Diaspora, histoire d’un terme polysémique…

À propos de

La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora

Stéphane Dufoix, Paris, Amsterdam, 2012.

« L’Éternel vous dispersera parmi les peuples… », est-il écrit dans le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible hébraïque que les chrétiens appellent Ancien Testament. Si le judaïsme a été, jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, associé à l’idée d’un peuple sans terre, on apprend dans le livre de Stéphane Dufoix, sociologue à l’université de Nanterre (et par ailleurs contributeur de ce blog), que le terme grec de diaspora fait irruption dans l’histoire avec la Septante. La Septante est une traduction en grec du livre sacré hébraïque à laquelle auraient contribué, selon la légende, septante-dix (ou soixante-douze) sages juifs à Alexandrie, au 3e siècle avant l’ère commune. Débuts mouvementés, puisque ce néologisme traduit d’emblée plusieurs termes hébreux, dont galouth – dispersion négative infligée par Dieu. Il revêt aussi, dans le contexte hellène et a posteriori, un sens positif associé aux colonies de peuplement grec dans l’Antiquité. Dans un premier temps, si la diaspora désigne l’ensemble des juifs hors de Judée, qu’ils soient à Babylone, en Grèce, en Égypte, elle peut donc se voir comme une bonne, ou une mauvaise chose.

Ces avatars sont précurseurs de la suite, puisque ce mot connaîtra, au fil des siècles, de multiples récupérations politico-communautaires, qui nourriront autant de glissements sémantiques. Ceux-ci sont si nombreux que Dufoix réussit, dans cette « histoire des usages du mot diaspora », à remplir presque 600 pages denses nourries de dix années d’investigations – et encore juge-t-il l’entreprise inachevée. Linguisticiens, historiens, philosophes, anthropologues, politologues… Nombreux sont les spécialistes qui trouveront dans cet ouvrage érudit matière à enrichir leur réflexion.

Après une introduction consacrée à la notion d’histoire de mot, sous-discipline qu’il inscrit à la croisées des traditions des Annales, de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, l’auteur explore dans une 1re partie l’entreprise de « production de réalité sociale » dessinée en filigrane par les projections sémantiques du terme. Suite à la scission entre juifs et chrétiens qui s’opère dans les décennies suivant la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, les chrétiens abandonnent le mot, qui n’est plus qu’occasionnellement employé par les juifs. Jusqu’au 18e siècle, où les frères moraves, branche du christianisme qui se réclame des prêches du théologien tchèque Jan Hus mort sur le bûcher en 1415, s’en servent pour qualifier leur mission de prédication en terres protestantes. Tour à tour mobilisée par les Afro-Américains, les sionistes, puis les sciences sociales, diaspora dessine un champ de force sémantique qui ne prend sa forme actuelle que lorsque la globalisation, à partir 1980, s’impose comme un cadre incontournable de la pensée.

Entretemps, le terme a été annexé à deux rhizomes sémantiques distincts. Le premier est celui de la diaspora comme un phénomène structurellement juif, en résonance avec le retour promis en Terre sainte – et encore S. Dufoix estime-t-il que « le même mot recouvre non seulement deux termes hébreux – galouth et tfoutsoth – mais aussi qu’il englobe quatre significations fondamentalement différentes les unes des autres ». Puis lors de la concrétisation des possibles de ce retour avec la création de l’État d’Israël, diaspora désigne cette communauté hors frontières ayant vocation à entretenir des liens privilégiés avec un centre, qui est Israël. Galouth se comprend donc comme la diaspora non centrée préexistant à l’État d’Israël, tfoutsoth la diaspora périphérique articulée autour de son cœur.

Tout peut faire diaspora

Le second rhizome sémantique est celui de l’appropriation du terme biblique. Un tournant crucial prend place avec la déportation de millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde. Diaspora, pour les descendants des victimes de la Traite atlantique, qualifie une communauté culturelle partageant un héritage, en état de dispersion et en attente du retour au continent des origines. Dufoix consacre la 2e partie de l’ouvrage à cette évolution, qui en entraîne d’autres… Ainsi dès l’ouverture de cette partie signale-t-il un usage du terme holocauste, issu du vocabulaire religieux avant de qualifier la Shoah. Est-il approprié pour désigner le génocide dont furent victimes, simultanément à leur déportation, les populations noires dont descendent les Afro-Américains ? La concurrence des victimes fait rage aussi outre-Atlantique. Et la rhétorique consistant à comparer les destins juifs et noirs-américains est vieille de plusieurs siècles. Dès le début, qui vit leur christianisation sur fond de justification théologique à la malédiction des descendants de Cham par Noé, les esclaves pensèrent leur épreuve en termes bibliques – entre références à Babylone (les Blancs) et retour à Sion (l’Afrique, mythifiée en Éthiopie), la simple audition d’une chanson de Bob Marley suffit à s’en convaincre. Dufoix souligne, avant de les disséquer, trois logiques qui souvent cohabitèrent : analogie (les Noirs se voyant comme les Juifs) ; substitution (les Noirs se percevant comme les vrais Juifs) ; opposition (les Noirs se présentant comme l’opposé des Juifs).

