Cela ne veut pas dire non plus que tout le monde devient cosmopolite, amateur de diversité culturelle ou polyglotte, ou que nous sommes tous conscients de ce phénomène. Cela signifie simplement qu’il y a de fait une cosmopolitisation qui vient d’en bas et qui change notre vie quotidienne, notre mode de consommation, notre vie politique, ou nos relations à l’intérieur même de nos frontières nationales. On peut parler en ce sens d’un « cosmopolitisme banal ».

Quelle différence faites-vous entre cosmopolitisation et mondialisation ?

La mondialisation est un terme ambivalent qui est en général appréhendé d’un point de vue économique. Il renvoie à l’idée d’un marché mondial où les hommes et les capitaux jouiraient d’une liberté sans entraves. Bref, la mondialisation est liée à une conception économique libérale.

La cosmopolitisation au contraire renvoie à un processus multidimensionnel et complexe caractérisé par les interdépendances qui relient de fait les hommes les uns aux autres, de gré ou de force. Le cosmopolitisme survient au cœur de notre vie. Notre vie quotidienne, notre travail, nos rapports amoureux deviennent cosmopolitiques au sens où ils sont le mélange de différentes cultures. La distinction analytique entre nous et les autres est désormais brouillée. Nous faisons partie, que nous le voulions ou non, de la constellation cosmopolite.

La question du risque permet de mieux comprendre ce phénomène. Le risque n’est pas la catastrophe mais l’anticipation de celle-ci, et non pas une anticipation personnelle mais une construction sociale. Aujourd’hui, les gens prennent conscience que les risques sont transnationaux et commencent à croire en la possibilité d’une énorme catastrophe telle qu’un grand changement climatique, une attaque terroriste, etc. De ce fait, nous sommes liés à d’autres, au-delà des frontières, des religions, des cultures. Après le 11 septembre, même Le Monde titrait « Nous sommes tous américains ». Le risque produit d’une manière ou d’une autre une certaine communauté de destin et peut-être même un espace public mondial.

Le risque n’est donc pas seulement un bon exemple, il construit également cette cosmopolitisation…

Oui, exactement. Quand les États-Unis ne veulent pas ratifier le protocole de Kyôto, ils doivent se justifier. Tout simplement parce qu’on reconnaît aujourd’hui qu’il y a un risque global. Voilà une vraie opportunité pour construire des institutions cosmopolitiques. Bien sûr il y a des mobilités, des migrations, Internet, de nouvelles formes de production ou de consommation, mais tout cela est lié au capitalisme. Le risque global peut être l’une des forces aptes à produire des institutions cosmopolitiques capables de surmonter les intérêts appréhendés seulement à l’échelle nationale. Car les gens et les États peuvent apprendre qu’il faut résoudre les problèmes nationaux dans une société cosmopolitique. Cette perspective cosmopolite est réaliste ; c’est le nationalisme qui dans ce contexte est idéaliste : il regarde en arrière et n’apporte pas de vraies réponses aux sociétés.

Pour Emmanuel Kant, le cosmopolitisme s’inscrivait dans un progrès de l’histoire. Est-ce que pour vous l’évolution vers le cosmopolitisme est positive et nécessaire ?

Non, la cosmopolitisation que je dégage n’est pas une idée normative. Elle renvoie simplement aujourd’hui à une réalité, mais ne prescrit rien quant à l’avenir… Du reste, la cosmopolitisation produit souvent l’effet inverse. Il y a en fait une dialectique entre cosmopolitisation et anticosmopolitisation. L’opposition à la cosmopolitisation est en plein essor. Être global, ce n’est pas nécessairement être cosmopolite. Prenons le cas du terrorisme islamiste d’Al Qaïda. Il s’agit d’un mouvement anticosmopolite et pourtant global : il utilise des outils de communication comme Internet ou les téléphones satellitaires pour communiquer partout dans le monde, et s’appuie sur les réseaux transnationaux pour frapper n’importe quel point du globe. En un sens, il s’agit aussi d’un mouvement universaliste, même s’il s’agit d’un universalisme qui exclut l’autre. En même temps, ils produisent de la cosmopolitisation parce que des gens s’unissent contre eux au-delà des frontières.