Le terme de diaspora va sortir du champ religieux, se séculariser à partir du début du 20e siècle, se disséminer – on parle de diaspora arménienne, chinoise, palestinienne… pour désigner d’importantes communautés nationales émigrées. Voire s’appliquer à la diffusion d’un style architectural ou d’une langue… Car tantôt mouvement, tantôt groupe, « tout peut faire diaspora, les choses comme les êtres », de l’exil des écrivains allemands en littérature dans les années 1930 aux migrations animales en biologie. Les sciences sociales investissent progressivement le terme. Ainsi l’historien Arnold Toynbee, qui verra d’abord dans les diasporas des « fossiles » de communautés dispersées, avant d’en faire les formes politiques dominantes d’un futur âge des diasporas succédant à celui des États.

Le nom du global

Depuis la fin des années 1980, le champ sémantique du mot diaspora connaît une inflation qui fait dire à l’auteur que « le sens de diaspora est lui-même très dispersé ». En atteste le nombre de références que Dufoix cite à l’appui de sa démonstration. À donner le vertige. Mais surtout, selon le titre de la 3e et dernière partie, le terme diaspora est devenu « Le nom du global ». À partir des années 1990 se construit le champ académique des diaspora studies, alors que les journalistes, les ONG, les agences gouvernementales et les migrants eux-mêmes investissent le mot. Désormais « le terme dépasse le champ pourtant large des thématiques liées aux migrations, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. (…) Un mot à la mode (…) associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est prémoderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes. »

En conclusion, l’auteur cite August W. von Schlegel : « Les mots ont leur histoire comme les hommes. (…) Les mots voyagent, ils s’établissent comme des colons loin de leur patrie, et il n’est pas rare de les voir faire le tour du globe. » À cette aune-là, le terme de diaspora est le symbole d’une mondialisation réussie.

Diasporas commerciales asiatiques et développement de l’Europe

On analyse très souvent, notamment dans les manuels scolaires, l’influence qu’ont exercée sur l’Asie nos compagnies des Indes, nos marchands et nos soldats. Cette focalisation de l’analyse sur l’action unilatérale de l’Europe est du reste conforme à la logique de l’histoire tunnel [Blaut, 1993], déjà présentée ici, et qui consiste à regarder l’histoire des autres presque exclusivement à travers les effets du « rouleau compresseur » occidental. Moins documenté en revanche, l’apport inverse des diasporas commerciales asiatiques à notre capitalisme européen naissant, à la fin du Moyen Âge, est pourtant important. Ce papier va donc chercher à montrer que les institutions commerciales et les techniques développées par ces diasporas ont influencé l’Europe, au moins dès le 7e siècle.

Prenons le cas de l’océan Indien. Cet espace est, on le sait, le cadre d’un commerce de longue distance fort vivant et depuis très longtemps. Dès le 2e siècle avant notre ère, l’Égypte (via la mer Rouge) et la Mésopotamie (via le golfe Persique) échangent avec l’Inde en utilisant les vents de la Mousson. Encore ce commerce ne fait-il que continuer alors une pratique déjà présente au troisième millénaire av. J.-C., quand la Mésopotamie antique et la civilisation de l’Indus avaient mis en place un trafic régulier dont les archéologues découvrent aujourd’hui les traces. Dans le même esprit on sait que le golfe du Bengale, à l’est de l’océan Indien, était le cadre d’un commerce actif, mené par des diasporas du sud de l’Inde, lesquelles s’implantent à Java et Sumatra aux cinq premiers siècles de notre ère. Cette longue tradition d’échange de produits et de circulation des hommes culmine sans doute entre le 8e et le 10e siècles, lorsque la confrontation de l’Empire musulman et de la dynastie chinoise des Tang a progressivement trouvé son équilibre et permis une sécurisation relative des parcours. À cette époque les parcours de l’océan Indien vont de l’Égypte jusqu’à Quanzhou, sur la côte du Fujian, et intéressent, outre le monde musulman, la péninsule indienne et l’Asie du Sud-Est, enfin toute la côte est de l’Afrique d’où partent l’or et l’ivoire, sans parler d’esclaves noirs que la Chine chic de l’époque trouve particulièrement exotiques…

Sur cet océan Indien, les échanges sont d’abord et surtout le fait de diasporas commerciales, Gujaratis, Persans, Arabes, Juifs ou Arméniens, entre autres, qui semblent avoir gardé une indépendance significative, tant vis-à-vis des pouvoirs politiques des pays qui les accueillent que des pouvoirs de leur pays d’origine (quand ces derniers existent encore). Leur lien communautaire interne semble donc avoir toujours prévalu sur l’influence d’un pouvoir politique quel qu’il soit. Et même lorsque ces pouvoirs taxent les activités marchandes, peu d’entre eux s’y intéressent vraiment et encore moins cherchent à instrumentaliser ces marchands, à en faire les outils d’une politique de puissance, à la différence de ce que feront les Européens à partir du 13e siècle et des premiers pas dans le grand monde de la puissance vénitienne. Ces diasporas, définies comme des « nations faites de communautés socialement interdépendantes mais géographiquement dispersées » [Curtin, 1998], exercent alors leurs trafics avec une liberté importante, au sein de réseaux commerciaux particulièrement solidaires. Leur logique de fonctionnement a été particulièrement bien analysée par Greif [2006] qui montre que la confiance au sein de ces réseaux relève d’une connaissance particulièrement claire, car culturellement enracinée, de ce qui est tolérable et de ce qui ne le serait pas.

Leur présence est vraisemblablement très ancienne : on a ainsi pu relever des exemples de diasporas vers – 2000 en Anatolie, commerçant en partie pour les pouvoirs de Mésopotamie. La diaspora juive, pour sa part, devient importante après la destruction de Jérusalem par les Romains, en 70 de notre ère, et sera dominante en Europe durant les temps barbares, puis l’essentiel du Moyen Âge. Au cours des premiers siècles de notre ère, Indiens, Persans, puis Arabes, Juifs et Arméniens s’imposent progressivement dans l’océan Indien. Et durant des millénaires, ces communautés parviennent à circonscrire le danger mortel qui les guette en permanence, à savoir disparaître du fait de l’intégration sociale locale et/ou des mariages interculturels. De fait, retarder l’âge du mariage, faire venir une épouse de loin mais de l’intérieur de la communauté, éventuellement convertir les locaux à sa propre religion, constituent des moyens éprouvés pour maintenir, génération après génération, ce communautarisme commercial.

Pour l’Europe, leur importance est cependant ailleurs. Ces diasporas semblent en effet avoir inventé, bien avant les cités-États italiennes, des techniques commerciales et financières que ces dernières leur emprunteront à partir du 12e siècle. Il en va ainsi de la commenda vénitienne, association de capitaux destinée à financer une aventure commerciale en Méditerranée, qui semble clairement avoir eu pour ancêtre direct le qirad arabe. Ce serait aussi le cas du fondaco italien, sorte d’entrepôt destiné aux marchandises des commerçants de passage d’une nationalité donnée et qui émerge en droite ligne du fonduq musulman et juif de l’océan Indien. Dernier exemple particulièrement important, la lettre de change qui apparaît à Gênes, au 13e siècle, mais ne serait pas une invention italienne : elle tirerait son origine de la suftaja persane, déjà attestée dans l’océan Indien au 9e siècle, et que les Italiens perfectionneront pour en faire à la fois un instrument de change et de crédit. D’autres techniques sont encore peu documentées mais il est possible que les premières ventes à terme aient eu pour cadre l’océan Indien. On se reportera pour plus de détails à notre papier du 15 novembre 2010 sur ces sujets précis.

Si l’Europe se saisit de ces techniques à partir du 12e siècle, c’est bien sûr à travers les croisades, événement qui constitue une conjoncture privilégiée de transfert de techniques. Première rencontre directe « de masse » entre l’Occident et l’Orient depuis l’Empire romain, si l’on excepte les liens effectifs avec le monde musulman de quelques commerçants italiens et les échanges par le biais du monde andalou, la croisade permet d’abord aux cités-États italiennes d’émerger et d’affermir leur puissance. On sait que Venise tirera des bénéfices importances de la location de ses bateaux par les troupes croisées tandis que la prise de Byzance, en 1204, lui assurera des richesses immédiates considérables et surtout une présence sur de multiples comptoirs dans l’est de la Méditerranée, mais aussi en mer Noire où les Génois seront aussi très présents. C’est sans doute à travers leur médiation qu’arrivent en Europe la machine chinoise à filer la soie, le gouvernail axial, certains usages de la poudre à canon, toutes inventions cruciales pour l’avenir. Mais aussi et surtout la croisade permet une greffe directe des puissances commerciales européennes sur la route de la Soie : Caffa et La Tana en Ukraine, Édesse et Damas en Syrie constituent des têtes de pont de ce réseau commercial. Enfin les comptoirs latins au Levant (Tyr, Tripoli, Acre) stimulent par leur demande le trafic caravanier passant par la Mésopotamie tandis que les échanges à travers la mer Rouge se développent pour les mêmes raisons, Venise traitant à Alexandrie avec les Ayyubides dès 1215.