Vous dites que la catégorie de l’État-nation est désormais une « catégorie zombie » pour les sciences sociales. En quoi consiste le cosmopolitisme méthodologique que vous appelez de vos vœux ?

En parlant de catégorie zombie, j’entendais surtout provoquer mes collègues. Je ne dis pas que l’État-nation n’a aucune réalité aujourd’hui. C’est en tant que catégorie sociologique que je le critique.

Le nationalisme méthodologique prend l’État-nation comme une hypothèse de base, comme la prémisse pour bâtir les sciences sociales sans interroger sa pertinence. La première étape selon moi pour élargir le cadre de recherche, c’est de favoriser les études comparatives. Mais ces comparaisons prennent encore l’État-nation comme base de recherche. Or il y a des phénomènes qui ne sont pas liés seulement au contexte national mais au contexte européen ou mondial. La cosmopolitisation méthodologique offre une voie alternative pour faire des recherches en sciences sociales.

La question des inégalités est à ce titre exemplaire. Nous appréhendons trop souvent la question des inégalités, des différences de classes à l’intérieur de l’État, or nous vivons dans un monde globalisé. Pourquoi par exemple les sociologues se concentrent-ils surtout sur la dynamique des classes à l’intérieur de l’État-nation ? Il y a pourtant des inégalités qui sont plus importantes d’un point de vue humanitaire. Nous vivons plutôt bien en Europe. Pourquoi nous concentrons-nous uniquement sur ce cadre national ? Les principes de l’État-nation à l’échelle du monde globalisé légitiment les inégalités globales parce qu’on se soucie de l’intérieur et pas des autres. Et les sociologues acceptent ce principe de légitimation.

Dans l’institut de recherche que je dirige à Munich, nous n’utilisons pas l’État-nation comme unité d’analyse pour appréhender les risques, mais nous essayons de penser un scénario transnational mêlant l’opinion publique, les industries et les experts. Adopter une méthodologie cosmopolitique n’empêche pas d’avoir une approche très spécifique : on peut se concentrer sur la cosmopolitisation des affaires ou sur la cosmopolitisation des générations. En France, par exemple, la polémique sur la précarité est une question cruciale dans le monde développé, mais elle est liée aux risques globaux qui constituent un nouvel espace d’expérience. Aujourd’hui, il faut faire une carte de la précarité globale. C’est vrai pour de nombreux champs : pour avancer dans l’analyse, il est nécessaire de construire de nouvelles unités de recherche et de redéfinir les concepts de base.

Vous citez un grand nombre d’études empiriques, mais vos propos se caractérisent par un grand degré de généralité. Ne serait-ce pas là une sorte de sociologie philosophique ?

Il y a différents usages de mon travail. En Allemagne, où il existe depuis longtemps une importante réflexion métathéorique, beaucoup pensent que je suis un sociologue très empirique, comparé par exemple à Niklas Luhmann. J’essaie pour ma part de construire une sociologie qui soit liée à l’expérience. Elle ne s’appuie pas seulement sur des données empiriques, mais aussi sur l’expérience quotidienne et historique. Les études empiriques sont importantes mais il ne faut pas négliger l’expérience historique. Si vous faites une analyse empirique de la société française à l’aide des catégories de classes, eh bien sans surprises, vous trouverez des catégories de classes. Bien sûr, il y a des classes sociales, mais en en restant seulement là, on ne verra aucun changement de la société. Une sociologie qui ignore l’expérience quotidienne, même si elle utilise un grand nombre de données empiriques, peut être vide car elle produit alors elle-même la réalité. Or aujourd’hui un grand nombre de sociologues produisent de la sociologie à l’aide des catégories anciennes.

Pendant mes études, j’ai lu beaucoup de philosophie allemande. Cela m’a permis de comprendre à quel point le monde que nous appréhendons est construit par des concepts. Ceux-ci se font et se défont. C’est pourquoi je cherche de nouveaux concepts pour sortir des routines et ouvrir d’autres voies.

Vous insistez sur l’utilité d’une réflexion cosmopolitique pour construire l’Europe. Que peut-elle apporter à un projet qui semble en perte de vitesse ?