Le développement du capital marchand européen, encore embryonnaire au 12e siècle, s’en trouve brutalement accéléré. Non seulement les techniques orientales en matière commerciale et financière se répandent rapidement, mais encore Mongols et Mamelouks assurent aux Vénitiens, après 1250, un monopole effectif de vente en Europe sur les marchandises venues de l’Asie. De cette façon Venise s’assure une considérable rente de situation dont ses marchands feront largement usage durant les trois siècles suivants. Mais au-delà de ces apports liés à la croisade, il ne faudrait pas oublier que les techniques commerciales des diasporas orientales ont sans doute eu une influence plus ancienne sur le commerce en Europe. Ce sont en effet, entre les 4e et 7e siècles, des commerçants syriens et juifs qui reprennent le commerce de grains vers l’Europe, essentiellement à partir de Byzance, des commerçants grecs qui se placent sur les routes continentales [Rouche, in Fossier, 1982, p. 98]. Ensuite, avec l’arrivée de l’islam au 7e siècle, le commerce transméditerranéen commence par péricliter, la route de Marseille et de la Provence au Rhin décline tandis que, sur la nouvelle route du Pô, des cluses alpestres et du Rhin, c’est la diaspora juive qui s’installe durablement : « Ils maintiennent les anciens trafics vers l’Afrique par l’Espagne, et vers l’Orient par l’Italie, ils commencent même à s’implanter dans les villes mosanes et rhénanes et entrent en relation avec les marchands francs qui s’enfoncent à la recherche d’esclaves et de fourrures au-delà de l’Elbe » [ibid., p. 490]. Au total, le commerce lointain des Européens s’enracine donc fondamentalement dans l’expérience et les pratiques de quelques diasporas orientales.

On ne saurait pourtant en inférer une détermination pure et simple du capitalisme par ces influences orientales. Si celles-ci contribuent à mettre sur orbite le capital marchand européen, la formation du système capitaliste reste évidemment une tout autre affaire [cf Norel, 2009, pp. 151-238].

BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

CURTIN P.-D. [1998], Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press.

FOSSIER R. [1982], Le Moyen Âge. Les mondes nouveaux 350-950, Paris, Armand Colin

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from Medieval Trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : une typologie

Ouvrage de Jean-Michel Sallmann [2011], Le Grand Désenclavement du monde (voir notre chronique du 30 mai 2011) est bâti autour du postulat que le nœud de l’histoire globale s’ébauche au moment des Grandes Découvertes du monde par les Européens à partir du 15e siècle, phénomène amorcé par la mise en connexion de l’Eurasie lors de l’établissement de l’éphémère Empire mongol. Ce pourquoi cet historien choisit de se pencher, de 1200 à 1600, sur la genèse de notre monde globalisé au fil des étapes fondatrices que furent les expansions mongole puis européennes, ces dernières achevant d’intégrer l’œcoumène « utile » – au sens de densément habité – lors de la conquête des Amériques. Si l’on fait de 1492 une date-clé, c’est bien parce que Christophe Colomb, voyageur médiéval égaré, tisse involontairement du lien entre Asie, Europe, Afrique et Amériques.

Pour d’autres auteurs, cette interconnexion présentée par certains comme décisive n’a somme toute que peu d’importance. On peut considérer que tout avait été joué depuis longtemps dans l’Ancien Monde – entendons par cette expression l’ensemble Eurasie + Afrique – dès l’âge du Bronze. Cette époque voit déjà des élites dispersées de l’Irlande à la vallée de l’Indus, de la Libye à l’Anatolie adopter des éléments communs (chars, armes en bronze…), établir des contacts commerciaux à moyenne distance, connectant des communautés dispersées. Cela est lié à la nature du bronze, un alliage qui requiert au minimum du cuivre et de l’étain. Son usage allant s’élargissant fonde une nouvelle économie, une nouvelle société dont le fonctionnement s’établit sur la base d’échanges entre régions productrices [KRISTIANSEN, 2009]. La nature première de ces connexions est donc commerciale.

Au cœur de l’histoire, les contacts transculturels

À partir du moment axial (voir la chronique de Jean-Paul Demoule du 17 janvier 2011) cher à Karl Jaspers, des besoins éthiques se font jour dans les communautés humaines de l’Ancien Monde, de plus en plus denses, de plus en plus connectées. Simultanément s’ébauchent confucianisme et taoïsme en Chine ; bouddhisme, brahmanisme et jaïnisme en Inde ; zoroastrisme, judaïsme et philosophies grecques en Asie occidentale et dans le bassin méditerranéen. Les motifs d’apparition de ces idéologies éthiques, dont certaines s’imposeront comme religions de salut, sont bien évidemment internes aux sociétés concernées. Mais ils résultent aussi, estime entre autres Jerry H. Bentley [1993], de la nécessité d’élargir les bases du vivre ensemble pour faciliter les échanges transculturels.

Ces circulations, de biens mais aussi d’idées, sont notamment initiées par les marchands. Ces passeurs interculturels encouragent l’élaboration de systèmes garantissant la sécurité des échanges sur la base d’idéologies universalistes, et l’adoption de ces systèmes par les élites locales. Ce phénomène de contacts transculturels va devenir, de 500 avant l’ère commune à 1500 de notre ère, le principal moteur de la mise en connexion de l’Ancien Monde. Ce processus préalable d’échanges économico-idéologiques, sans lequel l’expansion européenne eût été inconcevable, reste pour Bentley le pivot majeur de l’histoire du monde : « Au-delà des conflits qu’elles suscitèrent, les rencontres interculturelles agirent comme de remarquables agents de changement dans le monde prémoderne. Elles encouragèrent la diffusion des technologies, idées, croyances, valeurs, religions, et même des civilisations. »


Trois modes de conversion sociale

L’auteur analyse, dans ce cadre, le développement des grandes religions : le bouddhisme, le christianisme, le manichéisme et l’islam. Il ébauche au préalable un cadre théorique : d’abord, il entend par conversion, au-delà du cheminement psychologique ou spirituel d’un individu attiré par un besoin de transcendance, un processus très large qui débouche sur la transformation profonde d’une société. Sachant que comme tout événement se jouant sur une très large échelle, la conversion sociale est une affaire compliquée, impliquant de multiples facteurs et nécessitant quelques décennies et plus souvent siècles pour faire pleinement jouer ses effets, il en distingue trois modes généraux :

• la conversion par coercition, qui peut aller jusqu’à l’usage d’une violence extrême, par exemple lors de la guerre de trente ans que Charlemagne livre aux Saxons, mais qui généralement se décline sur toute une gamme de pressions, politiques, sociales, économiques… Ainsi de certaines sociétés islamiques qui imposaient à leurs sujets non musulmans des impôts particuliers ou le non-accès à certaines carrières ;

• la conversion par association volontaire, résultant par exemple de la volonté de s’intégrer à un réseau apportant un gain social… Ainsi des souverains d’Afrique noire mis en contact avec l’islam, auquel ils se convertissent pour accroître leur prestige auprès de leurs sujets en détenant un statut privilégié de contrôle des biens échangés ;

• la conversion par assimilation, qui pousse de petites sociétés transplantées à s’intégrer à une civilisation qui les environne quand elles perdent certaines bases : ainsi des communautés chrétiennes apparues en Chine suite à la projection des Églises d’origine en Asie ou Europe au 13e siècle, qui disparaissent au bénéfice du bouddhisme ou du taoïsme quand l’effondrement de l’Empire mongol rend impossible le maintien de liens sur une longue distance.

Le syncrétisme, lubrifiant des processus de conversion

Le deuxième type, par association volontaire, reste pour Bentley la forme de conversion sociale la plus répandue dans l’histoire. Un prérequis incitatif à la conversion des élites locales par association volontaire résidait dans l’intérêt politique et/ou économico-commercial à passer alliance avec des communautés bien organisées de marchands étrangers. Ce qui nécessitait que ces communautés disposent de bases solides et d’un réseau bien établi pour soutenir leur cohérence sociale. Ainsi les diasporas marchandes musulmanes établissaient-elles leurs traditions culturelles dans les terres où elles se rendaient, rejointes par des communautés soufies pour évangéliser, des qadis (juges) pour arbitrer leurs fonctionnements internes… Leur société, pour s’implanter durablement et au-delà pour faire tache d’huile, avait besoin d’une architecture cohérente.

Il convenait enfin de rajouter un peu d’huile dans les rouages du mécanisme. Ce lubrifiant des contacts interculturels aboutis porte un nom : le syncrétisme. « Le syncrétisme, dit Bentley, est l’avenue qui mène au compromis culturel. » On connaît à cet égard l’exemple du soufisme dans le monde hindou, qui fit sien certains postulats brahmaniques. Les élites du Sud-Est asiatique se convertirent à l’islam par intérêt, tout en conservant certains points des anciennes religions. On comprend mieux pourquoi, en Indonésie, une des hautes autorités religieuses islamiques, le sultan de Jogyakarta, rend toujours un culte annuel aux divinités pré-islamiques, hindoues en l’espèce, du volcan Merapi et de la Mer, pour prévenir leurs colères.

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot.