Ce qui manque à l’Europe, c’est une idée de l’Europe. Et c’est la raison du « non » français au référendum. Je pense que le cosmopolitisme peut être une clé pour relancer l’Europe. Nous ne pensons le social et le politique que sous des catégories nationales, et nous ne comprenons pas que l’Europe pourrait avoir une histoire très différente. Il s’agit de reconnaître et non de surmonter les identités nationales. Il ne s’agit pas de vouloir une société européanisée et uniforme, mais d’organiser une structure cosmopolite, qui reconnaisse à la fois ses membres dans leurs différences et ceux qui se tiennent à l’extérieur de l’Europe. Je ne crois pas que nous devrions abandonner la démocratie nationale pour une démocratie européenne. Nous avons besoin d’une combinaison nouvelle de la démocratie nationale et de la démocratie européenne. C’est la même chose en ce qui concerne l’opinion publique : elle est européenne et nationale en même temps. Il s’agit de comprendre que l’Europe peut résoudre nos problèmes nationaux mieux qu’à une échelle nationale.

Le modèle universaliste est intéressant pour penser la justice mais pose un double problème : en produisant des normes universalistes à l’intérieur du cadre national, il néglige à l’intérieur les différences et exclut ceux qui se tiennent à l’extérieur des Etats-nations. Le modèle cosmopolitique va au-delà en mettant au contraire l’accent sur la reconnaissance des différences, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il peut être bien intéressant d’avoir une polygamie de cultures. Mais le cosmopolitisme présuppose des éléments d’universalisme : sans normes universelles, il n’y a pas de relations stables aux autres. Il présuppose aussi le nationalisme dans la mesure où la nation produit une large communauté de destin et de vie. Le cosmopolitisme permet d’exorciser l’idée qu’il faudrait se suicider culturellement pour devenir européen. Il faut cesser de toujours raisonner sur le mode du « ou bien… ou bien » pour saisir les pluralités d’appartenance.

Cette interview a été publiée pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 176, novembre 2006.

La féodalité dans les rizières

Et si le Moyen Âge n’était pas une spécificité occidentale ? L’historien Pierre-François Souyri nous emmène à la découverte de tout un Japon médiéval, avec ses guerriers et ses paysans… et ses visées expansionnistes.

Paris, métro Pyramides. C’est dans l’un de ces cafés pour touristes errant entre l’Opéra et le Louvre que Pierre-François Souyri, en transit depuis Genève, accorde cet entretien. Au menu, une question : peut-on réellement parler de Moyen Âge japonais ? Sur la table, un livre, publié par mon interlocuteur chez Maisonneuve & Larose en 1998, dont le titre – Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale – jure par rapport à l’illustration, un samurai monté sur un cheval noir ! Sourire de l’auteur, qui attaque aussitôt : « Vous voyez, ce titre a une histoire. J’avais choisi d’intituler ce livre Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale japonaise. Et l’éditeur, pensant que le nom de collection “Histoire du Japon”, qui figurait sur la couverture, était suffisant, a jugé que ce n’était pas la peine de préciser “japonaise”. C’est amusant, cette couverture rend perplexes mes lecteurs. Ils se disent : “Mais alors, le Moyen Âge, c’est partout ?” »

Parler du Moyen Âge comme d’une époque universelle serait donc aller à l’encontre du sens commun, qui fait rimer Moyen Âge avec Europe… Pour autant, peut-on parler de Moyen Âge japonais sans faire de contresens ?

Une telle assertion reflète effectivement la position de certains médiévistes occidentaux, qui ont tendance à voir dans le Moyen Âge une période ne concernant que l’Europe, de l’Ouest qui plus est. Mais commençons par le début.

Entre les 8e et 12e siècles, le Japon est dirigé par une société de cour, aristocratique, centrée autour de l’empereur. À partir de la fin du 12e, cette société est déstabilisée par la montée en puissance d’une couche de guerriers, les samurai. Un clan, celui des Minamoto, prend le pouvoir et s’installe dans le Kantô, dans l’Est du Japon. Il inaugure ainsi ce que l’on a appelé le shogunat (ndlr : soit un régime politique dirigé par un shôgun, ou régent, qui exerce le pouvoir au nom de l’empereur). Ce changement politique important a été repéré immédiatement par les contemporains, qui ont appelé cette nouvelle période « l’âge des guerriers ».