KRISTIANSEN Kristian [2009], « Premières aristocraties. Pouvoir et métal à l’âge du Bronze », in Jean-Paul Demoule (dir.), L’Europe. Un continent redécouvert par l’archéologie, Paris, Gallimard.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

Techniques commerciales et financières : l’hypothèse musulmane

Les routes de la soie et de l’océan Indien ont historiquement constitué un véritable creuset pour les techniques commerciales et financières. A une époque (5ème – 11ème siècle) où l’Europe voyait son commerce de longue distance péricliter, entretenu surtout par des marchands syriens et juifs, dans la prolongation de ce qu’avaient été les échanges des périodes hellénistique et romaine, les diasporas orientales testaient des pratiques marchandes et financières nouvelles, mettaient au point des techniques dont Venise et Gênes se saisiraient à la fin du Moyen-âge, pour le plus grand profit de l’occident chrétien.

Ce sont d’abord les contrats d’association en vue d’une expédition commerciale maritime. Ainsi la commenda, courante à Venise au 13ème siècle, trouverait son origine en Egypte au moins trois siècles auparavant. Son principe est simple : un partenaire prête des capitaux à un marchand, souvent jeune et désargenté, préparant une expédition maritime, le premier supportant tous les risques quant au capital investi, restant sur place et récoltant une part importante des profits (les 3/4 le plus souvent) [Lopez, 1974, p.112]. D’autres contrats requièrent à Venise une mise d’un tiers du capital par le marchand voyageant contre la moitié des profits, cas de la colleganza [Abu-Lughod, 1989, p.117 ; Hocquet, 2006, p.67]. Dans de nombreux cas, de faibles montants de capital peuvent être avancés par de « petites gens » qui espèrent tirer profit des aventures maritimes, ce qui contribue à diffuser l’esprit commercial dans toute la population. En Egypte, ce type de contrat, sous les deux formes très voisines de qirād et mudāraba, était très courant dans la mesure où il se substituait à deux relations mal acceptées en terre d’Islam, l’emploi rémunéré (assimilé à de l’esclavage) d’une part, le prêt à intérêt d’autre part [Goitein, 1999, p.170]. Or ce qui est particulièrement frappant dans le mudāraba c’est que le partenaire voyageant ne supporte aucun risque, comme dans la commenda, alors que les contrats similaires, byzantin ou juif, qui précèdent la commenda, ne comportent pas une telle clause : Udovitch [1970] en déduit que la commenda serait une reprise de la seule technique arabe. Cizakca adopte la même thèse et la renforce en montrant que la commenda, comme le mudāraba, n’imposait qu’une responsabilité limitée à l’apporteur de capital, au pro rata de son seul investissement et non de sa fortune totale [1996, p.14]. La filiation précise semble donc bien étayée, en dépit des nuances apportées par Pryor [1977] qui considère la commenda comme un hybride des techniques arabe, juive et byzantine.

.De son côté la lettre de change aurait pour origine l’hawāla arabe et surtout la suftaja persane, attestée dès le 11ème siècle dans l’océan Indien [Goitein, 1999, p.242sq.] mais vraisemblablement présente dans la Perse antique. L’hawāla, d’où viendrait le français aval, est a priori un simple transfert de dette : si A attend de l’argent de B mais veut réaliser un achat auprès de C, il transfèrera sur B le paiement de son achat auprès de C. Une telle opération nécessite donc l’accord des partenaires qui se réalisait devant notaire ou cour de justice. Dans ce procédé l’acte juridique remplace la signature par B d’une reconnaissance de dette que A aurait pu remettre à C, à charge pour ce dernier de mobiliser le paiement auprès de B ou du banquier de B. Ce deuxième procédé, plus proche de la traite ou de la lettre de change européenne (mais sans implication de change entre monnaies distinctes), est illustré par la suftaja persane. Celle-ci « était émise par (et tirée sur) un banquier renommé ou tout autre représentant d’un marchand, accompagnée d’une commission lors de son émission, et soumise à des pénalités en cas de retard de paiement après présentation » [Goitein, 1999, p.243]. Il semble cependant que son usage, éventuellement sur longue distance, n’ait concerné que des partenaires ayant des connections d’affaires assez denses et, par ailleurs, la transférabilité de ces papiers semble avoir été inexistante. Il est évident ici que les italiens allaient largement perfectionner cet outil en en faisant un instrument de change entre deux monnaies d’une part, en l’utilisant comme un instrument de crédit susceptible de cacher le paiement d’un intérêt d’autre part [Kohn, 1999, p.6-9 ; Neal, 1993, p.5-9]. Sur cette technique donc, même si la pratique persane élémentaire est sans doute antérieure, la véritable sophistication semble clairement européenne.

Ces différentes techniques proche-orientales ont vraisemblablement été transmises à l’Europe, par l’intermédiaire des Génois et Vénitiens, au moment où ces derniers obtiennent des comptoirs commerciaux en Syrie, au tout début du 12ème siècle, en rémunération de leur investissement dans la première croisade [Abu-Lughod, 1989, p.134]. De fait Gênes est connue comme la source de la lettre de change, Venise de la commenda (ainsi que du dépassement de la comptabilité en partie simple au 13ème siècle). Ceci dit, on sait aussi que les deux villes rivales développent des compagnies commerciales inspirées de la societas maris, d’origine sans doute romaine.

D’autres techniques d’origine musulmane seraient à citer. Par exemple le fonduq, lieu d’entrepôt des marchandises, dans le commerce du monde musulman, qui devient le fondaco à Venise. Certes, les Grecs avaient aussi leur pandocheion, sorte d’hôtel acceptant tous les voyageurs, et la parenté de terme avec le fonduq est plus que probable. Cependant le fondaco vénitien n’accueille pas « tous les voyageurs » mais seulement les marchandises des commerçants étrangers et accessoirement ces derniers, à l’imitation stricte du fonduq : l’origine musulmane est donc la plus directe [Remie Constable, 2009, p.6-7]. Dans le même esprit, Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, écrivit le premier traité utilisant en Europe les chiffres arabes, en 1202, après avoir passé sa jeunesse à Bejaia, au contact de marchands locaux, son père étant alors le représentant des commerçants toscans en Afrique du nord. Dans cet ouvrage, le liber abaci, il écrit aussi sur le principe d’actualisation, alors inconnu dans la finance italienne. Les exemples et illustrations qu’il donne seraient directement issus de sources littéraires arabes et semblent avoir été familiers aux marchands musulmans de l’Algérie et du Maroc… On pourra s’étonner que l’islam, qui prohibe l’intérêt, ait eu l’intuition de ce genre de calcul. Ce serait oublier que les marchands musulmans avaient une pleine conscience de la nécessité de l’intérêt en matière de prêt et rivalisaient d’ingéniosité pour le percevoir effectivement, au prix parfois de montages complexes déguisant une opération de crédit en opération commerciale. Par exemple, A vendait à B un objet, à charge pour B de payer une somme de 120 dans trois mois ; parallèlement A lui rachetait l’objet à 100, le payait immédiatement et donc le gardait ; au total les deux transactions revenaient bien à un prêt de 100 avec un intérêt de 20% [Rodinson, 2007, p.66]. Du reste, les sophistications italiennes de la lettre de change, au 13ème siècle, contourneront de la même façon l’interdiction chrétienne de l’intérêt. Il  n’y a donc pas lieu d’être surpris de l’intuition précoce du principe d’actualisation dans l’islam d’Afrique du nord.

En conclusion, pour ce qui est des techniques commerciales et financières, le legs arabe et persan semble bien réel, parfois hybridé avec des pratiques européennes plus anciennes (cas du pandocheion ou de la societa maris). A maintes reprises la créativité européenne est aussi décisive pour donner toute leur dimension à des techniques empruntées au monde musulman (cas de la suftaja ou du principe d’actualisation). Dans ce domaine, comme dans celui de l’armement, l’innovation est donc bien globale et collective.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony – The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

CIZAKCA M. [1996], A Comparative Evolution of Business Partnerships : The Islamic World and Europe, with Specific References to the Ottoman Archives, Leiden, Brill.

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Un témoin de la culture globale des élites, dans l’espace musulman, au 14e siècle

Dans la narration de ses voyages, entre 1325 et 1356, le marocain Ibn Battuta fournit de très précieuses informations sur la culture des notables et de la haute société, dans un espace qui s’étend alors de l’Espagne jusqu’à l’Inde et inclut la côte orientale de l’Afrique. Familier des rois, colporteur des mœurs régnant dans les différentes cours du continent afro-asiatique, mais avant tout juriste musulman, ce voyageur infatigable nous a légué des récits particulièrement vivants sur la société des élites « internationalisées » de son temps. Son témoignage dépasse cependant la simple étude d’une quelconque « jet-set » avant l’heure : par la richesse et la précision de ses observations, il nous renseigne sur les types de biens échangés et les grandes influences culturelles de son siècle.

Ibn Battuta est né à Fez, en 1304, dans la famille d’un juge. C’est en 1325, à l’âge de 21 ans, qu’il décide d’effectuer le pèlerinage de La Mecque. Il se joint à Tunis à une caravane de pèlerins dont il devient le qazi, c’est-à-dire le juge et le « consultant » en loi islamique. Il semble qu’il se soit marié à deux reprises au sein de ce groupe de pèlerins, illustrant ainsi une pratique de mariage à court terme dont il sera coutumier presque toute sa vie. Il est très impressionné par Le Caire dont il décrit la richesse et l’activité commerciale. Après avoir remonté le Nil sur plus d’un millier de kilomètres, il est contraint de revenir sur le nord, non sans avoir au passage appris auprès de clercs musulmans de renom. C’était là une habitude des voyageurs instruits que de continuer leur formation religieuse au contact des personnalités locales : Ibn Battuta l’érigera en méthode de collecte d’informations et la pratiquera aussi auprès des rois, dans le but de diffuser ensuite (parfois de monnayer) ces précieux savoirs auprès de notables et de souverains susceptibles d’en faire un usage stratégique.