À la fin du 16e et au début du 17e siècle, le Japon est réunifié sous la tutelle d’une nouvelle dynastie shogunale, celle des Tokugawa. Cette dernière crée un système relativement centralisé, que les historiens d’aujourd’hui qualifient parfois d’Ancien Régime à la japonaise. Et il faut attendre le début du 20e siècle pour qu’un historien, assez romantique à vrai dire, Hara Katsurô, utilise sciemment cette expression « Moyen Âge » pour désigner la période qui s’étend de l’émergence des clans guerriers, à la fin du 12e siècle, à l’établissement de l’hégémonie Tokugawa, au début du 17e.

Pourquoi recourir à cette expression ?

Pour bien marquer que la crise marquant le début de l’époque Kamakura, c’est-à-dire le passage du 12e au 13e siècle, correspondait à une rupture : d’un côté une civilisation centrée sur la cour, l’aristocratie, l’empereur… Une civilisation que lui, Hara, considérait comme frelatée et s’inspirant du modèle chinois ; de l’autre, le Moyen Âge, qui marquait pour lui un temps où le Japon se détachait de l’histoire orientale pour entrer dans une dynamique différente, celle de la féodalité. Et cela débouchait « naturellement » sur la modernité de 1906, moment où il écrivait.

En d’autres termes : comment pouvait-on expliquer la réussite de la révolution industrielle au Japon, la modernisation de l’État et la victoire sur la Russie en 1905 ? Sinon par le fait que l’histoire du Japon n’avait rien à voir avec celle des autres pays d’Asie, mais ressemblait à celle de l’Occident ! L’historien Karl Wittfogel a résumé ce concept par une plaisante formule : « Le Japon, c’est la féodalité occidentale dans la rizière. »

Quelles sont les caractéristiques qui permettent de parler de féodalité japonaise ?

Évidemment, on comprend bien que la féodalité, dans ces conditions, est aussi un concept idéologique. Il sert à montrer que le Japon est une exception dans le monde, une sorte d’Europe perdue de l’autre côté du continent asiatique, qui a su générer un développement, source d’une grande fierté.

Cela dit, il reste une série d’éléments qui, pris indépendamment, n’ont pas grand sens. Mais mis en perspective, ils renvoient effectivement à quelque chose d’assez proche de la féodalité occidentale.

D’abord, une relative similitude chronologique. Ensuite, si on se réfère à une analyse marxiste de la féodalité, cette période est caractérisée par la privatisation de la terre, la constitution de domaines gérés par des notables locaux. Ceux-ci se militarisent du 11e au 12e, profitant de la relative déliquescence de l’État pour s’emparer de pouvoirs régaliens sur la terre, en particulier les droits de justice, de police, et bien sûr de perception fiscale. Ces fiefs sont cultivés par des paysans qui possèdent non pas la terre, mais des droits sur elle, pour la cultiver. Ils forment une petite paysannerie parcellaire, souvent organisée dans le cadre de communautés. Celles-ci sont extrêmement solides, probablement plus qu’en Occident, car issues du contexte de la riziculture inondée, qui requiert un très fort niveau de coopération. Voilà pour le côté marxiste.

Sur le plan de l’organisation interne, on constate un phénomène de vassalisation des couches dirigeantes : les guerriers locaux sont organisés selon une hiérarchie qui passe par des gouverneurs provinciaux, sortes de ducs, qui en réfèrent eux-mêmes au sommet, le shôgun. En échange du service de la guerre, les guerriers sont confortés sur leurs terres par des chartes.

Existe-t-il un équivalent de l’Église au Japon, une institution religieuse qui impose ses normes idéologiques ?

C’est là que les choses vont moins bien. Si la féodalité, c’est aussi l’Église – et je pense que l’Église fait partie intrinsèque du système féodal en Occident –, il n’y a pas d’équivalent exact au Japon. On constate tout de même que le bouddhisme, même morcelé entre plusieurs courants, tend à encadrer de plus en plus solidement la paysannerie au cours du Moyen Âge.