Dans son remarquable livre sur l’Asie entre 6e et 16e siècle, plus précisément dans son chapitre sur Ibn Battuta, Gordon [2008, p.97-115] étudie le réseau des hôtels et collèges religieux (madrasas) sponsorisés par de riches notables, au sein duquel notre homme voyage, et fait l’hypothèse qu’il aurait été influencé par l’institution du monastère bouddhiste. De fait, le système consistant à aider, en les hébergeant, les voyageurs en quête de connaissances religieuses, trouve son origine en Asie centrale. Par ailleurs l’islam, à la suite du bouddhisme, faisait du voyage de « développement spirituel » une quasi-obligation complétant le pèlerinage à La Mecque. Mais le jeune Ibn Battuta ne fait pas qu’étudier : il se marie une troisième fois à Damas puis laisse son épouse enceinte pour se rendre à Médine et La Mecque. Au milieu de la description du pèlerinage, notre voyageur trouve le temps de remarquer que le plafond et la bordure dorée de la grande mosquée de Médine sont en bois de teck venant de la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. Tout au long de son voyage il multipliera les notations concernant les biens commercialisés. Il nous renseignera également sur les marchandises les plus prisées à l’époque, au point d’entrer systématiquement dans les cadeaux à présenter quand un souverain local vous recevait : habits de soie, or, chevaux, armes serties de pierres précieuses, esclaves et concubines…

Ibn Battuta découvre rapidement qu’il appartient à une classe d’hommes éduqués qui circulent librement dans l’ensemble du monde musulman et vendent leurs services de juge, de clerc, d’enseignant ou d’administrateur dans les multiples villes qui s’échelonnent de Grenade à Delhi. Si leur nombre se compte peut-être en centaines de milliers [Gordon, 2008, p.106], leur origine géographique est particulièrement diversifiée et reflète l’omniprésence de la culture des élites urbaines. Mais notre voyageur sait tout particulièrement faire valoir ses services auprès des nobles et des rois. Une fois admis dans une cour donnée, il observe, se fait expliquer les usages et cérémonies, voire les stratégies politiques, pour mieux s’en servir ensuite auprès d’un autre souverain. Le prix à payer est parfois élevé : Ibn Battuta se serait endetté de 55 000 dirhams d’argent pour payer les cadeau destinés au puissant sultan de Delhi. Investissement rentable puisque ce dernier l’emploiera à son service et en fera l’un des plus puissants juges de la ville.

Parmi les destinations visitées, mention particulière doit être faite de la côte orientale de l’Afrique. Notre homme est le premier à montrer combien cette dernière est reliée alors à l’Asie par la religion et le commerce. Entre Mogadiscio et Kilwa, il décrit les exportations africaines : esclaves, or, ivoire et chevaux en contrepartie de coton indien. Sur la côte sud-ouest de l’Inde, il réside parmi les communautés soufies et étudie les réseaux commerciaux qu’elles constituent. Il nous entretient de poivre et de gingembre et de toutes ces épices que, bientôt, les Portugais rechercheront au risque d’y perdre leur âme… Il visite aussi l’île de Ceylan et les Maldives. En revanche il est beaucoup moins sûr qu’il ait visité la Chine et l’Asie du Sud-Est tant les informations de cette partie de son récit sont peu précises, moins personnalisées, au sein d’une géographie assez embrouillée… Néanmoins il semble possible qu’il ait été réellement dépouillé par des pirates sur la côte de Malabar et qu’il y perdit une grande part de ses richesses accumulées en vingt ans de périples.

Les odyssées ont toujours une fin… C’est en 1348 qu’il revient à Damas où il observe le début de l’épidémie de peste. Un an plus tard il découvre, de retour à Fez, que cette même épidémie a emporté sa mère. Se plaçant alors au service du roi, il lui est demandé de rédiger ses mémoires de voyageur, lesquelles l’occuperont une bonne part du reste de sa vie. Il mourra en 1369, non sans avoir effectué deux autres plus courts voyages, en Andalousie et en Afrique subsaharienne. Ce sont sans doute des hommes comme lui qui ont, par les informations qu’ils transmettaient au cours de leur nomadisme professionnel, homogénéisé la culture des élites en Afrique du Nord-Est et en Asie. Mais en plus, Ibn Battuta est aujourd’hui un témoin privilégié de la connexion des sociétés et de la constitution d’une histoire globale.

DUNN R. [2004], The Adventures of Ibn Battuta, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

IBN BATTUTA [2001], Voyages, 3 tomes, Paris, La Découverte.

WAINES [2010], The Odyssei of Ibn Battuta: Uncommon tales of a medieval adventurer, University of Chicago Press.