Mais on ne peut pas parler exactement d’ordres militaires religieux. D’une part, à partir du 11e siècle, un grand nombre de seigneurs locaux font don de terres aux monastères bouddhistes pour s’acheter des faveurs divines. C’est là un processus qui ressemble beaucoup à ce que l’on voit en Occident, par exemple autour de l’ordre de Cluny. Certains monastères deviennent de gros propriétaires de domaines, qu’ils contrôlent plus ou moins bien. Pour mieux les tenir, ils recrutent des hommes d’armes, puis ils les transforment en moines armés. Il faut dire qu’au Japon, à la différence de ce qui se passe en Occident, l’habit fait le moine. Vous vous rasez la tête, prenez un nom religieux et enfilez les habits adéquats, et tout le monde vous considérera aussitôt comme un moine. Parfois issus de la classe guerrière, ces gens n’ont pas nécessairement une vocation religieuse, et si on leur propose de jouer les gestionnaires de domaines et de manifester leur autorité, certains se trouvent bien dans ce rôle. Ce sont des religieux, mais avant tout des guerriers. Au lieu de gérer le domaine pour un seigneur plus puissant, ils sont au service d’un monastère.

Ensuite, à partir du 15e siècle, on assiste au développement d’un certain nombre d’écoles bouddhistes de nature particulière qui encadrent les paysans, les communautés rurales et parfois urbaines dans le cadre de ikki, sortes de confréries religieuses armées. Ces ikki tendent à constituer de véritables territoires placés sous la domination d’une école bouddhiste qui en devient le seigneur éminent. Mais ce ne sont pas des ordres militaires religieux.

Dans quels autres domaines constate-t-on des phénomènes similaires à ce qui se passe en Occident ?

L’urbanisation est beaucoup moins importante au Japon, pour le Moyen Âge en tout cas. Il faut attendre le 15e et surtout le 16e siècle pour voir émerger de grandes villes. Et l’on assiste à une explosion de l’urbanisation au 17e. La plupart des villes japonaises, à l’exception des anciennes capitales comme Kyôto, sont des villes castrales, comme Tôkyô, Nagoya, Hiroshima, Ôsaka… À la fin du Moyen Âge émergent également des ports, de plus en plus dynamiques : Hyôgô par exemple, la future Kôbe, Sakai toute proche de la future Ôsaka… Des villes souvent organisées par les ligues ikki, et qui se dotent d’organisations oligarchiques indépendantes des pouvoirs seigneuriaux. Ces villes rappellent les cités-États italiennes. Certaines sont gérées par des conseils issus de la bourgeoisie portuaire, qui négocient, parfois en position de force, avec les seigneurs de la guerre.

Pour la centralisation étatique, le phénomène est lui aussi très tardif. Au cours du Moyen Âge proprement dit, on a une décentralisation, un éclatement des pouvoirs, l’État est de plus en plus faible. Aux alentours de 1550, le processus s’inverse, des seigneurs de la guerre finissent par recentraliser, partiellement d’ailleurs, le pays.

La mobilité sociale, elle, est extrêmement forte au Moyen Âge, surtout à partir du 14e siècle. D’abord, il y a un enrichissement relatif de la société, qui aboutit à l’apparition locale de dynasties de paysans riches, de notables qui se militarisent à leur tour. Les Japonais, à partir du 15e, vont parler de « monde à l’envers ». Car ils vivent dans une société qui pratique la désobéissance civile, l’inversion des hiérarchies sociales, en bref, où l’inférieur peut l’emporter sur le supérieur.

Ensuite, il y a une instabilité de la classe dirigeante, sans doute pour des questions liées à l’héritage. Faute de primogéniture, c’est toujours le père qui désigne celui de ses enfants qui héritera. Et souvent, comme les seigneurs sont polygames, c’est le rejeton de la dernière concubine qui l’emporte…

Donc le plus jeune, et non pas le plus âgé, qui se sent extrêmement frustré. Cela crée des coteries qui expliquent en partie cette instabilité. Sans compter que les communautés paysannes sont de mieux en mieux organisées, et que l’impôt rentre donc de moins en moins bien. Du coup, les seigneurs ont tendance à guerroyer pour mettre la main sur de nouvelles ressources.

La paysannerie représente-t-elle l’essentiel de la société ?

Oui, bien sûr. Il faut aussi comprendre que dans la société japonaise se trouvent beaucoup de couches sociales – c’est là une découverte de l’historiographie japonaise de la seconde moitié du 20e siècle. On trouve des couches qui ne vivent pas uniquement du travail agricole : des commerçants, des transporteurs, des populations itinérantes diverses dans les arts du spectacle, des moines errants, conteurs d’histoires… Il y a aussi des gens qui parcourent les montagnes, que l’on appelle « gens des montagnes », qui chassent, abattent le bois… Des pêcheurs, des ramasseurs de coquillages sur les grèves, qui sont au Japon extrêmement nombreux… Ces populations ne sont pas nécessairement des paysans au sens agricole du terme, mais forment une part importante des couches populaires.

Jérôme Baschet explique que le Moyen Âge européen génère un dynamisme qui débouche, au 15e siècle, sur la conquête des Canaries et de l’Andalousie musulmane avant de s’étendre au reste du monde. Constate-t-on un processus similaire au Japon ?

Il existe au Japon un phénomène similaire. D’abord une expansion, que je pense enclenchée à partir du 15e siècle, quand les clans guerriers prennent pied sur l’île du nord, Hokkaidô. Au sud, on voit l’émergence d’une piraterie, à l’origine japonaise, qui ensuite s’internationalise. Elle aboutit à l’émergence d’une thalassocratie en mer de Chine, à la mise sous tutelle d’Okinawa au sud à partir du 17e siècle. On assiste à un phénomène d’expansion japonaise dans les mers orientales, tout à fait clair au cours du 16e. Avec notamment la constitution de ce que l’on appelle des « villes japonaises » en Asie du Sud-Est, au Viêtnam, en Malaisie, à Ayutthaya, alors capitale du Siam.

Cela s’inscrit, de toute évidence – et c’est sans rapport avec la féodalité –, dans le cadre d’une expansion asiatique au 16e siècle, qui se heurte à l’expansion occidentale. Avec cette différence technique : les Occidentaux maîtrisent mieux la navigation en haute mer. Certes, il existe des réseaux maritimes très puissants en Asie. Mais les jonques ne sont pas adaptées à la traversée du Pacifique, ni même de l’Atlantique. Je pense d’ailleurs qu’une des clés du succès occidental dans les mers d’Asie orientale est que les marchands portugais ont phagocyté les réseaux mis en place par les Japonais et les Chinois.

La seconde phase est celle du reflux après l’expansion : au 16e siècle, les Chinois ferment la frontière, sur la mer en tout cas ; les Japonais se replient… Mais ce repli s’effectue en même temps qu’un incroyable mouvement d’expansion interne à la société japonaise. La population double en une centaine d’années, l’urbanisation galope au 17e siècle, et la production globale explose. Je pense qu’il existe alors une sorte d’économie-monde du Japon. L’archipel se ferme, expulse les Portugais, interdit à ses sujets de quitter le pays, tue ceux qui après l’avoir quitté tentent de revenir…

Les dirigeants du Japon sont dominés par une pensée confucianiste, chinoise, fondamentalement agraire. La richesse, c’est le contrôle de la paysannerie. Tout ce qui échappe à la rizière est perçu comme source de détérioration potentielle des choses. Or les marchands, qui sortent du pays, sont en contact avec les Chinois, les Portugais, les Hollandais…, ce sont donc des gens dont on se méfie. Ma conclusion est que si le Japon est engagé en effet dans une dynamique expansionniste au Moyen Âge, il la perd sous le régime Tokugawa. Ou plutôt, on substitue à une expansion externe un nouveau modèle d’expansion interne, pour conduire l’archipel aux portes de la modernité au début du 19e siècle. Il faut se garder de faire des parallèles trop poussés sous prétexte de comparer les histoires nationales.

Propos recueillis par Laurent Testot

Entretien initialement publié sous le titre « Le Monde à l’envers : un Moyen Âge japonais ? », in Laurent Testot (coord.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Sciences Humaines Éditions, 2008.

Pierre-François Souyri est professeur à l’université de Genève où il enseigne l’histoire du Japon.

Quelques publications

• Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale
Maisonneuve & Larose, 1998.

• Le Japon des Japonais
2002, avec Philippe Pons, rééd. Liana Lévi, 2007.

• Mémoire et fiction. Décrire le passé dans le Japon du 20e siècle
Philippe Picquier Éd., 2010.

• Nouvelle histoire du Japon
Perrin, 2010.